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Full text of "Echos d'orient"

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ÉCHOS   D'ORIENT 


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ÉCHOS  D'ORIENT 

Revue    trimestrielle 

DE  THÉOLOGIE,  DE  DROIT  CANONIQUE, 
DE    LITURGIE,    D'ARCHÉOLOGIE,    D'HISTOIRE 
ET  DE  GÉOGRAPHIE  ORIENTALES 


Tome  XIX  —  Année   1920 


PARIS 

5,     RUE     BAYARD,     VIII' 


A    NOS    LECTEURS    ET   ABONNÉS 


OPPORTUNITÉS     ET    DIFFICULTÉS 

d'après-guerre 


Cette  nouvelle  série  des  Échos  d'Orient  —  la  série  de  l'après-guerre 
—  s'ouvre  à  un  moment  très  opportun  pour  le  programme  de  nos 
études  et  pour  la  cause  qu'elles  veulent  servir,  mais  en  même  temps 
à  une  heure  particulièrement  difficile  en  raison  des  crises  multiples 
que  l'affreux  cataclysme  laisse  derrière  lui,  et  dont  les  missions 
catholiques  ne  peuvent  point  ne  pas  ressentir  le  douloureux  contre- 
coup. 

L'opportunité  du  maintien  d'une  revue  s'occupant,  depuis  plus  de 
vingt  ans,  de  tout  ce  qui  intéresse  le  passé  et  le  présent  des  chrétientés 
orientales  dans  le  but  de  contribuer  à  leur  préparer  un  heureux  avenir  : 
c'est  un  fait  dont  l'évidence  s'impose  aux  regards  tant  soit  peu  atten- 
tifs. Aussi  bien  —  et  dès  avant  l'armistice  de  novembre  191 8,  —  des 
voix  autorisées  s'étaient  élevées,  avec  une  trop  aimable  bienveillance, 
pour  proclamer  cette  opportunité  et  pour  nous  demander,  en  face  du 
public  catholique  et  français,  de  songer  sans  retard  à  rendre  à  notre 
œuvre  toute  sa  vie  et  son  activité  d'avant-guerre.  Rien  ne  saurait 
mieux  souligner  l'utilité  actuelle  des  Échos  d' Orient ,  rien  donc  ne  sau- 
rait mieux  encourager  leurs  rédacteurs  et  leurs  amis,  que  le  bel  article 
publié  par  Mg^  Batiffol  dans  le  journal  la  Croix  (17  septembre  1918) 
à  l'occasion  de  la  réapparition  de  notre  revue  au  mois  de  mai  pré- 
cédent, après  dix  mois  d'interruption.  C'est  pourquoi  nous  prions  le 
savant  et  distingué  prélat  de  nous  autoriser  à  reproduire,  par  manière 
d'avant-propos  à  cette  nouvelle  série,  la  plus  grande  partie  de  la  page 
si  franchement  sympathique  dont  il  voulut  bien  nous  honorer.  Nous 
sommes  les  premiers  à  reconnaître  ce  qu'a  de  trop  flatteur  pour  nous 
l'expression  d'une  si  haute  amitié  ;  mais  les  éloges  qui  nous  sont 
décernés  auront,  du  moins,  l'avantage  de  faire  mieux  comprendre 
l'effort  que  nous  désirons  accomplir  pour  le  mériter  davantage.  On 
nous  excusera  même  de  garder,  au  début  de  cette  citation,  les  deux 
premières  phrases  tout  occasionnelles  de  présentation  ;  car,  en  dépit 
de  ce  style  très  simple  de  circonstance,  elles  mettent  en  relief,  dès 

Échos  d'Orient.  —  20'  année.  —  N"  tiy.  Janvier  rgao. 


6  ÉCHOS  d'orient 


l'entrée  en  matière,  la  véritable  importance  de  notre  œuvre.  Laissons 
donc  la  parole  à  Mî^r  Batiffol,  en  rappelant  encore  que  la  page  ci-après 
était  écrite  par  lui  le  i8  septembre  191 8. 

Voici  des  semaines  que  je  cherche  une  heure  de  loisir  pour  dire  le  plaisir  que 
m'a  fait  la  réapparition  en  mai  dernier  de  la  revue  Echos  d'Orient,  et  l'on  me 
pardonnera  de  venir  si  tard,  si  l'on  veut  bien  se  rappeler  que  notre  existence 
a  été  traversée  depuis  le  mois  de  mai  par  beaucoup  d'événertnents  1 

Toutefois,  la  revue  Echos  d'Oi-ient  se  rattache  aux  grands  intérêts  de  la  tause 
qui  est  un  peu  dans  ces  événements,  parce  qu'elle  représente  une  part,  si  minime 
soit-elle,-de  notre  action  passée  et  de  notre  action  possible  en  Orient, 

On  a  conservé  le  souvenir  du  voyage  que  fit,  en  i863,  à  Constantinople,  le 
P.  d'Alzon  :  visitant  Chalcédoine,  il  s'assit  au  sommet  de  la  presqu'île,  et,  en- 
face  de  cet  horizon  historique,  il  eut  l'intuition  que  s'ouvrait  devant  ses  regards 
un  champ  d'action  destiné  à  sa  Congrégation  :  s'établir  sur  les  rives  de  la  Pro- 
pontide,  pénétrer  dans  les  murs  de  Byzance  schismatique,  pousser  au  delà 
jusqu'au  cœur  de  la  Russie!  Les  fils  du  P.  d'Alzon  ont  vu  réalisée  la  vision 
annonciatrice.  La  guerre  les  a  chassés  de  Chalcédoine.  Ils  ont  pu  craindre  un 
instant  que  la  victoire  escomptée  par  le  panslavisme  ne  paralysât  toute  action 
catholique  dans  l'Orient  orthodoxe,  en  faisant  de  Constantinople  une  conquête 
russe. 

Et  c'est  sans  doute  dans  cette  hypothèse  qu'ils  ont  cherché  un  abri  à  Athènes. 
Ils  entendaient  bien  ne  pas  déserter  l'Orient.  Il  faudra  qu'ils  reprennent  le  chemin 
de  Constantinople,  et  que,  dans  la  vieille  cité  devenue  ville  libre,  ils  rouvrent 
leur  institut,  comme  ils  viennent  de' faire  reparaître  leur  revue. 


La  France  officielle,  en  effet,  qui  sait  l'intérêt  qu'elle  a  à  posséder  une  école 
française  de  Rome,  une  école  d'Athènes,  une  mission  scientifique  permanente 
en  Egypte,  la  France  officielle  n'a  jamais  songé  à  créer  à  Constantinople  un 
foyer  d'études  byzantines.  C'est  la  France  catholique  qui  a  créé  ce  foyer,  grâce 
à  l'initiative  des  Assomptionistes.  Leur  action,  certes,  ne  s'estpas  limitée  à  étudier 
l'Orient  en  érudits.  Ils  ont  été  des  missionnaires  et  des  maîtres  d'école.  Cependant, 
ils  se  sont  faits  érudits  aussi,  et,  pour  ne  parler  que  des  morts,  quel  érudit 
excellent  fut  le  P.  Pargoire,  qui  avait  entrepris  une  histoire  de  l'Église  byzantine, 
dont  le  premier  volume  seul  a  paru  1 

L'érudition  ne  vaut  que  pour  le  passé,  ils  se  sont  faits  observateurs  et  statisti- 
ciens. Si  nous  sommes,  à  l'heure  présente,  si  bien  documentés  sur  les  diverses 
Églises  de  l'Orient  orthodoxe,  sur  leurs  institutions,  sur  leur  culture,  sur  leurs 
mérites,  sur  leurs  épreuves,  sur  leurs  velléités,  nous  le  devons  aux  patientes 
études  dont  les  Ec/îo^^'OrzeMiTonteu  l'initiative.  Tel  grand  dictionnaire  en  cours 
de  publication  contient  sur  l'Arménie,  sur  la  Bulgarie,  sur  Constantinople,  etc. 
des  articles  du  P.  Vailhé,  du  P.  Petit  (aujourd'hui  archevêque  latin  d'Athènes) 
et  d'autres,  qui  réalisent  une  connaissance  de  première  main  en  même  temps 
que  d'une  parfaite  solidité.  Ils  sont  dus  au  petit  groupe  des  Assomptionistes  de 


OPPORTUNITES    ET    DIFFICULTES    D  APRES-GUERRE  7 

Gonstantinople  et  à  la  direction  que  leur  a  donnée  depuis  vingt  et   quelques 
années  le  P.  Petit. 

La  controverse  n'est  pas  absente  de  leur  œuvre,  mais  elle  consiste  à  suivre 
avec  attention  ce  qui  se  fait  d'études  théologiques  ou  rétrospectives  dans  les 
Églises  del'Orientschismatique,  pour  les  faire  connaître,  pour  les  faire  apprécier, 
quand  il  y  a  lieu,  pour  pratiquer  la  mise  au  point  que  l'objectivité  commande, 
quand  l'objectivité  leur  manque.  On  peut  arriver  ainsi  à  conquérir  la  maîtrise 
réelle  de  ce  champ  d'études  par  l'application  d'une  méthode  purement  scienti- 
lique,  et,  à  la  longue,  réduire  les  préventions  qui  gâtent  les  meilleurs  esprits 
formés  dans  la  tradition  de  l'orthodoxie  schismatique. 


Bien  établir  aux  yeux  de  l'Orient  séparé  la  supériorité,  ou  tout  au  moins  la 
valeur,  de  la  culture  catholique  :  attirer  les  schismatiques  à  nou?,  parce  que  nous 
leur  aurons  témoigné  que  nous  nous  intéressons  àeux,  que  nous  les  connaissons 
souvent  mieux  qu'eux-mêmes  ne  se  connaissent;  les  détourner  de  se  précipiter, 
tête  baissée  et  en  haine  de  nous,  dans  la  science  protestante  d'Allemagne  :  voilà 
ce  qu'il  faut  obtenir  et  à  quoi  s'est  consacrée  la  mission  assomptioniste. 

Notre  science  va  plus  loin  que  nous  et  pénètre  là  oi!i  l'on  ne  nous  recevait  pas; 
l'efficacité  de  cette  tactique  doit  se  vérifier  à  la  longue  dans  les  milieux  fermés 
et  hostiles,  comme  le  sont  les  Églises  orientales  schismatiques.  C'est  la  méthode 
qui  est  supposée  par  Benoît  XV,  quand,  par  son  Motuproprio  du  i5  octobre  19 17, 
il  fonde  à  Rome  cet  institut  pontifical  Studiis'  rerum  orientalium  provehendis, 
pour  promouvoir  la  connaissance  des  choses  de  l'Orient.  Cet  institut...,  le  mérite 
des  Assomptionistes  français  est  de  l'avoir  devancé  de  plus  d'un  quart  de  siècle, 
de  l'avoir  établi  au  cœur  même  de  l'Orient,  sous  les  murs  de  Byzance,  et  d'en 
avoir  fait  un  foyer  rayonnant  et  français  tout  de  même. 

Ne  soyons  donc  nulle  part  des  absents,  nous,  catholiques,  et  soyons-le  moins 
encore  en  Orient,  auprès  de  ces  Églises  séparées  qui  nourrissent  contre  nous 
jes  ressentiments  séculaires.  Pratiquons  une  propagande  qui  nous  fasse  connaître 
d'elles  d'abord  et  qui  fasse  connaître  notre  mentalité  collective  de  préférence  à  nos 
personnes.  Le  souci  que  nous  aurons  d'une  exactitude  historique  scrupuleuse  est 
dans  cette  mentalité  un  trait  capable  d'impressionner  des  hommes  qui  ont  cru 
jusqu'ici  que  l'orthodoxie  ne  pouvait  pas  ne  pas  être  passionnée.  Quelle  belle 
leçon  de  science  paisible  et  honnête  les  Echos  tfOr/e»^  pourront  alors  continuer 
à  donner  ! 


11  y  aura  de  beaux  jours  pour  l'action  de  la  France  catholique  en  Orient, 
quand  la  guerre  sera  finie  et  quand  notre  victoire  aura  rendu  dans  l'Orient 
à  tout  ce  qui  sera  français  un  prestige  que  les  Orientaux,  toujours  amis  du  plus 
fort,  s'empresseront  de  reconnaître. 

La  place  énorme  que  tenait  l'orthodoxie  russe,  que  l'on  savait  riche,  que  l'on 
-avait  liée  au  tsarisme  et  appuyée  par  lui,  cette  place  va  se  trouver  pour  long- 
temps vacante.  L'Église  russe,  naguère  si  forte,  est  devenue,  avec  la  révolution, 
une  Église  fantôme.  Quel  contre-coup  imprévu  de  la  guerre!  Les  chrétientés 


ECHOS    D  ORIENT 


«orthodoxes  »  de  l'Orient  tourneront  leurs  regards  d'un  autre  côté.  Avez-vous 
remarqué  la  récente  visite  à  Paris  de  l'archevêque  «  orthodoxe  »  d'Athènes, 
ami  et  créature  de  M.  Venizelos?  Avez-vous  remarqué  qu'il  ne  s'est  pas  contenté 
d'être  reçu  par  le  président  de  la  République,  mais  qu'il  a  tenu  à  être  reçu  par 
le  cardinal  archevêque  de  Paris?  Avez-vous  remarqué  que  Paris  n'était  pour  lui 
qu'une  étape,  et  que  c'est  aux  États-Unis  qu'il  se  rendait? 

Ces  Églises  schismatiques,  habituées  à  vivre  sur  elles-mêmes,  sur  leur  passé, 
sur  leurs  ressentiments,  sentiraient-elles  enfin  le  poids  de  leur  isolement  et  la 
misère  de  leur  stagnation  ? 

Et  serait-ce  la  réponse  de  la  Providence  à  la  prière  composée  naguère  (elle 
a  paru  dans  les  Acta  Apostolicœ  Sedis  du  i5  avril  1916)  «  pour  l'union  des 
chrétiens  d'Orient  à  l'Église  romaine  »? 

«  Seigneur,  qui  avez  uni  les  diverses  nations  dans  la  confession  de  votre  nom, 
nous  vous  prions  pour  les  peuples  chrétiens  de  l'Orient.  Nous  souvenant  de  la 
place  éminente  qu'ils  ont  tenue  dans  votre  Église,  nous  vous  supplions  de  leur 
inspirer  le  désir  de  la  reprendre,  pour  former  avec  nous  un  seul  troupeau,  sous 
la  conduite  d'un  même  pasteur.  Faites  que,  eux  et  nous  ensemble,  nous  nous 
pénétrions  des  enseignements  de  leurs  saints  docteurs,  qui  sont  aussi  nos  pères 
dans  la  foi.  Préservez-nous  de  toute  faute  qui  pourrait  les  éloigner  de  nous.  Que 
l'esprit  de  concorde  et  de  charité,  qui  est  l'indice  de  votre  présence  parmi  les- 
fidèles,  hâte  le  jour  où  nos  prières  s'uniront  aux  leurs,  afin  que  tout  peuple  et 
toute  langue  reconnaissent  et  glorifient  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  votre  Fils.. 
Ainsi  soit-il.  » 

Belle  prière  qui  mériterait  de  servir  d'épigraphe  iux  Echos  d'Orient,  et  comme 
ils  ne  sauraient  en  souhaiter  de  plus  autorisée,  puisqu'elle  est  du  Pape. 

Si  nous  sommes  très  respectueusement  reconnaissants  à  Mêf  Batiffol 
de  tout  l'ensemble  de  ce  bel  article,  nous  lui  gardons  une  spéciale 
gratitude  de  l'avoir  terminé  par  la  citation  de  la  prière  pontificale,  «  qui 
mériterait  de  servir  d'épigraphe  aux  Échos  d'Orient  ».  Puissions-nous,  • 
en  poursuivant  notre  tâche,  mériter  un  peu  plus  nous-mêmes  le  droit 
à  un  tel  honneur  ! 

Pour  continuer  le  travail  commencé,  pour  essayer  d'y  apporter  le 
redoublement  d'activité  que  demande  le  tournant  actuel  de  l'histoire 
du  monde,  nous  avons  besoin,  dans  la  crise  présente  du  personnel  et 
des  ressources  de  toute  sorte,  de  faire  un  chaleureux  appel  à  la  sym- 
pathie et  au  concours  de  tous  nos  amis  et  abonnés. 

Désireux  de  reprendre  notre  périodicité  régulière  et  de  conserver 
cependant  à  notre  revue  ce  caractère  d'information  «  sur  place  »  dont 
on  veut  bien  reconnaître  les  très  réels  avantaiges,  nous  nous  sommes 
arrêtés,  après  sérieuses  réflexions,  à  la  publication  d'un  fascicule  par 
trimestre  :  de  manière  à  laisser  le  temps  nécessaire  pour  la  circulation 
des  manuscrits  et  des  épreuves  entre  Constantinople,  Athènes,  Rome 


OPPORTUNITES    ET    DIFFICULTES    D  APRES-GUERRE  9 

et  Paris.  Chaque  livraison  comptera  128  pages,  au  lieu- des  96  pages 
des  précédentes  livraisons  bimestrielles  ;  les  quatre  fascicules  annuels 
formeront  ainsi  un  volume  de  512  pages. 

Une  modification  s'impose  pour  le  prix  d'abonnement.  Depuis  long- 
temps, la  plupart  des  journaux  et  revues  ont  majoré  leur  tarif;  et 
nous-mêmes,  malgré  notre  répugnance  à  demander  un  nouveau  sacri- 
fice à  nos  abonnés,  nous  nous  voyons  contraints  de  nous  incliner 
devant  une  nécessité  absolue  et  que  chacun  jcomprend,  puisque  toutes 
choses  subissent  la  crise  de  la  hausse.  Ajoutons,  d'ailleurs,  pour  dire 
toute  la  vérité,  que  le  prix  —  par  trop  modeste  —  maintenu  jusqu'ici 
n'avait  été  conservé  que  par  un  trop  généreux  respect  pour  des  condi- 
tions fixées  il  y  a  vingt-trois  ans,  alors  que  la  revue  était  encore  à  cher- 
cher son  orientation  précise.  Les  circonstances  actuelles  nous  imposent 
absolument  une  majoration,  que  nous  prions  nos  amis  de  ne  point 
trouver  excessive.  Si  l'on  veut  bien  souscrire  aux  raisons  d'opportunité 
si  nettement  et  si  chaleureusement  exposées  par  Ms:''  Batiffol,  nous 
espérons  que  l'on  comprendra  aussi  et  que  l'on  acceptera  les  moyens 
pratiques  indispensables  pour  assurer,  à  l'heure  présente,  la  conti- 
nuation de  la  tâche  trop  longtemps  interrompue  par  la  guerre. 

Voici  le  nouveau  tarif  d'abonnement  pour  les  quatre  fascicules  trimes- 
triels, de  128  pages  chacun,  que  nous  soumet  l'Administration,  et  que 
nous  proposons  avec  confiance  à  nos  lecteurs  : 

15  francs  pour  la  France  ; 
17  francs  pour  l'étranger. 
Prix  de  la  livraison  :  4  francs. 

Fondée  en  1897,  notre  revue  aura  à  célébrer  prochainement  les  noces 
d'argent  de  sa  fondation.  Que  tous  les  amis  de  la  grande  cause  qu'elle 
sert  nous  aident  non  seulement  à  prolonger  son  existence,  mais  encore 
à  intensifier  et  à  développer  son  action.  Nous  osons  compter  sur  une 
diffusion  plus  large,  après  les  événements  de  ces  cinq  années  tragiques 
qui  ont  donné  à  tant  d'hommes  d'Occident  de  si  émouvantes  occa- 
sions de  connaître  de  plus  près  le  «  proche  Orient  ». 

Par  l'abondance  et  la  sûreté  de  ses  informations,  par  l'estime  qu'ont 
nen  voulu  lui  témoigner  de  nombreux  érudits,  la  revue  des  Écbos 
d'Orient  se  recommande  non  seulement  aux  byzantinistes  de  profes- 
sion, mais  encore  à  tous  les  esprits  cultivés  qu'intéressent  le  passé  et 
le  présent  de  l'Orient  chrétien.  Les  professeurs  d'Universités  ou  d'Ins- 
tituts catholiques,  de  Séminaires  ou  de  Collèges  chrétiens,  les  ecclé- 


lO  ECHOS    D  ORIENT 


siastiques  désireux  de  notions  précises  sur  les  Églises  orientales 
trouveront  dans  la  fréquentation  de  nos  livraisons  les  plus  utiles 
compléments  aux  données  —  souvent  par  trop  incomplètes  et  inexactes 
—  fournies  par  les  manuels.  Par  delà  le  groupe  actuel  de  nos  abonnés, 
c'est  à  ces  diverses  catégories  de  personnes  que  nous  adressons,  en  ce 
début  de  série  nouvelle,  notre  confiant  appel. 

Au  nom  de  la  Induction  : 
S.  Salaville. 

Décembre  5919- 


PRINCIPES  DU   CHANT  GREGORIEN 

Origine  byzantine  de  sa  notation  '" 


Musica  cujus  imago  prosodia. 
Varron. 

Le  chant  n'est,  en  soi,  que  l'harmonieuse  modulation  du  langage 
portée  à  sa  plus  haute  puissance. 

La  langue  latine  est,  de  sa  nature,  une  langue  tonique,  c'est-à-dire 
fondée  sur  le  principe  de  l'accentuation.  Cette  accentuation,  au  moins 
dès  le  iv«  siècle  de  notre  ère,  est  essentiellement  dynamique  ou  inten- 
sive. Ce  fait  est  reconnu  de  tous  les  linguistes. 

Tout  mot  latin  ayant  par  lui-même  un  sens  complet  possède  un 
accent  tonique,  c'est-à-dire  un  accroissement  de  force  sur  la  syllabe 
maîtresse,  qui  groupe  autour  d'elle  tous  les  éléments  du  mot  pour  en 
réaliser  l'unité  et  lui  imprimer  un  caractère  rythmique  qui  en  agrémente 
et  en  facilite  l'élocution. 

Le  chant  de  l'Eglise  latine 
est  une  modulation  tonique  et  neumatique. 

Jusqu'au  vhi«  siècle,  ce  chant  est  désigné  sous  les  noms  génériques 
de  modulation  et  de  cantilèue  romaine.  A  partir  de  cette  époque,  la 
modulation  est  dite  grégorienne.  Vers  la  fin  du  xif  siècle,  quand,  sous 
l'influence  de  Vorganum  ou  emploi  de  lidiaphonie,  la  modulation  gré- 
gorienne eut  perdu  en  partie  son  caractère  rythmique,  on  la  désigna 
plus  communément  sous  le  nom  de  plain-chant. 

A)  La  modulation  synthétique  latine  est,  de  sa  nature,  une  illustra- 
tion constante  des  textes  liturgiques  par  le  procédé  de  l'accentuation. 


(i)  La  présente  étude  n'est  que  le  simple  résumé  d'une  méthode  pratique  de  chant 
grégorien,  dont  la  publication  a  été  retardée  par  le  fait  de  la  guerre.  Cette  méthode 
est  appelée  à  paraître  sous  ce  titre  :  La  Modulation  grégorien?ie.  —  Grammaire 
raisonnée  du  chant  liturgique  de  l'Eglise  latine.  Elle  réalisera  le  complément  des 
études  théoriques  que  nous  avons  publiéesantérieurement  sur  cette  question  :  Origine 
byzantine  de  la  notation  neumatique  de  l'Eglise  latine.  Paris,  1907.  —  Monuments 
de  la  notation  ekphonétique  et  neumatique  de  l'Eglise  latine.  Exposé  documentaire 
des  Mss.  de  Corbie,  de  Saint-Germain-des-Prés  et  de  Pologne,  conservés  à  la  Biblio- 
thèque impériale  de  Saint-Pétersbourg.  Saint,-Pétersbourg,  1912.  —  La  Notation 
musicale,  son  origine,  son  épolution.  Saint-Pétersbourg,  1912. 


I  2  ECHOS    D  ORIENT 


II  y  a  trois  sortes  d'accents  :  l'accent  tonique,  l'accent  logique  et 
l'accent  pathétique. 

L'accent  tonique  consiste  dans  une  émission  intensive  de  la  note 
qui  affecte  lâ  syllabe  accentuée  du  texte  liturgique,  duand  la  syllabe 
accentuée  se  trouve  mise  en  relief  par  une  note  plus  élevée,  cette 
dernière  ne  requiert  pas  une  intensité  aussi  marquée;  toutefois,  l'impul- 
sion ou  ictus  donnée  à  cette  note  ne  saurait  physiquement  se  produire 
sans  un  léger  retard. 

Tout  accent  tonique,  sans  exception,  doit  être  rendu  dans  la  modu- 
lation :  c'est  la  règle  d'or. 

L'accent  logique  est  la  mise  en  saillie  des  mots  importants  du  texte 
liturgique,  par  l'emploi  des  figures  et  des  ornements  appropriés,  qut 
font  le  charme  principal  de  la  modulation. 

L'accent  pathétique  constitue  l'essence  même  de  l'art  musical;  il  porte 
sur  l'ensemble  de  la  mélodie,  dont  il  règle  l'allure  et  les  intonations  : 
c'est  l'expression  animée  des  sentiments  de  ferveur  et  de  dévotion 
suscités  en  nous  par  la  divine  onction  des  textes  sacrés.  Le  latin  ne 
doit  pas  être  pour  tous  une  langue  morte! 

B)  Le  mot  neume  vient  du  grec7r/>ejijLa(pneuma),  qui  signifie  souffle. 

Un  neume,  au  sens  littéral,  est  un  groupe  de  notes  ayant  par  lui- 
même  un  sens  musical  déterminé,  partant,  qui  constitue  un  mot  musical 
énoncé  d'un  seul  souffle,  d'une  seule  émission  de  voix. 

Exemples  :  Le  membre  musical  composé  sur  les  mots  :  Dixit  Donii- 
nus,  dans  la  première  antienne  des  Vêpres  du  dimanche,  réalise  un  seul 
neume.  Le  membre  musical  composé  sur  le  mot  Âve,  dans  l'Oflertoire 
de  la  Messe  du  IV«  dimanche  de  TAvent,  est  formé  de  quatre  neumes 
que  nous  traduisons  ici  en  notation  alphabétique  : 

12  3  4 

F  G  a  G  a    F  a  F  G  F  K    D  E  F  G  à    F  a  F  G  a  G 

/i     , .     .     ve     ' 

Par  analogie,  on  a  donné  le  nom  de  neume  aux  signes  fondamen- 
taux ou  notules  de  la  notation  latine.  Dans  cette  acception  particulière,  ii 
serait  bon  de  l'employer  au  féminin,  de  manière  à  éviter  toute  confusion. 

La  notation  latine  est  dite  neumatique  parce  qu'elle  procède  d'une 
manière  synthétique,  par  groupes  de  neumes  (mots  musicaux),  pour 
former  des  membres  de  phrases,  des  phrases  et  des  périodes  musicales» 


L'alphabet  de  la  notation  neumatique  se  compose  de  dix-sept  signes 
fondamentaux.  Nec  pluribus  utor,  déclarent  les  anciens  théoriciens. 


PRINCIPES    DU    CHANT    GREGORIEN 


n 


La  notation  latine  n'est  pas  un  simple  développement  de  l'accent 
aigu  t  '  i,  de  l'accent  grave  ''•  et  de  l'accent  circonflexe  ('').  Il  est 
démontré,  étant  données  la  forme  des  signes  neumatiques  et  leur  déno- 
mination transcrite  ou  traduite  du  grec,  que  cette  sémeiographie  musi- 
cale est  une  adaptation  originale  des  notations  ekphonétique  (i)  et 
hagiopoUte  (2)  des  Byzantins,  notations  qui  ont  elles-mêmes  pour  prin- 
cipe les  dix  signes  de  la  prosodie  grecque  auxquels  on  a  ajouté  un  signe 
final  :  la  téleia.  plus  un  caractère  étranger  :  la  paraklitikè,  qui  est  le 
signe  d'interrogation  des  Latins. 


SIGNES  DE  PROSODIE 

SIGNES   DE    LA   NOTATION 

EKPHONÉTIQUE 

buTct 

/ 

/ 

'O^UCt 

/ 

{  ToYot .     \  rTnJi<rna»y.iv-»i 

y\  ei''V^ 

EuQ^  JiTiKn 

«-^   «t    «^^ 

< 

\ 

B  a  D  t.Ta. 

\- 

- 

Ki^rnuara 

VV                WfcC 

5    X^ovoi    ) 

1  B^a;(tla 

v^ 

Kaôicr  rn 

^ 

Actcûa 

^ay 

Kçt^ac-rW 

â  ni  ctjj 

y 

r    UYkuuiira. 

_-.^t/ 

Kçtyiac-Tn 

ont^cJ 

/.t  /" 

'AnOCTP  »(i?OS 

/ 

1 

'Anôcr  ^oiPos 

") 

A'  UaOn         Y^ptv 

^.^ 

Tuv^iyi  6-0 

*— ' 

Co«; 

Tovoi  jjOv'iRoi      AtaffTom 

> 

YnoKf  icis 

'-^5 

,    Tf  Itl'cL 

-f' ^- 

Tt^S.'a 

-t- 

TTaçaKliTiKn 

"u 

Le  plus  ancien  document  connu  qui  reproduise  la  notation  ekphc- 
nétique  est  le  codex  Epbnvmi  rescripfus  de  la  Bibliothèque  Nationale 


(1)  Notation  employée  dés  le  viii*  siècle  dans  les  évangéliaires  et  les  lectionnaires 
grecs  pour  déterminer  le  récitatif  des  lectures  solennelles.  Cf.  J.  Thibaut,  Origine 
byzantine  de  la  notation  neumatique  de  l'Eglise  latine,  p.  17-32. 

(2)  Notation  plus  parfaite  dérivée  de  la  précédente  et  dite  de  Jérusalem  la  Ville 
Sainte,  'A-tx  TT6/'.ç. 


14 


ECHOS    D  ORIENT 


de   Paris.  Ce  précieux  manuscrit,  daté  par  certains   paléograplies  du 
v*  siècle  (i),  ne  remonte  en  réalité  qu'au  viir^  siècle  (2). 

La  notation  hagiopolite  apparaît  au  ix*^  siècle  et  l'écriture  neumatique 
latine  vers  la  fin  du  même  temps  (3). 


NOTATION      LATINE 


NOTATION      HAGIOPOLITE 


Pi^nctum . 

% 

Vir^uU  . 

/ 

-Stropliicus. 

J) 

Or'iscus  . 

S 

eu  vis  . 

/] 

Cephalicus . 

'  /" 

Ancus . 

/^ 

'C//'macus. 

/•- 

E^'ipKodUs  . 

*J 

Voàt^vs. 

•y 

oczna\c\js . 

y 

Sâlicus  . 

/ 

-- 

/ 

■)) 
î 

y\ 

/■• 

A 


(1)  Ch.  h.  Omont,  Inventaire  sommaire  des  Mss.  de  la  Bibl.  Nalionale,  p.  1,  — 
TiscHENDORF,  Codex  Ephrœmi  Syri  rescriptus.  Lipsiîe,  1845. 

(2)  J'établis  ce  fait  1°  sur  la  présence  des  signes  ekphonétiques  qui  sont  incontesta- 
blement de  la  même  main  parce  que  de  la  même  encre;  2°  sur  des  arguments  paléo- 
graphiques que  j'ai  été  à  même  de  fournir  après  avoir,  au  préalable,  établi  la  loi 
fondamentale  qui  régit  l'évolution  de  l'écriture  onciale  grecque.  Cf.  J.  Thibaut, 
Monuments  de  la  notation  ekphonétique  et  hagiopolite  de  l'Eglise  grecque.  Saint- 
Pétersbourg,  igiS,  p.  3. 

(3)  Quatre  autres  séraeiographies  musicales  fondées  sur  les  signes  de  prosodie  et 
d'interponctuation  ont  été  en  usage  en  Orient:  1°  La  notation  syriaque  dont  j'ai 
signalé  l'existence  sur  la  foi  de  documents  découverts  par  Dom  J.  Parisot,  O.  S.  B. 
Cf.  i.  Thibaut,  Origine  byzantine  de  la  notation  neumatique  de  l'Eglise  latine,  p.  S 
et  pi.  4;  2'  La  notation  arménienne  dite  de  saint  Mesrob;  3°  La  notation  géorgienne 
dont  plusieurs  spécimens  ont  été  découverts  à  Tiflis  et  à  Etchmiazin  par  M.  P.  Aubry. 
Cf.  J.  Thibaut,  op.  cit.  p.  67  et  pi.  5;  4*  La  notation  copte  dont  M.  W.  E.  Crum  a  signalé 
quelques  vestiges  dans  son  Catalogue  of  the  Coptic  Manuscripts' in  the  collection 
of  the  John  Rylands  Library,  Manchester,  p.  9-10  et  pi.  2. 


PRINCIPES    DU    CHANT    GREGORIEN 


NOTATION      LATINE 

Quili'sma.  ^ 

rr#s$us  major.  /^ 
fr«j5uf  min  or.  Z^' 
lorculus.  r\j 

?orr*«iui,  H^ 


NOTATION      HAGIOPOLITE 

r 


A  l'origine,  et  jusqu'à  la  fin  du  xi«  siècle,  les  signes  fondamentaux 
de  la  modulation  latine  n'indiquaient  point  par  eux-mêmes  la  situation 
diastématique  des  notes;  ils  formaient  une  simple  esquisse  de  la  modu- 
lation, en  marquant  la  répartition  des  neumes,  la  variété  des  inflexions 
et  leurs  rapports  rythmiques. 

Dans  les  manuscrits  de  l'abbaye  de  Saint-Gall,  qui  sont  les  plus  par- 
faits au  point  de  vue  de  la  transcription  musicale,  un  certain  nombre 
de  signes  fondamentaux  affectent  plusieurs  formes  rythmiques,  grâce 
à  l'adjonction  d'un  petit  trait  vertical  (  '  )  ou  horizontal  ("")  appelé 
épisème,  lequel  est  un  indice  certain  d'allongement.  Ces  formes  com- 
plémentaires ou  explétives  jouent  un  rôle  important,  car  ce  sont  elles 
qui  déterminent  le  plus  sûrement  les  finales  des  neumes. 

Toute  finale  neumatique  appelle  un  allongement  de  la  dernière  note. 
A  la  fin  des  périodes,  cet  allongement  est  encore  plus  marqué  ;  il  porte 
alors  sur  tout  le  groupe  terminal. 

Sous  le  rapport  de  leur  configuration,  les  signes  fondamentaux  de 
la  notation  latine  se  divisent  en  signes  : 

Simples,  formés  d'un  seul  caractère. 
Composés,  formés  d'éléments  distincts. 
Complexes,  formés  d'éléments  conjoints. 

Sous  le  rapport  de  leur  valeur  rythmique,  ces  notules  constituent 
des  pieds  musicaux,  qui  se  répartissent  en  deux  groupes  antithétiques  : 
les  signes  ascendants  ou  arsiques,  les  signes  descendant^  ou  thètiqiies. 
«  Car  si  le  son  même  de  la  cantilène  est  émis  d'une  façon  correcte, 
celle-ci  parcourt  l'ordre  des  pieds  métriques.  »  (i) 


(i)  Aur£lien  de  Réomé  (vers83o):  iVa;«  ipsius  cantilenœ  vox,  si  recto  canitur  tramite, 
per  ordinem  disciirrit  pedutn  {De  Musica,  traité  publié  par  Gerbert,  Scriptores  i, 

27-63.} 


i6  ÉCHOS  d'orient 


«Je  dis  chants  métriques,  explique  Guy  d'Arezzo,  parce  que  souvent 
nous  chantons  de  telle  sorte  que  nous  paraissons  comme  scander  les 
vers  par  pieds...  De  même,  en  effet,  que  les  poètes  lyriques  asisemblent 
ici  tels  pieds  et  là  tels  autres,  de  même  ceux  qui  composent  un  chant 
assemblent  raisonnablement  des  neumes  distincts  et  opposés... 

»  Or,  la  similitude  entre  les  mètres  et  les  chants  n'est  pas  petite, 
attendu  que  les  neumes  tiennent  la  place  des  pieds  et  les  distinctions 
la  place  des  vers,  de  sorte  que  tels  neumes  suivent  le  mètre  dactylique, 
ceux-ci  le  spondaïque,  ceux-là  le  ïambique,  et  que  tu  observes  les 
distinctions  tantôt  comme  un  tétramètre,  tantôt  comme  un  pentamètre, 
ailleurs  comme  un  hexamètre.  »  (i) 

Ces  textes  que  d'aucuns  voudraient  éluder  sont  décisifs  et  d'une 
importance  capitale  :  ils  fixent  la  tradition. 

{l^oir  page  ci-contre.) 

Ainsi,  au  témoignage  de  Guy  d'Arezzo,  les  signes  neumatiques  ont 
des  valeurs  rythmiques  déterminées  :  ils  tiennent  lieu  des  pieds  métriques 
employés  dans  la  poésie  latine  :  telle  neume  ou  notule  est  un  trochée, 
telle  autre  un  dactyle,  un  spondée,  un  anapeste,  etc.  En  tout  cas,  il  faut 
éviter  de  supposer  dans  la  modulation  grégorienne  une  sorte  de  régula- 
rité mécanique  qui  exclurait  la  liberté  de  mouvement  que  commande 
un  art  oratoire.  Les  manuscrits  de  Saint-Gall  emploient,  en  plus  de 
Vépisème,  les  lettres  C.  T.  M.  {cekriter,  tenete.  mediocriter),  pour  indiquer 
les  nuances  de  mouvement  que  comportait  l'exécution  des  notules 
fondamentales  conformément  au  principe  signalé  par  Aribon  :  «  Dans 
les  plus  anciens  antiphonaires,  nous  rencontrons  souvent  l'une  ou 
l'autre  des  lettres  C.  T.  M,  qui  indiquent  la  célérité,  le  retard  ou  la 
modération.  Autrefois,  non  seulement  les  compositeurs,  mais  les 
chantres  eux-mêmes  apportaient  une  grande  attention  à  tout  composer 
et  chanter  avec  proportion.  »  (2) 

La  virgtila  et  le  punctum  ont  par  eux-mêmes  une  valeur  simple  :  celle 


(1)  Metricos  autem  canins  dico,  quia  sœpe  ita  canimus  ut  quasi  versus  pedibus, 
ycandere  videamur,  sicut  fit,  cum  ipsa  metra  canimus... 

Sicut  enim  lyrici  poetœ  nunc  hos  nunc  alios  adiunxere  pedes,  ita  et  qui  cantum 
faciunt,  rationabiliter  discretas  ac  diversas  componunt  neutnas... 

Non  autem  parva  similitudo  est  metris  et  cantibus,  cum  et  neumce  loco  sint  pedum, 
et  distinctiones  loco  versuum  :  utpote  ista  neuma  dactylico,  illa  vero  spondaïco,  illa 
ïambico  métro  decurret,  et  distinctionem  nunc  tetrametram,  nunc  pentametram, 
alias  quasi  hexametram  cernes.  (Guy  d'Arezzo,  Micrologue,  ch.  xv.) 

(2)  Unde  in  antiquioribus  antiphonariis  utrioque  c.  t.  m.  reperimus  persœpe,  quœ 
celeritatem,  tarditatem,  mediocritatem  innuunt.  Antiquitus  fuit  magna  circumspectio 
non  solutn  cantus  inventoribus.  sed  etiam  ipsis  cantoribus,  ut  quilibet  proportiona- 
liter  invenirent  et  canerent.  (De  Musica,  dans  Gerbert,  ii.) 


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t-2 

ECHOS    D  ORIENT 


de  l'unité  rythmique  (i).  Nous  conviendrons  ici  d'accepter  la  croche  (*). 

Quand  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  signes  affecte  une  syllabe  accentuée 
du  texte  liturgique,  la  note  qu'ils  expriment  doit  s'émettre  avec  plus 
d'intensité  et  d'ampleur  au  point  d'atteindre  la  valeur  effective  d'une 
noire  (^). 

Les  virgttlœ  ne  sont  que  la  réduplication  de  la  virgula  avec  note 
d'agrément  intercalaire  sur  le  degré  supérieur. 

Les  signes  composés  ou  complexes  constituent  des  formules  types, 
des  pieds  musicaux  déterminés  par  une  note  principale  qui  en  caractérise 
le  rythme.  Cette  note,  marquée  d'une  légère  impulsion,  est  mise  en 
évidence  dans  notre  tableau  synoptique,  sous  la  rubrique  des  Valeurs 
effectives  par  les  signes  de  la  notation  musicale  moderne  :  (-=c  et  =-). 

Le  podatus  première  forme  est  un  trochée  (—  ^);  le  podatus  2»  forme 
un  ïambe  {^  — ).  Lorsque  deux  podatus  se  suivent  dans  le  corps  d'un 
même  neume,  le  premier  est  trochaïque,  le  second  ïambique.  Le  podatus 
final  y  forme  est  un  spondée  ( ). 

L'epiphonus  est  une  figure. trochaïque,  rapide. 

L'oriscus,  rendu  par  une  note  carrée  dans  les  livres  de  plain-chant, 
a  heureusement  retrouvé  sa  forme  distincte  dans  les  livres  de  Solesmes. 
Ce  signe,  analogue  à  Vhyporrohé  des  Byzantins,  est  un  enclitique 
Inusical  relié  soit  à  la  cUvis,  soit  aux  torctiliis,  auxquels  il  confère  une 
forme  terminale  avec  une  note  d'agrément  par  mouvement  ascendant  : 

Le  scandicus  est  un  simple  anapeste  (^  ^  — )  exécuté  avec  élan. 

Le  quilisma  ou  «  notule  tremblée  »  (2)  est  un  scandicus  orné  et,  par 
excellence,  le  signe  de  l'accent  logique.  «  11  se  compose  de  trois  notes 
graduées,  soit  :  de  deux  brèves  et  d'une  forte.  »  (3)  Le  tremblé  ou 
mordante,  qui  a  son  point  de  départ  sur  la  deuxième  note,  est  le  résultat 
naturel  du  renflement  intensif  de  la  voix  qui  trouve  son  point  de  repos 
sur  la  dernière  note. 


(\)  De  accentibus  toni  oritur  nota,  quœ  dicitur  neuma.  Si  ipsa  simplex  fuerit  et 
brevis,  facit  umim  punctum  (-).  Si  antem  longa  fuerit,  erit  proditcta  (--).  Traité, 
Quid  est  cantus.) 

(2)  Aribon  :  Tremulla  est  illa  neuma,  quant  gradatam,  vel  quilisma  dicimus. 
(Gerbert,  Scriptores  n,  2i5.) 

(3)  Traité  Quid  est  cantus  :  Ex  tribus  gradus  componitur,  id  est,  ex  duabus 
brevibus  et  acuto. 


PRINCIPES    DU    CHANT    GREGORIEN  I9 


Le  soHlIIS  est  une  autre  forme  du  scandicus  dont  la  seconde  note  devait 
comporter  un  léger  ornement. 

Le  torciilus  présente  trois  formes  caractéristiques  suivant  la  position 
qu'il  occupe  dans  la  phrase  musicale.  Le  torculus  p«Jorme,  placé  dans 
le  corps  des  neumes,  est  unamphibraque  (--  --  -~^)\  letorculus  2"  forme, 
placé  à  la  fin  des  neumes,  est  un  amphibraque  commun  ou  terminal 
(^-  _);  le  torculus  3'\forme  est  un  crétique  (—  ^  — )  qui  termine 
les  principales  périodes  et  la  pièce  de  chant  elle-même. 

Le  strophiciis  ou  «  note  enflée,  répercutée  »  n),  est  une  double  ou 
«  triple  répercussion,  un  triple  ictus  bref  à  l'instar  d'un  frappé  de  la 
main  »  (2).  «  11  n'a  ni  intervalle  ni  distance,  car  il  réalise  une  note 
tremblée  comme  est  le  son  enflé  d'une  trompette  ou  d'une  corne.  »  (3) 
Le  strophicus  F*  forme  à  la  valeur  d'un  pyrrique  (-^  — );  le  strophicus 
2   forme,  celle  d'un  tribraque  (-^  ^  -)  de  même  genre. 

La  clivis  i'-»  forme  est  un  trochée  ( )  ;  la  clivis  2-^  forme  un  spondée 

/ );  la  clivis  3*  forme  un  spondée  prolongé. 

Le  cephalicns  est  une  figure  dactylique  rapide. 

Le  climacus  est  un  simple  dactyle  ( --);  le  climacus  2"--  forme 

placé  à  la  fin-  des  neumes  est  un  crétique  (—  -'  —). 

Le  pressus  major  est    un  crétique  ( — )  avec  note   d'agrément 

descendante  par  degré  conjoint. 

Le  pressus  minor  est  un  amphibraque  (^  —  -)  'Wec  une  note 
d'agrément  par  degré  conjoint  :  à  la  fin  des  neumes,  il  prend  la  valeur 
d'un  amphibraque  commun  ou  terminal  :  (-    -  Z)- 

Le  porrectiis  est  le  signe  caractéristique  de  la  grâce  et  de  la  suppli- 
cation (4).  Le  porrectus  i''«  forme  est  un  crétique  (—  -^  — );  les  por- 
rectus  2«  forme  et  y  forme  marquent  la  fin  des  neumes  et  prolongent 
simplement  leurs  valeurs. 


Ces  dix-sept  signes  fondamentaux  s'unissent  entre  eux  en  composition 
pour  former  d'autres  figures  neumatiques  d'aspect  varié;  mais  quelle 


(1)  Guv  d'Arezzo,  MicroL,  xvi.  nota  injlatilis;  vox  repercussa. 

(2)  AuRÉLiEN  DE  RÉOMÉ,  XIX  :  Tevna  percussio;  trinus  ad  instar  manus  verbcrantis 
celer  ictus. 

(3)  Non  habet  intervallum  pel  distantiam,  sed  est  vox  tremula,  sicut  est  sonus 
flatiis  tubœ  pet  cornu.  (Engelbert,  Tractatus,  II,  c.  xxix.  Ed.  Gerbert.) 

(4)  Le  porrectus  et  la  paraclitiké  des  Byzantins  empruntent  leur  étymologie  à  la 
forme  couchée  présentée  par  la  configuration  de  ce  signe.  Dans  la  notation  hagiopolite, 
l'ortiiographe  de  ce  terme  a  été  changée  en  paraclètiké  :  Traç,xy.Xr,7;7.r|  de  -aoa/.a/w  = 
supplier,  afin  de  caractériser  le  mode  d'expression  de  cette  notule  neumatique. 


20  ECHOS    D  ORIENT 


que  soit  leur  composition  ou  leur  complexion,  ils  conservent  d'ordi- 
naire leur  valeur  propre  et  distincte  sans  jamais  se  contracter  pour 
former  synérèse.  Ainsi,  le  scandicus  apposé  par  antithèse  au  climacus 

ne  doit  point  s'interpréter  p   f\    if   •;  mais^f   |     1     f   #. 

Quelques  groupes  des  plus  usuels  donnent  lieu  aux  remarques 
suivantes  :  A  une  époque  tardive,  certains  groupes  ont  reçu,  en  raison 
de  leur  forme  graphique  dans  la  notation  sur  portée  linéaire,  des  déno- 
minations impropres;  ce  sont  :  le  pes  subpunctis,  le  torculus  resupinus 
et  le  porrectus  flexus. 

Le  pes 'subpunc lis  est  un  climacus  prosthétique.  La  prosthèse  ou  note 
ajoutée  au  commencement  d'une    notule  fondamentale   est  toujours 

brève,  elle  ménage  un  port  de  voix  :  #  '  f    f    •  • 

-^     ^ 

Le  torculus  resupinus  est  un  porrectus  prosthétique    s   f  tsf  - 
Le  porrectus  flexus  est  une  double  clivis  placée  à  la  fin  des  périodes 
musicales.  Cette  formule  est  toujours  brève  :  f7m  fT^  . 
Le  climacus,  formé  de  quatre  punctum,  comporte  d'ordinaire  une 

prolongation  sur  le  2«^  et  le  4«  :  Ip  •  -    ;  toutefois,  il  faut  éviter  de 

briser  le  rythme  par  un  nouvel  ictus. 


La  modulation  grégorienne  est,  de  sa  nature,  un  chant  oratoire  sou- 
tenu et  lié;  elle  comporte  trois  genres  de  style  : 

/  simple. 
Le  style  |  élevé. 
(  fleuri. 

Le  style  simple  est  celui  qui  est  approprié  au  chant  quasi  syllabique 
des  récitatifs  liturgiques,  des  antiennes  et  des  hymnes.  11  réclame  un 
mouvement  normal  et  posé,  cédant  au  rythme  imprimé  par  le  jeu  des 
accents  toniques,  suivant  le  ton  exigé  par  la  nature  du  texte  sacré. 

Le  style  élevé  est  celui  qui,  par  la  noblesse  et  la  propriété  des  tours, 
la  magnificence  et  la  force  des  expressions,  éveille  dans  les  âmes  des 
sentiments  de  grandeur  et  de  majesté  appropriés  au  sujet.  11  requiert 
un  mouvement  Jent  et  solennel.  Ce  genre  s'emploie  d'ordinaire,  dans 


PRINCIPES    DU    CHANT    GREGORIEN  21 

le  chant  des  Introïts,  des  Offertoires,  des  Communions  et  des  Antiennes 
de  Magnificat  et  de  Benedictns, 

Le  styU  fleuri  est  celui  qui  se  pare  de  tous  les  ornements  et  de  toutes 
les  grâces  de  l'art  musical.  Étant  donné  le  caractère  plus  particulièrement 
mélodique  de  ses  vocalises  et  de  ses  variations,  il  requiert,  en  général,  un 
mouvement  modéré,  libre  et  facile.  Ce  genre  s'emploie  dans  le  chant 
des  Allehiia,  des  Graduels,  des  Traits  et  des  Répons. 


En  résumé,  la  pratique  de  la  modulation  grégorienne  repose  sur  trois 
règles  essentielles  : 

I.  Interpréter  d'une  manière  constante  Vaccent  tonique  qui  est  un  accent 
intensif  ti,  par  suite,  naturellement  long. 

il.  Bien  distinguer  les  neumes  (mots  musicaux)  par  un  léger  retard 
sur  la  dernière  note. 

m.  Appliquer,  suivant  les  circonstances,  les  valeurs  rythmiques  des 
notules  fondamentales  telles  que  nous  les  avons  déterminées  dans  le 
schéma  de  la  notation  neumatique  latine  (i). 

Cette  méthode  d'exécution,  fondée  sur  l'enseignement  des  Anciens, 
n'a  pas  d'autre  mérite  que  celui  de  déterminer,  jusque  dans  ses  moindres 
détails,  le  mode  naturel  d'interprétation  généralement  suivi  dans  la  pra- 
tique par  tous  ceux  qui  ont  le  sentiment  et  le  goût  de  l'art;  tant  il  est 
vrai,  a-t-on  dit  excellemment,  -  qu'il  y  a  en  musique  comme  en  tout 
autre  art  une  sagesse  immanente  et  dominante  qui  finit  tôt  ou  tard  par 
s'imposer  à  tous  »! 

J.-B.  Thibaut. 


(i)  Dans  les  débuts,  on  s'appliquera  à  rendre  la  valeur  exacte  des  notules  métriques, 
sans  attacher  trop  d'importance  aux  notes  d'agrément  dont  la  pratique  sera  réservée 
aux  virtuoses. 


LE  DOGME  DE  L'IMMACULEE  CONCEPTION 

d'après    un    théologien    russe    contemporain 


Après  avoir  exposé  dans  un  précédent  article  les  magnifiques  choses 
qu'un  théologien  byzantin  du  xiv«  siècle  a  écrites  de  la  Sainte  Vierge  (i), 
nous  présentons  aujourd'hui  à  nos  lecteurs  l'analyse  d'un  ouvrage 
qu'un  théologien  russe  de  nos  jours  a  composé  sur  l'Immaculée 
Conception.  11  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  mettre  en  parallèle  ces  deux 
représentants  de  la  théologie  «  orthodoxe  »,  séparés  l'un  de  l'autre 
par  un  intervalle  de  cinq  siècles.  On  pourra  ainsi  constater  que, 
même  sur  le  terrain  de  la  doctrine  théologique,  l'Orient  chrétien  dissident 
bouge  plus  qu'on  ne  le  pense  communément,  et. que  son  immutabilité 
est  fortement  entamée  par  une  évolution  qui  n'est  pas  toujours 
progressive. 

Le  théologien  russe  dont  nous  allons  parler  est  l'archiprêtre  Alexandre 
Aleksiévitch -Lebedev,  né  en  1833,  niort  en  1898.  C'est  pendant  qu'il 
était  recteur  de  l'Eglise  orthodoxe  russe  de  Saint-Nicolas,  à  Prague, 
qu'il  composa  sur  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception  la  seule  mono- 
graphie relativement  cornplète  que  possède  la  littérature  théologique 
de  l'Eglise  gréco-russe  (2).  Présentée  au  jury  de  l'Académie  ecclésias- 
tique de  Moscou,  cette  dissertation  valut  à  son  auteur  le  grade  de 
maître  en  théologie,  et  occasionna  sans  doute  aussi  sa  nomination 
de  membre  du  Comité  synodal  de  l'Instruction,  poste  qu'il  occupa 
jusqu'à  sa  mort.  Certes,  l'ouvrage  est  loin  d'être  un  modèle  d'expo- 
sition lucide  et  concise,  mais  il  mérite  d'attirer  l'attention,  tant  à  cause 
de  la  doctrine  spéciale  qui  y  est  développée  que  de  l'influence  qu'il 
a  exercée  sur  la  pensée  des  théologiens  russes  contemporains.  Disons, 
en  passant,  qu'il  a  eu  deux  éditions,  ce  qui  n'est  pas  banal  pour  une 
dissertation  théologique  parue  en  Russie.  Nous  allons  en  donner  une 
brève  analyse,  sans  nous  astreindre,  d'ailleurs,  à  suivre  l'ordre  de 
l'auteur. 


(i)  La  doctrine  mariale  de  Nicolas  Cabasilas,  dans  le  numéro  de  juillet  loio. 

(2)  A.  Lebedev,  Différences  entre  l'Eglise  orientale  et  l'Eglise  occidentale' sur  la 
doctrine  relative  à  la  Très  Sainte  Vierge  Marie,  Mère  de  Dieu.  De  l'Immaculée 
Conception.  Varsovie,  1881;  2*  édition;  Saint-Pétersbourg,  igoS.  Nous  citons  l'édition 
de  1903. 


LE    DOGME    DE    L  IMMACULEE    CONCEPTION  2? 

Le  théologien  russe  divise  son  étude  en  trois  parties.  Dans  la  pre- 
mière, il  esquisse  à  grands  traits  et  à  sa  façon  l'histoire  de  la  doctrine 
de  l'Immaculée  Conception  dans  l'Eglise  latine,  et  dit  un  mot  de  la  tra- 
dition orientale,  à  laquelle  les  théologiens  occidentaux  aiment  à  en 
appeler.  Dans  la  seconde,  il  examine  les  fondements  théologiques  du 
dogme  catholique  et  cherche  à  montrer  qu'ils  sont  ruineux,  en  leur 
opposant  ses  théories  personnelles  sur  le  péché  originel,  la  grâce,  la 
Rédemption,  théories  qu'il  ne  craint  pas  de  présenter  comme  l'ensei- 
gnement officiel  de  l'Église  «  orthodoxe  ».  La  troisième  partie  a  princi- 
palement pour  but  d'attaquer  l'Immaculée  Conception  au  point  de  vue 
logique,  d'établir  que  c'est  une  doctrine  incohérente  et  pleine  de  contra- 
dictions, de  faire  le  procès  des  théologiens  latins  et  de  leurs  méthodes 
fantaisistes.  Mais  ce  qu'écrit  Lebedev  contre  le  dogme  et  la  théologie 
catholiques,  qui  en  ont  vu  bien  d'autres,  nous  intéresse  infiniment  moins 
que  ce  qu'il  pense  lui-même  de  la  sainteté  de  la  Mère  de  Dieu.  11  nous 
trace,  en  effet,  de  Marie  un  portrait  qui  ne  ressemble  pas  du  tout  à  la 
Vierge  des  Byzantins  et  qui  s'écarte  sur  plusieurs  points  de  la  Madone 
vénérée  par  les  Grecs  modernes  hostiles  à  l'Immaculée  Conception. 
Ce  portrait,  nous  allons  tout  d'abord  le  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur, 
nous  réservant  d'apprécier  ensuite  les  critiques  et  les  attaques  dirigées 
contre  le  dogme  catholique  et  ses  défenseurs. 

Pour  bien  saisir  ce  que  nous  dit  le  théologien  russe  de  la  Vierge 
Marie,  il  est  nécessaire  de  connaître  sa  doctrine  sur  l'état  d'innocence  et 
le  péché  originel.  D'après  lui  —  et  en  cela  il  est  d'accord  avec  plusieurs 
théologiens  «  orthodoxes  »  contemporains,  —  Adam  fut  créé  dans  un 
état  de  parfaite  rectitude  naturelle,  qui  faisait  de  lui  l'image  de  Dieu. 
Mais  il  ne  fut  point  élevé  au-dessus  de  sa  nature  par  l'infusion  de  la 
grâce  habituelle  et  des  vertus  qui  l'accompagnent,  car  Dieu  ne  donne 
jamais  la  grâce  sans  la  coopération  de  la  volonté  libre.  Ce  que  nos  théo- 
logiens appellent  le  préternaturel  faisait  partie  intégrante  de  l'état  de  rec- 
titude naturelle.  Le  seul  élément  surnaturel  de  l'état  primitif  était  le 
'  secours  que  Dieu  prêtait  à  l'homme  pour  l'aider  à  pratiquer  la  vertu 
et  à  acquérir  la  ressemblance  divine,  le  -ro  xaQ'  ouôuot'.v  des  théologiens 
grecs.  C'était  une  sorte  de  grâce  actuelle,  mais  une  grâce  qui  était 
comme  exigée  par  la  nature  et  que  Dieu  ne  pouvait  refuser  (i). 


{i)  P.  119-121.  Cf.  p.  162.  La  théorie  de  Lebedev  sur  l'état  primitif  est  admise  par 
beaucoup  de  théologiens  contemporains.  Voir  Maxulewicz,  Doctrina  Russorum  de 
statu  justitice  originalis,  Cracovie,  igoS,  et  P.  de  Meester,  Etudes  sur  la  théologie 
orthodoxe,  r*  série,  Maredsous,  1911,  p.  77  sq. 


24  ECHOS    D  ORIENT 


Cette  notion  de  l'état  d'innocence  commande  évidemment  une  con- 
ception correspondante  du  péclié  originel.  Ce  péché  ne  saurait  consister 
dans  la  privation  de  la  grâce  sanctifiante,  infuse,  qui  n'existait  pas  dans 
le  premier  homme,  mais  bien  dans  la  perte  de  l'intégrité  naturelle 
{=des  dons  préternaturels)  et  du  secours  actuel  de  Dieu.  Cette  perte  de 
l'intégrité  constitue  une  corruption  positive  de  la  nature  humaine,  bien 
que  cette  corruption  ne  soit  pas  totale.  Lebedev distingue  théoriquement 
\t  péché  originel  de  ses  suites.  Le  péché,  c'est  un  état  peccamineux  de 
la  nature,  état  que  fait  disparaître  le  baptême  et  qui  ne  peut  consister 
que  dans  une  sorte  d'imputation  extrinsèque  de  la  faute  des  premiers 
parents.  Mais,  en  fait,  et  lorsqu'il  parle  de  la  Vierge,  il  identifie  le  péché 
lui-même  avec  ses  suites.  En  cela,  il  ne  fait  que  suivre  l'enseignement 
de  la  Confession  de  Dosithée  (ch.  yi),  quitte  à  contredire  sur  d'autres 
points  cette  même  Confession,  qui  déclare,  par  exemple,  que  le  péché 
originel  n'a  entamé  en  rien  la  nature  comme  telle  et  ne  lui  a  enlevé 
aucune  de  ses  énergies  (ch.  xiv)  (i).  Dès  lors,  aussi  longtemps  que  la 
nature  n'a  pas  recouvré  l'intégrité  primitive,  elle  porte  les  stigmates 
du  péché  d'origine. 

Marie,  comme  tous  les  autres  descendants  d'Adam,  a  hérité  d'une 
nature  découronnée  de  l'intégrité  primitive,  d'une  nature  malade  et  viciée  : 

«  Elle  fut  conçue  et  naquit  dans  le  péché  originel,  mais  cela  ne  l'em- 
pêcha pas  de  se  conserver  immaculée  et  d'être  l'instrument  très  pur  du 
mystère  de  l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu.  Telle  est  notre  foi  à  nous, 
Orientaux,  et,  d'après  notre  conviction,  telle  fut  la  foi  et  la  doctrine  de 
tous  les  anciens  Pères  de  l'Église.  Voilà  ce  que  confessera  toujours  la 
véritable  Eglise.  Nous  pensons  qu'entre  la  pureté  pour  ainsi  dire  acquise 
et  la  pureté  originelle,  entre  la  pureté  obtenue  par  des  actes  intérieurs, 
des  efforts  de  la  liberté,  et  la  pureté  par  nature,  il  y  a  un  abîme.  Il  est 
impossible  que  les  saints  Pères  de  l'Église  aient  comblé  cet  abîme, 
qu'ils  aient  mêlé  et  identifié  ces  concepts,  qu'au  moment  où  ils  exal- 
taient la  pureté  immaculée  de  la  Mère  de  Dieu,  ils  aient  voulu  parler  de 
la  conception  immaculée.  Entre  l'innocence  morale  et  l'innocence  natu- 
relle il  n'y  avait  point  encore  de  pont.  Ce  pont  a  été  construit  dans  la 
suite  dans  l'Église  latine.  »  (2) 

«  La  Vierge  naquit  comme  tout  le  monde  sous  le  péché,  c'est-à-dire 
avec  les  suites  du  péché  originel.  »  (3) 


(i)  P.  116-H7,  121. 

(2)  p.  13-14. 

(3)  P.  loi. 


LE    DOGME    DE    L  IMMACULEE    CONCEPTION  2^ 

«  Il  paraît  impossible  de  faire  une  exception  en  sa  faveur.  Bien  qu'elle 
ait  été  choisie  dès  le  sein  de  sa  mère,  elle  naquit  néanmoins  avec  la 
nature  viciée  de  l'homme  déchu.  Elle  fut,  par  suite,  soumise  à  la  nouvelle 
économie  du  salut  commune  à  tous,  et  dut  porter  en  elle  comme  les 
autres  hommes  tout  le  poids  du  jugement  de  Dieu,  passer  par  le  chemin 
de  l'affliction,  des  privations,  des  maladies,  du  travail  et  finalement  de 
la  mort  elle-même.  L'anéantissement  en  elle  de  la  corruption  peccami- 
neuse  par  les  seules  forces  de  la  grâce  eût  été  une  opération  violente  de 
la  part  de  Dieu,  une  nouvelle  création  dans  le  sein  d'Anne,  une  concep- 
tion par  l'opération  de  l'Esprit  de  Dieu.  »  (i) 

Lebedev  admet  que,  tout  comme  jérémie  et  Jean-Baptiste,  la  Sainte 
Vierge  fut  sanctifiée  dès  le  sein  maternel,  qu'elle  fut  remplie  de  l'Esprit- 
Saint;  mais  il  a  une  manière  particulière  d'entendre  cette  sanctification 
in  utero  : 

«  Bien  que  tous  les  hommes,  dit-il,  de  par  leur  origine  et  leur  par- 
ticipation au  péché  originel,  tombent  sous  la  malédiction  de  Dieu  et  la 
domination  du  diable,  cependant,  en  vertu  de  la  promesse  de  Dieu,  les 
fidèles  échappent  à  cette  condamnation,  à  cette  puissance  du  péché,  et 
deviennent  participants  de  la  grâce,  les  enfants  encore  dans  le  sein  à  cause 
de  la  foi  de  leurs  parents,  les  adultes  par  leur  foi  personnelle,  qui  leur 
est  imputée  à  justice.  C'est  pourquoi  tous  les  élus  de  Dieu,  par  exemple 
le  prophète  Jérémie  et  saint  Jean-Baptiste,  tout  en  étant  soumis  à  la 
malédiction  et  à  l'accès  du  diable,  à  cause  de  leur  participation  au  péché 
d'origine,  se  trouvèrent  pourtant  dès  leur  naissance,  par  la  promesse  et 
la  grâce  de  Dieu,  sous  l'influence  providentielle  de  l'jmour  du  Dieii 
sauveur.  Aussi  ne  doit-on  en  aucune  façon  les  appeler  enfants  du  diable, 
parce  qu'ils  ont  participé  au  péché  d'Adam  ;  tout  au  contraire,  parce 
qu'ils  ont  eu  part  à  la  promesse  mystérieuse,  ils  ont  toujours  été  enfants 
de  Dieu,  et  c'est  ainsi  qu'en  fait,  ils  ont  été  appelés  les  héritiers  de  la 
promesse.  A  plus  forte  raison,  devons-nous  parler  ainsi  de  la  Sainte 
Vierge  Marie,  qui  a  été  choisie  pour  être  la  Mère  de  Dieu.  »  (2) 

«  La  foi  des  justes  Joachim  et  Anne  fit  descendre  sans  aucun  doute 
une  grâce  abondante  aussi  bien  sur  eux-mêmes  que  sur  le  fruit  de  leur 
prière,  sur  leur  enfant,'  qu'ils  avaient  consacrée  à  Dieu  avant  même  sa 
conception.  Et  si  l'Esprit  de  Dieu,  en  considération  de  la  foi  et  de  la 
piété  de  Zacharie  et  d'Elisabeth,  sanctifia  Jean,  le  fruit  de  leur  prière, 
alors  qu'il  était  encore  dans  le  sein  maternel,  à  plus  forte  raison  une 


t  1)    P.    123. 

(2)  P.  t43. 


2  6  ÉCHOS    d'orient 


sanctification  toute  spéciale  fut-elle  accordée  à  Celle  qui  était  destinée 
à  être  la  Mère  du  Seigneur.  Mais  il  va  de  soi  que  cette  sanctification 
fut  relative,  non  absolue,  mesurée  qu'elle  fut  sur  la  foi  de  parents,  justes 
sans  doute,  mais  imparfaits  et  privés  de  la  pureté  paradisiaque  et  de 
l'intégrité  de  la  nature.  Elle  dépassa  la  sanctification  de  Jean  dans  la 
mesure  où  la  foi  et  la  sainteté  de  sainte  Anne  furent  supérieures  à  la 
foi  et  à  la  sainteté  d'Elisabeth.  Sans  aucun  doute,  c'est  dans  ce  sens 
que  l'Église  orientale  fait  mémoire  de  la  conception  de  la  Vierge  par 
sainte  Anne,  et  qu'elle  lui  donne  les  épithètes  de  sainte  et  de  glorieuse; 
■conception  sainte,  parce  que  la  foi  des  parents  attira  sur  le  fruit  conçu 
la  grâce  du  Sauveur  promis;  conception  glorieuse,  parce  que  la  toute- 
puissance  de  Dieu  fit  cesser  la  stérilité  prolongée  d'Anne,  et  lui  accorda 
cette  enfant  admirable  qui  devait  être  l'instrument  de  la  merveille  des 
merveilles  :  de  l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu.  »  (i) 

«  Bien  que  nous  disions  que  la  Sainte  Vierge  participa  au  péché  ori- 
ginel dans  sa  conception,  nous  affirmons  en  même  temps  qu'elle  fut 
sanctifiée  par  la  grâce  suivant  la  foi  de  sa  sainte  mère,  et  que,  comme 
fille  de  sa  prière,  de  sa  foi  et  de  sa  piété,  elle  fut  toujours  l'enfant  de 
Dieu,  la  fille  élue  et  bien-aimée  du  Seigneur  ».  (2) 

Oui,  mais  quelle  est  cette  grâce  qui  sanctifia  Marie  dès  le  sein  maternel, 
dès  sa  conception  elle-même?  Voilà  ce  que  notre  théologien  oublie 
de  nous  dire.  Ce  n'est  pas  la  grâce  que  les  théologiens  catholiques 
appellent  habituelle  et  sanctifiante,  puisque  Lebedev  repousse  toute 
justice  infuse.  Ce  n'est  pas  non  plus  la  grâce  actuelle,  qui  suppose 
l'exercice  de  la  liberté.  Qu'est-ce  donc  alors?  Une  sorte  de  bienveillance 
extrinsèque  de  Dieu,  qui  ne  pose  rien  dans  l'âme  de  celui  qui  en  est  l'objet 
et  qui  laisse  subsister  cet  état  peccamineux  dont  on  nous  a  parlé.  C'est 
une  sanctification  creuse,  une  pure  fiction  inventée  par  Lebedev,  et 
qu'il  prête  gratuitement  à  toute  l'Église  «  orthodoxe  ». 

Aussi  bien,  ce  semblant  de  sanctification  in  utero  n'allégea  en  rien 
pour  Marie  le  poids  du  jugement  de  Dieu,  que  le  théologien  russe  tient 
à  faire  peser  sur  elle.  Comme  tous  les  autres  fils  d'Adam,  elle  fut  sou- 
mise à  la  loi  du  progrès  moral,  qui  s'impose  à  l'homme  déchu.  Elle 
eut  à  lutter  contre  le  péché  originel  vivant  en  chaque  homme  (3).  Elle 
ressentit  en  elle  cette  opposition  entre  la  chair  et  l'esprit  dont  saint  Paul 
nous  fait  une  si  vive  peinture,  et  elle  s'affermit  dans  le  bien  par  l'exercice 


(') 

p. 

147. 

(2) 

p. 

243. 

(3) 

p. 

.64. 

LE    DOGME    DE    L  IMMACULEE    CONCEPTION  2'] 

de  sa  liberté  aidée  de  la  grâce  de  Dieu.  Cette  grâce  n'agit  jamais  en  elle 
d'une  manière  violente  :  ce  qui  aurait  été  indigne  de  Dieu;  mais  elle  lui 
fut  donnée  dans  la  mesure  de  sa  coopération,  car  Dieu  reste  toujours 
juste  et  ne  fait  pas  acception  de  personnes  (i). 

Ce  ne  fut  pas  du  premier  coup  que  la  Vierge  déracina  de  son  être  ce 
péché  originel  qui  vivait  en  elle.  L'extirpation  en  fut  particulièrement 
laborieuse.  Nous  savons  que  les  Grecs  modernes,  qui  ont  nié  l'Imma- 
culée Conception,  ont,  du  moins,  accordé  à  Marie  une  purification  plé- 
nière  et  définitive,  au  jour  de  l'Annonciation.  Lebedev  n'est  pas  de  cet 
avis,  bien  qu'il  prétende  toujours  parler  au  nom  de  l'Eglise  «  orthodoxe  ». 
D'après  lui,  la  Mère  de  Dieu  ne  fut  complètement  délivrée  du  péché 
originel  qu'à  la  mort  du  Sauveur,  et  il  n'ose  pas  se  prononcer  sur  la 
question  de  savoir  si  elle  commit  des  péchés  actuels  après  l'incarnation 
du  Verbe  : 

«  La  sanctification  par  la  grâce  n'exclut  pas,  dit-il,  la  possibilité  de 
pécher  et  le  péché  lui-même.  Les  apôtres  reçurent  une  sanctification 
extraordinaire,  le  jour  de  la  Pentecôte,  mais  cela  ne  les  empêcha  pas 
de  dire  :  Si  nous  affirmons  que  nous  sommes  sans  péché,  nous  nous  sédui- 
sons nous-mêmes ,  et  la  vérité  n'est  point  en  nous.  (IJoan.  i,  8.)  Nous  devons 
penser  de  même  au  sujet  de  la  Très  Sainte  Vierge  Marie.  Bien  qu'elle  ait 
été  sanctifiée  au  moment  de  la  conception  du  Fils  de  Dieu,  cependant 
le  péché  originel  persista  encore  en  elle  jusqu'à  sa  complète  dispa- 
rition près  de  la  croix  du  Christ  :  mais  comment  ce  péché  se  mani- 
festait-il, en  quoi  consistait-il?  Marie  pécha-t-elle  ou  non  après  l'Incar- 
nation ?  Et  si  oui,  quels  furent  ses  péchés?  Par  respect  pour  la  Mère 
de  Dieu,  nous  n'osons,  nous  ne  pouvons,  nous  ne  voulons  nous  pro- 
noncer sur  ces  questions.  Nous  nous  en  tenons  seulement  à  cette  idée 
reconnue  par  tous  comme  une  vérité  indubitable  :  que  sa  liberté  resta 
ce  qu'elle  était,  et  que  la  grâce  de  Dieu  n'agit  pas  sur  elle  violemment, 
par  l'extérieur,  mécaniquement,  brutalement.  Voilà  ce  que  nous  savons; 
voilà  ce  que  nous  affirmons  comme  la  vérité.  »  (2) 

«  A  cause  de  l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu,  nous  confessons  que  la 
Sainte  Vierge  Marie  fut  la  créature  la  plus  parfaite  et  la  plus  sainte  qui 
ait  jamais  existé  sur  la  terre  ;  mais  en  même  temps  nous  reconnaissons, 
comme  nous  l'avons  démontré  plus  haut,  que  sa  rédemption  s'opéra 
de  la  manière  commune  établie  par  Dieu  pour  l'humanité  déchue.  Nous 
affirmons  que  sa  liberté  ne  fut  pas  modifiée  (après   l'Incarnation),  et 


(I)  P;i63-i66. 
12)  P.  189-190. 


28  ÉCHOS    d'orient 


que  les  suites  du  péché  originel  :  l'inclination  au  mal,  la  lutte  intérieure, 
comme  s'exprime  le  grand  saint  Basile,  restèrent  en  elle  jusqu'à  sa 
rédemption  par  la  passion  et  la  résurrection  du  Christ.  Telle  est  notre 
doctrine  sur  la  sainteté  de  la  Vierge  Marie.  »  (i) 

Et  comment  s'opéra  précisément  la  rédemption  de  la  Vierge?  11  est 
indubitable,  répond  Lebedev,  qu'elle  s'accomplit  d'une  manière  parti- 
culière et  extraordinaire,  mais  néanmoins  sans  la  moindre  dérogation 
à  la  loi  commune.  11  faut  remarquer  que  Marie  appartient  à  la  fois 
à  l'Ancien  et  au  Nouveau  Testament.  Elle  a  participé  au  mode  de 
rédemption  propre  à  chacun  des  deux.  Avant  la  mort  du  Sauveur,  elle 
a  été  justifiée  par  la  foi  au  Messie;  au  moment  même  de  cette  mort, 
sa  rédemption  a  été  achevée  par  sa  participation  immédiate  aux  souf- 
frances du  Crucifié.  Au  pied  de  la  croix,  sa  foi  et  son  amour  passèrent 
par  une  terrible  épreuve.  Elle  ressentit  une  violente  lutte  intérieure, 
des  mouvements  involontaires,  contraires  à  l'amour  de  Dieu,  derniers 
vestiges  du  péché  originel,  et,  comme  le  disent  les  F*ères  de  l'Église,  la 
mort  de  son  divin  Fils  lui  causa  une  sorte  de  scandale.  C'est  que  son 
esprit  était  nourri  des  conceptions  de  l'Ancien  Testament;  elle  par- 
tageait les  préjugés  de  ses  contemporains  sur  le  règne  glorieux  du 
Messie,  et  le  message  angélique  sur  la  future  grandeur  de  son  Fils  lui 
fut  communiqué  sous  des  espèces  judaïques.  On  devine  quel  profond 
bouleversement  produisit  en  elle  le  spectacle  de  la  cruelle  réalité  (2).  Et 
notre  théologien  de  conclure  : 

«  Du  parallèle  que  nous  venons  d'établir  entre  la  doctrine  de  l'Église 
orthodoxe  touchant  la  rédemption  de  la  Sainte  Vierge  et  l'enseignement 
de  l'Église  latine  sur  le  même  sujet,  il  ressort  que  l'opposition  est  irré- 
ductible. L'Église  orthodoxe  orientale  présente  la  rédemption  et  la 
sanctification  de  la  Vierge  comme  le  résultat  de  l'action  de  la  grâce 
divine  unie  à  la  coopération  de  la  liberté,  et  les  fait  dater  de  l'appari- 
tion de  la  vie  consciente.  L'Église  latine,  au  contraire,  fait  remonter 
cette  sanctification  à  l'époque  de  la  vie  inconsciente  et  n'y  voit  que 
l'effet  de  la  grâce  seule,  un  effet,  par  conséquent,  qui  est  étranger  à  la 
liberté  de  la  Vierge.  La  première  considère  les  souffrances  du  Christ  et 
sa  mort  sur  la  croix  comme  un  mystère  d'épreuve  pour  la  Mère  de 
Dieu,  épreuve  qui  ne  cessa  qu'à  la  Résurrection.  Au  contraire,  la  seconde 
suppose  que  les  souffrances  et  la  mort  du  Christ  étaient  connues 
à  l'avance  de  la  Mère  de  Dieu.  C'est  pourquoi,  d'après  la  conception 


(j)  P.  222. 

(2)  P.  178  sq. 


LE    DOGME    DE    L  IMMACULEE    CONCEPTION  29 

de  l'Eglise  orientale,  la  participation  de  la  Sainte  Vierge  aux  souf- 
frances et  à  la  mort  du  Christ  revêtit  pour  elle  le  caractère  d'une 
rédemption  ;  mais,  d'après  la  conception  de  l'Église  latine,  cette  parti- 
cipation fut  l'acte  héroïque  d'une  Mère  offrant  son  Fils  en  sacrifice  pour 
le  salut  du  monde,  comme  si  elle-même,  à  ce  moment,  n'avait  pas  eu 
besoin  de  rédemption.  »  (1) 


On  admirera  l'aisance  avec  laquelle  Lebedev  prête  libéralement 
à  l'Eglise  «  orthodoxe  »  ses  théories  personnelles.  Nos  lecteurs  savent 
ce  qu'il  faut  penser  de  ce  procédé,  et  combien  la  Vierge  du  théologien 
russe  du  xix«  siècle  dififère  de  la  Panaghia  tout  immaculée,  vénérée  par 
l'ancienne  Eglise  byzantine  et  par  bon  nombre  de  théologiens  «  ortho- 
doxes »  russes  et  grecs  des  derniers  siècles.  Lebedev  a,  du  reste,  le 
secret  de  faire  dire  aux  anciens  textes  liturgiques  et  autres  les  plus 
rebelles  à  ses  théories  ce  qu'il  désire  y  trouver,  et  il  se  débarrasse 
avec  un  entrain  merveilleux  de  ceux  qu'il  ne  peut  réduire.  C'est  ainsi 
qu'en  présence  de  certains  passages  d'un  discours  de  saint  Jean  Damas- 
cène  sur  la  Nativité  de  la  Vierge  (particulièrement  favorables  à  la  doc- 
trine de  la  conception  immaculée),  il  a  soin  de  nous  avertir  que 
«  toutes  ces  expressions  oratoires  et  autres  semblables  ne  sauraient  être 
prises  dans  leur  sens  littéral  et  absolu.  Ce  sont  là  procédés  habituels 
de  la  rhétorique  de  l'époque  destinés  à  exprimer  les  sentiments  de 
vénération  et  d'admiration  qu'on  éprouvait  pour  la  Théotocos,  et  non 
à  formuler  des  concepts  théoiogiques  »  (2).  Au  contraire,  trouve-t-il 
dans  la  traduction  slave  de  deux  canons  pour  les  fêtes  mariales  de  la 
Présentation  au  Temple  (21  novembre)  et  de  la  Conception  (9  dé- 
cembre), composés  l'un  par  Georges  de  Nicomédie,  l'autre  par  saint 
André  de  Crète,  des  expressions  quelque  peu  équivoques  et  rendant 
mal  l'original  grec,  il  s'en  empare  avec  empressement  et  les  répète 
à  satiété  pour  établir  que  l'Eglise  orthodoxe  nie  l'Immaculée  Conception, 
sans  se  souvenir  que  la  liturgie  byzantine  fourmille  de  textes  où  la 
sainteté  originelle  de  la  Mère  de  Dieu  est  clairement  insinuée,  voire 
même  explicitement  formulée:  en  oubliant  que  les  auteurs  des  canons 
susdits  sont  des  témoins  irrécusables  de  la  croyance  de  l'ancienne 
Église  d'Orient  au  privilège  mariai,  comme  nous  l'avons  démontré  (3). 


U)  P.  188-189. 

{2)  p.  148  en  note.  Cf.  p.  102. 

(3)  Voir  Echos  d'Orient,  t.  XIII,  p.  29  et  sq.  :  Saint  André  de  Crète  et  l'Immaculée 
Conception. 


30  ECHOS    D  ORIENT 


Mais  il  faut  que  le  lecteur  se  rende  compte  par  lui-même  des  pro- 
cédés exégétiques  de  Lebedev.  L'expression  que  celui-ci  relève  dans 
le  canon  de  Georges  de  Nicomédie  (ode  S^)  est  la  suivante  :  «  Anne 
supplie  Dieu  de  recevoir  le  fruit  de  son  enfantement,  Aa|j£w  ^-Pj;  ^J-r.^i 
(ooîvo;  xaprcov.  La  traduction  slave  porte  :  «  Le  fruit  de  ma  douleur, 
plodom  bolieini.  »  Nous  ne  voulons  pas  contester  l'exactitude  verbale 
dé  cette  traduction.  Le  mot  grec  (ooU  signifie,  en  effet,  tout  d'abord 
douleur  de  l'enfantemejit,  puis  enfantement,  puis  fruit  de  l'enfantement, 
puis,  par  extension,  toute  douleur  violente.  Mais  ce  que  nous  contestons, 
c'est  la  conclusion  que  le  théologien  russe  tire  de  cette  expression  : 
«  L'Eglise  orientale,  dit-il,  en  appelant  la  Sainte  Vierge  fruit  de  la 
douleur,  laisse  entendre  par  là  que  son  origine  ressembla  à  celle  des 
autres  hommes,  qu'elle  s'accomplit  suivant  la  loi  de  l'humanité  déchue 
sous  le  coup  de  la  condamnation  :  Tu  enfanteras  dans  la  douleur  (Gen. 
m,  14),  et  que,  par  conséquent,  la  fille  d'Anne  participa  au  péché 
originel  et  eut  besoin  de  rédemption  pour  la  parfaite  restauration  de 
sa  nature,  l'effacement  de  la  condamnation  et  l'introduction  dans  le 
royaume  de  Dieu.  »  (i) 

Et  il  ajoute  que  cette  expression  nous  fournit  une  règle  sûre  poiir 
interpréter  les  hymnes  liturgiques  où  l'on  rencontre  des  formules  qui 
paraissent  se  rapprocher  du  dogme  latin  (2). 

Parmi  ces  formules,  j'ignore  si  Lebedev  a  remarqué  celles  qui  se 
trouvent  dans  ce  même  canon  de  Georges  de  Nicomédie.  j'en  transcris 
quelques-unes  : 

«  En  voyant  par  la  foi,  ô  Tout-Immaculée,  la  beauté  de  ton  âme, 
Zacharie  s'écria:  «  Tu  es  le  prix  de  la  rançon;  tu  es  la  joie  de  tous,  tu 
es  notre  restauration.  »  (Ode  5-)(3) 

«  Que  tes  merveilles  sont  incompréhensibles,  ô  Tout-Immaculée! 
Merveilleuse  est  ta  naissatice;  miraculeuse  ton  enfance;  extraordinaire 
tout  ce  qui  te  touche.  »  (Ode  5.)  (4)  —  (Lebedev,  lui,  dit  que  Marie 
a  été  soumise  en  tout  à  la  loi  commune.)  (4) 

«  Parce  que  tu  étais  l'asile  de  la  grâce,  ô  Tout-Immaculée,  tu  as  été 
nourrie  dans  le  temple  d'une  nourriture  incorruptible.  »  (Ode  6.)  (5) 

«  Les  rayons  de  la  grâce  brillèrent  dans  le  temple  de  Dieu,  lorsque 


(1)  P.  149- 

(2)  P.   108. 

(3)  To  y.iAÀoç.  7rav7x;iavT-,.  -b  xr,;  'if'^'/j,;  tov  [iÀ£~(ov  -ot;  -■m-z:  Za/api'a;  à.-it'^ùy.'   S-j   ît 
tÔ  AVTfoV  I7U  et  TtavTO.)'/  /apâ*  ff'j  £t  r,  àvày.XrjiT'.:  r^u.ù)'/. 

(4)  ?Évri  jTOy  T|  yivvr,o-'.;  WA^yS-C  SÉvo;  6  TpÔTTO;  ô  ?/,;    oi.iir,rsiij) ;■   li'/o.  y,x\  TrapaSo^a  -%  «ra. 

(5)  (!>:  oîy.o;  o-jca  tf,:  -/âpiTo;...  7ravi/_pavT£.  iv  -.&  'i-xCù  u.i-iayii  -■?,:  ày.r,pâtC(-J  rp-J^r,;. 


LE    DOGME    DE    L  IMMACULEE    CONCEPTION  )l 

tu  y  pénétras,  à  Kierge  Mère  immaculée,  â  jamais  bénie.  »  (Ode  7.)(0 
«  Qiielle  est  cette  merveille  que  je  contemple,  dit  le  grand-prêtre  en 
voyant  entrer  dans  la  maison  de  Dieu  Celle  qui  surpassait  en  grâce  le 
Saint  des  saints...  »  Et  Anne  lui  répond  :  «  Tu  as  bien  parlé  de  la 
Vierge  :  Reçois  donc  VImmaculée  dans  le  temple  de  ton  Créateur.  » 
(Ode  8,  la  même  où  il  y  a  :  r?,;  eu-^;  (oov/o,;  xap-ôv.)  (2) 

«  La  merveille  que  tu  es,  ô  Theotocos  sans  tache,  surpasse  la  puis- 
sance de  nos  discours.  Je  contemple  en  toi,  en  effet,  tm  corps  étranger 
au  flux  du  péché,  ^or,^  à;jiapT'la;  àve-'losxTov.  C'est  pourquoi  je  te  crie 
avec  reconnaissance,  ô  Vierge  pure  :  Tu  es  vraiment  élevée  au-dessus 
de  toutes  les  créatures.  »  (Ode  9.)  (3)(Lebedev,  lui,  veut  que  la  Vierge 
ait  reçu  une  nature  contaminée  par  le  péché,  et  qu'elle  ait  ressenti 
les  mouvements  de  la  concupiscence  jusqu'à  la  mort  du  Sauveur!) 

A  qui  fera-t-on  croire  que  l'expression  :  0  ty^^  £;j.y,^  coo-ivo^  xaoTrô; 
enlève  aux  passages  du  canon  que  nous  venons  de  citer  toute  signifi- 
cation favorable  au  dogme  catholique?  D'autant  plus  que  ce  dogme  est 
indépendant  de  la  question  de  savoir  si  Anne,  en  mettant  Marie  au 
monde,  a  éprouvé  ou  non  les  douleurs  habituelles  de  l'enfantement; 
d'autant  plus  que,  pour  être  dans  l'esprit  de  la  liturgie  byzantine, 
6  T/;;  èuY,^  wov/o^  xap-ôc;  doit  être~  traduit  par  :  le  fruit  de  mon  enfante- 
ment tX  non  par  :  le  fruit  de  ma  douleur.  On  lit,  en  effet,  à  la  fête  de 
la  Conception  d'Anne,  le  9  décembre,  les  deux  vers  suivants  : 

Xapàv  *'àp,  Avva,  =:voov  xo'.A'^a;  '^ipî'.ç* 

Tu  n'enfantes  pas,  comme  Eve,  dans  la  tristesse; 
Car  tu  portes,  ô  Anne,  la  Joie  dans  ton  sein. 

J'ai  vainement  cherché  dans  l'original  grec  du  canon  de  saint  André 
de  Crète  pour  la  Conception  d'Anne  le  passage  que  donne  Lebedev 
d'après  la  traduction  slave  :  «  Tu  t'es  levée  comme  un  soleil  d'un  sein 
corruptible,  ô  Vierge,  qui  as  porté  dans  ton  sein  incorruptible  le  Soleil 
de  gloire.  »  En  tout  cas,  il  faut  beaucoup  de  bonne  volonté  pour  voir 
dans  ce  texte  quoi  que  ce  soit  de  contraire  à  l'Immaculée  Conception. 
Je  remarque,  au  contraire,  que  le  poème  d'André  contient  plusieurs 
allusions  transparentes  à  la  sainteté  originelle  de  Marie,  qui  est  saluée 


(i)  IlapOîvo!Af,70(>  axpavTc,  aiiaei  cO).OYr|îxi'vr,. 

(2)  ^YnWiiyoM  oîiv  rf,v  a^pavrov  èv  ■:&  vacw  to-j  7.7t(7Tou  tov. 

(3)  Twixa  yàp  iv  toI  /.aTavoài  vxkp  /ôyov  pofjç  âî/.ap-taî  àvîTrtôsv.Tov. 


ECHOS    D  ORIENT 


comme  \e  tabernacle  sanctifié  du  Très-Hatii  (i),  comme  le  paradis  spiri- 
tuel, comme  la  tente  sainte  qui  porte  l'arme  vivifiante  de  la  croix  (2). 

Notre  théologien  veut  aussi  trouver  une  signification  hostile  au 
dogme  catholique  dans  un  canon  de  saint  Jean  Damascène  pour  la 
fête  de  la  Dormition  :  «  Née  de  parents  mortels,  ô  Vierge  pure,  tu  as 
fait  une  mort  conforme  à  la  nature.  (3)  »  Mais  il  a  oublié  de  lire  ce  pas- 
sage de  l'ode  quatrième  : 

«  Si  le  Fruit  incompréhensible  de  la  Vierge,  à  cause  duquel  elle  est 
devenue  un  ciel,  a  subi  comme  mortel  l'ensevelissement,  comment 
Celle  qui  l'a  enfanté  virginalement  refuse ra-t-elle  de  se  soumettre  au 
même  sort?  »  (4) 

Et  le  synaxaire  de  la  fête  débute  par  ces  deux  vers  : 

OÙ  Oajjjia  Ovr,TX£'.v  xoTjAOTOJTeîpav  KôpTjV, 
Toû  xoT[/.07T)«à(TTOu  Tapxv/wç  XcOvrixoTOi;. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  la  Vierge  qui  a  sauvé  le  monde  meure, 
Après  que  le  Créateur  du  monde  a  voulu  subir  la  mort  corporelle. 

Cela  revient  à  dire  que,  tout  comme  son  divin  Fils,  Marie  a  eu  un  corps 
mortel  et  que,  comme  lui,  elle  a  passé  par  la  mort.  Bien  qu'exempte 
de  la  faute  originelle,  elle  n'a  pas  reçu  cependant,  pendant  sa  vie  ter- 
restre, le  don  de  l'immortalité  primitive. 

Nous  avons  été  surpris  de  voir  que  Lebedev  ne  faisait  jamais  appel 
aux  textes  bien  connus  de  saint  Grégoire  de  Nazianze  et  de  saint  lean 
Damascène,  où  il  est  dit  que  la  Vierge  fut  purifiée  par  le  Saint-Esprit 
antérieurement  à  l'Incarnation  du  Verbe.  L'explication  de  ce  silence 
doit  être  sans  doute  cherchée  dans  la  doctrine  spéciale  de  notre  théo- 
logien qui,  nous  l'avons  vu,  retarde  la  sanctification  et  la  purification 
complète  de  Marie  jusqu'à  la  mort  du  Sauveur.  Le  témoignage  qu'il 
aime  à  faire  valoir  pour  établir  que  l'Eglise  orientale  rejette  l'Immaculée 
Conception  est  le  passage  du  Shrigeal  de  Jean  Nathanael,  dont  nous 
avons  déjà  parlé  (5).  11  se  garde  bien  de  dire  que  le  Je^l  pravlénia  de 
Siméon  Polotskii,  qui  est  un  livre  tout  aussi  officiel  que  le  Shrigeal, 


(1)  Tb  TO-j  T<];i(TToy  r,Yta<T|A£vov  OîÏùv  <Ty.r,vw;ia.  X*'P^-  ^"^^  7* 

(2)  Sr,[Azpov  ô  ôeuTEpo;  'A6à[x,  XptffTo;,  àvcoet^e  TtapàSenrov  vor,Tbv.  crxrivr)v  aYtav.  Ode  8. 

(3)  Ovr,Tf,;  iî  ôdçyo;  Ttpoa/Oeïaa  Trj  ç-Jdî!  xaTiXXr/ov,  «yv-r^,  triv  ^ÇoSov  6tr,vyffa;.  Ode  S- 

(4)  Et  0  àxaTà).r|7ïTo:  TaÛTir,;  xapîib;,  St'ûv  oùpavbç  âj(pr||j,dcTt<7£ ,  xaçrjv  ûusiTTr,  wî  ÔWi-rb; 
Ttwî  Tf|V  Taçrjv  àpvr|<rîTai  f,  à7i:îipovi!i.f>>:  XMr^dX'ja..  Ode  4. 

(5)  Voir   l'article:    l'Immaculée   Conception   en    Moscovie    au    xvii*  siècle.   Echos 
d'Orient,  XII,  p.  66  et  sq. 


LE    DOGME    DE    L  IMMACULEE    CONCEPTION  3  3 

enseigne  clairement  la  doctrine  catliolique.  Cela  n'empêche  pas  Lebedev 
de  reprocher  aux  théologiens  latins  leur  exégèse  fantaisiste  des  textes 
scripturaires  et  patristiques  et  leur  silence  systématique  à  l'endroit  des 
témoignages  de  la  tradition  contraires  à  leur  thèse  (i).  C'est  en  usant 
lui-même  des  procédés  dont  il  fait  grief  à  ses  adversaires  qu'il  arrive 
à  formuler  des  conclusions  dans  le  genre  de  celles-ci  : 

»  Le  dogme  de  l'Immaculée  Conception  est  réellement  un  nouveau 
dogme  (entendez  :  un  dogme  inventé).  Il  a  pris  naissance  et  s'est 
développé  dans  le  sein  de  l'Église  latine,  et  il  n'appartient  qu'à  elle 
seule  (2). 

»  Que  l'Eglise  orientale  œcuménique  ait  toujours  reconnu  et  recon- 
naisse que  la  Vierge  Marie  a  hérité  du  péché  originel,  c'est  là  une  tra- 
dition ininterrompue  allant  de  l'époque  la  plus  récente  à  la  plus  haute 
antiquité,  et  s'étant  même  exprimée  par  la  voie  des  décisions  ecclé- 
siastiques et  conciliaires...  (3) 

»  L'Hglise  orientale  œcuménique  n'a  jamais  accepté  et  ne  peut  pas 
accepter  cette  doctrine  des  Latins.  En  célébrant  la  pureté,  la  sainteté  et 
l'innocence  de  la  Mère  de  Dieu,  acquises  avec  l'aide  de  la  grâce  de  Dieu 
par  des  actes  libres  de  foi  et  d'amour,  cette  Eglise  n'a  jamais  identifié 
l'innocence  et  la  sainteté  acquises  par  l'exercice  de  la  liberté  avec  la 
sainteté  naturelle,  originelle.  »  (4) 

Que  de  choses  il  y  aurait  à  dire  sur  la  manière  dont  le  théologien 
russe  fait  l'histoire  de  la  controverse  immaculatiste  en  Occident  et  sur 
les  objections  qu'il  formule  contre  la  définition  de  Pie  IX  î  Bornons-nous 
seulement  à  quelques  remarques. 

Veut-on  savoir  tout  d'abord  pour  quels  motifs  la  fête  de  la  Conception 
de  la  Vierge  fut  introduite  en  Occident!  11  parait  que  cette  innovation 
fut  l'œuvre  du  clergé  latin,  auquel  le  pape  Grégoire  Vil  et  ses  succes- 
seurs voulurent  imposet  la  loi  du  célibat.  Pour  protester  contre  ces 
exigences  tyranniques  de  la  cour  romaine,  les  clercs  concubinaires 
favorisèrent  de  tout  leur  pouvoir  la  célébration  d'une  fête  qui  montrait 
par  son  objet  même  quq,  le  mariage  est  une  bonne  et  sainte  chose! 
Ainsi  s'explique  ce  phénomène  anormal  d'une  nouvelle  solennité  litur- 
gique faisant  peu  à  peu  la  conquête  de  tous  les  calendriers  sans  l'inter- 
vention de  l'autorité  supérieure!  (s) 


(1)  p.  277,  299  sq. 

(2)  P.  99. 
|3)  P.  217. 

I4)  P.  3i2-3i3. 
(5)  P.  i5-i6. 

Echos  d'Orient.  —  T.  XIX 


34 


ECHOS    D  ORIENT 


Autre  raison.  Si  la  fête  de  la  Conception  devint  tout  de  suite  popu- 
laire, c'est  parce  qu'elle  tendait  à  exalter  la  Vierge  Marie,  qui,  pour 
les  Latins  du  moyen  âge,  était  la  femme  idéale,  le  type  éternel  de  la 
pureté,  de  l'innocence  et  de  la  piété,  la  Dame  que  l'on  servait  avec 
un  amour  tout  chevaleresque.  Ajoutez  à  cela  que  pour  le  chrétien 
moyenâgeux.  Dieu  n'est  pas  le  Père  aimant  et  compatissant  que  nous 
révèle  l'Évangile.  C'est  un  juge  sévère,  un  vengeur  implacable  de  l'injus- 
tice et  du  péché,  une  sorte  de  grand  inquisiteur  à  la  Philippe  11.  Cette 
conception  étrange  de  la  divinité  poussait  les  foules  à  se  jeter  dans  les 
bras  de  la  Mère  de  miséricorde,  à  recourir  à  elle  pour  obtenir  tous  les 
biens  et  toutes  les  grâces.  De  là  naquit  l'idée  de  la  médiation  univer- 
selle de  Marie  (i).  Comment,  dès  lors,  la  piété  populaire  n'aurait-elle 
pas  accepté  avec  enthousiasme  une  fête  qui  tendait  à  augmenter  les 
privilèges  de  la  Mère  toute  bonne,  trésorière  des  dons  célestes?  (2) 

Disons  tout  de  suite  que  Lebedev  n'est  pas  l'auteur  premier  des  origi- 
nalités que  nous  venons  d'entendre.  Il  nous  apprend  lui-même  que, 
pour  écrire  l'histoire  de  l'Immaculée  Conception  en  Occident,  il  s'est 
inspiré  de  la  monographie  du  protestant  K.  Z.  Kloeden  sur  l'Histoire 
du  culte  de  Marie,  principalement  durant  le  siècle  qui  a  précédé  la 
Réforme  dans  la  Marche  de  Brandebourg  et  de  Lausit:{  (3).  11  est  malheu- 
'  reusement  passé  en  habitude  en  Russie  d'étudier  le  catholicisme,  son 
histoire,  ses  dogmes  et  ses  institutions  dans  les  ouvrages  des  protes- 
tants d'Allemagne. 

Plusieurs  des  difficultés  que  le  théologien  russe  trouve  dans  la  défini- 
tion de  Pie  IX  sont  purement  imaginaires.  Il  se  figure,  par  exemple,  que 
le  dogme  catholique  est  indissolublement  lié  à  l'explication  anselmienne 
et  scotiste  du  péché  originel,  et  que,  dans  la  Bulle  Ineffahilis,  le  Pape 
a  défini  que  l'animation  du  fœtus  par  l'âme  raisonnable  a  lieu  aussitôt 
que  l'acte  générateur  est  accompli  (4).  Or,  il  n'en  est  rien.  II  existe, 
en  effet,  dans  la  théologie  catholique  plusieurs  manières  d'expliquer 
l'essence  du  péché  originel.  Quant  à  la  théorie  de  l'animation  immé- 
diate, elle  est  librement  discutée  entre  catholiques,  et  la  Bulle  Ineffa- 


(i)  Cette  doctrine  de  la  médiation  universelle  de  Marie,  médiation  secondaire  que 
n'obscurcit  en  rien  le  rôle  de  l'unique  Médiateur  entre  Dieu  et  les  hommes,  ne  plaît 
pas  à  Lebedev.  Elle  est  cependant  une  des  croyances  les  plus  clairement  affirmées 
dans  la  tradition  et  la  liturgie  de  l'Eglise  byzantine. 

(2)  P.  17-18. 

(3)  K.  Z.  Kloeden,  Zur  Geschichle  der  Marienverehrung,  besonders  im  lets^er, 
lahrhunderte  vor  der  Reformation  in  der  Mark  Brandenburg  und  Lausil^.  Berlin, 
1840.  Lebedev  donne  en  appendice  quelques  extraits  de  cet  ouvrage. 

(4)  P.  159  sq. 


LE    DOGME    DE    L  IMMACULEE    CONCEPTION  35 

bllis  n'a  porté  là-dessus  aucune  définition.  Aux  termes  du  dogme,  il 
suffit  d'admettre  que  la  Vierge  Marie,  c'est-à-dire  son  auguste  per- 
sonne, corps  et  âme  réunis,  n'a  jamais  été  atteinte  par  la  souillure  ori- 
ginelle, et  qu'elle  a  toujours  été  en  grâce  avec  Dieu.  Et  qu'on  ne  vienne 
pas  objecter  que  la  Mère  de  Dieu  a  contracté  le  péché  originel,  parce 
qu'elle  a  souffert  et  qu'elle  est  morte,  car  l'Homme-Dieu,  lui  aussi, 
a  éprouvé  la  douleur  et  la  mort  dans  sa  chair  ;  et,  cependant,  il  est  resté 
absolument  étranger  au  péché.  Devant  ces  affirmations  simples  et  nettes 
de  notre  foi,  les  objections  d'ordre  physiologique  que  Lebedev  développe 
longuement  perdent  toute  portée. 

Il  resterait  à  venger  les  théologiens  latins  des  accusations  injustes 
que  Lebedev  formule  contre  eux  dans  la  troisième  partie  de  son  ouvrage. 
Mais,  vraiment,  cela  nous  entraînerait  trop  loin.  11  faudrait  faire  toute 
la  théorie  du  développement  dogmatique.  Les  théologiens  latins  sont 
du  reste  suffisamment  justifiés  par  l'histoire  de  la  tradition  orientale. 
Celle-ci  ne  condamne  que  Lebedev. 

M.JUGIE. 
Rome. 


ORIGINE 
DE  LA   MESSE  DES  PRÉSANCTIFIÉS 


Quotiescumque  enim  manducabitis  panem 
hune,  et  calicem  bibetis,  moriem  Domini 
annuntiabifis  donec  ventât. 

(/  Cor.  XI,  26.) 

La  plus  ancienne  caractéristique  de  la  Pâqueciirétienne  est  qu'elle 
marque  la  fin  d'un  jeûne.  Le  Vendredi-Saint,  jour  de  la  grande  pro- 
pitiation  du  Fils  de  l'homme,  est  devenu  le  grand  jour  de  l'affliction  de 
toute  chair  et  le  principe  du  jeûne  de  la  préparation  au  baptême.  De 
là  est  sortie  l'institution  du  Carême,  qui  a  réalisé  la  prophétie  du  Sau- 
veur dans  l'Évangile. 

Les  disciples  de  Jean  et  les  pharisiens  jeûnaient.  Ils  vinrent  dire  à  Jésus  : 
Pourquoi  les  disciples  de  Jean  et  ceux  des  pharisiens  jeûnent-ils,  tandis  que 
tes  disciples  ne  jeiment  point?  Jésus  leur  répondit  :  Les  amis  de  l'époux 
peuvent-ils  jeûner  pendant  que  l'époux  est  avec  eux?  Aussi  longtemps  qu'ils 
ont  avec  eux  l'époux,  ils  ne  peuvent  jeûner.  Les  jours  viendront  oh  l'époux 
leur  sera  enlevé,  et  alors  ils  jeûneront  en  ce  jour-là.  (Marc.  11,  18-20: 
Luc.  V,  33-35.) 

La  coutume  du  jeûne,  prolongé  d'ordinaire  jusqu'à  la  neuvième 
heure,  dit  Tertullien,  «  a  son  origine  dans  la  mort  de  Notre-Seigneur 
à  laquelle  nous  devons  toujours  songer  sans  aucune  distinction  de 
temps.  Il  faut  donc  célébrer  jusqu'à  cette  heure  la  commémoration  de 
ce  grand  événement  où  l'univers,  en  se  couvrant  de  ténèbres  à  la  sixième 
heure,  prit  le  deuil  du  Seigneur  qui  venait  d'expirer,  pour  revenir  ensuite, 
nous  aussi,  à  la  joie,  puisque  le  monde  a  recouvré  la  lumière  »  (2). 

Anciennement,  le  jeûne  du  Vendredi-Saint  prenait  fin  après  l'auguste 
cérémonie  de  l'adoration  de  la  croix  par  la  célébration  d'une  synaxe 
liturgique  d'un  caractère  tout  particulier  :  la  Messe  des  F^résanctifiés. 

Par  suite,  sans  doute,  des  modifications  successivement  apportées 
aux  v*  et   ix'^  siècles  dans  l'ordonnance  corrélative  des  deux  offices 


(i)  La  présente  étude  et  celles  que  nous  consacrerons  par  la  suite  aux  l'êtes  du  cycle 
de  Noël  et  des  Epiphanies  représentent  les  bonnes  pages  d'un  ouvrage  en  préparation 
sur  les  Solennités  antiques  de  l'Eglise.  —  Essai  sur  les  institutions  liturgiques 
du  i"  au  IV*  siècle. 

(2)  De  Jejuniis.  c.  x. 


ORIGINE    DE    LA    MESSE    DES    PRESANCTIFIES 


-I 


eucharistiques  du  Jeudi-Saint  et  du  Vendredi-Saint,  l'origine,  le  rôle 
et  la  signification  véritable  de  la  liturgie  des  Présanctifiés  se  sont  insen- 
siblement oblitérés,  au  point  de  nous  être  aujourd'hui  complètement 
inconnus.  Les  historiens  ont  convenu,  en  désespoir  de  cause,  de  recon- 
naître en  elle  le  complément  des  anciennes  réunions  sans  liturgie  eucha- 
ristique. Mais  alors,  comment  expliquer  qu'il  y  soit  procédé  à  la  com- 
munion solennelle  au  corps  et  au  sang  du  Seigneur?  La  question  reste 
intacte:  elle  demande  un  examen  approfondi. 


En  Orient,  on  ne  pratiquait  primitivement  aucune  liturgie  eucharis- 
tique pendant  le  Carême,  excepté  le  samedi,  le  dimanche  et  le  Jeudi- 
Saint  (i). 

A  Jérusalem,  au  iv«  siècle,  la  coutume  était  de  célébrer  deux  Messes 
le  Jeudi-Saint  :  la  première  vers  3  heures  de  l'après-midi  :  c'était  la 
liturgie  du  jour;  la  seconde,  accomplie  après  le  coucher  du  soleil,  c'est- 
à-dire  au  début  de  la  vigile  du  Vendredi-Saint,  constituait  le  grand 
mémorial  de  la  Cène  pascale.  Elle  avait  lieu  exceptionnellement  sur  le 
Golgotha,  au  sanctuaire  de  la  Croix  post  crucem,  où  l'on  ne  célébrait 
le  Saint  Sacrifice  qu'une  seule  fois  l'an  :  Facia  ergo  missa  Martyrii,  venit 
post  criicem  :  dicitur  ibi  unus  hymnus  tantum,  fit  oratio  et  offeret  episcopus 
ibi  oblationem  et  commiimcant  omnes.  Excepta  enim  ipsa  die  una  per 
tantum  anniim  nunqmm  offeritur  post  crucem.  nisi  ipsa  die  tantum  (2). 
Saint  Augustin,  dans  sa  lettre  à  Janvier,  fait  une  allusion  manifeste 
il  cet  usage  palestinien  :  «  Si  quelque  voyageur,  dans  une  contrée  étran- 
gère où  le  peuple  de  Dieu  est  plus  nombreux,  plus  assidu  aux  offices 
et  plus  fervent,  voit,  par  exemple,  le  Saint  Sacrifice  offert  deux  fois,  le 
matin  et  le  soir,  le  jeudi  de  la  dernière  semaine,  de  Carême,  et  que, 
revenant  dans  son  pays  où  l'usage  est  d'offrir  le  Sacrifice  à  la  fin  du 
jour,  il  prétende  que  cela  est  mal  et  illicite  parce  qu'il  a  vu  faire 
autrement  ailleurs,  ce  sera  là  un  sentiment  puéril  dont  nous  aurons 
à  nous  défendre,  que  nous  devons  réformer  parmi  nos  fidèles  et  tolérer 
dans  les  autres.  »  (3) 

En  Afrique  donc,  et  probablement  dans  toute  la  chrétienté  en  Occident, 
on  ne  célébrait  le  Jeudi-Saint  qu'une  seule  liturgie  eucharistique  après 


(i)  «    "Oti   où  Set   âvT/i   TiTaapaxod-:/-,  aprov    7:&0Tyîf£:v.   li    ;;.•>!   àv   <7ap|îâT';>   y.al   ■/.•^f.a/.r, 
}i»ivov.  »  Concile  de  Làodicée,  c.  xlix. 

(2)  Peregrinatio  ad  Loca  sancta.  Ed.  Dl'Chesne,  Origines  du  culte  chrétien,  p.  488. 

(3)  Ep.  CXVin'ad  lantiarium,  c.  iv. 


^8  ÉCHOS  d'orient 


le  repas  du  soir,  en  vue  d'une  conformité  plus  grande  avec  les   cir- 
constances de  la  dernière  Cène  (i)/ 

L'oblatlon  célébrée  au  début  de  la  vigile  de  la  Passion  réalisait  ainsi 
en  fait  le  véritable  et  unique  Sacrifice  liturgique  du  Vendredi-Saint  par 
l'offrande  du  corps  de  Jésus-Christ  une  fois  pour  toutes.  (Hebr.  x.  lo.)  Car, 
par  une  seule  offrande,  il- a  amené  à  la  perfection  pour  toujours  ceux  qui 
sont  sanctifiés.  {Ibid.  x,  14.)  Le  Christ  qui  s'est  offert  une  seule  fois  pour 
porter  les  péchés  de  plusieurs  apparaîtra  sans  péché  une  seconde  fois  à  ceux 
qui  l'attendent  pour  leur  salut.  {Ibid.  ix,  28.) 

On  comprend,  dès  lors,  que  le  pape  Innocent  l^^''  (402-4 1 7),  en  Occident , 
ait  défendu  formellement  de  célébrer  dans  la  journée  du  Vendredi- 
Saint  (2).  L'Eglise,  qui  a  conservé  la  façon  juive  de  compter  les  jours 
d'un  coucher  du  soleil  à  l'autre,  entendait  affirmer  par  cette  injonction, 
conformément  à  la  tradition  des  Synoptiques,  l'unité  historique  et 
théologique  de  la  sainte  Cène  du  Seigneur,  témoignage  suprême  de 
«  la  nouvelle  alliance  en  son  sang  »,  avec  le  sacrifice  propitiatoire  et 
universel  consommé  le  même  jour  sur  la  croix  pour  le  salut  du  monde. 

La  communion  au  corps  et  au  sang  du  Seigneur  réalisant  ainsi  le 
grand  mémorial  de  la  mort  du  Christ,  aux  termes  de  cette  déclaration 
solennelle  de  l'Apôtre  :  Car  toutes  les  fois  que  vous  mange^  ce  pain  et  que 
vous  huve:^  cette  coupe,  vous  annonce^  la  mort  du  Seigneur  jusqu'à  ce  qu'il 
vienne  {l  Cor.w,  26),  on  prit  soin,  dès  lors,  de  réserver  précieusement 
une  part  des  dons  présanctifiés  à  la  Cène,  afin  de  pouvoir  les  distribuer 
aux  fidèles  à  l'heure  sainte  à  jamais  où  s'accomplit  le  divin  sacrifice  de 
notre  Rédemption. 

Cette  communion  commémorative  aux  dons  présanctifiés  se  pratiquait 
encore  à  Rome  et  dans  les  Gaules  au  viir  siècle,  après  la  cérémonie 
principale  (3)  de  l'adoration  de  la  Croix,  à  l'heure  de  None,  le  Vendredi- 
Saint. 

L'Ordo  Romanus  I,  dans  la  partie  afférente  à  l'Ordo  pascal  étranger 
à  l'usage  de  Rome,  fixe  la  célébration  de  la  Messe  du  Jeudi-Saint  vers 
les  II  heures  du  matin,  en  prescrivant  de  réserver  les  saintes  espèces 
pour  le  lendemain  :  Et  reservajttur  sancta  usque  in  crastinum.  Le  jour 
anniversaire  de  la  Passion  y  est  marqué  par  deux  offices  du  matin  au 


(i)  Cqncile  de  Carthage,  de  397,  c.  xxix  :  «  Ut  sacramenta  altaris  non   nisi  jejunis 
hominibus  celebrentur,  excepto  uno  die  anniversario  quo  cœna  Domini  celebratur.» 

(2)  Ep.  I,  c.  I,  c.  IV.  Cf.  GoARD,  EOxoAÔy.ov,  p.  174. 

(3)  Cette  cérémonie  jointe  à  la  Messe  des  Présanctifiés  constitue  le  rite  essentiel 
du  grand  mémorial  de  la  Passion,  elle  n'est  donc  nullement  adventice,  ainsi  que  l'a 
déclaré  M"  Duchesne  :  Origines,  p.  224. 


ORIGINE    DE    LA    MESSE    DES    PRESANCTIFIES  39 

terme  desquels  «  les  prêtres  regagnent  leur  tiiuli,  et  vers  la  neuvième 
heure  (3  heures)  de  l'après-midi,  ils  accomplissent  de  même  un  rôle  de 
lecture  et  de  répons,  lisant  l'Évangile  et  des  prières  solennelles,  puis 
ils  font  l'adoration  de  la  Croix,  et  tout  le  monde  communie  (i) . 

Par  ailleurs,  VOrdo  pascal  absolument  romain,  retrouvé  par  M.  de 
Rossi  dans  le  célèbre  manuscrit  épigraphique  et  topographique  d'Ein- 
siedeln  (Einsied.,  326),  décrivant  en  détail  l'ordre  des  cérémonies  de 
l'adoration  de  la  Croix  vers  la  neuvième  heure,  à  l'église  de  Sainte- 
Croix  de  Jérusalem,  ajoute  qu'ensuite  le  Pape  et  son  cortège  ecclésias- 
tique «  se  rendent  de  nouveau  au  Latran  en  psalmodiant  le  psaume 
Beati  immaculati.  Toutefois,  le  Seigneur  apostolique  n'y  communie 
point  non  plus  que  les  diacres,  mais  ceux  qui  veulent  communier 
doivent  recevoir  la  communion  de  la  cassette  qui  renferme  les  dons 
du  sacrifice  réservés  à  la  cinquième  férié.  Et  celui  qui  ne  désire  point 
communier  en  ce  lieu  se  rend  en  toute  autre  église  de  Rome  ou  titulus 
et  y  communie  »  (2). 

Le  fait  que  dans  le  rite  grec  la  Messe  des  'Présanctifiés  est  en  rapport 
étroit  avec  le  jeûne  et  qu'elle  est  régulièrement  précédée  de  l'office  des 
Vêpres  ou  Lucernaire,  témoigne  bien  qu'en  Orient  cette  liturgie  excep- 
tionnelle se  pratiquait  primitivement  le  soir  du  Vendredi-Saint. 

Le  Peregriîiatio  ad  loca  sancta  ne  fait  point  mention  de  la  communion 
des  présanctifiés.  Après  avoir  décrit  tout  au  long  la  touchante  cérémonie 
de  l'adoration  de  la  Croix,  la  pieuse  pèlerine  Euchérie  abrège  malheu- 
reusement son  récit  en  disant  que  «  du  sanctuaire  ante  Criicem,  on  se 
rendait  aussitôt  dans  la  grande  basilique  ou  Martyrium  où  s'accomplis- 
saient les  offices  qu'on  avait  coutume  de  célébrer  en  ce  lieu,  à  l'heure' 
de  None  jusqu'au  soir  »  (3).  Or,  suivant  les  indications  générales  qu'elle 
nous  fournit  ailleurs,  à  partir  de  cette  heure  déterminée,  jusqu'à  la 
première  heure  de  la  nuit,  «  on  récitait  continuellement  des  hymnes 
et  des  antiennes,  on  lisait  des  leçons  appropriées  au  jour  et  au  lieu,  en 
y  intercalant  des  oraisons,  et,  le  moment  venu,  on  récitait  l'office  du 
lucernaire,  de  sorte  que  le  renvoi  se  faisait  également  la  nuit  au  Mar- 


(i)  Deinde  revertentur  presbiteri  per  titula  sua,  et  hora  noua  tant  de  leclionibus 
quant  responsoriis  vel  evangelium  seu  et  oraciones  sollemties  faciunt  similiter,  et 
adorant  sanctam  crucem  et  communicantur  omnes.  Ordo  Romanus  u  Ed.  Dlchesne, 
Origines  du  culte  chrétien,  appendice,  p.  451. 

(2)  Et  procèdent  iterum  ad  Lateranis  psallendo  «  Beati  immaculati  ».  Attamen 
apostolicus  ibi  non  communicat  nec  diaconi;  qui  vero  communicare  voluerit,  com- 
municat  de  capsis  de  sacrificio  quod  V  feria  servatum  est.  Et  qui  noluerit  ibi  com- 
municare vadit  per  alias  ecclesias  Romœ  seu  per  titulos  et  covimunicat.  Cf.  Duchesne, 
op.  cit.,  p,  466. 

(3)  Cf.  Duchesne,  Origines,  p.  492. 


40  ÉCHOS    D  ORIENT 


tyrium  »  (i).  Par  contre,  le  Kanonarion  ou  Ordo  de  Jérusalem  récemment 
découvert  dans  un  manuscrit  géorgien  du  vu*  siècle  mentionne  en 
toutes  lettres  la  clôture  de  l'office  du  lucernaire  le  Vendredi-Saint,  par 
la  liturgie  des  présanctifiés  suivie  de  la  communion  générale  des 
fidèles  (2).. 

11 

La  liturgie  des  dons  présanctifiés  Ac!.Toyp*"^a  'wv  ■:rpo7,Y'-a<Tpivo)v  (s.  e.  3w- 
pojv)  constituait,  aux  termes  mêmes  de  cette  dénomination,  non  pas 
un  sacrifice  intégral,  mais  une  participation  solennelle  de  tous  les 
fidèles  au  corps  sacré  et  au  précieux  sang  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ.  C'est  ce  que  marque  d'ailleurs  très  clairement  l'oraison 
«  AiTTzoTa  ar'.î  »,  composée  pour  cette  Messe  dans  le  rite  grec, 
oraison  par  laquelle  le  célébrant  implore  Dieu  le  Père  de  nous  rendre 
dignes,  dans  sa  miséricorde,  de  recevoir  son  Fils,  le  Roi  de  gloire, 
dont  «  le  corps  immaculé  et  le  sang  vivifiant  sont  transférés  en  cet 
instant  sur  la  table  mystique,  environnés  invisiblement  de  la  multitude 
de  l'armée  céleste  »  (3). 

Les  dons  sacrés  sont  toujours  nommés  au  pluriel,  preuve  certaine 
qu'à  l'origine  les  chrétiens  recevaient  le  corps  et  le  sang  du  Christ  dans 
cette  Messe,  sous  l'une  et  l'autre  espèces  du  pain  et  du  vin.  L'usage 
exclusif  de  la  sainte  Réserve  sous  la  seule  espèce  du  pain  aura  été  motivée, 
au  V  ou  VF  siècle,  par  les  modifications  apportées  à  l'ordonnance  de  la 
mystagogie  commémorative  de  la  Cène  pascale  au  cours  de  laquelle 
s'accomplissait  la  consécration  des  dons  sacrés.  Cet  office  et  celui  de 
la  Messe  des  Présanctifiés  qui  en  était  le  complément  obligé  ne  se  trou- 
vaient séparés  l'un  de  l'autre  que  par  un  laps  de  temps  relativement 
court.  L'altération  possible  du  précieux  sang  dans  les  chaudes  contrées 
d'Orient  n'était  pour  lors  nullement  à  appréhender:  ce  qui  ne  fut  plus 
le  cas  lorsqu'on  en  vint  à  célébrer  la  Messe  du  Jeudi-Saint  dans  la 
matinée  de  ce  jour. 

11  semble  bien,  à  première  vue,  que  sous  le  terme  de  sancta  qui  tra- 
duit littéralement  le  grec  -rà  àyia  (s.  e.  owpa)  dans  l'Ordo  Romanns  I, 
on  doive  entendre  le  pain  et  le  vin  consacrés,  étant  donné  qu'aux  viir  et 


(i)  Cf.  DucHESNE,  Origines,  p.  492. 

(2)  Prot.  CoRN.C.  Kékélidzê, /^roMSti//»JsA/j'  kanonar  vu  véka  {grou%,inskaïa  rersia] 
=  kanonarion  jêrosolymitain  [version  géorgienne).  Tiflis,  1912,  in-8'  vii-346  pages. 

(3)  GoARD,  F.'JxoXôoy.ov.  p.  i66. 


ORIGINE    DE    LA   MESSE    DES    PRÉSANCTIFIÉS  41 

ix«  siècles  la  sainte  communion  se  distribuait  régulièrement  sous  les  deux 
espèces  (i).  Cependant,  le  doute  subsiste  encore  à  ce  sujet,  car  le  même 
terme  de  sancta  se  trouve  employé  à  plusieurs  reprises  dans  ledit 
document,  pour  désigner  les  dons  sacrés  sous  l'une  ou  l'autre  espèce  : 
Et  confringunt  sacerdotes  sancta...  et  diaconus  cooperii  sancta  seu  et  calicœ 
super  altare  cum  corporale  (2). 

D'autre  part,  on  peut  également  inférer  de  V  Or  do  Romanus  à'^ms\tàé[n 
qu'à  Rome,  au  vnie  siècle,  la  coutume  était  plutôt  de  ne  conserver  les 
dons  sacrés  que  sous  la  seule  espèce  du  pain,  comme  paraît  l'indiquer 
le  terme  spécial  de  capsa  =  cassette,  pour  désigner  l'objet  précieux 
dans  lequel  étaient  renfermés  les  éléments  de  la  communion  du 
Vendredi-Saint. 

La  Messe  des  Présanctifiés,  argument  perpétuel  de  la  tradition  de 
l'Église,  s'accomplit  de  nos  jours,  dans  le  rite  latin,  une  seule  fois  par 
an,  au  Vendredi-Saint,  après  l'auguste  cérémonie  de  l'adoration  de  la 
Croix.  Le  prêtre  célébrant  y  communie  seul,  cependant  qu'aux  viii*'  et 
ix<^  siècles,  voire  même  au  xir  siècle,  le  cérémonial  de  cette  oblation 
prescrit  positivement  la  communion  générale  des  fidèles,  comme  en 
fait  foi  une  rubrique  spéciale  du  remarquable  antiphonaire  noté  de 
l'abbaye  des  Prés  de  Rouen  (3). 

En  Orient,  l'époque  et  les  jours  où  doit  s'accomplir  la  liturgie  des 
Présanctifiés  ont  été  fixés  par  le  concile  in  Trtillo  (692).  Cependant,  la 
version  géorgienne  du  Kanonarion  de  Jérusalem  qui  est  du  même  temps 
ne  marque  pas  d'autre  Messe  des  Présanctifiés  que  celle  du  Vendredi- 
Saint. 

Par  une  surprenante  anomalie,  la  grande  Église  de  Constantinople 
et  les  Eglises  de  langue  slave  qui  adoptèrent  le  rite  byzantin  suivant 
lequel  on  célèbre  la  liturgie  des  Présanctifiés  trois  fois  par  semaine 
pendant  le  Carême,  ont  successivement,  sans  raison  apparente,  aban- 
donné l'usage  antique  de  cette  liturgie  au  jour  traditionnel  du  Vendredi- 
Saint  :  celle-ci  au  xiir^  siècle,  celles-là  au  cours  du  xiv^  siècle  seu- 
lement (4). 


(i)  L'abandon,  en  Occident,  de  la  communion  des  fidèles  sous  l'espèce  du  vin  est 
une  précaution  d'ordre  pratique,  prise  spontanément  par  certaines  Eglises  au  xiii'  siècle. 
Cet  usage  s'étant  généralisé  a  été  définitivement  consacré  au  concile  de  Constance 
en  i^i5  (Sess.  XIII). 

(2)  Op.  cit.,  p.  450. 

(3)  J.-B.  Thibaut,  Monuments  de  la  notation  ekphonétique  et  neumatique  de 
l'Eglise  latine.  Documents,  p.  23*-24*. 

(4)  J.-B.  Thibaut,  Monuments  de  la  notation  ekphonétique  et  hagiopolite  de 
l'Eglise  grecque,  p.  21. 


42  ÉCHOS    D  ORIENT 


m 

La  tradition  orientale  attribue  de  longue  date,  on  ne  sait  pourquoi, 
l'ordonnance  de  la  Messe  des  Présanctifiés  à  saint  Grégoire  le  Grand  (i). 
Saint  Sophrone  de  Jérusalem  (646)  en  parle  comme  d'un  usage  ancien 
venant  des  apôtres.  Siméon  de  Thessalonique,  dans  sa  réponse  à  Gabriel, 
la  fait  également  remonter  aux  temps  apostoliques  en  raison  de  ce 
qu'elle  accompagne  le  jeûne  qui  est  manifestement  d'institution  apo- 
stolique. 

Les  plus  doctes  liturgistes  nous  signalent  l'apparition  de  la  Messe  des 
Présanciifiés  dans  les  manuscrits  latins  du  viii^  siècle,  sans  pouvoir 
d'ailleurs  se  prononcer  sur  son  origine  et  son  antiquité.  11  n'est  pas  sans 
intérêt,  à  ce  propos,  de  faire  observer  ici  l'analogie  frappante  de 
l'exposé  des  chapitres  vni-x  de  la  Didachè  ou  Doctrine  des  Apôtres 
jusque-là  insuffisamment  expliqués,  avec  la  liturgie  des  Présanctifiés 
telle  qu'elle  subsiste  dans  le  rite  latin. 

La  Didaché  des  Apôtres,  cet, antique  document  du  premier  siècle 
(80-100,  Funk,  Zahn,  Lightfoot),  d'une  valeur  incomparable  pour  l'étude 
des  institutions  chrétiennes,  comprend  dans  .une  première  partie  un 
exemplaire  de  la  catéchèse  dans  laquelle  devaient  être  instruits  les  can- 
didats au  baptême.  Le  chapitre  viii  établit  la  loi  du  jeûne  et  la  formule 
de  prière  des  chrétiens  :  le  Pater  qu'ils  doivent  réciter  trois  fois  par 
jour,  c'est-à-dire  aux  trois  heures  saintes  de  la  Passion  :  à  la  troisième, 
à  la  sixième  et  à  la  neuvième  heure  (2).  Suivent,  aux  chapitres  ix  et  x. 
des  prières  eucharistiques  d'un  genre  exceptionnel,  qui  se  terminent 
par  une  évocation  de  la  Parousie  et  du  Royaume  où  s'accomplira  l'unité 
parfaite  de  l'Église. 

VIII.  Que  vos  jeûnes  n'aient  pas  lieu  en  même  temps  que  ceux  des  hypocrites. 
Ils  jeûnent,  en  effet,  le  lundi  et  le  jeudi;  pour  vous,  jeûnez  le  mercredi  et  le 
vendredi.  Ne  priez  pas  non  plus  comme  les  hypocrites,  mais  de  la  manière  que 
le  Seigneur  a  ordonnée  dans  son  Evangile  :  Priez  ainsi  : 

Notre  Père  qui  es  au  ciel, 

Que  ton  nom  soit  sanctifié. 

Que  ton  royaume  arrive. 

Que  ta  volonté  soit  faite  sur  la  terre  comme  au  ciel. 


•(i)  Peut-être  peut-on  rattacher  cette  opinion  à  ce  fait  que  l'introduction  du  Pater 
à  la  Messe  latine  est  due  au  pape  saint  Grégoire.  Innovation  dont  la  conséquence  fut 
de  conformer  l'usage  de  Rome  à  celui  de  Constantinople.  La  présence  de  l'Oraison 
dominicale  à  \a.  fin  du  Canon  dans  la  liturgie  commune  des  Grecs  montre  qu'elle 
tenait  lieu  de  préparation  à  la  communion,  rôle  encore  plus  accentué  dans  la  Messe 
des  Présanctifiés.  Cf.  S.  Gregor.,  ep.  IX,  12  (26). 

(2)  Tertullien,  De  Oratione,  xxv,  et  De  jejimio,  x. 


ORIGINE    DE    LA    MESSE    DES    PRESANCTIFIES  43 

Donne-nous  aujourd'hui  le  pain  nécessaire  à  notre  subsistance. 

Remets-nous  notre  dette. 

Comme  nous  remettons  aussi  la  leur  à  nos  débiteurs. 

Et  ne  nous  induis  pas  en  tentation. 

Mais  délivre-nous  du  mal. 

Car  à  toi  est  la  puissance  et  la  gloire  dans  les  siècles! 

Priez  ainsi  trois  fois  par  jour. 

IX.  Quant  à  l'Eucharistie,  rendez  grâce  ainsi  : 

D'abord  pour  le  calice  : 

Nous  te  rendons  grâce,  ô  notre  Père, 

Pour  la  sainte  vigne  de  David,  ton  serviteur 

Que  tu  nous  as  fait  connaître  par  Jésus,  ton  serviteur. 

Puis  pour  le  pain  rompu  : 

Nous  te  rendons  grâce,  ô  notre  Père, 

Pour  la  vie  et  la  science 

Que  tu  nous  as  fait  connaître  par  Jésus,  ton  serviteur. 

Gloire  à  toi  dans  les  siècles! 

Comme  ce  pain,  rompu  autrefois,  disséminé  sur  les  montagnes,  a  été  recueilli 
pour  devenir  un  seul  tout, 

Qu'ainsi  ton  Eglise  soit  rassemblée  des  extrémités  de  la  terre  dans  ton  royaume. 

Car  à  toi  est  la  gloire  et  la  puissance  par  Jésus-Christ  dans  les  siècles! 

Que  personne  ne  mange  et  ne  boive  de  votre  Eucharistie,  si  ce  n'est  les 
baptisés  au  nom  du  Seigneur,  car  c'est  à  ce  sujet  que  le  Seigneur  a  dit  :  Ne 
donnez  pas  ce  qui  est  saint  aux  chiens. 

Ce  chapitre  donne  lieu  à  une  série  de  remarques  particulièrement 
suggestives  : 

l'j  Tout  en  accusant  une  signification  euctiaristique  qui  n'a  jamais 
fait  de  doute  dans  la  tradition  clirétienne  (i),  il  ne  produit  aucune 
description  du  rite  de  la  consécration  accomplie  dans  l'assemblée. 

2«  En  vertu  d'une  économie  rituelle  tout  à  fait  inattendue,  la  prière 
eucharistique  prescrite  en  premier  lieu  a  trait  au  calice.  Elle  s'adresse 
à  Dieu  en  action  de  grâces  «  pour  la  sainte  vighe  de  David  son  ser- 
viteur ».  Cette  expression  désigne  le  sang  du  Christ.  Cette  interpré- 
tation a  pour  elle  l'autorité  de  Clément  d'Alexandrie  (2)  et  d'0rigène(3). 

30  La  seconde  prière  eucharistique  est  formulée  à  propos  du  pain 
rompu  (rispl  Toù  xÀâTjxato;),  expression  qui  donne  clairement  à  entendre 
que  la  prière  de  consécration  a  été  prononcée  antérieurement  et  que 
nous  sommes  bien  ici  en  présence  d'une  prière  eucharistique  des 
dons  présanctifiés. 


(1)  Les  Constitutions  apostoliques,  vu,  ch.  25-26,  utilisant  ce  chapitre,  ont  eu  pour 
objet  de  mettre  encore  en  plus  haut  relief  la  doctrine  eucharistique.  —  Comparez  éga- 
lement l'oraison  finale  de  la  liturgie  des  Présanctifiés  dans  le  rite  grec. 

(2)  Quis  dives  salvetur,  29*  Outoî  XfitTTÔ;  0  tov  oîvov  tô  aï|j.a  t?,:  àu.7:c'/.o-J  rr,;  Axv:o. 

(3)  Hom.  in  Jud.,  vi,  2. 


44  HCHOS    D  ORIENT 


Quant  au  mode  de  distribution  des  saintes  espèces,  il  peut  avoir 
été  établi  dans  un  ordre  inverse  au  cours  de  cette  cérémonie  parti- 
culière, en  vertu  de  certaines  considérations  symboliques  fondées 
peut-être  sur  ce  passage  de  la  première  épître  aux  Corinthiens  :  La 
coupe  de  bénédiction  que  nous  bénissons  n'est-elle  pas  la  communion  au 
sang  du  Christ?  Le  pain  que  nous  rompons  j  n'est -il  pas  la  communion 
au  corps  du  Christ  ?  Puisqu'il  y  a  un  seul  pain,  nous  qui  sommes  plu- 
sieurs j  nous  faisons  un  seul  corps,  car  nous  participons  tous  au  même  pain . 
(/  Cor.  X,  16-17.) 

En  toute  hypothèse,  les  prières  eucharistiques  de  la  Didachc  ne 
donnent  pas  une  description  complète  du  rite  suivi  dans  la  célébration 
de  la  Cène,  cependant  qu'elles  ont  trait  d'une  manière  évidente  à  la 
communion  des  fidèles  au  sang  vivifiant  et  au  corps  sacré  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ. 

Cette  importante  question  comporte  un  dernier  corollaire  :  la  pro- 
cession ou  théorie  mystique  du  transfert  solennel  des  dons  sacrés  du 
reposoir  ou  de  la  table  de  la  prothèse  au  maître-autel  pratiquée  au  cours 
de  la  Messe  des  Présanctifiés  a  été  introduite  dans  la  liturgie  commune 
du  rite  byzantin  sous  la  dénomination  de  Grande  Entrée,  MîYâÀr,  sl'70^0;,^ 
très  vraisemblablement  à  Antioche,  en  même  temps  que  le  Credo  qui 
lui  fait  suite,  par  Pierre  le  Foulon,  en  471,  et  cela,  par  manière  de  pro- 
testation contre  les  hérésies  de  Macédonius  et  d'Arius.  La  prière  de  la 
Grande  Entrée,  O  twv  h.ho-r,xCy/,  en  fait  foi  en  vertu  de  ces  passages: 
O  -MovOYîv/.s  ^-O'J  u'.o;  xal  Bso;  y, ijlwv.  —  'AuTto  tw  Xo'.tto)  to)  aAr/irvo) 
(')tCi  r,[jLwv.  Qiiand  les  orthodoxes  de  Byzance  mtroduisirent  cette  céré- 
monie dans  leur  liturgie  commune  sous  Justin  II  (565-Î78),  ils  en  firent, 
à  leur  tour,  un  manifeste  contre  l'hérésie  des  monophysites  :  témoin  ce 
passage  de  la  prière  'OùSsl;  a^'.o;;  —  'Atostîto;  xal  àvay^ouÔTo;  vsyovxç 

Saint  Justin  martyr  et  saint  Hippolyte  de  Rome  témoignent  que  le  rite 
de  l'oblation  s'accomplissait,  à  l'origine,  avec  la  plus  extrême  simpli- 
cité :  Quand  les  prières  sont  terminées,  nous  nous  donnons  le  baiser  depaix. 
Ensuite  on  apporte  à  celui  qui  préside  l'assemblée  des  frères  du  pain  et  une 
coupe  d'eau  et  de  vin  trempé,  etc.  (i).  Ensuite  nous  nous  levons  tous  et  nous 
prions  ensemble  à  haute  voix.  Puis,  comme  iwus  l'avons  déjà  dit,  lorsque  la 
prière  est  terminée,  on  apporte  le  pain  avec  du  vin  et  de  Veau.  Celui  qui 
préside  fait  monter  au  ciel  les  prières  et  les  eucharisties,  autant  qu'il  peut,  et 


l)   /  Apol.   LXV,    2,   3. 


ORIGINE    DE    LA    MESSE    DES    PRESANCTIFIES 


tout  le  peuple  répond  par  Vacclamaiion  :  «  Amen!  »  (  i  ).  —  Le  diacre  apporte 
les  oblations  et  celui  qui  vient  d 'être  sacré  évéque  impose  avec  les  prêtres 
la  main  sur  les  oblats  en  disant  :  Le  Seigneur  soit  avec  vous,  etc.  (2). 

Un  texte  remarquable  et  trop  longtemps  méconnu  de  saint  Eutychius, 
patriarche  de  Constantinople,  prouve  qu'il  en  était  de  même  à  Alexandrie 
au  temps  de  saint  Athanase,  et  qu'en  outre,  au  vf  siècle,  l'Église  de 
Byzance  ne  pratiquait  point  encore  la  procession  de  l'oblation  au  cours 
de  la  liturgie  commune  :  C'est  pourquoi  ceux-là  agissent  d'une  manière 
insensée  qui  transfèrent  sur  le  saint  autel,  dans  la  pompe  d'une  procession, 
le  pain  de  l'oblation  et  le  calice  récemment p-êparé.  Ils  font  chanter  par  le 
peuple  une  certaine  hymne  psalmodique  qu'ils  croient  appropriée  à  cette 
cérémonie.  C'est,  disent-ils,  la  translation  du  roi  de  gloire;  car  c'est  ainsi 
littéralement  qu'ils  appellent  les  oblats  transférés,  bien  qu'ils  n'aient  pas 
encore  été  consacré  s  par  l'invocation  pontificale  et  la  sanctification  solenfielle. 
A  moins  que  leur  hymnologie  ait  un  autre  sens!  Or,  le  grand  Athanase, 
dans  son  discours  aux  nouveaux  baptisés,  dit  :  «  Tu  verras  les  lévites 
porter  les  pains  et  le  calice  du  vin  et  les  déposer  sur  l'autel.  Et  tant  que  les 
prières  et  les  invocations  ne  sont  pas  terminées,  il  n'y  a  pas  autre  cJjose  que 
le  pain  et  le  calice,  mais  dès  que  les  grandes  et  merveilleuses  oraisons  sont 
achevées,  alors  le  pain  devient  le  corps  et  le  calice  contient  le  sang  de  Notre- 
Seigneur  fèsus-Christ  ».  (3) 

L'hymne  psalmodique  appropriée  à  la  cérémonie  si  hautement 
réprouvée  par  saint  Eutychius  est  le  verset  9  du  psaume  xxiii,  mentionné 
dans  le  rôle  des  liturgies  dominicales  du  temps  de  Pâques,  dans  le  Codex 
Sinaïticus  l  (liturgicus),  que  j'ai  récemment  découvert  dans  la  Biblio- 
thèque Nationale  de  Pétrograd  :  Portes,  éleve^  vos  linteaux;  élevei-vous 
aussi,  portes  éternelles,  et  le  Roi  de  gloire  entrera  (4). 

Le  sens  de  cette  hymne  et  autres  semblables  qui  l'ont  remplacée  par 
la  suite  dans  les  diverses  liturgies  orientales,  les  honneurs  rendus  par 
prolepse  au  pain  et  au  vin  qui  ne  sont  pas  encore  consacrés,  indiquent 
manifestement  que  les  rites  de  la  Grande  Entrée  ont  été  empruntés  à  la 
Messe  des  Présanctifiés,  au  cours  de  laquelle  le  corps  du  Seigneur, 
conservé  aujourd'hui  sous  la  seule  espèce  du  pain,  est  réellement  trans- 
porté sur  la  patène  et  déposé  sur  le  maître-autel. 


\\]  I  ApoL  Lxvii,  5.  . 

(2)  S.  HippoLYTE,  Canons  arabes,  §  19.  Cf.  M";,Dlchesne,  Origines,  p.  5o6. 

(3)  S.  Eutychii.  Servi,  de  Paschate  et  SS.  Eucharistia,  8.  Cf.  Migne,  P.  G.,  LXXXVI, 
coL  2400-2402. 

(4)  C.  J.B.   Thibaut,  Monuments  de  ta  notation   ekphonétique  et  hagiopolite  de 
l'Eglise  grecque.  Documents,  i  et  suiv. 


^6  KCHos  d'orient 


Détail  digne  de  remarque  :  les  églises  gallicanesadoptèrent  la  cérémonie 
de  la  Grande  Entrée,  bien  avant  l'Hglise  de  Byzance.  Saint  Germain  de 
Paris  (t  776)  nous  en  a  laissé  une  description  assez  précise  dans  son 
traité  de  la  liturgie  gallicane,  sous  les  dénominations  de  Somis  et  de 
Laudes  (i).  Un  examen  approfondi  de  ce  précieux  document  m'a  très 
heureusement  conduit  à  la  découverte  suivante  : 

La  procession  solennelle  de  VoMation,  cérémonie  la  plus  imposante 
des  liturgies  gallicanes  et  byzantines,  accomplie  présentement  dans  les 
différentes  liturgies  du  rite  grec,  au  chant  de  l'Ol  -h  \spo'jS'l|j.du  i:'/;-/',Tàr(.) 
Tcàcra  77.%;  ou  du  A-jv/y-s'.;  suivis  de  V Alléluia  trois  Fois  répété,  repré- 
sente la  pompe  souveraine  du  grand  drame  de  la  seconde  parousie  du 
Rédempteur  (2).  Le  chapitre  xix  de  l'Apocalypse,  qui  dépeint  la  vision 
prophétique  de  la  victoire  définitive  de  Jésus  sur  l'Antéchrist,  a  visi- 
blement fourni  le  thème  sublime  de  cette  marche  triomphale,  et,  de 
plus,  la  description  du  vêtement  royal  du  juste  Juge  aura  déterminé, 
au  début  du  vi«  siècle  seulenT^nt,  la  création,  l'usage  et  la  signification 
mystique  des  insignes  pontificaux  :  le  diadème,  la  crosse,  Vêpigonation 
et  l'étole. 

Ceci  posé,  on  jugera  du  bien-fondé  de  cette  déclaration,  en  examinant 
ci-dessous  les  points  de  comparaison,  et  ils  sont  nombreux,  qui  s'éta- 
blissent entre  la  procession  de  la  Grande  Entrée  suivant  les  rites  grecs 
et  gallican,  et  le  chapitre  xix  de  l'Apocalypse. 

APOCALYPSE,  CH.  XIX  GRANDE  ENTREE. 

V.  I.  Après  cela,  j'entendis  dans  le  Rite  gallican    et   codex    Petropoli- 

ciel  comme  une  voix  forte  d'une  foule  tanus    XLIV   {Sinaïticiis) .    Chant  du 

nombreuse    qui   disait:   Alléluia.'   Le  verset  psalmique  des  Laurfe^  avec  triple 

salut,  la  gloire  et  la  puissance  sont  à  alléluia. 

notre  Dieu.  Rite  grec  moderne.  ChSinideVhymnc 

V.  3.  Et  ils  dirent  une  seconde  fois  chérubique  terminé  par  trois  alléluia. 

Alléluia/...   El  sa  fumée   monte   aux  Le  célébrant  et  le  diacre  récitent  cette 

siècles  des  siècles.  hymne  en  particulier,  après  Vencense- 

V.  4.  Et  les  vingt-quatre  vieillards  et  ment  de  l'autel  et  du  prêtre  par  le  diacre, 

lesqualre êtres  vivants  sejy?-as/ernère»^  A    la    Messe    des    Présanciifiés,    \e 

et  adorèrent  D'ien  assis  sm  \c  ifàne  en  prêtre    encense   lui-même    l'autel    en 

disant  :  Amen!  Alléluia!  récitant  le  psaume  l.    Suit  la  proces- 


(1)  L'Expositio  Liturgiœ  gallicanœ  de  saint  Germain  de  Paris  vient  de  faire  l'objet 
d'une  étude  remarquable  de  M''  Batiffbl  :  Etudes  de  Liturgie  et  d'Archéologie  chré- 
tienne, p.  245-290.  Paris,  1919. 

2)  Cf.  J.-B.  Thibaut,  op.  cit.,  p.  22-23.  Monuments  grecs.  L'acclamation  hébraïque  de 
l'Alleluia  exprimée  à  plusieurs  reprises  dans  le  chapitre  xix  de  l'Apocalypse  ne  se 
rencontre  nulle  part  ailleurs  dans  tout  le  Nouveau  Testament.  Aussi  bien  est-ce  cette 
simple  constatation  qui  nous  a  conduit  à  la  découverte  des  analogies  que  nous  croyons 
devoir  exposer  ici. 


ORIGINE    DE    LA    MESSE    DES    PRESANCTIFIES 


47 


V.  5.  Et  une  voix  sortit  du  trône 
disant  :  Louez  notre  Dieu,  vous  tous 
ses  serviteurs,  vous  qui  le  craignez, 
petits  et  grands. 

V.  6,  Et  j'entendis  comme  une  voix 
d'une  foule  nombreuse,  comme  un 
bruit  de  grandes  eaux,  et  comme  un 
bruit  de  forts  tonnerres  disant  Alléluia  ! 
Car  le  Seigneur  notre  Dieu  est  rentré 
dans  son  règne. 

V.  7.  Réjouissons-nous  et  soyons 
dans  l'allégresse,  et  donnons-lui  gloire  ; 
car  les  noces  de  l'Agneau  sont  venues, 
et  son  épouse  s'est  préparée. 

V.  8.  Et  il  lui  a  été  donné  de  se  re- 
vêtir d'un  fin  lin,  éclatant,  pur.  Car  le 
fin  lin,  ce  sont  les  œuvres  justes  des 
saints. 

V.  9.  Et  l'ange  me  dit  :  Ecris  :  Heu- 
reux ceux  qui  sont  appelés  au  festin 
de  noces  de  l'Agneau!  Et  il  me  dit  : 
Ces  paroles  sont  les  véritables  paroles 
de  Dieu. 

V.  10.  Et  je  tombais  à  ses  pieds  pour 
l'adorer;  mais  il  me  dit  :  Garde-toi  de 
le  faire!  Je  suis  ton  compagnon  de 
service,  et  celui  de  tes  frères  qui  ont  le 
témoignage  de  Jésus.  Adore  Dieu.  Car 
le  témoignage  de  Jésus  est  l'esprit  de 
prophétie. 


V.  II.  Puis  je  vis  le  ciel  ouvert,  et 
voici,  parut  un  cheval  blanc.  Celui  qui 
le  montait  s'appelle  Fidèle  et  Véritable, 
et  il  juge  et  combat  avec  justice. 

V.  12.  Ses  yeux  étaient  comme  une 
flamme  de  feu;  sur  sa  tête  étaient  plu- 
sieurs diadèmes;  il  avait  un  nom  écrit 
que  personne  ne  connaît,  si  ce  n'est 
lui-même. 

V.  i3.  Et  il  était  revêtu  d'un  vête- 
ment teint  de  sang.  Son  nom  est  le 
Verbe  de  Dieu. 


sion  de  l'oblation,  pendant  laquelle 
tous  les  fidèles  s'inclinent  profondé- 
ment ou  se  prosternent  jusqu'à  terre 
adorant  la  sainte  Réserve  à  la  Messe 
des  Présanctijiés ;  rendant  par  pro- 
lepse  dans  la  Liturgie  commune  aux 
dons  sacrés,  antitypes  du  corps  et  du 
sang  du  Rédempteur,  les  mêmes  hon- 
neurs qu'après  la  consécration. 

Les  ministres  sacrés,  revêtus  de 
blanches  aubes  de  fin  lin  et  de  riches 
ornements,  s'avancent  avec  pompe  par 
le  milieu  du  chœur  vers  l'autel.  Au 
moment  de  rentrer  dans  le  sanctuaire, 
le  célébrant  se  place  sur  la  soléa  (i) 
dans  l'encadrement  de  la  porte  royale, 
pour  recevoir  les  oblats  et  prononcer 
l'ekphonèse:  «Que  le  Seigneur  se  sou- 
vienne de  nous  tous  en  son  royaume...-» 
Le  chœur  répond  :  Amen. 

Le  chœur  reprend  alors  le  chant 
interrompu  de  l'hymne  chérubique.  — 
Codex  xLiv  :  Ao;a  et  reprise  antipho- 
nique de  l'alléluia  et  du  verset  psal- 
mique,  aux  Messes  du  dimanche;  aux 
Messes  fériales  :  Théotokion  (2). 

Le  diacro  vient  s'incliner  devant  le 
prêtre  en  le  suppliant  par  deux  fois  : 
«  Priez  pour  moi,  seigneur.  »  «  Sou- 
venez-vous de  moi,  seigneur  saint.  » 
Sur  une  invocation  de  ce  dernier,  il  se 
retourne  vers  l'autel  et  adore  Dieu. 

Description  de  la  personne  adorable 
dusoui'erain  Juge,  représenté  au  cours 
de  l'action  liturgique  par  l'évêque  re- 
vêtu des  ornemenis  et  insignes  pon- 
tificaux. 

Emploi  symbolique  du  dikirion  et 
du  trihirion  (3).  Port  de  la  couronne 
royale  ornée  de  pierreries  et  surmontée 
d'une  croix. 

L'aube  ou  stichirarion,  qui  était 
autrefois  ornée  de  bandes  rouges  dites  : 
Jhimina,  fleuves. 


(i)  Avant-marche  qui  donne  accès  au  sanctuaire  et  à  l'autel. 

(2)  Tropaire  en  l'honneur  de  la  Sainte  Vierge. 

(3)  Le  dikirion  et  le  trikirion  sont  des  chandeliers  à  deux  et  trois  branches  symbo- 
lisant :  le  premier,  les  deux  natures  en  Jésus-Christ,  le  second  la  Très  Sainte  Trinité. 
L'évêque  seul  a  le  droit  de  les  employer  pour  bénir  le  peuple,  en  croisant  alternati- 
vement les  bras  et  en  se  tournant  vers  les  quatre  points  cardinaux. 


48 


ECHOS    D  ORIENT 


V.  14.  Les  armées  qui  sont  dans  le 
ciel  le  suivaient  sur  des  chevaux  blancs, 
revêtues  d'un  fin  lin  blanc,  pur. 

V.  i5.  De  sa  bouche  sortait  une 
épée  aiguë  pour  frapper  les  nations;  il 
les  paîtra  avec  une  verge  de  fer  ;  et  il 
foulera  la  cuve  de  vin  de  l'ardente 
colère  du  Dieu  tout-puissant. 

V,  16.  Il  avait  sur  son  vêtement  et 
sur  sa  cuisse  un  nom  écrit  :  Roi  des 
rois  et  Seigneur  des  seigneurs. 


V.  17.  Et  je  vis  un  ange  qui  se  tenait 
dans  le  soleil.  Et  il  cria  d'une  voix 
forte,  disant  à  tous  les  oiseaux  qui 
volaient  par  le  milieu  du  ciel  :  Venez, 
rassemblez- vous  pour  le  grand  festin 
de  Dieu. 


Les  acolytes  et  ministres  sacrés  qui 
prennent  part  au  cortège  de  l'oblation 
doiventêtre  revêtus  de  robes  de  lin  d'une 
blancheur  immaculée. 

Usage  du  bdton  pastoral  ou  rabdos, 
en  métal  précieux,  terminé  au  sommet 
en  forme  de  Tau,  symbolisant  par  là 
le  signe  du  salut  et  de  la  vengeance 
divine  au  grand  jour  de  la  colère  du 
Dieu  tout-puissant! 

La  chasuble  :  phélonion  ou  saccon, 
le  pallium  ou  épitrakilion  et  Vépigo- 
nation,  insigne  de  forme  rhomboïdale, 
orné  d'une  croix  que  l'évêque  elle  Pape 
seul  chez  les  latins  portent  le  long  de 
la  jambe  droite  à  la  hauteur  du  genou. 

Le  célébrant,  qui  se  tient  debout 
devant  l'autel,  entonne  le  chant  eu- 
charistique de  la  Pré/ace  ou  Anaphore, 
convoquant  les  fidèles  à  la  grande 
Cène  de  Dieu,  viatique  de  la  vie  spiri- 
tuelle et  principe  de  vertu  en  vue  de  la 
lutte  et  du  triomphe  sur  les  domina- 
tions et  les  puissances  de  l'armée  du 
mal. 


CONCLUSION 

La  synthèse  des  données  que  nous  venons  de  recueillir  nous  révèle 
l'économie  splendide  de  l'antique  mystagogie  pascale  instituée  par 
l'Église. 

Ainsi  qu'il  a  été  démontré  au  cours  de  cette  étude,  les  fidèles  des 
premiers  siècles  avaient  coutume  d'accomplir  leur  communion  de 
précepte  le  Jeudi-Saint  à  la  Cène  du  Seigneur.  On  réservait,  ce  jour-là, 
une  part  des  dons  sacrés,  et  le  Vendredi-Saint,  après  le  jeûne  propi- 
tiatoire, à  l'heure  solennelle  entre  toutes  de  notre  rédemption,  le 
peuple  chrétien,  adorant  le  bois  de  la  Croix,  communiait  de  nouveau 
au  pain  et  au  vin  présanctifiés,  afin  d'attester  la  mort  du  Seigneur  Jésus 
jusqu'à  ce  qu'il  vienne  pour  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres! 


J.-B.  Thibaut, 


L'AFFAIRE   DE   LHÉNOTIQUE 
ou  le  premier  schisme  byzantin  au  v^  siècle 


111.  Les  conséquences  de  l'Hénotique  :  le  schisme  acacicn. 

Le  schisme  naquit,  presque  aussitôt,  de  cette  soi-disant  formule 
d'union.  L'Hénotique  était  adressé  spécialement  aux  Églises  d'Egypte  ; 
mais,  en  réalité,  son  but  était  beaucoup  plus  général,  il  visait  à  faire  la 
réconciliation  des  chrétiens  sur  toute  l'étendue  de  l'empire.  Comme  il 
arrive  souvent  en  pareil  cas,  surtout  quand  on  prétend  imposer  des 
concessions  à  la  vérité,  «  il  eut  un  résultat  diamétralement  opposé  et 
ne  contenta  personne.  Les  monophysites  proprement  dits  demandaient 
un  rejet  plus  explicite  du  concile  de  Chalcédoine  et  du  dyophysisme; 
les  nestoriens  et  ceux  d'Antioche  furent  scandalisés  de  l'approbation 
donnée  aux  anathèmes  de  saint  Cyrille;  enfin,  les  orthodoxes  furent 
blessés  du  sans-gêne  avec  lequel  on  traitait  le  concile  de  Chalcédoine, 
de  ce  qu'il  y  avait  de  peu  précis  dans  l'exposition  dogmatique  de  Ledit, 
et  surtout  de  ce  que  l'empereur  s'établissait  juge  de  la  foi  »  (i).  C'est 
probablement  à  ce  dernier  grief  qu'il  faut  rapporter  cette  plainte 
formulée  par  le  pape  saint  Gélase  quelques  années  plus  tard  :  «  Ils  (les 
Grecs)  ont  rejeté  les  dogmes  des  apôtres  et  se  glorifient  des  doctrines 
des  laïques.  »  (2) 

L'Hénotique  fut  d'abord  souscrit  par  Acace  et  par  Pierre  Monge. 
D'après  le  récit  de  Liberatus,  l'édit  fut  porté  à  Alexandrie  par  l'abbé 
Ammon  et  les  apocrisiaires  de  Monge.  Ceux-ci  étaient  en  même  temps 
porteurs  d'une  lettre  impériale  ordonnant  à  Pergame,  duc  d'Egypte,  de 
chasser  Jean  Talaïa  et  de  rétablir  Pierre  Monge.  L'expulsion  de  Talaïa 
eut  lieu  aussitôt.  Le  24  octobre  482  (c'est  la  date  admise  par  Tillemont)  (3), 
Pierre  Monge  se  rendit  dans  l'église  de  Saint-Marc,  à  Alexandrie,  adressa 
un  discours  au  peuple,  donna  lecture  de  l'Hénotique  et  admit  à  sa 
communion  les  orthodoxes.  D'autre  part,  il  anathématisa  ouvertement  le 


(1)  H.  Leclercq,  dans  Hékélé-Leclercq,  Histoire  des  conciles.  Paris,  1908,  t.  II, 
p.  867. 

(2)  S.  GÉLASE,  Ep.  XLIII,  édit.  Thicl,  p.  478. 

/3)  Tillemont,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique.  Venise,  1732, 
t.  XVI,  p.  33i.  Cf.  Héfélé-Leclercq,  op.  cit.,  où  est  fournie  pour  ces  faits  la  date  du 
14  nni  482.  V 


KCHOS    D  ORIENT 


concile  de  Chalcédoine  et  la  lettre  dogmatique  de  saint  Léon;  il  raya  des 
diptyques  les  noms  des  catholiques  Protérios  et  Timothée  Salophakiolos, 
pour  y  inscrire  ceux  des  hérétiques  Dioscore  et  Timothée  Elure. 

L'Hénotique  fut  souscrit  aussi  par  Pierre  le  Foulon,  qui  retourna 
à  Antioche  en  remplacement  du  patriarche  orthodoxe,  Calandion,  déposé 
pour  des  raisons  politiques;  par  Martyrius  de  Jérusalem  et  par  un  certain 
nombre  d'autres  évêques,  dont  plusieurs  ne  signèrent  que  par  faiblesse 
et  par  crainte  de  l'empereur. 

En  dépit  de  ces  adhésions,  «  il  arriva  ce  qui  était  inévitable  :  la 
division  ne  fit  qu'augmenter.  Les  monophysites  rigoureux  devaient, 
comme  les  vrais  catholiques,  rejeter  l'Hénotique;  et  quant  aUx  esprits 
plus  souples,  dans  l'un  et  l'autre  parti,  cette  formule  ne  suffisait  pas 
pour  les  unir  en  une  croyance  commune»  (i).  Malgré  l'union  apparente- 
proclamée  à  Alexandrie  par  Pierre  Monge,  un  bon  nombre  de  mono- 
physites intransigeants  «  ne  lui  pardonnèrent  pas  sa  modération  relative 
vis-à-vis  du  concile  de  Chalcédoine  »  (2),  se  séparèrent  de  lui  et  reçurent 
le  nom  d'Acéphales  (=  sans  chef)  :  ils  reconnaissaient  Timothée  Elure 
comme  le  dernier  patriarche  légitime  d'Alexandrie  (3). 

Beaucoup  d'évêques  et  de  prêtres  catholiques  égyptiens  se  rendirent 
à  Constantinople,  espérant  y  trouver  quelque  appui.  Ils  avertirent 
Acace  des  désordres  d'Alexandrie  (4).  «  Mais  ils  n'y  reçurent  de  lui, 
dit  Tillemont,  que  des  rebuts  et  de  mauvais  traitements,  et  trouvèrent 
qu'il  soutenait  Mongus  en  toutes  choses;  de  sorte  qu'ils  souffrirent 
à  Constantinople  une  persécution  très  cruelle.  »  (5)  Un  document  nous- 
apprend,  en  effet,  qu'il  y  eut  beaucoup  de  «  protériens  »  (c'était  le 
nom  donné  aux  catholiques  en  Egypte,  du  nom  du  patriarche  saint 
Protérios)  qui  combattirent  pour  la  vérité  jusqu'à  la  mort  :  ttoaaoI  ûè 
aal  p^é'/pi-  ôavàxo'j  yuàp  r/^ç  aAr/Js'laç  8',T,Y(ovia'avT0  (6). 

Ces  champions  de  la  vérité  devaient  nécessairement  trouver  auprès 
du  Pape  l'appui  et  l'encouragement  qu'ils  n'avaient  pai  trouvés  à  Con- 
stantinople. Acace,  au  contraire,  ne  pouvait  obtenir  de  Rome  que 
désapprobation   et   condamnation;   en    conséquence,  s'il  persistait,  if. 


(1)  Hergenrœthe»,  Histoire  de  l'Eglise,  trad.  Bélet.  Paris,  1880,  t.  II,  p.  261. 

(2)  TiXERONT,  Histoire  des  dogmes,  t.  III,  p.  108.  Paris,  1912. 

(3)  EuSTATHE,  Epist.  ad  Timotheiim  Sc/iolasticurn,  dans  Mai,  Nova  collectio,  t.  VU,, 
p.  277. 

(4)  LiBERATus,  Breviarium...,  c.  xviii. 

(5)  Tillemont,  op.  cit.,  p.  33i. 

(6)  Etlogœ  hist.  eccl.,  dans  Cramer,  Anecdota  grceca  e  codd.  maniiscriptis  BibliO' 
thecœ  regice  Parisiensis.  Oxford,  1839,  t.  II,  p.  106. 


fv 


L  AFFAIRE    DE    L  HENOTIQUE  ^  I 

devait  provoquer  le  schisme.  C'est  ce  qui  arriva.  On  peut,  avec  Dufourcq, 
résumer  ainsi  les  faits  qui  aboutirent  à  ce  triste  résultat  : 

Acace  prévoit  que  i'HénoUque  ne  contentera  tout  à  fait  personne.  Il  escompte 
la  situation  d'arbitre  que  lui  feront  les  partis  extrêmes.  L'affaire  de  Jean  Taiaïa 
précipite  la  crise.  Depuis  Chalcédoine,  Rome  et  Constantinople  ont  marché  de 
concert;  le  nom  de  Marcien  est  béni  par  les  Papes,  il  entre  dans  là  légende; 
quant  à  Basiliskos,  qu'est-ce  autre  chose  qu'un  vil  usurpateur?  Acace  n'a-t-il 
pas  donné  des  gages  en  déposant  Pierre  le  Foulon?  Simplicius  pourtant  n'est 
pas  sans  inquiétudes  :  il  a  refusé  de  condamner  Jean  Taiaïa  et  d'accepter  Pierre 
Monge.  Taiaïa  arrive  à  Rome  [488];  il  précise  les  soupçons  du  Pape,  et  lorsque 
;elui-ci  meurt  [mars  488],  il  guide  son  successeur  Félix  III.  Une  ambassade 
omaine,  conduite  par  les  évéques  Vitalis  et  Misenus,  s'achemine  à  Constanti- 
lople:  elle  doit  fortifier  l'attachement  de  l'empereur  pour  Chalcédoine  et  régler 
!a  question  d'Alexandrie.  Mais  les  légats  pontificaux,  en  butte  tour  à  tour  aux 
menaces  et  aux  promesses,  trahissent  indignement  leur  maître.  Félix,  prévenu, 
les  dépose;  il  excommunie  Acace  et  Pierre  Monge,  28  juillet  484,  il  somme 
Zenon  de  choisir  entre  Pierre  Monge  et  Rome  (i). 

Du  récit  de  Liberatus  (2)  il  ressort  que  Jean  Taiaïa  avait  fait  appel  au 
Pape  par  lettre,  dès  avant  son  arrivée  à  Rome.  Simplicius  écrivit  aussitôt 
à  Acace.  Celui-ci  répondit  qu'il  ignorait  Jean  Taiaïa  comrne  évêque: 
dAlexandrie,  et  qu'il  avait  reçu  Pierre  Monge  dans  sa  communion  en 
vertu  de  l'Hénotique  de  Zenon,  pour  obéir  aux  ordres  de  l'empereur 
concernant  l'union  des  Eglises  (3). 

Déjà  plusieurs  moines  orthodoxes,  principalement  les  Acémètes  de 
Constantinople,  et  plusieurs  évêques  expulsés  de  leurs  sièges  s'étaient 
adressés  au  Pape  (4).  Parmi  ces  évêques,  nous  ne  connaissons,  écrit 
Tillemont,  «  que  ceux  dont  Théophane  nous  a  conservé  la  mémoire, 
qui  sont  Nestor  de  Tarse,  Cyr  d'Hiéraple,  Jean  de  Cyr,  Romain  de 
Chalcédoine  ou  peut-être  de  Chalcide,  comme  l'a  mis  M.  Valois,  car 
tous  les  autres  sontdu  patriarcat  d'Antioche  ;EusèbedeSamosate,Juliende 
Mopsueste,  Paul  de  Constantine,  Mane  d'Himère,  André  de  Théodosiople  : 
Zenon  les  fit  chasser  de  leurs  églises,  sous  prétexte  qu'ils  avaient  favorisé 
les  tyrans  Léonce  et  Illus,  mais  en  effet  à  cause  de  son  Hénotique,  dit 
Théophane  »  (5).  Ces  prélats,  affirme  explicitement  Théophane,  s'adres- 
sèrent au  pape  Félix  après,  la  mort  de  Simplicius,  et  lui  déclarèrent  que 


(i)  A.  DvFOvncQ,  Histoire  de  l'Eglise  du  m"  au  xi"  siècle  :  le  Christianisttie  et  l'Empire, 
4*  édition.  Paris,  1910,  p.  276. 
(3)  Liberatus,  Breviariiim,..,  c.  xviii,  P.  L.,  t.  LXVIII,  col.  1026  c.  d. 

(3)  Liberatus,  loc.  cit.  Cf.  Tillemont,  Mémoires  hist.  eccl.,  t.  XVI,  art.  28,  p.  335-31^6, 
et  notes,  xx-xxii,  p,  763. 

(4)  Mansi,  Concil:,  t.  VU,  col.  11 37. 

(5)  Tillemont,  op.  cit.,  art.  45,  p.  368-369. 


HCHOS    D  ORIENT 


le  vrai  responsable  de  tout  le  mal  était  Acace  :  o\  Zs  rr.;  [iaTt-As-la;  y.y}. 
rfj;  s<jjaç  loîrîôrjTav  4>r,/.uoç,  aeTa  Oâvaxov  ïiurA'.x'lou  Rwar,;;  £r'.7xÔ7roy, 
Tr.tJLaivovTîs  'Axàx'.ov  slvai  a'^Tiov  Twv  xaxtov(i). 

C'est  alors  que  Félix  III  envoya  à  Constantinople  en  qualité  de  légats 
les  évêques  Vital  de  Tronto  dans  le  Picenum  et  Misenus  de  Cume  en 
Campanie.  Ils  étaient  porteurs  de  lettres  pour  Acace  et  pour  Zenon. 
Leur  mission  était  d'obtenir  de  l'empereur  que  Pierre  Monge.fût  chassé 
d'Alexandrie,  et  d'inviter  Acace  à  se  justifier,  dans  un  concile  romain, 
des  plaintes  formulées  contre  lui  par  Jean  Talaia  (2), 

Rien  de  plus  touchant  que  les  exhortations  adressées  par  le  Pape 
au  patriarche  et  à  l'empereur.  A  Acace,  Félix  III  rappelait  ses  anciennes 
luttes  contre  l'hérésie,  du  temps  de  Basilisque;  puis,  lui  appliquant  la 
parole  du  Sauveur  :  «  Qui  n'est  pas  avec  moi  est  contre  moi  »,  il  lui 
déclarait  sans  ambages  que  maintenir  son  attitude  présente,  c'était  se 
séparer  de  !a  catholicité. 

Ubi  estffrater  Acaci,  labor  tuus  quo  tyrannidis  hœreticœ  tempore  desndasli r 
Respice  Apostoli  verba  (Galat.  v)  :  Currebatis  bene,  quis  vos  confascinavit  ?... 
Ausculta  vocem  Domini  prœynonentis  :  Qui  mecum  non  est,  contra  me  est... 
Et  diligenter  attende  nihil  aliud  esse  non  procurare  quœ  Christi  sUnt,  nisi  se 
palatn  profiteri  ejus  inimiciim.  Unde,  si  contra  synodi  instituta  Chalcedonensis 
tendere  hostilia  corda  perspicis,  quiescis  :  mihi  crede,  nescio  quemadmodum 
te  Ecclbsiœ  totius  asseris  esse  participem...  Unde  ilerum  atque  iferum  protes- 
tamur,  ne  in  abruptum  totius  Ecclesiœ  statuta  per  audaciani  contra  synodum 
catholicam  insurgere  molientium  sinantur  abduci...  Quapropter  instanlius 
(qui  te  sincero  diligimus  caritatis  intuitu)  crebro  repetitis  hortationibus  inci- 
iamus,  ut  ipse  vicissim  ea  post  hœc  devites,  quœ  te  ab  omni  domo  Christi 
ostendant  esse  disjunctum;  nec  magis  illa  secteris,  quœ  ab  eadem  te  faciant 
esse  divisum  (3). 

C'était  dénoncer,  avec  la  plus  paternelle  franchise,  la  déloyauté  de 
la  conduite  d'Acace  et  le  crime  d'une  formule  soi-disant  «  hénotique  », 
mais  qui,  au  contraire,  faisait  dans  l'Église  la  division. 

Au  basileus,  le  Pape  exprimait,  en  termes  légèrement  différents,  des 
sentiments  identiques.  Pourquoi,  lui  disait-il  en  parlant  de  Pierre  Monge, 
pourquoi  laisser  maintenant  sévir  contre  le  troupeau  du  Christ  une 
bête  que  vous  aviez  d'abord  cru  devoir  éloigner? 

Quo  igitur  animo  bestiam,  quant  a  gregibus  Christi  duxistis  abigendam,  in 
eorum  denuo  patimini  sœvire  perniciem  ?{4) 


(1)  Théophane,  Chronographia,  an.  478,  édition  de  Bonn,  p.  204;  édition  M  igné. 
P.  G.,  t.  CVill,  col.  23i  B. 

(2)  Epistolœ  et  acta  Felicis papœ  III,  dans  Mansi,  Concil.,  t.  VII,  col.  1028,  io32,  1  lo'^. 

(3)  Mansi,  Concil.,  t.  VU,  col.  io3o-io3i. 

(4)  Ibid.,  col.  io35. 


L  AFFAIRE    DE    L  HENOTIQUE 


Puis,  faisant  allusion  au  dessein  d'union  poursuivi  par  l'empereur 
dans  la  promulgation  de  l'Hénotlque,  il  lui  montrait  combien  c'était 
contredire  ce  dessein  que  de  s'allier  avec  l'hérétique. 

bolet  certe pietas  tua,  qi{oct  per  diuturnos  partis  alternœ gnwesqiie  conflictu^ 
multi  ex  hoc  sœciilo  videantur  ablati  aut  baptismatis  aut  communionis 
expertes.  .  Sub  hoc  prœsule  ne  sint  bapti^ati  et  efficiantur  hœretici  et  sine 
commiinione  transeant,  ne  in  perditorum  pravitate  deficiant  :  ut  quemad- 
modtim  scriptum  est  {Matth.,  xv),  cœctis  ccvco  ducatiim  prœbens,  cum  eodeni 
mergatur  in  foveam  (i). 

La  conclusion  était  évidente  de  clarté  :  une  mesure  s'imposait,  expulser 
les  prélats  hérétiques,  et  ne  pas  laisser  le  schisme  se  propager  plus  avant» 

Quapropter  niinc  sancta  Dei  Ecclesia  maternis  te  vocibus,  utpole  excellentem 
ejiis  filiiim,  alloqui  non  cessât  :0a  Christo  amate  imperator,  mea:  venerabi' 
litatis  vinculum  in  qiio  multitudines  fideliiim  circumstringiintur,  dissolvi  non 
permittas...  Pelriim  arianœ  siiperstitionis  sequacem  ab  Antiochena  Ecclesia 
ex  pelle...  (2). 

Malheureusement,  ces  paternelles  exhortations  devaient  être  sans 
résultat. 

Le  Pape  manda  plus  tard  à  ses  légats  d'avoir  à  s'entendre  avec  Cyrille, 
archimandrite  des  Acémètes. 

Arrivés  à  la  cour  byzantine,  les  légats  se  laissèrent  gagner  par  la 
ruse  et  4a  violence,  acceptèrent  la  communion  d'Acace  et  de  Pierre 
Monge,  signèrent  un  jugement  favorable  à  ce  dernier,  en  un  mot. 
trahirent  leur  mandat  (3). 

Les  lettres  confiées  par  Zenon  aux  deux  légats  lors  de  leur  départ 
renfermaient  les  éloges  les  plus  excessifs  à  l'adresse  de  Pierre  Monge, 
dont  la  condamnation  antérieure  était  effrontément  mise  en  ques- 
tion. Un  fragment  des  lettres  impériales  a  été  conservé  par  Evagre, 
Hist.  eccL,  1.  111,  c.  xx  (4).  Zenon  renouvelle  ses  plaintes  contre  «  le 
parjure  »  Talaïa;  personne,  affirme-t-il,  ne  songe  à  toucher  au  concile 
de  Chalcédoine,  lequel  s'accorde  entièrement  avec  celui  de  Nicée;  quant 
à  lui,  empereur,  il  a  traité  les  affaires  ecclésiastiques  avec  la  plus 
grande  modération,  et  il  s'est  pleinement  conformé  aux  instructions  du 
patriarche  Acace  (5). 


Il)  Mansi,  Ibid.,  col.  io3''). 

(2)  Ibid.,  col.  io5i-io54. 

(3)  Voir  les  détails  circonstanciés  de  cette  trahison  dans  Tillemont,  op.  cit.,  art.  ?4, 
p.  348-350.  Cf.  Théophase,  Chronographia,  an.  482,  P.  G.,  t.  CVIII,  co!.  325  n. 

(4)  P.  G.,  t.  LXXXVI*,  col.  2637  Bc. 

(5)  Hergenrœther,  Photius,  t.  I,  p.  i23. 


34  ECHOS    D  ORIKNT 


Le  contenu  de  la  lettre  d'Acace  nous  est  connu  par  les  lettres  subsé- 
quentes de  Félix  111  (i),  par  le  synode  romain  de  484* (2),  par  la  corres- 
pondance du  pape  saint  Gélase  (3),  par  Liberatus  (4),  par  leBreviculus 
hisioriœ  Etitycbianonim  ou  Gestade  nomine  Acacn{^).  Le  prélat  byzantin 
soutient  la  légitimité  de  Pierre  Monge,  accuse  de  nouveau  Talaïa,  sans 
réfuter  aucunement  les  accusations  contre  sa  propre  personne;  et  il 
prétexte,  pour  se  couvrir,  la  volonté  de  l'empereur  que,  d'autre  part, 
il  se  glorifiait  d'avoir  complètement  en  son  pouvoir.  Hergenrœther  note 
très  justement  que  le  patriarche  de  Constantinople  se  posait,  de  fait, 
en  chef  ecclésiastique  de  tout  l'empire  oriental,  et  ne  paraissait  pas  se 
soucier  désormais  du  siège  de  Rome  (6).  11  perdit  ainsi  le  dernier  reste 
de  confiance  de  la  part  des  catholiques,  surtout  des  moines  acémètes, 
qui  se  séparèrent  de  sa  communion.  L'infidélité  des  légats  romains 
souleva  dans  ce  milieu  orthodoxe  la  plus  éclatante  indignation  (7). 
L'acémète  Siméon  fut  envoyé  à  Rome  pour  rapporter  au  Pape  ce  qui 
s'était  passé  et  pour  démasquer  les  légats  infidèles  (8). 

Félix  III  réunit  à  Rome  un  concile  de  soixante-sept  évêques  ^juillet 
484),  reprit  lui-même  toute  l'affaire,  cassa  la  sentence  des  légats,  les 
destitua  de  leur  dignité,  et  les  priva  même  de  la  communion  eucha- 
ristique. 11  renouvela  la  condamnation  déjà  portée  contre  Pierre  Monge, 
et  prononça  contre  Acace,  qui  dans  l'intervalle  avait  été  une  fois  encore 
inutilement  averti  et  exhorté,  l'excommunication  et  la  dépositio<i.  Voici, 
telle  qu'elle  nous  a  été  conservée,  la  formule  de  cette  sentence  : 

Acacium,  qui  secundo  a  nobis  admonitus  statutorum  salubrium  non  destitit 
esse  contempler,  meqxie  in  meis  credidit  càrcerandum,  hune  Deus  cœlitus 
prolata  sententia  de  sacerdotiofecit  extorrem.  Ergo,  si  quis  episcopus,  clericus, 
monachus,  laicus  post  hanc  denunciaiionem  eidem  communicaverit,  anathema 
sit,  Spiritu  Sancto  cxsequente  (9). 

Parmi  les  nombreux  crimes  d'Acace,  ceux-ci  étaient  spécialement 
relevés  :    i»  contre  les  canons   de   Nicée,   il   s'est   arrogé   des  droits 


(i)  Ep.  VI,  IX,  X,  Tractatus  super  causa  Acacii,  dans  Mansi,  Concit.,  t.  VII,  col. 
1 053-1089. 

(2)  Mansi,  Ibid.,  col.  uoS-nog. 

(3)  Ep.  XIII  ad  episcopos  Dard;  ep.  XV  ad  episc.   Orient.,  dans  Mansi,  t.  Vllf, 
col.  49-63. 

(4)  Liberatus.  Breviarium...,  c.  xviii. 

(5)  Majjsi,  t.  VII,  col.  io6o-io65. 

(6)  Hergenrœther,  Photius,  t.  I,  p.  i23. 

(7)  Voir  le  récit  de  Théophane  le  Chronographe,  an.  480,  édition  de  Bonn,  p.  2o3  ; 
édition  Migne,  P^G.,  t.  CVIII,  col.  324  a. 

(8)  EvAGRE,  Hist.  eccl.,  1.  III,  c.  xxi,  P.  G.,  t.  LXXXVI*.  col.  2640. 

(9)  Mansi,  Concil.,  t.  VII,  col.  io65. 


L  AFFAIRE    DE    L  HENOTIQUE  5  S 

étrangers  à  sa  juridiction;  2^  non  seulement  il  a  reçu  dans  sa  com- 
munion les  hérétiques,  mais  encore  il  leur  a  fait  donner  des  évêchés, 
comme  notamment  à  Jean  d'Apamée,  l'archevêché  deTyr;  y  il  a  sou- 
tenu Pierre  Monge  dans  l'occupation  du  siège  d'Alexandrie,  il  persiste 
à  le  soutenir  et  à  rester  en  communion  avec  lui;  4°  il  a  entraîné  les 
légats  romains  à  transgresser  leurs  instructions,  il  les  a  trompés  et 
fait  mettre  en  prison;  y  loin  de  se  justifier  des  plaintes  de  Talaia 
contre  lui,  il  s'est  montré  obstinément  rebelle  aux  avertissements  du 
Siège  apostolique,  et  il  a  donné  à  toute  l'Église  orientale  le  plus  grand 
scandale. 

C'est  à  Acace  en  personne  qu'était  adressé  ce  vigoureux  réquisitoire. 
Les  premiers  mots  de  la  lettre  du  Pape  en  étaient  comme  un  résumé 
ex  abrupto;  ce  début  donnera  une  idée  du  style  de  toute  la  pièce. 

Multanim  transgressionum  repereris  obnoxius  :  et  in  venerabilis  concilii 
Nicœni  contumelia  sœpe  versalus,  alienariim  tibi  provinciarum  jura  temd)-arie 
vindicasti ;  hœreticos  pervasores  atque  ab  hœreticis  ordinatos,  quos  ipse  damna- 
v€ras,atque  ab  apostolica  instituisti  sede  damnari,  non  modo  communioni  tuct 
recipiendos  putasti,  verum  etiam  aliis  exclusis,  quod  nec  de  catholicis  fieri 
poterat,  prœsidere  fecisti,  atque  etiam  honoribus,  quos  non  merebantur, 
auxisti...  Et  quasi  hœc  minora  tibi  viderentur,  in  ipsam  doctrinœ  apostolicœ 
veritatem  aiisu  superbiœ  tuœ  tetendisti  :  ut  Petrus,  quem  damnatum  a  sanctœ 
memoriœ  decessore  meo  ipse  retuleras,  sricut  testantur  annexa,  beati  evange- 
listœ  Marci  sedem  te  connivente  rursus  invaderet,  et  fugatis  orthodoxis 
episcopis  et  clericis,  sui  procul  dubio  similes  ordinaret ;  pulsoque  eo  qui  illic 
fuerat  regulariter  constitutus,  captivant  teneret  Ecclesiam  (i). 

L'exemplaire  de  la  sentence  contre  Acace,  destiné  à  être  envoyé 
à  Constantinople,  fut  souscrit  par  le  Pape  seul.  C'était,  d'une  part» 
comme  le  remarque  Hergenrœther  (2),  se  conformer  à  un  usage  ancien, 
et,  d'autre  part,  faciliter  la  transmission  secrète  et  plus  sûre  à  la  capi- 
tale byzantine.  Si,  en  effet,  la  sentence  eût  été  souscrite  aussi  par  les 
évêques  du  synode,  il  eût  fallu,  selon  la  coutume  alors  régnante,  que 
deux  évêques  au  moins  allassent  la  porter  à  Constantinople  :  ce  qui, 
après  le  triste  exemple  de  la  précédente  légation,  paraissait  très  dan- 
gereux. Souscrite  par  le  P^pe  seul,  elle  put  être  confiée  à  un  simple 
clerc,  nommé  Tutus,  honoré  de  la  dignité  de  defensor  de  l'Église 
romaine.  Cette  forme  moins  solennelle  mettait  davantage  à -l'abri  des 
embûches  ou  des  violences  impériales.  «  Zenon  faisait  garder  tous  les 
chemins  par  mer  et  par  terre,  pour  empêcher  qu'on  apportât  rien  de 


(i)  Mansi,  Concil.,  t.  VII,  col.  io53-io55.  (Lettre  datée  du  28  juillet  484.) 
(2)  Hergenrœther,  Photius,  t.  I,  p.  124. 


:s6  HCHOS    d'orient 


Rome  contre  Acace.  Ainsi,  il  n'y  avait  pas  moyen  d'envoyer  la  sentence 
rendue  contre  lui  par  une  voie  publique  et  solennelle,  et  par  des  évêques; 
mais  il  fallait  l'envoyer  secrètement,  de  peur  qu'elle  ne  fût  prise  et  ne 
demeurât  sans  effet.  »  (i) 

Dans  une  lettre  adressée  à  l'empereur  le  4  août  484,  Félix  111  se  plaint 
des  indignes  procédés  qu'on  a  employés  envers  ses  légats  ;  il  déclare 
avec  fermeté  que  l'hérétique  Pierre  Monge  ne  saurait  avoir  aucun  espoir 
d'être  reconnu  par  Rome;  qu'il  lui  reste,  à  lui,  empereur,  le  choix  entre 
la  communion  de  Pierre  l'apôtre  et  celle  de  Pierre  l'hérétique. 

...  Unde  quoniam  adhortationem  nieam  duxistis  onerosam,  in  vestro  relinquo 
deliberationis  arbitrio,  iitriim  beati  Apostoli  Pétri  a'n  Alexandrini  Pétri 
ciiiquam  sit  eligenia  communio . 

Le  Pape  rappelle  enfin  le  basileus.aux  limites  de  son  pouvoir  et  lui 
annonce  la  sentence  portée  contre  Acace  (2). 

En  même  temps,  dans  une  lettre  au  clergé  et  au  peuple  de  Constan- 
tinople,  Félix  III  cherchait  à  réparer  le  scandale  donné  par  ses  légats, 
à  démontrer  la  justice  du  jugement  porté,  et  à  en  assurer  l'exécution. 
Voici  la  conclusion  de  cette  lettre,  où  l'on  admirera  l'apostolique 
fermeté  des  directions  pontificales  : 

Quamvis  aiitem  \eliim  vestrœ  fidei  nopcrimus,  monemus  iamen,  ut  omnes 
qui  catholicœ  fidei  volunt  esse  participes,  ab  illius  se  communione  abstineant, 
ne,  quod  absit,  simili  subjaceant  ultioni.  (3) 

L'année  suivante,  en  octobre  48s,  à  la  nouvelle  de  la  déposition  de 
Calandion  à  Antioche  et  du  rétablissement  de  l'intrus  Pierre  le  Foulon, 
Félix  III  tint  encore,  avec  43  évêques,  un  synode  qui  renouvela  l'ana- 
thème  à  la  fois  contre  Pierre  le  Foulon,  contre  Pierre  Monge  et  contre 
Acace.  Ce  dernier  est  spécialement  visé  par  les  foudres  conciliaires  :  on 
le  déclare  principal  responsable  du  mal  accompli  par  l'hérésie  et  le 
schisme,  perturbateur  de  l'Église  d'Orient  tout  entière,  retranché  du 
corps  ecclésiastique  comme  un  membre  gangrené. 

...  Igitur  omnia  quœ  nobis  in  timoré  Dei  cojnpetunt  cogitantes  et  prœvi- 
dentés,  ne  totiens  extinctœ  Eutychiance  pestis  hœreseos,cujus  Acacius  defensor 
est  et  patronus,  serpens  ut  cancer,  Christi  inembra  disperderet,  eum  jam  nunc 
e  corpore  ccclesiastico,  ut  partem  putridam,  anathematisamus,  sententia 
memorata  abscissum...  Post  illam  sententiam,  quœ  in  Acacium  perturbâtorem 


(i)  TiLLEMONT,  Mémoires  hist.  eccl.,  art.  42,  p.  36i. 

(2)  Ep.  IX  «  Quoniam  pietas  tua  »,  dans  Mansi,  Concil.,  t.  VII,  col.  io65-io66. 

^3)  Ep.  X  «  Probatam  »,  dans  Mansc,  t.  VII,  co'.  1067. 


l'affaire    de    L  HÉNOTIQUE  =^7 

totiiis  Orientis  Ecclesice  dicta   est,   his  qiioque  niinc  congregatis  addicimus 
litteris,  memoratam  siibdendo  sententiam  (1). 

Un  grand  chagrin  était  encore  réservé  à  Félix  111  :  l'infidélité  du 
defemor  Tutus,  qui  se  laissa  séduire  à  prix  d'argent,  après  avoir  toute- 
fois accompli  la  plus  grande  partie  de  sa  mission  et  remis  en  mains 
sures  la  sentence  portée  contre  Acace.  H.  Valois,  dans  sa  dissertation 
sur  les  deux  synodes  romains  de  484  et  485,  explique  ainsi  en  quoi 
consista  la  défection  de  Tutus. 

His  omnibus  Jïdeliter  peractis,  sicttt  in  mandatis  acceperat,  dolis  Acacii 
circumventiis  est.  Missiis  enim  ad  eiuji  senex  quidam  Maronas  nomine,  magnam 
l'im pecuniœ  ei pollicitus  est,  si  Acacio  consentire  vellet,  eique  omnia  quce  Rotna.^ 
contra  ipsum  agebantur  aperire.  Quod  quidem  Tutus,  amore  pecuniœ  cor- 
ruptus,  scriptis  litteris  se  facturum  respondit.  Veriim  Rujînus  et  Thalassius 
archimandritœ,  et  cœteri  monachi  Conètantinopoli  et  per  Dithyniam  coîisti- 
tuti,  sitnul  atque  Tutus  Roynam  reversus  est,  litteras  scripserunt  ad  Feiicetn 
papa7n,  quibiis  eum  de  proditione  Tuti  certiorem  fecerunt,  mifsis  etiam  Tuti 
ipsius  litteris  (2). 

Une  lettre  de  Félix  111  aux  moines  byzantins  fait  aussi  allusion 
à  ces  faits  : 

...  Lectœ  sunl  enim  littèrœ  ipsius  (Tuti)  in  conveniu  fratrum,  qualiter  pacla 
interposita  persona,  Marone  condemnato,-  ei  cui  sententiam  portarat  inhœsissc 
creditur  :  quas  proprias  esse  cognoscens,  non  potuit  diffiteri  (3). 

Tutus  fut  frappé  de  déposition  perpétuelle. 

Le  schisme  était  commencé  entre  Constantinople  et  Rome.  Acace  n'était 
pas  homme  à  céder.  «  11  lutta  contre  les  orthodoxes,  tantôt  avec  ruse 
et  fourberie,  comme  notamment  par  l'assertion  fallacieuse  que  le  Pape 
avait  reconnu  Pierre  Monge  (4),  tantôt  aussi  par  la  violence  ouverte,^ 


(1)  Mansi,  Concil.,  t.  VII,  col.  1139-1142.  Sur  les  deux  synodes  romains  de  484-485, 
et  sur  la  condamnation  d'Acace,  voir  Tillemont,  Mém.  hist.  eccl.,  t.  XVI,  art.  36-40, 
p.  '35 1-359;  ^^^'  4^»  P-  373-374,  et  note  25,  p.  764-766;  B.-.  M.  de  Rubeis,  De  una  sen- 
tentia  damnationis  in  Acacium  episcopum  Constantinopolitatium  post  quinquennium 
silentii  lata  in  synodo  Rnmana  Felicis  papa:  III,  dissertatio,  in-8  Venise,  1729; 
H.  Valois,  De  duobus  synodis  rornanis  in  quibus  damnatus  est  Acacius,  appendice 
à  l'édition  de  Vllistoria  ecclesiastica  d'Evagre,  Paris,  1673,  réimprimé  dans  Migne, 
P.  G.,  t.  LXXXVI-,  col.  2895-2906  (cette  dissertation  de  H.  Valois  est  inséparable  de 
celle  qui  la  précède  dans  le  même  ouvrage,  à  savoir:  De  Petro  Antioc/i'eno  qui  Fullo 
cognotninatus  est,  et  de  synodis  adversiis  eum  collectis,  P.  G.,  Ibid.,  col.  2885-2895, 
et  toutes  deux  forment  les  deux  livres  des  Observationes  in  Historiam  ecclesiasticam 
Ei>agrii):  Héfélé-Leclercq,  Histoire  des  conciles,  t.  II-,  p.  868-870. 

(2)  II.  Valois,  De  duobus  synodis  romanis  in  quibus  damnatus  est  Acacius,  c.  v, 
P.  G.,  t.  LXXXVI^  col.  2902  B. 

(3)  Mansi,  Concil.,  t.  Vil,  col.  1068  (Ep.  XI  «  Diabolica'  artis  »,  ad  presbytères  et 
archimandritas.  a.  485). 

<4)  EvAGRE,  Hist.  eccl.,  1.  III,  c.  xxi,  P.  G.,  t.  LXXXVI*,  col.  2640  n. 


ECHOS    D  ORIENT 


qu'eurent  spécialement  à  éprouver  de  la  manière  la  plus   lourde   les 
moines  acémètes  étroitement  unis  avec  Rome.  »  (i) 

Ce  furent  ces  moines  qui,  ayant  reçu  de  Tutus  la  lettre  du  Pape,  se 
chargèrent  de  la  faire  tenir  à  Acace.  Tillemont  raconte  ainsi  la  chose: 

Tule  s'acquiua  fort  bien  de  sa  commission.  Il  se  sauva  de  ceux  qui  gardaient 
le  détroit  d'Abyde,  et  se  rendit  dans  le  monastère  de  Saint-Die.  On  savait  bien 
qu'Acace,  qui  se  sentait  appuyé  par  Zenon,  ne  recevrait  jamais  la  lettre  du  Pape. 
Mais  quelques  moines  de  Saint-Die  la  lui  firent  tomber  entre  les  mains  un 
dimanche  lorsqu'il  était  à  l'autel  (2),  ou  qu'il  y  entrait  pour  célébrer  les  saints 
mystères  (3),  en  l'attachant  à  son  pallium.  D'autres  (4)  disent  que  cela  se  fit  par 
un  ou  par  plusieurs  moines  acémètes  des  monastères  de  Bassien  et  de  Dre. 
Ceux  qui  étaient  autour  d'Acace,  ne  pouvant  souflFrir  la  hardiesse  de  ces  moines, 
en  tuèrent  plusieurs,  en  blessèrent  d'autres  et  en  mirent  quelques-uns  en  pri- 
son, comme  Nicéphore  nous  en  assure  sur  l'autorité  de  Basile  de  Cilicie,  et 
Théophane  dit  à  peu  près  la  même  chose.  De  sorte  que  ce  n'est  pas  sans  fon- 
dement que  Baronius  (an.  483,  5^  84)  a  mis  ces  moines  au  rang  des  martyrs  (5)- 

Les  évêques  orientaux  tremblaient  devant  la  puissance  de  l'empereur 
et  les  intrigues  de  son  patriarche,  qui  agissait,  dit  Tillemont,  «  avec 
une  violence  de  tyran  »  (6).  Théophane  le  Chronographe  assure  que 
Zenon,  poussé  par  Acace,  forçait  les  prélats  à  signer  l'Hénotique  et 
à  communier  avec  Pierre  Monge  (7).  Victor  de  Tunes  écrit  que  tous  les 
évêques  de  l'Orient,  hors  un  fort. petit  nombre,  renoncèrent  au  concile 
de  Chalcédoine  par  l'Hénotique  et  prirent  part  aux  fautes  des  deux 
Pierre  (Pierre  Monge  et  Pierre  le  Foulon)  et  d'Acace,  en  entrant  dans 
leur  communion  (8). 

«  Le  schisme  acacien  commence,  qui  consacre  et  organise  l'autonomie 
byzantine.  L'Hénotique  devient  le  mot  d'ordre  du  parti;  sous  ce  pré- 
texte doctrinal,  l'Église  byzantine  commence  de  se  former;  le  personnel 
épiscopal  est  renouvelé,  vaincu,  comme  Vitalis,  par  les  promesses  ou 
les  menaces;  la  juridiction  de  Constantinople  s'étend,  s'affermit,  se 
régularise;  durant  les  trente  années  que  cette  situation  dure, 
Constantinople  devient  la  vraie  métropole  de  l'Orient  :  elle  hérite 
d'Antioche  comme  elle  a  hérité  d'Alexandrie.  L'empereur  et  le  patriarche 


(i)  Hergenrœther,  Photius,  t.  I,  p.  i25. 

(2)  Théophane,  an.  480,  P.  G.,  t.  CVIII,  col.  324  b;  Nicéphore,  1.  XVI,  c.  xvii,  P.  G., 
CXLVII,  col.  i52  A. 

(3)  LiBERATus,  Breviarium...,  c.  xviu. 

(4)  Evagre,  Hist.  eccL,  1.  III,  c.  xviii,  P.  G.,  t.  LXXXVM,  col.  2636  a. 

(5)  Tillemont,  Mém.  hist.  eccl.,  t.  XVI,  art.  42,  p.  36i-362. 

(6)  Tillemont,  op.  cit.,  art.  43,  p.  367. 

(7)  Théophane,  Chronographia,  an.  480,  P.  G.,  t.  CVIII,  col.  324  a.  • 

(8)  Victor  de  Tunes,  an.  485;  cf.  Théodore  le  Lecteur  et  Chronique  de  Nicéphore, 


L  AFFAIRE    DE    L  HÉNOTIQ.UE  59 

maintiennent  l'unité  de  la  foi  sur  les  bases  établies  par  l'édit  de  482;  ils 
tentent  de  tenir  la  balance  égale  entre  les  monophysites  tout-puissants 
dans  les  vieux  pays  de  Syrie  et  d'Egypte,  et  les  catholiques  très  soli- 
dement organisés  dans  la  capitale  et  en  Grèce.  »(i) C'est  d'une  manière 
générale  tout  l'Orient  séparé  de  Rome,  à  la  réserve,  écrit  Tillemont, 
«  d'un  petit  nombre  de  personnes  qui  demeuraient  cachées  sous  la 
multitude  des  autres  »  (2). 

Acace  mourut  en  automne  de  l'année  489,  hors  de  la  communion  de 
l'Église  romaine  (3).  H  laissa  sort  diocèse  dans  un  grand  trouble.  «  Sans 
doute,  écrit  Hergenrœther,  il  n'avait  pas  été  condamné  précisément 
comme  hérétique,  mais  seulement  comme  fauteur  d'hérésie;  toutefois, 
il  parut  difficile  de  pouvoir  expliquer  sa  conduite  autrement  que  par 
une  propension  couverte  au  monophysisme,  et  c'est  pourquoi  il  a  mérité 
le  nom  d'hérétique  qui  lui  a  été  attribué  non  seulement  en  Occident 
(Saint  Avit  de  Vienne,  Ep.  111  ad  Gundebaldum ;  Ennodius  de  Pavie, 
p.  483),  mais  aussi  maintes  fois  en  Orient  (Liberatus;  Nicéphore, 
Chronique;  Justinien,  Confessio  fidei  secwida,  dans  Labbe,  CoiiciL, 
t.  V,  p.  587;  Ephrem  le  Moine,  Chronique,  v.  9744,  édition  A.  Mai, 
p.  230,  P.  G.,  t.  CXLIll).  Son  ambition  sans  limites,  pour  qui  tout 
moyen,  moral  ou  immoral,  observation  et  violation  des  canons,  sem- 
blait être  tout  à  fait  indifférent  (S.  Gélase,  Ep.  XUI),  a  servi  d'exerriple 
à  beaucoup  de  ses  successeurs,  et  il  apparaît  comme  le,  véritable  fon- 
dateur du  patriarcat  byzantin  au  point  de  vue  de  la  juridiction  réelle, 
telle  qu'elle  a  été  comprise  dans  les  temps  ultérieurs  »  (4). 

Son  successeur,  Flavita  ou  Fravitas,  désigné  aussi  parfois  sous  le 
nom  de  Flavien  II,  sur  l'élection  duquel,  d'après  certains  auteurs  (5), 
pèse  un  soupçon  de  fraude  ou  d'imposture,  chercha  à  se  faire  recon- 
naître par  Rome,  en  même  temps  qu'il  entrait  en  relations  avec  Pierre 
Monge  d'Alexandrie.  Félix  111  exigea  que  les  noms  d' Acace  et  de  Pierre 
Monge  fussent  rayés  des  diptyques. 

La  condition  était  claire  : 

...  ut  illorum  (Pétri  et  Acacii)  nominibus  sequesir-atis,  per  quos  scandalum 
contigisset  ecclesiis,  sincera  deinceps  caritas  provenireî  (6). 


(i)  A.  DuFOURCQ, //w/o/re  de  l'Eglise...,  le  Christianisme  et  l'Empire,  4*  édition. 
Paris,  1910,  p.  276. 

(2)  Tillemont,  Mém.  hist.  eccl.,  t.  XVI,  art.  43,  p.  363. 

(3)  CuPER,  Se>-ies  patriarchartim  Constantinopolitanorum,  p.  234,  dans  Acta  Sanc- 
torum,  augusti,  t.  I  ;  Le  Quien,  Oriens  christianus,  t.  I,  p.  218. 

(4)  Hergenrœther,  Photius,  t.  I,  p.  126, 

(5)  Nicéphore,  Chron.,  XVI,  18;  cf.  Ci  per,  Séries  patriarcharum  Const.,  n.  235-237. 
{6\  Mansi,  Concil.,  t.  VII,  col.  ioqS. 


<So  ÉCHOS  d'orient 


Le  Pape  insistait  sur  son  ardent  désir  de  voir  l'union  rétablie  entre 
J'ancienne  Rome  et  la  nouvelle,  mais  rappelait  avec  non  moins  d'in- 
sfstance  que  ce  rétablissement  de  la  concorde  exigeait  qu'on  renonçât 
à  faire  mémoire  des  fauteurs  de  schisme  et  d'hérésie.  11  écrivait  à  l'em- 
pereur en  des  termes  où  l'émotion  la  plus  paternelle  ne  le  cède  en  rien 
à  la  plus  apostolique  fermeté  et  qui,  à  ce  titre,  méritent  qu'on  en  cite 
un  extrait  : 

...  Ecce  desideramiis,  optamus,  ainbimus  ecclesiam  Consiantinopolitanam, 
sicut  semper,  habere  connexam.  Exuantiir,  obsecro,  ab  his  qui  nostri  non 
sunt,  et  }ios  quoque  volumiis  esse  nobiscum...  Hoc  enivi,  hoc  expedit,  ut  si 
utraque  Roma  pro  mutiio  pignore  nuncupatur,  Jlat  utraque  una  fides  illa 
Romanorum,  qitam  per  iiniversum  mundiim  prœdicari  beatus  Paulus  tcstatur 
xipostolus,  sicut  apud  nostros  floruit  indiscreta  7nafores  :  et  quœ  génère  con- 
cordat ac  nomine,  non  sit  religione  divisa,  per  quam  etiam  discrepantia  copu- 
latur.  Putasne,  venerabilis  imperator,  non  cuni  lacrymis  ista  profundere,  et 
velut  prœsentem  ad  tiiœ pietatis  vestigia?  Hœc  diutius  tacui...  Neque,  venerande 
fili,  respuas  supplicantem,  neve  tneam  velis  dissiniulare  personam.  In  me 
enini  qualicumque  vicario  beatus  Petrus  apostolus,  et  hœc  in  illo,  qui  Eccle- 
siam suam  discerpi  non  patitur,  ipse.etiam  Christus  exposcit... 

...  Concurrant  omnia,  rogamus  omnes,  ut  quemadmodum  docet  apostolus, 
auferatur  de  medio  qui  nos  conturbat  :  et  ea  quam  augustœ  memoriœ  Léo, 
pater  eruditorque  vester,  jugiter  custodiuit,  vel  vos  inagnanimiter  servare 
■decernitis,  Ecclesiarum  fida  pax,  pcra  sit  unitas  :  quoniam  cuicumque  personœ 
paterna  Jides  et  beati  Pétri  communio  débet  prœferri  (i). 

Prévenant  l'objection  d'opiniâtreté  que  les  Byzantins  ne  manqueraient 
pas  d'opposer  à  ses  exigences,  le  Pape  écartait  d'avance  ce  reproche  : 
^<  Nous  ne  sommes  point  opiniâtres,  écrivait-il  à  Flavita  lui-même,  mais 
«ous  défendons  les  dogmes  de  nos  pères.  » 

...  Non  sumus  pertinaces,  sed  dogmata  paterna  defendimus...  Nomen  igitur 
Pétri  et  Acacii  tollatur  e  medio,  nec  apocrisariis  damnati  Pétri  inisceamur 
aut  litteris...  Quantocius  ergo  super  his  tua  nos  reddat  dilectio  certiores  : 
ut  Deo  nostro  perficiente  quod  cœpit,  in  compage  corporis  Christi  plena  valea- 
mus  reconciliatione  consentire  (2). 

Expliquant  à  un  autre  évêque  les  raisons  qui  motivaient  la  radiation 
du  nom  d'Acace  dans  les  diptyques,  Félix  III  rejetait  formellement  sur 
'  le  patriarche  défunt  la  responsabilité  de  tous  les  troubles  survenus. 
Comme  cette  radiation  demeurera,  au  cours  des  trente-cinq  années  que 
durera  le  schisme,  la  condition  sine  quà  non  toujours  mise  par  Rome 
-au  rétablissement  de  l'union,  et  par  ailleurs  le  constant  épouvantail 


(i)  Mansi,  Concil.,  t.  VU,  col.  1099. 
(2)  Mansi,  t.  VII,  col.  1101-1102. 


l'affaire  de  l'hénotiquk  6i 

des  Byzantins,  une  telle  netteté  de  pensée  et  d'expression,  de  la  part 
du  premier  Pape  qui  eut  à  traiter  cette  affaire,  vaut  d'être  explicitement 
signalée  : 

...  de  ecclesia  Gonstantinopolitana  Pétri  Alexandrin!  nomine  Acaciique 
sublato,  pro  quo  tempestas  oinnis  exorta  est,  intemeratam  paternae  traditionis 
fidei  post  Dominum  benignus  (imperator)  efficiat  uniiaiem,  quae  nunquam 
fuisset  tenerata,  si  hanc  imperatori  chrislianissimo  fideliter  Acacius  insinuare 
voluisset  (i). 

Flavita  mourut  avant  d'avoir  reçu  la  lettre  du  Pape,  après  un  peu 
plus  de  trois  mois  d'épiscopat,  au  début  de  l'année  490  (2).  Le  moine 
Ephrem,  dans  sa  Chronique,  l'appelle  un  «  profane  et  blasphématoire 
monophysite,  sectateur  des  idées  et  du  culte  d'Acace  »  :  iv'.îoo;,  j).».?- 
:iY,  uoç,  O'.Ov'JTiTYj;.    Axax.U;)  Tj'/Tzvo'J.;  X7.'.  aja'vowv  Tsêa;  (3). 

Euphémius  (490-496),  qui  lui  succéda,  reconnut,  il  est  vrai,  le  con- 
cile de  Chalcédoine,  rétablit  dans  les  diptyques  le  nom  du  Pape,  et 
renonça  à  la  communion  de  Pierre  Monge  (mort  en  490);  mais  il  refusa 
d'effacer  des  diptyques  les  noms  de  ses  deux  prédécesseurs,  qui  avaient 
été  des  fauteurs  d'hérésie. 

L'empereur  Zenon  étant  mort  en  491,  son  successeur  Anastase  (491- 
318)  maintint  l'Hénotique;  suspect  lui-même  d'hérésie,  il  favorisa  les 
monophysites,  quoiqu'il  eût  promis,  le  jour  de  son  couronnement,  de 
défendre  les  décrets  de  Chalcédoine.  Le  pape  saint  Gélase  (492-496),  qui 
succéda  à  saint  Félix  111,  maintint,  de  son  côté,  toutes  les  justes  exigences 
du  Saint-Siège.  Les  négociations  d'Euphémius  avec  Rome  furent  vaines; 
vaines  aussi  les  tentatives  du  Pape  pour  gagner  l'empereur.  Celui-ci  fit 
déposer  Euphémius  par  des  évêques  de  cour,  qui  durent  à  cette  occasion 
confirmer  l'Hénotique,  et  le  remplaça,  en  496,  par  Macédonius  H,  qui 
dut,  lui  aussi,  signer  l'Hénotique. 

Le  pape  saint  Anastase  11  (496-498)  envoya  au  basileus  des  lettres  et  des 
légats,  pour  le  conjurer  de  ne  point  permettre  que  l'unité  de  l'Église  fût 
rompue  en  considération  d'un  mort  légitimement  condamné.  Tout  en 
maintenant  la  radiation  du  nom  d'Acace  sur  les  diptyques,  il  reconnut 
la  validité  et  la  légitimité  des  baptêmes  et  des  ordinations  conférés  par 
lui.  (Saint  Félix  111  (4)  et  saint  Gélase  (5)  avaient  déjà  parlé  de. la  condes- 


(i)  Ep.  ad  Vetranionem  episcopuin,  dans  Mansi,  loc.  cil. 

(2)  Cf.  CupER,  Séries  patriarcharum  Constantinopolitanonim,   n.  ^240;  Le  Qcien, 
Jriens  christianus,  t.  I,  p.  21g. 

(3)  Ephrem  le  Moïse,  Chronique,  P.  G.,  t.  CXLIII,  v.  9743-9744. 
<4)  S.  FEUX  III,  ep,  XIV. 

(5)  S.  GÉLASE,  ep.  m,  XII. 


62  ECHOS    D  ORIENT 


cendance  dont  il  fallait  user  envers  ceux  qui  avaient  été  baptisés  ou 
ordonnés  par  Acace.)  En  outre,  Anastase  II  demanda  que  l'on  mît  fin 
à  la  tyrannie  dogmatique,  et  que  l'on  rétablît  la  foi  catholique 
à  Alexandrie  (i). 

L'empereur,  de  plus  en  plus  attaché  à  l'hérésie,  éconduisit  les  légats 
et  n'accéda  à  aucun  des  désirs  du  Pape.  11  tenta  même  audacieusement 
de  mettre  la  main  sur  le  siège  de  Rome,  en  poussant  à  la  tiare  l'archi- 
diacre Laurent,  «  qui  promettait  de  reconnaître  l'Hénotique,  c'est-à-dire 
de  prendre  le  mot  d'ordre  à  Byzance  »  (2).  11  échoua  de  ce  côté,  et  ce 
fut  le  Pape  légitime,  saint  Symmaque,  qui  triompha.  Mais  le  basileus 
prit  sa  revanche  en  Orient,  par  la  protection  donnée  aux  deux  fort 
habiles  chefs  que  le  parti  monophysite  trouva  alors  :  Sévère  et  Xénaïas 
ou  Philoxène. 

Bien  que  l'opinion  fût  alors  très  répandue.en  Orient,  qu'un  clerc  peut 
régulièrement  succéder  à  un  évêque  chassé  de  son  siège  par  la  vio- 
lence, si  l'Église  devait  autrement  demeurer  sans  pasteur  —  opinion 
contre  laquelle  le  pape  saint  Gélase  s'était  très  fermement  élevé  (3),  — 
le  patriarche  Macédonius  sentit  néanmoins  l'illégalité  réeHe  de  son 
élection.  11  s'efforça,  dans  la  suite,  de  se  faire  pardonner  cette  illégalité, 
et  montra,  selon  l'expression  de  Tillemont,  qu'il  eût  «  été  digne  assu- 
rément de  cet  honneur,  s'il  y  fût  monté  par  une  autre  voie  »  (4).  Il  se 
déclara  très  nettement  contre  les  eutychiens,  dans  un  synode  tenu  en 
4C)7  ou  498,  et  renouvela  les  décrets  de  Chalcédoine,  soit  totalement, 
soit  partiellement  (5).  L'empereur  Anastase  se  posant  de  plus  en  plus 
en  protecteur  des  monophysites,  Macédonius  lui  résista  ouvertement. 
Le  peuple  se  rangea  du  côté  du  patriarche.  Mais  l'hypocrite  souverain 
eut  recours  à  des  intrigues  pour  se  maintenir  sur  le  trône  dont  la  fureur 
populaire  l'avait  proclamé  indigne.  Il  fit  alors  venir  à  Constantinople 
le  trop  fameux  Sévère  avec  des  bandes  de  moines  de  son  parti.  La 
lutte  avec  Macédonius  se  poursuivit,  signalée  tour  à  tour  de  la  part 
du  basileus  par  d'injustes  vexations,  puis  par  des  concessions  hypo- 
crites, jusqu'au  jour  où,  en  511,  enlevé  de  son  palais  à  la  faveur  des 


(i)  Mansi,  Concil.,  t.  VIII,  col.  190;  Denzinger-Banwart,  Enchiridion,  n.  169. 

(2)  A.  DuFOURCQ,  Histoire  de  l'Eglise  du  m'  au  xi*  siècle,  p.  277. 

(3)  S.  GÉLASE,  ep.  XIII  ad  episcopos  Dardaniœ,  dans  Mansi,  t.  VIII,  col.  49  sq. 

(4)  Tillemont,  Mém.  hist.  eccl.,  t.  XVI,  chapitre  sur'Euphéme  de  Constantinople, 
art.  10,  p.  661 . 

(5)  EvAGRE,  Hist.  eccl.,  l.  III,  c.  xxxi,  P.  G.,  t.  LXXXVI*,  col.  2657  sq.;  Théophane, 
Chronographia,  an.  491,  P.  G.,  t.  CVIII,  col.  340  b;  Libellus  synodicus,  dans  Mansi, 
Concil.,  t.  VIII,  col.  374;  Cedrenus,  Chron.,  P.  G.,  t.  CXXI,'coI.  684  b.  Victor  de 
Tunes  ne  s'accorde  qu'en  partie  avec  les  auteurs  précités.  Voir  Héfélé-Lecuercq, 
Histoire  des  Conciles,  t.  II*,  p.  913-919. 


l'aitaire  de  l'hénotique  6j 

ténèbres,  le  patriarche  fut  emmené  à  Chalcédoine  d'abord,  puis  à  Euchaïtes 
en  Paphlagonie,  où  Euphémius  avait  précédemment  été  exilé  (i). 

En  dépit  de  son  incontestable  bonne  volonté  et  de  l'énergique  résis- 
tance qu'il  opposa  aux  menées  hérétiques  de  l'empereur,  Macédonius, 
pas  plus  que  son  prédécesseur,  n'avait  pu  réussir  à  rétablir  la  commu- 
nion avec  Rome. 

Son  -successeur,  Timothée,  fut  l'homme  du  basileus,  tour  à  tour 
sévissant  avec  lui  contre  les  orthodoxes,  s'inclinant  hypocritement 
devant  le  danger  des  menaces  populaires,  puis,  le  danger  passé, 
reprenant  la  protection  des  hérétiques  et  la  persécution  des  catholiques. 
Après  l'expulsion  de  Flavien  d'Antioche  et  d'Elie  de  Jérusalem  en  511, 
le  siège  d'Antioche  fut  occupé,  en  513,  par  l'hérétique  Sévère:  celui 
de  Jérusalem,  par  Jean,  qui,  contrairement  à  ce  qu'on  attendait  de  lui, 
se  rallia  les  moines  orthodoxes  (2). 

Les  évêques  d'isaurie  et  de  Syrie  II»  s'opposèrent  à  ^'usurpateur 
d'Antioche;  deux  d'entre  <^'eux,  Cosmas  et  Sévérien,  lui  envoyèrent 
même  un  écrit  de  déposition.  La  résistance  orthodoxe  se  manifestait 
donc  encore  assez  forte.  C'est  alors,  en  s  14,  qu'éclata  la  révolte  du 
général  Vitalien.  Elle  avait  pris  pour  occasion  les  mauvais  traitements 
infligés  aux  catholiques  et  le  bannissement  de  leurs  plus  éminents  pas- 
teurs, et  elle  menaçait  de  devenir  une  guerre  de  religion  (3).  Effrayé  par 
la  marche  victorieuse  de  Vitalien,  qui  venait  sur  la  capitale,  l'empereur 
demanda  la  paix  et  promit  par  serment  de  rappeler  les  évêques  expulsés, 
notamment  Macédonius  de  Constantinople  et  Flavien  d'Antioche,  de 
réunir  un  concile  général  sous  la  présidence  du  Pape  à  Héraclée  de 
Thrace,  et  de  soutenir  désormais  les  orthodoxes  (4). 

La  réalisation  de  ces  promesses  eût  été  de  fait  le  rétablissement  des 
relations  avec  Rome,  après  une  longue  interruption.  Déjà  maints  évêques 
orientaux,  dans  une  lettre  très  respectueuse,  avaient  adressé  au  pape 
Symmaque  (498-514),  avec  une  profession  de  foi  orthodoxe,  un  tou- 
chant appel.  On  y  saisit  une  mentalité  catholique  qui  avait  persisté 


(i)  Théodore  le  Lecteur,  II, .26-28;  Théophane,  Chronograpliia,  an.  504,  P.  G., 
t.  CVIII,  col.  364-368;  Liberatus,  Breviarium...,  c.  xix;  Marcellin,  Chronicon,  an.  5ii, 
P.  L.,  t.  LI,  col.  937;  N1CÉPH0RE,  XVI,  26,  P.  G.,  t.  CXLVII,  col.  164-168;  Victor  de 
Tunes,  Chronicon,  an.  5oi,  P.  L.,  t.  LXVIII,  col.  949;  Evagre,  Hist.  eccL,  I.  III, 
c.  xxxi-xxxii;  Cf.  CuPER,  Séries  patriarcharum  Constatitinopolitanorum,  n.  289-291. 

(2)  Vita  S.  Sabœ,  c.  lxxvii,  lxxix,  lxxx;  Théophane,  Chronographia,  an.  5o5,  col. 
368-373;  Marcellin,  Chron,,  an.  5i2-5i3,  P.  L.,  t.  LI,  col.  937-938;  Victor  de  Tunes, 
Chron.,  an.  5oi,  P.  L.,  t.  LXVIII,  col.  949. 

(3)  Hergenrœther,  Photiiis,  t.  I,  p.  141. 

(4)  Evagre,  Hist.  eccL,  1.  III,  c.  xliii,  P.  G.,  t.  LXXXVI*,  col.  2696;  Théophane, 
Chronographia,  an.  5o6,  P.  G.,  t.  CVIII,  col.  373  c. 


64  ÉCHOS    d'orient 


malgré   tout   et   qui,   de   ce^  chef,   a   pour   nous   un  très   vif  intérêt. 

La  lettre  était  intitulée  :  «  L'Église  orientale  à  Symmaque,  évêque  de 
Rome.  » 

Les  prélats  rappelaient  au  début  les  paraboles  de  la  brebis  et  de  la 
drachme  perdues,  avec  la  sentence  du  Sauveur  :  «  En  vérité,  je  vous 
le  dis,  c'est  ainsi  qu'on  se  réjouira  dans  le  ciel  pour  un  seul  pécheur  qui 
fait  pénitence.  »  Puis  ils  continuaient  (r)  : 

C'est  ce  que  nous  disons,  en  osant  vous  supplier,  non  pour  la  perte  d'une 
brebis  ou  d'une  drachme,  mais  pour  le  salut  précieux,  non  seulement  de  l'Orient, 
mais  presque  des  trois  quarts  de  l'univers,  racheté  non  avec  un  or  ou  un  argent 
corruptible,  mais  avec  le  sang  précieux  de  l'Agneau  de  Dieu,  selon  la  doctrine 
du  bienheureux  Prince  des  glorieux  apôtres,  dont  le  Christ  Bon  Pasteur  a  confié 
le  siège  à  Votre  Béatitude.  A  son  exemple,  Père  très  saint,  hâtez-vous  de  nous 
secourir,  de  même  que  le  bienheureux  Paul,  votre  docteur,  averti  dans  une 
vision  que  les  Macédoniens  étaient  en  danger,  se  hâta  de  les  secourir  dans  la 
réalité. 

O  Père  plein  de  tendresse  pour  vos  enfants,  puisque  ce  n'est  pas  en  vision, 
mais  en  réalité,  que  des  yeux  de  votre  esprit  vous  nous  voyez  périr  par  la  pré- 
varication de  notre  père  Acace,  ne  tardez  pas,  ou  plutôt,  pour  parler  avec  le 
prophète,  ne  sommeillez  pas,  mais  hâtez-vous  de  nous  secourir.  Vous  n'avez 
pas  seulement  reçu  la  puissance  de  lier,  mais  encore  celle  de  délier,  à  l'exemple 
du  Maître,  ceux  qui  sont  depuis  longtemps  dans  les  fers;  ni  seulement  celle 
d'arracher  et  de  détruire,  mais  aussi  celle  d'édifier  et  de  planter  comme  Jérémie 
ou  plutôt  comme  Jésus-Christ  dont  Jérémie  était  la  figure;  ni  seulement  celle 
de  livrer  à  Satan  pour  la  perte  de  la  chair,  mais  encore  celle  de  ranimer  par  la 
charité  ceux  qui  sont  rejetés  depuis  longtemps,  de  peur  que,  ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise,  Satan,  venant  à  nous  plonger  dans  une  grande  tristesse,  ne  paraisse 
l'emporter  sur  vous.  Vous  n'ignorez  pas  sa  malice,  vous  que  Pierre,  votre  doc- 
teur sacré,  enseigne  tous  les  jours  à  paître,  non  par  la  violence,  mais  par  une 
autorité  bien  acceptée,  les  brebis  du  Christ  qui  vous  sont  confiées  dans  le 
monde.  Nous  vous  conjurons  donc  de  déchirer  ce  nouvel  arrêt  qui  pèse  sur 
nous,  comme  Jésus-Christ,  notre  Sauveur,  notre  Chef,  a  déchiré  l'ancien  sur  la 
croix. 

Si  Acace  a  été  anathématisé  à  cause  de  so}i  amitié  pour  les  alexandrins  ou 
plutôt  pour  les  eutychiens,  qui  anathématisent  Léon  et  le  concile  de  Chalcé- 
c'oine,  pourquoi  sommes-nous  tenus  pour  hérétiques  et  soumis  à  l'anathème, 
nous  qui  nous  attachons  uniquement  à  la  lettre  de  Léon  qui  a  été  lue  au  Con- 
cile, nous  qui  sommes  attaqués  chaque  jour  et  condamnés  comme  hérétiques 
par  les  eutychiens  parce  que  nous  prêchons  votre  dogme  orthodoxe? 

Ne  dédaignez  pas  de  nous  secourir  et  ne  nous  haïssez  pas  parce  que  nous 
sommes  en  communion  avec  nos  ennemis.  Parmi  ceux  qui  n'avaient  le  soin 


(i)  J'emprunte  la  traduction  de  cet  extrait,  sauf  quelques  très  légères  retouches,  au 
travail  de  mon  confrère  P.  Bernardakis,  Les  appels  au  Pape  dans  l'Eglise  grecque 
Jusqu'à  Photius,  dans  les  Echos  d'Orient,  t.  VI,  igoS,  p.  120-121;  j'ai  souligné  deux 
passages  à  cause  de  la  manière  dont  il  y  est  fait  mention  d'Acace. 


l'affaire  de  l'hénotique  hy 

que  d'un  petit  nombre  d'âmes,  beaucoup  se  sont  séparés  de  leur  communion; 
les  autres,  préposés  à  un  nombreux  troupeau,  ont  cédé  à  la  nécessité  pour  ne 
pas  abandonner  les  brebis  au  loup  comme  le  mercenaire.  Ce  n'est  pas  pour 
l'amour  de  la  vie,  mais  seulement  pour  le  salut  des  âmes  qu'un  grand  nombre 
de  prêtres  agissent  ainsi... 

Tous,  et  ceux  qui  paraissent  communiquer  avec  les  adversaires  et  ceux  qui 
s'en  abstiennent,  nous  attendons,  après  Dieu,  la  lumière  de  votre  visite  et  de 
votre  assistance.  Hâtez-vous  de  secourir  l'Orient,  d'où  le  Sauveur  vous  a  envoyé 
deux  grands  soleils  pour  éclairer  toute  la  terre;  rendez-lui  ce  qu'il  vous  a 
envoyé;  éclairez-le  de  la  lumière  de  la  vraie  foi,  comme  il  vous  a  éclairé  de  la 
lumière  de  la  connaissance  divine... 

De  même  que  le  Seigneur  dit  à  Paul  au  sujet  de  Corinthe  :  «  Parlez  et  ne  vous 
taisez  pas,  car  j'ai  un  grand  peuple  dans  cette  ville  »,  ainsi  il  vous  dit  aujour- 
d'hui :  hâtez-vous  et  allez  sans  délai  au  secours  de  l'Orient,  car  ce  n'est  pas  une 
multitude  de.  cent  vingt  mille  hommes,  comme  à  Ninive,  mais  une  foule  beau- 
coup plus  nombreuse  qui  attend  après  Dieu  sa  guérison  de  vous  (i). 

Saint  Symmaque  répondit  à  cet  appel,  en  recommandant  aux  évèques 
orientaux  le  courage  dans  la  souffrance,  l'attachement  au  concile  de 
Chalcédoine,  l'abstention  rigoureuse  de  toute  communion  avec  les  amis 
d'Acace.  C'est  à  cette  condition  seulement  qu'ils  pourront  se  croire  en 
communion  certaine  avec  Rome. 

A  saint  Symmaque  succéda  saint  Hormisdas  (20  juillet  514-6  août 
523).  C'est  sous  le  pontificat  de  ce  Pape  que  devait  enfin  avoir  lieu 
l'union  tant  désirée.  L'empereur  Anastase  lui  exprima,  en  deux  lettres 
successives,  fin  décembre  =ii4  et  janvier  515,  le  désir  de  voir  la  paix 
ecclésiastique  sq  rétablir  et  un  concile  général  s'assembler  à  Héraclée  de 
Thrace.  Dans  sa  réponse,  Hormisdas  maintenait  les  conditions  posées 
par  ses  prédécesseurs,  lesquels,  disait-il,  avaient  toujours  vivement 
souhaité  l'union,  mais  sans  jamais  transiger  avec  leurs  devoirs  de  gar- 
diens de  la  vraie  foi  : 

Hoc  opus  supernœ  clementiœ  (la  réunion),  hœc  et  decessorum  nostrorumfuit 
semper  oratio  :  quos  etiam  rerum  actus  paternce  traditionis  ministros  et  rectœ 
fidei  déclarant  fuisse  custodes  (2). 

Après  mûre  réflexion,  Hormisdas  envoya  à  Constantinople  (515)  les 
évêques  Ennodius  de  Pavie  et  Fortunat  de  Catane,  le  prêtre  Venance, 
le  diacre  Vital  et  le  notaire  Hilaire,  avec  des  instructions  très  précises 
connues  sous  ce  titre  :  Indiculus  qui  datus  est  Ennodio,  etc.  (3).  Son  but 
était  surtout  d'éprouver  la  bonne  foi  d'Anastase,  précaution  que  les  évé- 


(i)  Mansi,  t.  VIII,  co!.  218-220  (Symmachi  ep.  vin). 

12)  Mansi,  Ibid.,  col.  385. 

(3)  Mansi,  Concil.,  t.  VIII,  col.  389-393. 

Echos  d  Orient,  —   T.  XIX 


66  ÉCHOS  d'orient 


nements  ultérieurs  devaient  pleinement  justifier.  Dans  de  nouvelles 
lettres,  juillet  et  août  515,  le  Pape  recommanda  au  prince  ses  envoyés 
et  indiqua  avec  précision  les  conditions  de  la  paix  ecclésiastique  :  l'em- 
pereur devait  souscrire  la  formule  qui  lui  serait  présentée,  accepter  le 
concile  de  Chalcédoine  et  la  lettre  dogmatique  de  saint  Léon ,  condamner 
Nestorius,  Eutychès,  Dioscore  et  leurs  partisans,  entre  autres  notamment 
Acace,"  rétablir  les  prélats  qui  avaient  été  déposés  pour  leur  attachement 
à  l'orthodoxie  et  à  la  communion  avec  Rome;  enfin,  abandonner  au 
Siège  apostolique  la  cause  de  chaque  évêque  (i). 

Le  basileus  essaya  de  nouveau  ses  anciennes  habiletés,  et  mit  tout  en 
œuvre  pour  se  gagner  les  légats.  A  ceux-ci,  lors  de  leur  retour  à  Rome, 
ainsi  qu'aux  deux  fonctionnaires  de  la  cour  envoyés  par  lui,  il  donna 
des  lettres  pleines  d'honneurs  pour  le  Pape.  11  conviait  Hormisdas 
à  prendre  part  personnellement  au  concile  projeté,  et  cherchait  à  le 
rassurer  entièrement  par  une  profession  de  foi  orthodoxe  où  le  synode 
de  Chalcédoine  était  expressément  reconnu .  C'est  seulement  sur  l'unique 
point  concernant  Acace  que  l'empereur  déclarait  ne  pas  pouvoir  céder, 
malgré  sa  disposition  personnelle  :  parce  que,  disait-il,  à  cause  de  ce 
patriarche  défunt,  des  vivants  se  verraient  chassés  de  l'Église,  qu'il 
s'ensuivrait  de  grands  troubles  et  d'inévitables  effusions  de  sang  (2). 

Dans  sa  réponse,  le  Pape,  tout  en  louant  le  zèle  affiché  par  Anastase, 
exprima  le  désir  que  les  faits  répondissent  aux  paroles.  Il  ne  pouvait, 
ajoutait-il,  dissimuler  son  étonnement  que  l'ambassade  promise  eût 
tardé  si  longtemps,  et  que  l'empereur,  au  lieu  de  lui  envoyer  des 
évêques,  lui  eût  dépêché  deux  fonctionnaires  laïques,  Théopompe  et 
Sévérien,  dans  lesquels  il  avait  vite  reconnu  des  partisans  du  mono- 
physisme  (3). 

On  peut  voir  d'ailleurs,  dans  une  lettre  d'Hormisdas  àl'évêque  français 
saint  Avit  de  Vienne,  15  février  517,  que  le  Pape  avait  deviné  la  ruse 
grecque  cachée  derrière  les  belles  paroles  et  promesses  du  basileus  : 

Sed  quantum  ad  Grœcos,  ore  potius  proferiiniur  pacis  pola  quam  pectore, 
et  loquuntur  7nagis  justa  quam  faciunt;  verbis  se  velle  jactajit  quod  operibus 
nollc  déclarant;  quœ  fugiunt,  projessione  diligunt;  et  quce  damnaverint,  hœc 
sequuntur  (4). 

Cependant,  saint  Hormisdas  se  décida,  en  517,  à  envoyer  à  Constan- 


(i)  Mansi,  Concil.,  t.  VIII,  col.  394-395. 

(2)  Cf.  Baronius,  Annales  eccl.,  an.  5i6,  n.  46. 

(3)  Mansi,  Coticil.,  t.  VIII,  col.  398. 

(4)  Ibid.,  col.  409-411. 


l'affaire  de  l'hénotiquë  67 


tinople  une  nouvelle  ambassade,  à  la  tête  de  laquelle  se  trouvaient  les 
évêques  Ennodius  et  Peregrinus  (i). 

Le  basileus  fit  traîner  les  choses  en  longueur,  jusqu'à  ce  qu'il  se  sentît 
de  nouveau  assez  fort.  En  ce  qui  concernait  spécialement  la  mémoire 
d'Acace,  il  avait,  du  reste,  avec  lui  la  plupartdes  Byzantins.  Après  la  mort 
de  son  épouse  Ariadne,  qui  avait  été  attachée  au  patriarche  Macédonius 
et  avait  souvent  intercédé  en  faveur  des  orthodoxes  (2),  Anastase  donna 
aux  deux  cents  évêques  réunis  à  Héraclée  l'ordre  de  se  séparer  sans 
avoir  rien  fait  (3).  11  chercha  à  corrompre  les  envoyés  du  Pape,  et, 
n'y  ayant  point  réussi,  il  les  congédia  injurieusement.  Les  hérétiques 
purent  alors  de  nouveau  persécuter  impunément  les  orthodoxes  (4). 

Le  Saint-Siège  retira  néanmoins  de  ses  démarches  un  résultat  appré- 
ciable :  les  évêques  orthodoxes  d'Orient,  un  bon  nombre  de  moines  et 
d'hommes  influents  se  rattachèrent  plus  fortement  à  lui:  et  le  formulaire 
dogmatique  imposant  l'obéissance  aux  décisions  romaines  trouva  de 
nombreux  souscripteurs  (5). 

Un  document  intéressant  nous  a  été  conservé  de  cette  période  :  c'est 
un  appel  au  Pape,  de  la  part  des  archimandrites  et  des  moines  de  la 
Syrie  11^  Cette  supplique,  couverte  de  près  de  deux  cents  signatures,  est 
adressée  «  au  très  saint  et  bienheureux  patriarche  de  tout  l'univers, 
Hormisdas,  occupant  le  siège  de  Pierre,  prince  des  apôtres  ».  Nous 
y  voyons,  avec  l'attestation  des  persécutions  infligées  aux  orthodoxes, 
la  persistance  des  plus  purs  sentiments  catholiques ,^,et  en  particulier  la 
vivante  expression  de  la  croyance  traditionnelle  à  la  primauté  romaine. 
Ce  sont  là,  à  notre  point  de  vue,  choses  trop  importantes  pour  que 
nous  ne  laissions  pas  un  instant  la  parole  à  ces  moines  syriens.  Voici 
donc  quel  langage  ils  tiennent  au  pape  saint  Hormisdas  : 

Avertis  par  la  grâce  de  notre  Sauveur  de  recourir  à  Votre  Béatitude  comme  à 
un  port  tranquille  dans  la  tempête,  nous  croyons  déjà  être  délivrés  des  maux 
qui  nous  pressent...  Comme  le  Christ,  notre  Dieu,  vous  a  constitué  le  prince 
des  pasteurs,  le  docteur  et  médecin  des  âmes,  vous  et  votre  saint  ange,  il  est 
juste  de  vous  exposer  les  épreuves  qui  nous  sont  arrivées  et  de  vous  signaler 
les  loups  cruels  qui  ravagent  le  troupeau  du  Christ,  afin  que  Votre  Béatitude  les 
chasse  du  milieu  des  brebis  avec  le  bâton  de  l'autx)rité,  qu'elle  guérisse  les  âmes 


(i)  Mansi,  ConciL,  t.  VIH,  col.  412-418. 

(2)  Théophane,  Chronographia,  an.  504;  Cyrille  de  Scythopolis,    Vita  S.  Sabœ, 
c.  nxiii;  Mabcellin,  Chronicon,  an.  5i5. 

(3)  Théophane.  Chronographia,  an.  5o6,  P.  G.,  t.  CVIII;  Cedrenus,  P.  G.,  t.  CXXI, 
cq!.  689  A. 

(4)  Cedbenus,  loc.  cit.,  col.  692  B  C;  Z  inaras,  xiv,  4. 

(5)  S.  Hormisdas,  Ep.  ad  Cœsarium  Arelatensem;  Jean  de  NtcopOLis  et  le  synode 
d'Epire,  Ep.  ad  Hormisdam.  Cf.  Baronius,  Annales  eccL,  an.  5'6. 


68  ÉCHOS  d'orient 


par  la  parole  de  la  doctrine  et  calme  leurs  blessures  par  le  remède  de  la  prière... 

Votre  Béatitude  sera  instruite  de  tout  par  les  mémoires  que  lui  remettront 
nos  vénérables  frères  Jean  et  Sergius.  Nous  les  avions  envoyés  à  Constanti- 
nople,  espérant  obtenir  justice  de  ces  excès;  mais  l'empereur  ne  daigna  pas  leur 
dire  un  mot;  Su  contraire,  il  les  chassa  ignominieusement,  en  profé-ant  des 
menaces  contre  les  plaignants.  Nous  comprîmes  alors,  quoique  un  peu  tard,- 
qu'il  était  lui-même  l'auteur  de  tous  nos  maux. 

Nous  vous  en  supplions,  nous  vous  en  conjurons,  ô  bienheureux  Père,, 
levez-vous  plein  de  zèle  et  d'ardeur,  compatissez  au  corps  mis  en  lambeaux, 
puisque  vous  êtes  la  tête  de  tous  ;  vengez  la  foi  méprisée,  les  canons  foulés  aux 
pieds,  les  Pères  blasphémés,  le  saint  concile  frappé  d'anathèm?.  Dieu  vous  a 
donné  la  puissance  et  l'autorité  de  lier  et  de  délier.  Ce  ne  sont  pas  les  bien  por- 
tants qui  ont  besoin  de  médecin,  mais  les  malades.  Levez-vous  donc.  Pères 
saints,  et  venez  nous  sauver,  soyez  les  imitateurs  de  notre  Maître  qui  du  ciel  est 
venu  sur  la  terre  pour  chercher  la  brebis  errante.  Considérez  Pierre,  prince  des 
apôtres,  dont  vous  ornez  le  trône,  et  Paul,  ce  vase  d'élection  :  ils  ont  parcouru 
l'univers  pour  l'éclairer.  De  grandes  plaies  demandent  de  plus  grands  remèdes.. 
Les  mercenaires,  voyant  venir  les  loups  sur  le  troupeau,  leur  abandonnent  les 
brebis;  quant  à  vous,  vrais  pasteurs  et  vrais  docteurs,  à  qui  est  confié  le  salut 
des  brebis,  c'est  le  troupeau  lui-même,  délivré  des  bêtes  féroces,  qui  court 
au-devant  de  vous,  reconnaissant  son  pasteur  et  suivant  sa  voix,  comme  a  dit 
le  Seigneur  :  «  Mes  brebis  entendent  ma  voix,  et  je  les  connais  et.  elles  me 
suivent  ».  Ne  nous  méprisez  pas,  Père  très  saint,  nous  qui' sommes  blessés  par 
des  bêtes  féroces. 

Pour  que  les  informations  de  votre  saint  ange  soient  complètes,  nous  anathé- 
matisons,  dans  cette  supplique  qui  nous  tient  lieu  de  profession  de  foi,  ceux 
que  votre  Saint-Siège  a  rejetés  et  excommuniés,  nous  voulons  dire  :  Nestorius, 
Eutychès,  Dioscore,  Pierre  Monge,  Pierre  le  Foulon,  Acace  et  quiconque  défend 
l'un  de  ces  hérétiques  (i). 

C'était,  on  le  voit,  une  profession  de  foi  entièrement  conforme  aux 
exigences  du  Pape.  Le  fait  qu'elle  portât  près  de  deux  cents  signatures; 
le  fait  aussi,  mentionné  dans  la  lettre,  que  trois  cent  cinquante  moines 
orthodoxes  eussent  été  massacrés  naguère  par  les  bandes  hérétiques, 
donnent  à  penser  que  le  nombre  des  catholiques  était  encore  considé- 
rable en  Syrie. 

Des  sentiments  analogues  subsistaient,  en  dépit  des  persécutions  ou 
même  à  cause  d'elles,  dans  tout  l'Orient,  et  jusque  dans  la  capitale.  Ils 
ne  devaient  pas  tarder  à  faire  explosion  et  à  imposer  le  retour  de  l'union 
tant  désirée.  Mais  il  fallut,  pour  cela,  attendre  la  mort  de  l'empereur 
Anastase  (juillet  518). 

Athènes,  juillet  1918. 

SÉVÉRIEN  SaLAVILLE. 

(i)  Mansi,  Concil.,  t.  VIII,  col.  425.  Ici  encore,  j'emprunte  la  traduction  au  travail 
de  mon  confrère  P.  Bernabdakis,  Les  appels  au  Pape  dans  l'Eglise  grecque  jusqu'à. 
Photius,  dans  les  Echos  d'Orient,  t.  VI,  1908,  p.  121-122. 


NOTES   D'ARCHÉOLOGIE 


RUINES   BYZANTINES 


Autour  d'Odalar-Djamissi,   à   Stamboul 


[>) 


Le  feu,  cette  vieille  connaissance  de  Byzance  et  de  Stamboul,  en 
a  de  nouveau  fait  des  siennes  et  â  attiré  une  fois  de  plus  l'attention 
vers  ces  quartiers  lointains  de  Stamboul  qui  confinent  aux  murailles 
de  la  Porte  d'Andrinople.  A  vrai  dire,  en  matière  d'archéologie  byzan- 
tine, le  feu  est  un  auxiliaire  précieux,  car  il  met  à  nu  le  sol  sur  lequel 
tant  de  monuments  fameux  avaient  été  construits.  Or,  les  parages  de 
la  Porte  d'Andrinople  qui  viennent  d'être  anéantis  remettent  en  ques- 
tion une  foule  de  problèmes  qui,  quoique  fort  souvent  traités,  n'ont 
pas  encore  été  solutionnés. 

Le  promeneur  qui  s'en  va  à  la  Porte  d'Andrinople  depuis  la  mosquée 
Fatih  ne  tarde  pas  à  arriver,  après  avoir  traversé  les  décombres  du 
grand  incendie  de  1918,  à  un  grand  jardin  enfoncé,  appelé  Tchukur- 
Bostan,  autrefois  bordé  de  maisons,  actuellement  assez  isolé  par  le 
dernier  incendie.  Ce  Tchukur-Bostan,  comme  les  jardins  de  la  mosquée 
de  Sultan  Sélim  et  celui  de  Tchappa,  était  une  ancienne  citerne 
ouverte  qui  fournissait,  à  l'époque  byzantine,  l'eau  nécessaire  pour 
l'extinction  ou  la  localisation  des  incendies,  pour  les  besoins  ordinaires 
de  la  population  et  l'arrosage  des  jardins  cultivés  par  les  nombreux 
gardes,  goths,  varègues,  petchenègues,  à  qui  étaient  confiées  les  portes 
de  la  ville.  Une  chose  qui  pourrait  paraître  étonnante,  c'est  que  ces 
«  tchukur-bostans  »,  actuellement  profondément  enfoncés  dans  le  sol, 
étaient,  à  l'époque  byzantine,  complètement  situés  sur  les  collines  de 
a  ville.  Leurs  murs,  hauts  de  6  à  10  mètres  et  épais  de  3  à  4  mètres, 
donnaient  à  la  construction,  dont  les  dimensions  étaient  généralement 
de  250  mètres  de  longueur  sur  75  de  largeur,  l'aspect  d'un  immense 
prisme  rectangulaire  de  maçonnerie.  Comme  aucune  de  ces  citernes 
n'est  employée  aujourd'hui  dans  son  usage  primitif,  et  comme  le  sol 
intérieur  est  formé  de  la  vase  déposée  pendant  de  longs  siècles  par  les 
eaux  qui  aboutissaient  en  ville  depuis  la  forêt  de  Belgrade  par  la  cana- 


(i)  A  propos  de  l'incendie  du  2  juillet  1919,  à  Constantinople. 


70  ÉCHOS    D  ORIENT 


lisation  dejustinien,  on  ne  connaît  pas  exactement  la  profondeur  de  ces 
citernes  ni  la  manière  de  distribution  de  leur  eau.  Extérieurement,  les 
alentours  de  ces  citernes  étaient  au  même  niveau  que  le  fond,  ou  même 
plus  bas,  pour  permettre  d'en  retirer  l'eau  par  un  système  de  drains  ou 
de  robinets.  On  pourrait  s'étonner  de  cette  surélévation  du  sol,  qui 
accuse  souvent,  à  Stamboul,  jusqu'à  dix  mètres  de  ditlérence.  Mais  il 
faut  se  souvenir  que  si  la  surélévation  du  sol  est  une  chose  connue  et 
scientifiquement  constatée  pour  toutes  les  localités  antiques,  à  Constan- 
tinople  les  nombreux  incendies  qui  ont  ravagé  la  ville  dans  les  temps 
byzantins  et  aux  époques  turques  ont  encore  exagéré  d'une  manière 
exceptionnelle  cette  surélévation  naturelle  des  lieux  habités. 

Si  l'on  était  sage,  en  présence  du  feu  éternel  qui  dévore  à  tour  de 
rôle  tous  les  quartiers  de  la  ville,  on  rendrait  ces  nombreuses  citernes, 
ouvertes  ou  non,  à  leur  ancienne  destination,  et  l'on  installerait  sur 
leurs  bords  des  pompes  à  moteur  munies  d'une  tuyauterie  suffisante 
pour  éteindre  le  feu  terrible  des  incendies. 

Je  me  suis  quelque  peu  écarté  de  mon  sujet  et  je  me  hâte  d'y  revenir. 
A  l'époque  byzantine,  les  terrains  incendiés  le  2  juillet  dernier  étaient 
situés  dans  la  14^  région  et  occupaient  la  partie  supérieure  de  la  sixième 
colline.  Dans  les  trois  derniers  siècles  qui  précédèrent  la  prise  de  la 
ville,  la  14e  région  était  une  des  plus  importantes,  sinon  la  plus  impor- 
tante; et  je  puis  ajouter  qu'actuellement  c'est  une  des  moins  connues. 
Elle  était  donc  couverte  de  monuments  fameux,  dont  les  restes  jalonnent 
encore  tous  ces  parages.  Les  vastes  palais  impériaux  des  Blachernes, 
entourés  des  églises  de  Notre-Dame  des  Blachernes,  de  Notre-Dame  de 
Cyrus,  des  Apôtres  Pierre  et  Marc,  de  Saint-Nicolas,  de  Sainte-Thècle  ; 
les  prisons  de  Constantin  avec  les  tours  d'Anéma  et  d'isaac;  l'Aghiasma 
de  Saint-Basile  dans  le  pentapyrgion  de  la  Porte  des  Blachernes;  les  por- 
tiques cariens:  ces  diverses  constructions  occupaient  le  bas  de  la  colline, 
dont  les  pieds  étaient  baignés  par  la  Corne-d'Or.  Le  haut  de  la  colline 
était  occupé  par  la  Tour  de  l'Hebdomon,  où  furent  proclamés,  au  dire 
de  Théophan  et  Zonaras,  de  nombreux  empereurs,  et  la  fameuse  église 
de  Saint-Jean-Baptiste.  On  y  voyait  aussi  le  couvent  de  Chora  (Kahrlé 
Djamissi),  l'église  de  Saint-Georges  (Mihri-Mah  Djamissi,  Porte  d'Andri- 
■  nople),  l'église  de  Saint-Jean  le  Théologien  ou  l'Évangéliste,  le  couvent 
de  Manuel  ou  de  Nicolas  des  Latins  (Kéféli  Djamissi),  Saint-Jean  in 
Petra  (Bogdan  Serai);  l'église  des  neuf  Ordres,  le  monastère  de  Kyria 
Ouranôn  et  tant  d'autres.  L'attention  du  visiteur  contemporain  est 
attirée  par  la  présence  de  deux  citernes,  l'une  ouverte,  l'autre  cou- 
verte à  28  colonnes,  avoisinant  une  mosquée   appelée  Odalar  Djami 


RUINES    BYZANTINES  7  I 


OU  Kéman  Kèche  Djami  et  les   ruines  d'une  autre   mosquée   appelée 
Kassim-Agha. 

Odalar  Djami  a  été  détruite  par  les  flammes,  le  2  juillet  19 19.  La 
mosquée  Kassim-Agha  l'avait  été  par  le  dernier  tremblement  de  terre. 
A  voir  les  ruines  de  ces  deux  mosquées,  on  n'hésite  pas  à  y  reconnaître 
d'anciens  .monuments  byzantins.  Il  y  a  quelques  années,  dans  une 
étude  approfondie  de  la  région,  et  spécialement  du  groupe  formé  par 
les  deux  citernes  et  les  deux  mosquées,  j'étais  arrivé  à  la  conviction, 
d'ailleurs  fortement  documentée,  que  l'on  se  trouvait  en  face  d'un  cou- 
vent assez  important,  dont  l'église  était  l'actuelle  Odalar  Djami  et  dont 
une  partie  des  dépendances  se  trouvaient  dans  les  ruines  de  la  mosquée 
en  ruines  de  Kassim-Agha.  La  citerne  couverte  à  28  colonnes,  qui  est 
attenante,  n'était  autre  que  la  citerne  du  couvent,  conformément  à  la 
coutume  et  à  la  nécessité  dans  ce  temps-là. 

Les  archéologues  ne  sont  pas  d'accord  sur  l'origine  byzantine 
d'Odalar  Djamissi.  Le  D^  Mordtmann  (i)  croit  y  voir  le  monastère 
byzantin  to  korotiis;  Paspatis  y  reconnaît  une  église  de  quartier;  Manuel 
Gédéon  indentifie  cette  mosquée  avec  le  monastère  Notre-Dame  de 
Pétra  (2);  bref,  la  documentation  exacte  nous  fait  défaut  pour  mettre 
un  nom  ancien  sur  ces  vénérables  ruines.  D'ailleurs,  on  n'est  pas  plus 
d'accord  pour  identifier  la  grande  citerne  ouverte  qui  limitait  un  des 
côtés  de  la  cour  intérieure  du  couvent.  Pierre  Gilles  (édition  de  Lyon 
1561,  c.  IV,  p.  198)  l'appelle  citerne  Boni;  d'autres  l'appellent  citerne 
d'Aspar;  Sidéridès  démontre  que  ce  n'est  pas  la  citerne  d'Aspar,  celle-ci 
se  trouvant  sur  la  cinquième  colline,  à  côté  de  la  mosquée  de  Sultan 
Sélim;  M.  Daleggio  d'Alessio,  dans  une  conférence  faite  le  24  décembre 
19 16  au  Syllogue  grec  sur  l'église  Sainte-Marie  de  Balat,  suppose  que 
cela  pourrait  être  la  citerne  d'Aétius  ;  d'autre  part,  Sidéridès  et  Van 
Millingen  appellent  citerne  d'Aétius  la  citerne  couverte  à  28  colonnes, 
qui  n'est  autre  que  la  citerne  du  couvent. 

Donc,  on  est  loin  de  s'entendre  pour  identifier  ces  vénérables 
ruines;  l'incendie,  en  nivelant  le  quartier  et  en  apportant  quelques 
renseignements  sur  l'architecture  d'Odalar  Djami,  aura  rendu  possibles 
des  investigations,  des  fouilles  peut-être,  qui  permettront  d'y  voir  plus 
clair. 

Ce  qui  rend  le  sujet  très  intéressant,  c'est  que   le  D^  Mordtmann  a 


(i)  Bosporus,  1906,  p.  2g. 

(2)  Manuel  Gédéon,  BuiJavT-.vbv  'EopToVJv.ov,  p.  267,  col.  i  :  -f,ç  CTipaviaç  Oîotôxo-j  ?v 
zi)  riÉTÇ-a. 


72  ÉCHOS    D  ORIENT 


identifié  Odalar  Djami  avec  l'église  latine  de  Sainte-Marie,  d'après  un 
document  arménien  qu'il  ne  cite  pas(i).  M.  Daleggio  d'Alessio  adopte 
la  même  identification  et  en  donne  les  raisons  suivantes  :  d'abord, 
Sainte-Marie  se  trouvait  près  de  l'église  Saint-Nicolas,  qui  est  le  Kefeli- 
Djami  d'aujourd'hui,  dans  le  quartier  de  Kaffa-Mahalessi  ;  de  plus,  des 
récits  de  voyageurs  de  l'époque  placent  Sainte-Marie  dans  ce  quartier. 
Les  catalogues  des  églises  grecques,  dressés  de  1595  à  1604,  publiés 
par  Papadopoulos-Kérameus  et  Sidéridès,  ne  mentionnent,  dans  ce 
quartier,  aucune  église  grecque  qui  puisse  s'identifier  avec  Sainte-Marie  : 
d'où  Ton  déduit  que  l'église  de  Sainte-Marie,  que  les  Latins  avaient 
reçue  des  Turcs  en  même  temps  que  l'église  Saint-Nicolas  (Kefeli 
Djami),  n'est  autre  que  celle  que  les  Turcs  devaient  appeler  Kémankéch- 
Djamissi,  du  nom  du  personnage  qui  la  transforma  en  mosquée,  ou 
Odalar-Djamissi,  nom  plus  expressif  tiré  du  sous-sol  de  l'église  divisé  en 
un  assez  grand  nombre  de  chambres  à  coupoles  arrondies. 

On  ne  sait  pas  exactement  à  quelle  date  Sainte-Marie  passa  aux  mains 
des  Latins,  mais  cela  a  dû  avoir  lieu  dans  le  courant  du  xvp  siècle. 
Par  contre,  on  connaît  exactement  l'époque  où  elle  fut  transformée  en 
mosquée.  Elle  fut  définitivement  fermée  en  1636  (2);  après  l'avoir  été 
à  plusieurs  reprises,  puis  réouverte  dans  les  années  de  1629  à  1636, 
quatre  années  après,  soiten  1640,  elle  devenait  un  lieu  de  culte  musulman» 
malgré  les  efforts  du  P.  Innocent  Martial,  qui  arrivait  à  Constantinople 
en  1640(3).  Ce  Père  donne,  dans  une  lettre,  de  précieux  renseignements 
sur  l'église  Sainte-Marie,  qui  était  petite  comme  celle  d'Odalar.  Sur  le 
maître-autel,  il  y  avait  un  ancien  tableau  de  la  Vierge;  lors  de  la  ferme- 
ture de  l'église,  cette  Vierge  fut  transportée  à  Saint-Pierre  de  Galata, 
où  on  peut  la  voir  sur  un  autel  spécial. 

Au  point  de  vue  historique,  Odalar-Djamissi  pose  donc  une  question 
intéressante  aussi  bien  pour  les  Grecs  que  pour  les  Latins.  Au  point 
de  vue  architectural,  son  intérêt  est  tout  aussi  grand.  Elle  fut  bâtie, 
d'après  l'étude  des  caractères  d'architecture  et  des  détails  de  construc- 
tion, vers  la  fin  du  vF  siècle;  c'était  une  basilique  à  trois  nefs  sup- 
portées par  deux  rangées  de  deux  colonnes,  avec  un  narthex.  Elle  fut, 
à  quatre  époques  diverses  qu'il  est  impossible  de  déterminer,  recou- 
verte  de  fresques  superposées,  desquelles  il  subsiste  quelques  frag- 


(i)  Bosporus,  loc.  cit. 

(2)  Bi-LiN,  Histoire  de  la  latinité  de  Constantinople,  p.  112. 

(3)  Conférence  de  M.  Daleggio  d'Alessio;  voir  le  compte  rendu  dans  le  Bulletin  du 
Vicariat  apostolique  de  Constantinople,  16  juillet  1916,  p.  431-435,  et  7  janvier  1917, 
p .  8- n . 


RUINES    BYZANTINES  7^ 


ments  reconnaissables  avec  des  inscriptions,  dont  une  assez  longue  et 
assez  importante.  A  une  époque  qu'il  est  impossible  de  préciser,  mais 
qui  est  byzantine,  l'église  fut  divisée  en  deux  parties  dans  le  sens  de 
la  hauteur.  Le  sous-sol  fut  alors  occupé  par  une  quinzaine  de  petites 
chambrettes  à  coupoles  arrondies,  communiquant  entre  elles  en  tous 
sens,  ayant  la  hauteur  de  l'abside,  et  le  tout  fut  recouvert  de  fresques 
à  fond  bleu  foncé  (4e  couche).  Quant  à  la  partie  supérieure,  nous  n'avons 
aucune  idée  de  ce  qu'elle  était.  Continua-t-elle  à  être  encore  un  lieu  de 
culte  ou  non  ?  Conserva-t-elle  des  colonnes  ?  Fut-t-elle  une  basilique,  une 
église  à  plan  carré  ou  tout  simplement  une  grande  salle,  comme  derniè- 
rement? Autant  de  questionsauxquelles  rien  ne  nous  permetde  répondre. 
Quelles  furent  les  raisons  qui  militèrent  en  faveur  d'une  telle  trans- 
formation ?  Nous  ne  le  savons  pas  davantage.  Peut-être  une  destruction 
partielle  par  le  feu  ou  un  tremblement  de  terre  fut-elle  le  point  de 
départ  d'une  réfection,  dont  le  véritable  but  nous  échappe.  En  tout  cas, 
nous  ne  pouvons  pas,  jusqu'à  plus  ample  information,  accepter  comme 
certaine  l'affirmation  de  M.  Daleggio  d'Alessio  que  le  sous-sol  formait 
16  chambres  sépulcrales.  C'est  possible;  mais  des  fouilles  seules  pour- 
raient nous  le  dire  avec  certitude  ;  de  même  des  fouilles  seules  pour- 
ront soulever  le  voile  épais  qui  nous  cache  la  véritable  identification 
de  tout  le  groupe  de  ruines  gravitant  autour  d'Odalar-Djamissi. 

Ernest  Mamboury. 

Constantinople,  8  juillet  1919. 


UN  OUVRIER  RUSSE  DE  L'UNION  DES  ÉGLISES 


VLADIMIR  SOLOVIEV  (1853-1900) 


111.   Après  la  conversion 


(1) 


A.  Les  conclusions  du  converti  :  «  L'idée  russe  ». 
«  La  Russie  et  l'Église  universelle.  » 

Le*R.  P.  Pierling,  prié  par  M.  Leroy-Beaulieu  de  le  renseigner  sur 
le  système  religieux  de  Soloviev,  crut  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de 
transmettre  la  demande  à  Mgr  Strossmayer.  Celui-ci  écrivit  au  célèbre 
jésuite  la  lettre  suivante,  publiée  pour  la  première  fois  par  M.  d'Herbigny. 
Elle  vaut  d'être  reproduite  tout  entière. 

Reverand  père  et  mon  cher  frère  en  I.  X.! 

Voilà  là  lettre  écrite  a  moi  par  notre  excellent  Souvalof  (2).  Il  publîra  succes- 
siment  3  volumes,  a  Agram,  sur  la  réunion  des  églises.  L'impression  du  premier 
volume  est  presque  terminé.  Il  a  l'inieniion  d'en  publier  un  abrégé  en  français. 
C'est  un  home  ascète  et  vraiment  saint.  Son  idée  mère  est  qu'il  n'y  a  point  de 
vrai  schisme  en  Russie;  mais  seulement  un  grand  malentendue.  A  présent  il 
demeure  à  Moscou.  Je  lui  écrirai  instantanément,  qu'il  vous  expose  un  peu 
plus  au  fond  sa  doctrine.  Je  cônais  un  peu  l'excellent  écrivain  Leroie-Beaulieu 
(sic).  Je  leus  ses  articles  dans  la  revue  des  deux  mondes.  Saluez  le  de  ma  part, 
llest  ami  des  Slaves.  Il  a  mille  fois  raisun.  Il  faut,  que  la  race  latine,  à  la  tête 
la  france,  s'unisse  à  la  race  slave,  pour  se  défendre  contre  la  race  altière  et 
egoiste,  qui  nous  tous  menace  de  son  joug.  Adieu  mon  chère  frère.  Je  me 
recômande  a  votre  charité  et  a  vos  prières. 

Votre  frère  en  I.  X. 

Strossmayer, 
épêque. 

Diakovo  —  887 
I 

A  quelques  jours  de  là,  Soloviev  écrivait  directement  au  P.  Pierling. 
Voici  les  passages  principaux  de  sa  lettre. 

Après  s'être  félicité  de  l'occasion  qui  lui  était  otferte  de  manifester 
ses  idées  «  à  un  public  vraiment  éclairé  »,  il  ajoutait  : 

«  J'écrirai  moi-même  en  français  selon  mes  mojens  un  exposé,  court,  mais 
plein  de  mes  conceptions   sur  la  religion  et  l'Eglise...  J'y  rattacherai   proba- 


(i)  Voir  Echos  d'Orient,  t.  XVIII,  p.  165-179. 
(2)  Erreur  manifeste  pour  Soloviev. 


VLADIMIR   SOLOVIEV  75 


blement  la  justification  philosophique  des  trois  enseignements  de  l'Eglise 
catholique  qui  i-onstiiuent  la  principale  barrière  doctrinale  entre  elle  et  l'Orient: 
à  savoir  la  process  on  du  Saint-Esprit  et  a  Filio  (sic),  ensuite  l'enseignement 
sur  rimmaculée-Conception  de  la  Sainte  Vierge,  et  enfin  infallibilitas  Summi 
Pontificis  ex  cathedra  (sic).  Tout  cela  constituera  un  article  de  quatre  ou 
cinq  feuilles  imprimées  que  j'écrirais  volontiers  sous  ce  titre  :  Philosophie  de 
VEglise  universelle...  » 

Au  lieu  d'un  article,  c'est  un  volume  français  de  400  pages  qui  sor- 
tirait de  la  plume  de  Soloviev,  présenté  sous  un  titre  modifié  :  La  Russie 
et  l'Eglise  universelle. 

L'élaboration  de  ce  travail  dura  deux  ans,  et  c'est  dans  la  propriété 
de  M.  Leroy-Beaulieu,  à  Viroflay,  que  Soloviev  l'achèvera  en  1888. 

«  l'idée  russe  » 

Ce  voyage  à  Paris,  nécessité  par  l'impression  de  cette  nouvelle  œuvre, 
lui  fournit  l'occasion  de  présenter  à  un  auditoire  franco-russe  ses  con- 
ceptions sur  les  devoirs  et  l'avenir  de  la  Russie,  ce  qu'il  appelait  Vidée 
russe. 

La  conférence  eut  lieu  le  25  mai  1888,  dans  les  salons  de  la  princesse 
de  Sayn-Witlgenstein. 

L'é  égance  et  la  sûreté  de  langage  de  ce  Russe  parlant  en  français 
étonnèrent  fo  t  :  la  puissance  de  son  esprit  et  l'élévation  de  ses  idées 
se  trouvèrent  dépasser  la  plupart  de  ses  auditeurs.  Tout  le  monde  n'a 
pas  les  mêmes  préoccupations,  et  celles  de  Soloviev,  universalistes, 
étaient  d'un  autre  genre  que  celles,  particularistes,  où  s'agitent  beau- 
coup d'intelligences  même  distinguées. 

L'Idée  russe  résume  tout  ce  que  Soloviev  a  déjà  dit  sur  la  mission 
d'union  rt-ligieuse  de  la  Russie  et  tout  ce  qu'il  dira  dans  la  suite.  C'est 
pourquoi  nous  y  insistons  davantage. 

En  voici  tout  d'abord  une  succincte  analyse  : 

Tout  peuple  a  un  devoir,  loi  de  vie  s'il  le  remplit,  loi  de  mort  s'il 
y  manque.  Israël  est  un  exemple.  La  Russie,  elle  aussi,  a  un  devoir. 
Lequel?  Celui  de  toute  nation  chrétienne,  qui  est  de  participer  à  la  vie 
du  Christ.  Le  remplit-elle?  Eh  bien,  non. 

Sans  doute,  il  faut  distinguer  la  piété  populaire  de  l'institution  offi- 
cielle, rendre  hommage  à  l'une  et  flétrir  l'autre.  Mais  l'institution 
officielle,  nationalisant  la  religion,  par  là  la  fausse,  car  la  religion  chré- 
tienne est  universelle.  A  l'universalisme  de  la  religion,  il'  faut  un 
centre  universel,  international.  11  existe  :  c'est  la  Papauté.  La  Russie, 
renonçant  à  son  particularisme,  doit  s'y  rallier  :  la  chose  est  possible. 


76  ÉCHOS    d'orient 


Si  elle  le  feit,  elle  accomplit  son  devoir,  elle  remplit  sa  mission   de 
nation  chrétienne  et  se  réserve  les  plus  grandes  gloires. 

Pour  donner  une  idée  plus  complète  de  cet  opuscule,  que  le  lecteur' 
nous  pardonne  les   citations  suivantes,  groupées  sous  divers  titres, 
qui  en  faciliteront  la  lecture.  Il  nous  en  saura  gré,  quand  il  les  aura 
parcourues. 

Mieux   que  toute   explication,  elles  livreront  la  manière  du  grand 
penseur  et  écrivain. 

IntrodiLction  :  Position  de  la  question. 

P.  6.  —  Quand  on  voit  cet  empire  immense  se  produire  avec  plus  ou  moins 
d'éclat,  depuis  deux  siècles,  sur  la  scène  du  monde,  quand  on  le  voit  accepter, 
sur  beaucoup  de  points  secondaires,  la  civilisation  européenne,  et  la  rejeter 
obstinément  sur  d'autres  plus  importants,  en  gardant  ainsi  une  originalité  qui, 
pour  être  négative,  n'en  paraît  pas  moins  imposante;  quand  on  voit  ce  grand 
fait  historique,  on  se  demande  :  Quelle  est  donc  \3i  pensée  qu'il  nous  cache  ou 
nous  révèle,  quel  est  le  principe  idéal  qui  anime  ce  corps  puissant,  quelle  nou- 
velle parole  ce  peuple  nouveau  venu  dira-t-il  à  l'humanité;  que  veut-il  faire 
dans  l'histoire  du  monde  ?  Pour  résoudre  cette  question,  nous  ne  nous  adresse- 
rons pas  à  l'opinion  publique  d'aujourd'hui,  ce  qui  nous  exposerait  à  être  désa- 
busés demain.  Nous  chercherons  la  réponse  dans  les  vérités  éiernelles  de  la 
religion.  Car  l'idée  d'une  nation  n'est  pas  ce  qu'elle  pense  d'elle-même  dans  le 
temps,  mais  ce  que  Dieu  pense  sur  elle  dans  l'éternité. 

1 .  Tout  peuple  a  un  devoir  :  loi  de  vie,  s'il  le  remplit;  loi  de  mort, 
s'il  y  manque.  Exemple  d'Israël. 

P.  7.  —  En  acceptant  l'unité  essentielle  et  réelle  du  genre  humain  —  et  il  faut 
bien  l'accepter,  puisque  c'est  une  idée  religieuse  justifiée  par  la  philosophie 
rationnelle  et  confirmée  par  la  science  exacte,  —  en  acceptant  cette  unité  substan- 
tielle, nous  devons  considérer  l'humanité  entière  comme  un  grand  être  collectif 
ou  un  organisme  social  dontles  différentes  nations  représentent  les  membres 
vivants.  Il  est  évident,  à  ce  point  de  vue,  qu'aucun  peuple  ne  saurait  vivre  en 
soi,  par  soi  et  pour  soi,  mais  que  la  vie  de  chacun  n'est  qu'une  participation 
déterminée  à  la  vie  générale  de  l'humanité.  La  fonction  organique  qu'une  nation 
doit  remplir  dans  cette  vie  universelle,  voilà  sa  vraie  idée  nationale,  éternelle- 
ment fixée  dans  le  plan  de  Dieu.  t 

Mais  s'il  est  vrai  que  l'humanité  est  un  grand  organisme,  il  faut  bien  se 
rappeler  que  ce  n'est  pas  là  un  organisme  purement  physique,  mais  que  les 
membres  et  les  éléments  dont  il  se  compose  —  les  nations  et  les  individus  — 
sont  des  êtres  moraux.  Or, -la  condition  essentielle  d'un  être  moral,  c'est  que  la 
fonction  particulière  qu'il  est  appelé  à  remplir  dans  la  vie  universelle,  l'idée  qui 
détermine  son  existence  dans  la  pensée  de  Dieu,  ne  s'impose  jamais  comme 
une  nécessité  matérielle,  mais  seulement  comme  une  obligation  morale.  La 
oensée  de  Dieu,  qui  est  la  fatalité  absolue  pour  les  choses,  n'est  qu'un  devoir 
pour  l'être  moral.  Mais,  s'il  est  évident  qu'un  devoir  peut  être  rempli  ou  non. 


VLADIMIR   SOLOVIEV  77 


peut  être  rempli  bien  ou  mal,  peut  être  accepté  ou  rejeté,  on  ne  saurait  admettre, 
d'un  autre  côté,  que  cette  liberté  puisse  changer  le  plan  providentiel^  ou  enlever 
son  efficacité  à  la  loi  morale.  L'action  morale  de  Dieu  ne  peut  pas  être  moins 
puissante  que  son  action  physique.  Il  faut  donc  reconnaître  que,  dans  le  monde 
moral,  il  y  a  une  fatalité,  mais  une  fatalité  indirecte  et  conditionnée.  La  voca- 
tion ou  l'idée  propre  que  la  pensée  de  Dieu  assigne  à  chaque  être  moral  —  indi- 
vidu ou  nation  —  et  qui  se  révèle  à  la  conscience  de  cet  être  comme  son  devoir 
suprême,  cette  idée  agit  aans  tous  les  cas  comme  une  puissance  réelle,  elle 
détermine  dans  tous  les  cas  l'existence  de  l'être  moral,  mais  elle  le  fait  de  deux 
manières  opposées  :  elle  se  manifeste  comme  loi  de  la  vie  quand  le  devoir  est 
rempli,  et  comme  loi  de  la  mort  quand  il  ne  l'est  pas.  L'être  moral  ne  peut 
jamais  se  soustraire  à  l'idée  divine^  qui  est  sa  raison  d'être,  mais  il  dépend  de 
lui  de  la  porter  dans  son  cœur  et  dans  ses  destinées  comme  une  bénédiction  ou 
une  malédiction. 

P.  10.  —  L'histoire  fournit  à  l'appui  de  ma  thèse  une  preuve  directe  et  connue 
de  tout  le  monde.  S'il  y  a  une  vérité  acquise  par  la  philosophie  de  l'histoire, 
c'est  que  la  vocation  définitive  du  pleuple  juif,  sa  vraie  raison  d'être,  est  essen- 
tiellement attachée  à  l'idée  messianique,  c'est-à-dire  à  l'idée  chrétienne... 

P.  II.  —  Fait  historique  remarquable  que  le  peuple  appelé  à  donner  au 
monde  le  christianisme  n'a  accompli  celte  mission  que  malgré  lui-même,  qu'il 
persiste  dans  sa  grande  majorité  et  durant  dix-huit  siècles  à  rejeter  l'idée  divine 
<ju'il  a  portée  dans  son  sein  et  qui  a  été  sa  vraie  raison  d'être.  Il  n'est  donc  plus 
permis  de  dire  que  l'opinion  publique  d'une  nation  a  toujours  raison  et  qu'un 
peuple  ne  peut  jamais  méconnaître  ou  repousser  sa  vraie  vocation. 

2.  Mission  de  la  Russie.  C'est  celle  de  tout  peuple  chrétien. 

P.  18.  —  Il  ne  faut  pas  aller  loin  pour  cela  :  elle  est  là,  tout  près,  la  vraie 
idée  russe,  attestée  par  le  caractère  religieux  du  peuple,  préfigurée  et  indiquée 
par  les  événements  les  plus  importants  et  par  les  plus  grands  personnages 
de  notre  histoire.  Et  si  cela  ne  suffit  pas,  il  y  a  encore  un  témoignage  plus 
grand  et  plus  sûr  —  la  parole  révélée  de  Dieu.  Non  que  cette  parole  ait  jamais 
rien  dit  sur  la  Russie  :  c'est  son  silence,  au  contraire,  qui  nous  montre  la  vraie 
voie.  Si  le  seul  peuple  dont  la  Providence  divine  s'est  occupée  spécialement 
est  le  peuple  d'Israël,  si  la  raison  d'être  de  ce  peuple  unique  n'était  pas  en  lui- 
même,  mais  dans  la  révélation  chréiienne  qu'il  a  préparée,  et  si  enfin,  dans  le 
Nouveau  Testament,  il  n'est  plus  question  d'aucune  nationalité  en  particulier, 
et  même  il  est  expressément  déclaré  qu'aucun  antagonisme  ne  doit  plus  sub- 
sister, ne  faut-il  pas  en  conclure  que  dans  la  pensée  primordiale  de  Dieu  les 
nations  n'existent  pas  en  dehors  de  leur  unité  organique  et  vivante  — en  dehors 
de  l'humanité?  Et  si  cela  est  ainsi  pour  Dieu,  cela  doit  être  ainsi  pour  les 
nations  elles-mêmes,  en  tant  qu'elles  veulent  réaliser  leur  idée  véritable  qui 
n'est  autre  que  leur  manière  d'être  dans  la  pensée  éternelle  de  Dieu. 

La  raison  d'être  des  ijations  ne  se  trouve  pas  en  elles-mêmes,  mais  dans  l'hu- 
manité. Mais  oi!i  est  cette  humanité?  N'est-ce  pas  un  être  de  raison  privé  de 
toute  existence  réelle?  Autant  vaudrait-il  dire  que  le  bras  et  la  jambe  existent 
réellement,  et  que  l'homme  entier  n'est  qu'un  être  de  raison. 

P.   20.  —  [A  la  vérité,  avant  le  christianisme],  la  vraie  unité  essentielle  de 


78  •  ÉCHOS  d'orient 


l'humanité  n'était  qu'une  promesse,  une  idée  prophétique.  Mais  cette  idée  prit 
corps  au  moment  où  le  centre  absolu  de  tous  les  êtres  fut  révélé  au  Christ» 
Dés  jrmais,  la  grande  unité  humaine,  le  corps  universel  de  l'Homme-Dleu, 
exisie  réellement  sur  la  terre.  Il  n'est  pas  parfait,  mais  il  existe;  il  n'est  pas  par- 
fait, mais  il  s'avance  vers  la  perfection,  il  s'accroît  et  s'étend  à  l'extérieur,  et  se 
développe  intérieurement.  L'humanité  n'est  plus  un  être  de  raison,  sa  forme 
subsiantielte  se  réalise  dans  la  chrétienté,  dans  l'Église  universelle. 

Participer  à  la  vie  de  l'Ét^lise  universelle,  au  développement  de  la  grande  civi- 
lisation chrétienne,  y  participer  selon  'ses  forces  et  ses  capacités  particulières, 
voila  donc  le  seul  but  véritable,  la  seule  vraie  mission  de  chaque  peuple.  C'est 
une  vérité  évidente  et  élémentaire  que  l'idée  d'un  organe  particulier  ne  peut  pas 
l'isoler  et  le  mettre  en  antagonisme  avec  les  autres  organes,  mais  qu'elle  est  la 
raison  de  son  unité  et  de  sa  solidarité  avec  toutes  les  parties  du  corps  vivant. 
El  du  point  de  vue  chrétien,  on  ne  saurait  contester  l'application  de  cette  vérité 
tout  à  tait  élémentaire  à  l'humanité  entière  qui  est  le  corps  vivant  du  Christ. 
C'est  pour  cela  que  le  Christ  lui-même,  tout  en  reconnaissant  dans  sa  première 
parole  aux  apôtres  l'existence  et  la  vocation  de  toutes  les  nations  {Matth.  xxviir, 
19),  ne  s'est  pas  adressé  et  n'a  pas  adressé  ses  disciples  à  aucune  nation  en  par- 
ticulier :  c'est  que  pour  lui  elles  n'exisiaient  que  dans  leur  union  organique  et 
morale  commes  membres  vivants  d'un  seul  corps  spirituel  et  réel.  Ainsi  la 
vérité  chrétienne  affirme  l'existence  permanente  des  nations  et  les  droits  de  la 
nationalité,  tout  en  condamnant  le  nationalisme  qui  est  pour  un  peuple  ce  que 
l'éj^oïime  est  pour  l'individu  :  le  mauvais  principe  qui  tend  à  isoler  l'être  parti- 
culier, en  transformant  la  différence  en  division  et  la  division  en  antagonisme. 

Le  peuple  russe  est  un  peuple  chrétien,  et  par  conséquent,  pour  connaître  la 
vraie  idée  russe,  il  ne  faut  pas  se  demander  ce  que  la  Russie  fera  par  soi  et  pour 
soi,  mais  ce  qu'elle  doit  faire  au  nom  du  principe  chrétien  qu'elle  reconnaît  et 
pour  le  bien  de  la  chrétienté  universelle  à  laquelle  elle  est  censée  appartenir. 
Elle  doit,  pour  remplir  vraiment  sa  mission,  entrer  de  cœur  et  d'âme  dans  la  vie 
commune  du  monde  chrétien  et  employer  toutes  ses  forces  nationales  à  réaliser, 
d'accord  avec  les  autres  peuples,  cette  unité  parfaite  et  universelle  du  genre, 
humain,  dont  la  base  immuable  nous  est  donnée  dans  l'Église  du  Christ. 

3.  L'obstacle  à  cette  mission  chrétienne  de  la  Russie. 

P.  21.  —  Mais  l'esprit  de  l'égoïsme  national  ne  se  laisse  pas  sacrifier  aussi 
facilement.  Il  a  trouvé  chez  nous  le  moyen  de  s'affîrmer  sans  renier  ouverte- 
ment le  caractère  religieux  inhérent  à  la  nationalité  russe.  Non  seulement  on 
admet  que  le  peuple  russe  est  un  peuple  chrétien,  mais  on  proclame  avec 
emohtse  qu'il  est  le  peuple  chrétien  par  excellence  et  que  l'Église  est  la  vraie 
base  de  notre  vie  nationale;  mais  ce  n'est  que  pour  prétendre  que  l'Église  est 
seulement  chesi  nous,  que  nous  avons  le  monopole  de  la  foi  et  de  la  vie  chré- 
tienne. De  cette  manière,  l'Église,  qui  est  en  vérité  la  roche  inébranlable  de 
l'unité  et  de  la  solidarité  universelles,  devient  pour  la  Russie  le  palladium  d'un 
particularisme  national  étroit  et  souvent  même  l'instrument  passif  d'une  poli- 
tique égoïste  et  haineuse. 

Notre  religion,  en  tant  qu'elle  se  manifeste  dans  la  foi  du  peuple  et  dans  le 
culte  divin,  est  parfaitement  orthodoxe.  L'Église  russe,  en  tant  qu'elle  conserve 
la  vérité  de  la  foi,  la  perpétuité  dé  la  succession  apostolique  et  la  validité  des 


VLADIMIR    SOLOVIEV  79 


sacrements,  participe  quant  à  l'essence  à  l'unité  de  l'Église  universelle,  fondée 
par  le  Christ.  Et  si  malheureusement  cette  unité  n'existe  chez  nous  que  dans 
un  état  latent  et  ne  parvient  pas  à  une  actualité  vivante,  c'est  que  des  chaînes 
séculaires  tiennent  le  corps  de  notre  Église  attaché  à  un  cadavre  immonde  qui 
l'étoufFe  en  se  décomposant. 

L'institution  ofhcielle,  qui  est  représentée  par  notre  gouvernement  ecclésias- 
tique et  par  notre  école  théologique,  et  qui  maintient  à  tout  prix  son  caractère 
particulariste  et  exclusif,  n'est  certes  pas  une  partie  vivante  de  la  vraie  Église 
universelle  fondée  par  le  Christ.  Pour  dire  ce  qu'elle  est  en  réalité,  nous  laisse- 
rons la  parole  à  un  auteur  dont  le  témoignage  a,  dans  cette  occasion,  une  valeur 
exceptionnelle. 

Ici  Soloviev  laisse  parler  J.  S.  Aksakov,  antipapiste  convaincu,  mais 
témoin  clairvoyant  et  loyal  : 

P.  24.  —  Notre  Église,  du  côté  de  son  gouvernement,  apparaît  comme  une 
espèce  de  bureau  ou  chancellerie  colossale  qui  applique  à  l'office  de  paîire  le 
troupeau  du  Christ  tous  les  procédés  du  bureaucratisme  allemand  avec  toute  la 
fausseté  officielle  qui  leur  est  inhérente.  Le  gouvernement  ecclésiastique  étant 
organisé  comme  un  département  de  l'administration  laïque,  et  les  ministres  de 
l'Église  étant  mis  au  nombre  des  serviteurs  de  l'État,  l'Église  elle-même  se  trans- 
forme en  une  fonction  du  pouvoir  séculier  ou  tout  simplement  elle  entre  au 
service  de  l'État.  En  apparence,  on  n'a  fait  qu'introduire  l'ordre  nécessaire  dans 
l'Église,  c'est  son  âme  qu'on  lui  a  enlevée.  A  l'idéal  d'un  gouvernement 
vraiment  spirituel,  on  substitua  celui  d'un  ordre  purement  former  et  extérieur. 
Il  ne  s'agit  pas  seulement  du  pouvoir  séculier,  mais  surtout  des  idées  séculières 
qui  entrèrent  dans  notre  milieu  ecclésiastique  et  s'emparèrent  à  un  tel  point 
de  l'âme  et  de  l'esprit  de  notre  clergé  que  la  mission  de  l  Église,  dans  son  sens 
véritable  et  vivant,  leur  est  devenue  à  peine  compréhensible.  Nous  avons  des 
ecclésiastiques  «  éclairés  »  qui  prétendent  que  notre  vie  religieuse  n'est  pas 
asscz  réglementée  par  l'État,  et  ils  demandent  à  celui-ci  un  nouveau  code  de 
lois  et  de  règles  pour  l'Église.  Et  cependant,  dans  le  code  actuel  de  l'empire,  on 
trouve  plus  de  mille  articles  déterminant  la  tutelle  de  l'État  sur  l  Égise  et  pré- 
cisant les  fonctions  de  la  police  dans  le  domaine  de  la  foi  et  de  la  piété. 

Le  gouvernement  séculier  est  déclaré  par  notre  code  «  le  conservateur  des 
dogmes  de  la  foi  dominante  et  le  gardien  du  bon  ordre  dans  la  sainte  Église  ». 
Nous  voyons  ce  gardien,  le  glaive  levé,  prêt  à  sévir  contre  toute  intraction  à 
cette  orthodoxie  établie  moins  avec  l'assistance  du  Saint-Esprit  qu'avec  celle  des 
lois  pénales  de  l'empire  russe.  Là  où  il  n'y  a  pas  d'unité  vivante  et  intérieure, 
l'intégrité  extérieure  ne  peut  être  soutenue  que  par  la  violence  et  la  fraude. 

Et  citant  cet  aveu  de  plusieurs  défenseurs  de  l'Église  fusse,  que  la 
liberté  religieuse  une  fois  admise,  la  moitié  des  paysans  orthodoxes 
passeraient  au  rashol  et  la  moitié  des  gens  du  monde  au  catholicisme, 
Aksakov  continue  : 

P.  26.  —  Que  veut  dire  un  aveu  semblable  ?  que  la  moitié  des  membres  de 
l'Église  orthodoxe  ne  lui  appartient  qu'en  apparence,  que  ces  hommes  ne  sont 


8o  ÉCHOS  d'orient 


retenus  dans  son  sein  que  par  la  crainte  des  peines  temporelles.  Tel  est  donc 
l'état  actuel  de  notre  Église!  État  indigne,  affligeant  et  affreux  !  Quelle  surabon- 
dance de  sacrilèges  dans  l'enceinte  sacrée,  de  l'hypocrisie  qui  remplace  la  vérité, 
de  la  terreur  au  lieu  de  l'amour,  de  la  corruption  sous  l'apparence  d'un  ordre 
extérieur,  de  la  mauvaise  foi  dans  la  défense  violente  de  la  vraie  foi;  quelle 
négation  dans  l'Église  même  des  principes  vitaux  de  l'Église,  de  toute  sa  raison 
d'être,  le  mensonge  et  l'incrédulité  là  où  tout  doit  être,  vivre  et  se  mouvoir  par 
la  vérité  et  la  foi.  Cependant  le  danger  le  plus  grave  n'est  pas  que  le  mal 
a  pénétré  au  milieu  des  croyants,  c'est  qu'il  y  a  reçu  droit  de  cité,  que  cette 
position  de  l'Église  est  créée  par  la  loi,  qu'une  anomalie  semblable  n'est  qu'une 
conséquence  nécessaire  de  la  règle  acceptée  par  l'État  et  par  notre  société  elle- 
même... 

S'il  faut  en  croire  ses  défenseurs,  notre  Église  est  un  troupeau  grand,  mais 
infidèle,  dont  le  pasteur  est  la  police  qui,  par  force,  à  coups  de  fouet,  fait 
entrer  dans  le  bercail  les  brebis  égarées.  Une  image  semblable  répond-elle  à  la 
vraie  idée  de  l'Église  du  Christ,  et^si  non,  notre  Église  n'est  plus  l'Eglise  du 
Christ,  et  alors,  qu'est-elle  donc  ?  Une  institution  d'État  qui  peut  être  utile  aux 
intérêts  de  l'État,  à  la  discipline  des  moeurs.  Mais  l'Église,  il  ne  faut  pas  l'ou- 
blier, est  un  domaine  où  aucune  altération  de  la  base  morale  ne  peut  être 
admise,  où  aucune  infidélité  au  principe  vivifiant  ne  peut  rester  impunie,  où, 
si  l'on  ment,  on  ne  ment  pas  aux  hommes^  mais  à  Dieu. 

P.  28.  —  ...  Une  Église  qui  fait  partie  d'un  État,  d'un  «  royaume  de  ce 
monde  »,  a  abdiqué  sa  mission,  et  devra  partager  la  destinée  de  tous  les 
royaumes  de  ce  monde.  EUe  n'a  plus  en  elle-même  aucune  raison  d'être,  elle 
se  condamne  à  la  débilité  et  à  la  mort. 

4.  //  Jaut,  renversant  l'obstacle,  se  rattacher  au  centre  nécessaire  de 
l'unité  chrétienne. 
Après  cette  longue  citation  d'Aksakov,  Soloviev  continue  : 

P.  28.  —  Une  institution  que  l'Esprit  de  la  vérité  a  abandonnée  ne  peut  pas 
être  l'Église  véritable  de  Dieu.  Pour  la  reconnaître,  il  ne  faut  pas  abdiquer  la 
religion  de  nos  pères,  il  ne  faut  pas  renoncer  à  la  piété  du  peuple  orthodoxe, 
à  ses  traditions  sacrées,  à  toutes  les  choses  saintes  qu'il  vénère.  Il  est  évident, 
au  contraire,  que  la  setfle  chose  que  nous  devions  sacrifier  à  la  vérité,  c'est 
l'établissement  pseudo-ecclésiastique  si  bien  caractérisé  par  l'écrivain  ortho- 
doxe, cet  établissement  qui  a  pour  base  la  servilité  et  l'intérêt  matériel  et 
pour  moyens  d'action  la  fraude  et  la  violence... 

P.  3o.  —  Quelles  que  soient  les  qualités  intrinsèques  du  peuple  russe,  elles 
ne  peuvent  pas  agir  d'une  manière  normale  tant  que  sa  conscience  et  sa  pensée 
restent  paralysées  par  un  régime  de  violence  et  d'obscurantisme.  Il  s'agit  avant 
tout  de  donner  libre  accès  à  l'air  pur  et  à  la  lumière,  d'enlever  les  barrières  arti- 
ficielles qui  retiennent  l'esprit  religieux  de  notre  nation  dans  l'isolement  et 
l'inertie,  il  s'agit  de  lui  ouvrir  le  chemin  droit  vers  la  vérité  complète  et  vivante. 
Mais  on  a  peur  de  la  vérité,  parce  que  la  vérité  est  catholique,  c'est-à-dire 
universelle.  On  veut  à  tout  prix  avoir  une  religion  à  part,  une  foi  russe,  une 
Église  impériale.  On  n'y  tient  pas  pour  elle-même,  mais  on  veut  la  garder  comme 
attribut  et  comme  sanction  du  nationalisme  exclusif.  Mais  ceux  qui  ne  veulent 


VLADIMIR    SOLOVIEV  8t 


pas    sacrifier  leur  égoïsme    national   ne  peuvent  pas  être  et   ne   doivent   pas 
s'appeler  chrétiens. 

P.  3i.  —  Pour  maintenir  et  pour  manifester  le  caractère  chrétien  de  la  Russie^ 
il  nous  faut  abdiquer  définitivement  la  fausse  divinité  de  ce  siècle,  et  sacrifier 
au  vrai  Dieu  notre  égoïsme  national.  La  Providence  nous  a  mis  dans  une 
condition  particulière  qui  doit  rendre  ce  sacrifice  plus  complet  et  plus  efficace. 
Il  y  a  une  loi  morale  élémentaire  qui  s'impose  également  aux  individus  et  aux 
nations,  et  qui  est  exprimée  dans  ceite  parole  de  l'Evangile  qui  nous  com- 
mande, avant  de  sacrifier  à  l'autel,  de  faire  la  paix  avec  le  frère  qui  a  quelque 
chose  contre  nous.  Le  peuple  russe  a  un  frère  (i)  qui  a  des  griefs  protonds 
contre  lui,  et  il  nous  faut  faire  la  paix  avec  ce  peuple  frère  et  ennemi  pour 
commencer  le  sacrifice  de  notre  égoïsme  national  sur  l'autel  de  l'Église 
universelle. 

Ce  n'est  pas  là  une  affaire  de  sentiment,  quoique  le  sentiment  aussi  devrait 
avoir  sa  place  dans  les  rapports  humains.  Mais  entre  une  politique  sentimentale 
et  une  politique  d'égoïsme  et  de  violence,  il  y  a  un  moyen  terme  :  la  politique- 
de  l'obligation  morale  ou  de  la  justice. 

P.  37.  —  Pour  l'Église  générale  ou  catholique,  il  doit  exister  un  sacerdoce 
général  ou  international  centralisé  et  unifié  dans  la  personne  d'un  Père  commun 
de  tous  les  peuples,  le  Pontife  universel.  Il  est  évident,  en  effet,  qu'un  sacerdoce 
national  ne  peut  pas  représenter  comme  tel  la  paternité  générale  qui  doit 
embrasser  toutes  les  nations.  Quant  à  la  réunion  des  différents  clergés  natio-^ 
naux  en  un  seul  corps  oecuménique,  elle  ne  peut  être  effectuée  qu'eau  moyen 
d'un  centre  international  réel  et  permanent,  pouvant  de  droit  et  de  fait  résister 
à  toutes  les  tendances  particularistes.  L'unité  d'une  famille  ne  peut  subsister 
sans  un  père  commun  ou  quelqu'un  qui  le  remplace.  Pour  faire  des  individus 
et  des  peuples  une  famille,  une  fraternité  réelle,  le  principe  paternel  de  la 
religion  doit  être  réalisé  ici-bas  par  une  monarchie  ecclésiastique  qui  puisse 
effectivement  réunir  autour  d'elle  tous  les  éléments  nationaux  et  individuels  et 
leur  servir  toujours  d'image  vivante  et  d'instrument  libre  de  la  paternité 
céleste. 

(Ce  n'est  pas  qu'il  faille  supprimer  toutes  les  frontières.) 

P.  38.  —  L'Église  universelle,  tout  en  gardant,  au  moyen  de  son  ordre  sacer- 
dotal unifié  dans  le  Souverain  Pontife,  la  religion  de  la  paternité  commune^ 
n'exclut  cependant  pas  la  diversité  actuelle  des  nations  et  des  États.  Seulement 
l'Église  ne  pourra  jamais  sanctionner,  et  en  cela  elle  est  l'organe  fidèle  de  la 
vérité  et  de  la  volonté  de  Dieu,  les  divisions  et  les  luttes  nationales  comme 
condition  définitive  de  la  société  humaine.  La  vraie  Église  condamnera  toujours 
la  doctrine  qui  affirme  qu'il  n'y  a  rien  au-dessus  des  intérêts  nationaux,  ce 
nouveau  paganisme  qui  fait  de  la  nation  sa  divinité  suprême,  ce  faux  patrio- 
tisme qui  veut  remplacer  la  religion.  L'Église  reconnaît  les  droits  des  nations 
en  combattant  l'égoïsme  national,  elle  respecte  le  pouvoir  de  l'État  en  résistant 
à  son  absolutisme. 


(1)  Il  s'agit  du  peuple  polonais. 


82  •  ÉCHOS  d'orient 


5.  Conclusion.  Formule  de  l'idée  russe. 

P.  45.  —  L'empire  russe,  isolé  dans  son  absolutisme,  n'est  qu'une  menace 
pour  la  chrétienté,  une  menace  de  luttes  et  de  guerres  sans  fin.  L'empire  russe, 
voulant  servir  et  protéger  l'Église  universelle  et  l'organisation  sociale,  apportera 
dans  la  famille  des  peuples  la  paix  et  la  bénédiction... 

P.  46.  —  Lidee  russe,  le  devoir  historique  de  la  Russie,  nous  demande  de 
nous  reconnaître  solidaires  de  la  famille  universelle  du  Christ...  Si  cette  idée 
n'a  rien  d'.xclusif  et  de  particulariste,  si  elle  n'est  qu'un  nouvel  aspect  de 
l'idée  chrétienne  elle-même,  si  pour  accomplir  cette  mission  nationale  il  ne 
nous  faut  pas  agir  contre  les  autres  nations,  mais  av.ec  elles  et  pour  elles,  c'est 
là  la  grande  preuve  que  cette  idée  est  vraie.  Car  la  Vérité  n'est  que  la  forme  du 
Bien,  et  le  Bien  ne  connaît  pas  d'envie. 

Telle  est  cette  conférence  si  pleine  de  iiautes  pensées,  inspirée  de  si 
larges  sentiments  et  préoccupations,  au  langage  à  la  fois  si  ferme,  si 
serein,  si  franc.  Elle  n'eut  pas  un  grand  retentissement.  Est-ce  à  cela  qu'il 
faut  mesurer  le  mérite?  L'auteur  eut  même  l'impression  de  n'être  pas 
compris.  Faut-il  l'attribuer  à  deux  ou  trois  pages  d'un  mysticisme  trop 
oriental,  ou  encore  au  peu  de  connaissance  des  problèmes  slaves  chez 
des  auditeurs  pas  encore  familiarisés  avec  pareil  sujet  par  l'alliance 
franco-russe?  Quoi  qu'il  en  soit,  le  succès,  si  appréciable  qu'il  fût, 
demeura  inférieur  à  l'attente.  Heureusement,  Soloviev  connut  l'appro- 
bation la  plus  haute  qu'un  cœur  de  nouveau  converti  puisse  souhaiter. 
Ainsi  que  les  Considérations  sur  l'union  des  Églises  dont  nous  avons 
parlé  précédemment,  cette  conférence  fut  envoyée  à  Rome  par  l'entre- 
mise de  Mgr  Strossmayer.  S.  S.  Léon  XllI  voulut  bien  en  prendre  con- 
naissance. 11  approuva  et  combla  d'éloges  tout  ce  que  contenait  l'opus- 
cule. Le  cardinal  Rampolla' transmit  à  M?»'  Strossmayer  les  félicitations 
du  Pape,  dans  une  lettre  du  23  juillet  1888  :  «  J'ai  remis  la  brochure 
au  Saint-Père  ea  addens  quce  de  auctare  opusculi  et  de  conversione  in  prce- 
fatis  litteris  patefaciehas.  Sensa  hœc  Sanciitas  sua,  quœ  omnes  populos  ad 
Cbristi  ovile  reducere  intense  cupit,  et  probavit  et  laudihus  prosecuîa  est, 
ac  Deum  ferventer  exorat,  qui  id  munus  omnipotenti  sua  gratia  hoc  mira- 
culum  pair  are  pot  est,  ut  communia  desideria  exaudiat  »  (i). 

«    LA   RUSSIE   ET    l'ÉGLISE   UNIVERSELLE    » 

Nous  abordons  ici  l'œuvre  maîtresse  de  Soloviev,  celle  qu'il  préfé- 
rait, celle  que  nous  préférons;  celle  où  l'on  trouve  plus  développées  les 
raisons  qui  doivent  ramener  l'Église  orientale  à  l'Église-Mère,  plus  syn- 


(0  Cité  dans  Acta  II  conventus  Velehradensis,  1910,  Prague, 


VLADIMIR    SOLOVIEV  83 


thétisées  ses  conceptions  sur  le  rôle  social  et  universel  de  l'Église 
catholique,  plus  chaleureux  à  travers  la  sérénité  de  ses  arguments 
son  appel  aux  frères  séparés  et  son  apostolat  auprès  d'eux^  en  un 
mot  toute  sa  pensée  et  tout  son  cœur.  La  Russie  et  l'Eiilise  univer- 
selle {\)  est  l'apogée  de  sa  vie  et  de  son  œuvre.  C'est  son  cri  suprême, 
lancé  dans  une  langue  plus  universelle  devant  un  public  par  le  fait 
même  plus  vaste.  C'est  l'affirmation  franche,  une  fois  pour  toutes,  de 
tout  ce  qu  il  a  sur  le  cœur  et  dans  l'esprit,  de  tout  ce  qu'il  veut  que 
sachent  ses  frères  bien-aimés  de  Russie.  Rentré  dans  sa  patrie,  il  sera 
obligé  de  voiler  sa  pensée,  pour  échapper  à  la  censure,  comme  il  se 
croira  tenu,  avec  moins  de  raison  sans  doute,  mais  avec  autant  de 
conviction  consciencieuse,  de  ne  pas  révéler  au  public,  par  une  pra- 
tique ostensible,  la  réalité  de  sa  conversion. 

Ce  n'est  pas,  à  vrai  dire,  un  chef-d'œuvre  de  tout  point  parfait.  La 
troisième  partie  peut  laisser  à  désirer.  Encombrée  d'un  symbolisme 
nuageux  et  d'une  métaphysique  religieuse  obscure,  elle  déconcerte  le 
lecteur  occidental.  Le  goût  en  souffre,  et  parfois  aussi,  ce  qui  est  plus 
grave,  la  théologie. 

Cela  n'empêche  point  l'œuvre  d'être  dans  son  ensemble  «  admirable 
de  savoir,  de  logique  et«d'éloquence  »,  comme  dit  M.  Tavernier.  11 
y  faut  ajouter  de  réels  mérites  de  style,  étonnants  chez  un  étranger, 
une  aisance  parfaite,  une  sobriété  qui  n'est  point  de  la  sécheresse,  une 
ampleur  donnée  par  l'idée  plus  que  par  les  mots,  un  souffle  continu, 
une  conviction  communicative,  çà  et  là  une  ironie  inattendue  qui  donne 
le  coup  de  grâce,  une  phrase  précise  qui  n'est  point  «  de  la  phrase  »  : 
tout  autant  de  qualités  qui,  en  intéressant  les  divers  ressorts  de  l'âme, 
rendent  .l'ouvrage  agréable  à  la  lecture  et  profitable  à  l'intelligence 
comme  au  coeur. 

Une  longue  introduction  (lxvii  pages)  ouvre  cette  œuvre.  Il  ne, faut 
point  céder  à  la  tentation  commune  de  tourner  les  feuillets  pour  com- 
mencer au  chapitre  i"'.  A  elle  seu'e  elle  pourrait  former  une  brochure 
à  part,  pleine  d'enseignements  utiles.  Deux  sujets  importants  la  rem- 
plissent :  une  doctrine  et  une  histoire  qui  se  compénètrent  quelque  peu, 
et  c'est  naturel,  puisque  c'est  la  doctrine  et  l'histoire  de  la  christianisation 
de  la  société  par  l'Eglise.  Étant  donné  le  sujet.  Tannée  même  où  Soloviev 
écrit  son  livre  en  accroît  l'intérêt.  C'est  le  centenaire  de  1789,  de  cette 
fameuse  Révolution  qui  a  tenté  de  détrôner  Dieu  de  sa  royauté  sociale. 


(i)  Edite  à  Paris,  chez  Savine.  2*  édition,  chez  Stock,  1906.  C'est  celle  que  nous  avons 
sous  les  yeux. 


84  ÉCHOS  d'orient 


L'affirmation  de  Solovieven  devient  plus  catégorique  et  plus  audacieuse. 
Et  c'est  par  le  procès  de  cette  Révolution  que  débute  l'introduction.  S'il 
lui  reconnaît  d'heureux  effets  pour  la  France  et  pour  l'humanité  tout 
entière,  il  en  proclame,  en  somme,  l'inéluctable  faillite  :  elle  a  su 
démolir,  et,  parmi  les  choses  qu'elle  a  démolies,  beaucoup  devaient  l'être, 
inais  elle  n'a  pas  su  édifier. 

P.  X.  —  Si  le  mouvement  révolutionnaire  a  détruit  beaucoup  de  choses  qui 
devaient  être  détruites;  s'il  a  emporté,  et  pour  toujours,  mainte  iniquité,  il  a 
misérablement  échoué  en  essayant  de  créer  un  ordre  social  fondé  sur  la  justice. 
La  justice  n'est  que  l'expression  pratique  de  la  vérité;  et  le  point  de  départ  du 
mouvement  révolutionnaire  éiAit  faux. 

Cette  erreur  originelle,  ce  mensonger  *«  principe  de  l'homme  indi- 
viduel considéré  comme  un  être  complet  en  soi  et  pour  soi  »  n'a  point 
été  inventée  par  les  doctrinaires  de  la  Révolution  ni  même  par  leurs 
pères  les  encyclopédistes;  elle  se  trouve  à  toutes  les  pages  de  l'histoire 
et  explique  toutes  les  anomalies  actuelles  de  l'humanité.  C'est  l'égoïsme 
humain,  ou  individuel^  ou  social,  qui,  tout  en  acceptant  le  christianisme 
comme  une  norme  de  l'intelligence,  se  refuse  à  l'embrasser  comme 
une  règle  de  la  vie. 

P.  XII.  —  L'humanité  a  cru  qu'en  professant  la  divinité  du  Christ  elle  était 
dispensée  de  prendre  au  sérieux  ses  paroles.  On  a  arrangé  certains  textes  évan- 
géliques  de  manière  à  en  tirer  tout  ce  qu'on  voulait,  et  on  a  fait  la  conspiration 
du  silence  contre  d'autres  textes  qui  ne  se  prêtaient  pas  aux  arrangements.  On 
répétait  sans  cesse  le  commandement  :  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César,  et 
à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  »  pour  sanctionner  un  ordre  de  choses  qui  donnait 
à  César  tout,  et  à  Dieu  rien...  Quant  aux  paroles  :  «  Tout  pouvoir  m'est  donné 
dans  les  cieux  et  sur  la  terre  »,  on  ne  les  citait  pas.  On  acceptait  le  Christ 
comme  sacrificateur  et  comme  victime  expiatoire,  mais  on  ne  voulait  pas  du 
Christ-Roi.  Sa  dignité  royale  fut  remplacée  par  toutes  les  tyrannies  païennes, 
et  des  peuples  chrétiens  ont  répété  le  cri  de  la  plèbe  juive  :  «  Nous  n'avons  pas 
d'autre  roi  que  César!  »  Ainsi  l'histoire  a  vu  et  nous  voyons  encore  le  phéno- 
mène étrange  d'une  société  qui  professe  le  christianisme  comme  sa  religion 
et  qui  reste  païenne,  non  pas  dans  sa  vie  seulement^  mais  quant  à  la  loi  de 
sa  vie. 

A  cette  analyse  peu  commune  des  causes  de  la  grande  Révolution 
succède  l'unité  du  genre  humain  à  procurer  par  l'Église  catholique. 
Cette  unité  se  développe  en  trois  phases  :  le  royaume  de  Dieu  se  mani- 
feste à  nous;  manifesté,  nous  le  réalisons;  réalisé,  nous  en  vivons  et 
jouissons.  Trois  phases  auxquelles  correspond  une  triple  union  divino- 
humaine  :  l'union  sacerdotale  où  domine  l'élément  divin  et  qui  forme 
l'Eglise  proprement  dite;  Vunion  royale  où  domine  l'élément  humain 


VLADIMIR    SOLOVIEV 


et  qui  forme  l'État  chrétien;  l'union  prophétique  où  l'humain  et  le  divin 
s'embrassent  librement  dans  la  paix  et  la  joie  de  l'Esprit-Saint. 

La  mission  de  l'Eglise, est  de  communiquer  au  monde  la  vérité.  Le 
devoir  de  l'État  est  de  la  «  réaliser  dans  la  société  humaine,  de  prati- 
quer la  vérité.  Or,  la  vérité  dans  son  expression  pratique  s'appelle 
justice  ».  (P.  xvii.)  Le  rôle  du  prophét is me  ou  aciion  des  saints  est,  par 
la  même  vérité,  de  donner  aux  hommes  la  charité. 

Ainsi  donc  la  vérité  enseignée  par  l'Église  sert  de  fondement  à  la 
justice  exercée  par  l'État;  et  dans  l'humanité  régénérée,  vérité  et  justice 
fleurissent  en  liberté  et  amour. 

«  L'institution  sacerdotale  étant  un  fait  accompli  et  la  fraternité  par- 
faitement libre  étant  un  idéal,  c'est  surtout  le  moyen  terme  —  l'État 
dans  son  rapport  avec  le  christianisme  —  qui  détermine  les  destinées 
historiques  de  l'humanité.  »  (P.  xix.)  C'est  pourquoi  l'auteur  s'attache 
à  définir  le  caractère  et  les  devoirs  d3  l'État  christianisé.  11  les  résume 
nettement  dans  la  page  suivante  : 

P.  XXII.  —  Le  christianisme,  en  attribuant  une  valeur  infinie  à  tout  être 
humain,  devait  changer  du  tout  au  tout  le  caractère  de  l'État.  Le  mal  social 
restait  toujours  le  même  dans  sa  triple  manifestation  internationale,  civile  et 
criminelle;  l'État  avait  comme  auparavant  à  combattre  le  mal  dans  ces  trois 
sphères,  mais  le  but  définitif  et  les  moyens  de  la  lutte  ne  pouvaient  pas  rester 
les  mêmes.  II  ne  s'agissait  plus  de  défendre  un  groupe  social  particulier;  ce  but 
négatif  était  remplacé  par  une  tâche  positive  :  en  présence  d^s  discordes  natio- 
nales, il  fallait  établir  la  solidarité  universelle;  contre  l'antagonisme  des  classes 
et  l'égoïsme  des  individus,  il  fallait  réagir  au  nom  de  la  vraie  justice  sociale. 
L'État  païen  avait  affaire  à  l'ennemi,  à  l'esclave,  au  criminel.  L'ennemi, 
l'esclave,  le  criminel  n'avaient  pas  de  droits.  L'État  chrétien  n'a  affaire  qu'aux 
membres  du  Christ,  souffrants,  malades,  corrompus;  il  doit  apaiser  la  haine 
nationale,  réparer  l'iniquité  sociale,  corriger  les  vices  individuels.  Ici,  l'étranger 
a  droit  de  cité,  l'esclave  a  droit  à  l'émancipation,  le  criminel  a  droit  à  la  régéné- 
ration morale.  Dans  la  cité  de  Dieu,  il  n'y  a  pas  d'ennemi  et  d'étranger,  d'esclave 
et  de  prolétaire,  de  criminel  et  de  condamné.  L'étranger  est  un  frère  qui  demeure 
loin;  le  prolétaire,  un  frère  malheureux  qu'il  faut  secourir;  le  criminel,  un 
frère  tombé  qu'il  faut  relever  (i). 

Les  pages  qui  suivent  nous  donnent  dans  une  vue  synthétique  les 
essais  manques  de  la  formation  de  l'Etat  chrétien.  11  y  en-  eut  deux  : 
celui  du  Bas-Empire  et  celui  du  moyen  âge. 

Toute  l'œuvre  chrétienne  du  Bas-Empire  se  réduit  à  avoir  embrassé 
la  foi  chrétienne.  Mais  il  n'en  fit  pas  la  règle  de  sa  pratique  et  garda 


(i)  C'est  en  poussant  à  l'extrême  cette  belle  et  juste  vérité  queSoloviev  fut  toujours 
opposé  à  la  peine  capitale.  Son  bon  cœur  y  était  pour  beaucoup. 


86  ÉCHOS  d'orient 


toutes  ses  institutions  païennes.  Comme  «  une  contradiction  si  mani- 
feste entre  la  foi  et  la  vie  »  ne  pouvait  subsister,  «  au  lieu  de  sacrifier 
sa  réalité  païenne,  l'empire  byzantin  essaya,  pour  se  justifier,  d'altérer 
la  pureté  de  l'idée  chrétienne  »,  De  là  découle  la  complaisance  des 
empereurs  pour  toutes  les  hérésies,  du  iv^  au  ix^  siècle. 

L'union  en  Jésus-Christ  du  divin  et  de  l'humain  qui  est  «  l'idée 
spécifique  du  christianisme  »  impose  une  semblable  union  dans  la 
société  humaine  où  «  le  divin  est  représenté  par  l'Église  et  l'humain 
par  l'Etat  ».  Mais  partout  où  se  rencontrent  l'humain  et  le  divin,  c'est  le 
divin  qui  prime,  et  l'humain  doit  lui  céder  et  lui  obéir.  C'est  cette  con- 
séquence que  se  refusait  à  admettre  l'impérialisme  byzantin,  et  c'est 
pour  y  échapper  qu'il  accorda  son  aide  et  faveur  à  tous  les  faux  docteurs 
qui  attaquaient  en  jésus-Christ  cette  union  parfaite  de  la  divinité  et  de 
l'humanité. 

Et  en  quelques  fortes  pages,  l'auteur  dénonce  dans  toutes  et  chacune 
des  erreurs  christologiques,  si  opposées  qu'elles  paraissent,  leur  lien 
logique  avec  l'absolutisme  des  empereurs  de  Byzance,  démasquant, 
sous  la  mobilité  du  Protée  hérétique,  la  permanence  du  principe  despo- 
tique de  l'Etat  païen. 

Heureusement,  cette  déformation  de  l'esprit  et  du  dogme  chrétien 
trouvèrent  leur  adversaire  toujours  vigilant  et  toujours  vainqueur  dans 
le  Pontife  romain.  C'est  pourquoi  la  dernière  des  hérésies  byzantines, 
celle  des  iconoclastes,  s'en  prit  à  l'institution  de  la  Papauté.  En  reniant 
toute  forme  extérieure  du  divin  dans  le  monde,  elle  s'attaquait  direc- 
tement à  la  chaire  de  Pierre  dans  sa  raison  d'être  comme  centre  objectif 
et  réel  de  l'Eglise  visible...,  au  Siège  apostolique  de  Rome,  —  cette 
icône  miraculeuse  du  christianisme  universel.  —  Cette  hérésie  finît, 
comme  les  autres,  par  la  victoire  de  la  vraie  foi  et  du  Siège  romain,  car 
chaque  triomphe  de  l'orthodoxie  était  en  même  temps  le  triomphe  de 
la  Papauté. 

A  l'ère  des  hérésies  impériales  succède  l'évolution  du  «  byzantinisme 
orthodoxe»,  nouvelle  phase  de  l'esprit  antichrétien.  L'histoire  religieuse 
du  Bas-Empire  nous  a  fait  assister  jusqu'ici  à  la  lutte  ardente  livrée 
pour  ou  contre  le  christianisme  intégral.  Le  parti  hérétique,  niant  l'union 
du  divin  et  de  l'humain,  aboutissait  à  rétablir  ou  à  maintenir  le  des- 
potisme païen  de  l'État.  C'est  pourquoi,  dans  l'ensemble,  les  empereurs^ 
jaloux  de  leur  omnipotence,  lui  accordaient  tant  de  faveur.  C  était  le 
parti  de  César  «  triplement  antichrétien  —  dans  ses  idées  religieuses» 
dans  son  sécularisme,  dans  son  nationalisme  ».  Le  parti  franchement 
chrétien  —  ou  catholique  —  gardait  jalousement  et  défendait  courageu- 


VLADIMIR    SOLOVIEV  87 


sèment  l'idée  pure  du  christianisme,  sans  altération  dogmatique,  sans 
tendances  particularistes;  car  le  christianisme  est  vérité,  d'où  inflexibi- 
lité du  dogme:  et  il  est  charité,  d'où  catholicité  de  la  communion.  Ce 
parti  s'appuyait  surtout  sur  la  chaire  centrale  de  saint  Pierre,  en  qui  il 
révérait  «  le  puissant  palladium  de  la  vérité  et  de  la  liberté  religieuse  ». 
C'était  le  parti  du  Christ-Dieu  et  de  Rome.  Entre  ces  deux  partis,  l'un 
hérétique  et  par  là  même  séparatiste,  l'autre  orthodoxe  et  catholique, 
louvoyait  un  troisième  parti,  formé  de  la  majorité  du  haut  clergé  grec, 
empruntant  à  l'un  son  orthodoxie  et  prenant  de  l'autre  son  caractère  et 
ses  tendances  de  séparation,  voulant  la  vérité  sans  l'unité,  et  le  Christ 
san5  son  organe,  adorateur  de  Dieu  et  tout  autant  esclave  de  César.  C'est 
ce  tiers  parti,  que  Soloviev  appelle  «  le  parti  orthodoxe  anticatholique  ». 
qui  joua  le  rôle  décisif  dans  l'histoire  de  l'Orient  chrétien  et  fixa  pour 
de  longs  siècles  ses  malheureuses  destinées.  Voici  le  tableau  peu  tlatté 
qu'il  .nous  en  trace  de  main  de  maître  : 

P. 'XXXIII.  —  Ces  prêtres,  soit  par  conviction  théorique,  soit  par  sentiment 
routinier,  soit  par  attachement  à  la  tradition  commune,  tenaient  beaucoup  au 
dogme  orthodoxe.  Ils  n'avaient  rien  en  principe  contre  l'unité  de  l'Église 
universelle,  mais  à  la  condition  que  le  centre  de  cette  unité  se  trouvât  chez  eux; 
et  puisque,  de  fait,  ce  centre  se  trouvait  ailleurs,  ils  aimaient  mieux  être  grecs 
que  chrétiens...  Comme  chrétiens,  ils  ne  pouvaient  pas  être  césaropapistes  en 
principe,  mais  comme  patriotes  grecs  avant  tout,  ils  préféraient  le  césaropa- 
pisme  byzantin  à  la  Papauté  romaine. 

...L'hérésie  formelle  et  logique  répugnait  à  ces  pieux  personnages,  mais  ils  n'y 
regardaient  pas  de  près  quand  le  divin  Auguste  voulait  bien  leur  offrir  le  dogme 
orthodoxe  un  peu  arrangé  à  sa  façon.  Ils  aimaient  mieux  recevoir  des  mains 
d'un  empereur  grec  une  formule  altérée  ou  inachevée  que  d'accepter  la  vérité 
pure  et  complète  de  la  part  d'un  Pape  :  Vhénoticon  de  Zenon  remplaçait  à  leurs 
yeux  avec  avantage  l'épître  dogmatique  de  saint  Léon  le  Grand.  Dans  les  six 
ou  sept  épisodes  successifs  que  présente  l'histoire  des  hérésies  orientales,  la 
ligne  de  conduite  que  suivait  le  parti  pseudo-orthodoxe  était  toujours  la  même. 
Au  commencement,  quand  l'hérésie  triomphante  s'imposait  avec  violence,  ces 
hommes  sages,  ayant  une  aversion  prononcée  du  martyre,  se  soumettaient, 
bien  qu'à  contre-cœur.  Grâce  à  leur  accession  passive,  les  hérétiques  pouvaient 
réunir  des  assemblées  générales  aussi  ou  même  plus  nombreuses  que  les  vrais 
conciles  œcuméniques.  Mais,  après  que  le  sang  des  confesseurs,  la  fidélité  des 
couches  populaires  et  l'autorité  menaçante  du  pontife  romain  avaient  forcé  le 
pouvoir  impérial  à  abandonner  la  cause  de  l'erreur,  les  hérétiques  involontaires 
revenaient  en  masse  à  l'orthodoxie,  et...  formaient  la  majorité  dans  les  con- 
ciles orthodoxes  comme  ils  l'avaient  fait  auparavant  dans  les  conciliabules 
hérétiques. 

Mais  c'était  toujours  Rome  qui  terrassait  l'erreur,  Rome  qui  définissait 
le  dogme,  Rome  qui  vengeait  la  vérité,  qui  assurait  l'orthodoxie.  De 


88  ÉCHOS  d'orient 


dépit,  ces  demi-chrétiens  cherchaient  à  atténuer  le  succès  de  la  Papauté 
et  à  diminuer  son  influence.  Une  réaction  anticatholique  succédait 
à  chaque  victoire  de  la  vraie  foi.  Ainsi  s'expliquent  les  honneurs  suc- 
cessifs que  s'arrogent  les  pontifes  de  Byzance  et  que  les  successeurs  de 
saint  Pierre  tolèrent,  pour  le  bien  de  la  paix,  tant  qu'ils  n'intéressent 
pas  les  droits  essentiels  du  Siège  apostolique  :  patience  et  longanimité 
qui  firent  retarder  de  plusieurs  siècles  la  douloureuse  scission. 

Puisque  chaque  triomphe  de  la  vérité  était  le  triomphe  de  la  Papauté^ 
nos  orthodoxes  anticatholiques  n'eurent  d'aise  et  de  repos  que  lors- 
qu'ils purent,  à  la  suite  d'une  faible  réaction  iconoclaste,  vaincre,  sans 
le  secours  du  Pape,  les  derniers  restes  de  cette  hérésie  et  l'englober 
avec  toutes  les  autres  dans  unanathème  solennel.  C'était  en  842.  L'astre 
avait  paru,  Photius.  On  avait  enfin  le  triomphe  de  l'orthodoxie  sans 
celui  de  la  Papauté.  On  crut  venu  le  moment  de  se  séparer  formel- 
lement de  Rome.  Photius  fit  comprendre  aux  empereurs  qu'il  valait 
mieux  pour  eux  d'embrasser  l'orthodoxie  que  de  donner  prétexte  par 
leurs  prétentions  dogmatiques  à  l'intervention  toujours  victorieuse  du 
Pontife  romain.  Le  compromis  s'établit.  Le  schisme  était  mûr.  Il  éclata,, 
inauguré  par  Photius  (867),  consommé  par  Michel  Cérulaire  (1054).  11 
conciliait  «  une  stricte  orthodoxie  théorique  avec  un  état  politique  social 
purement  païen  ».  (P.  xlv.) 

P.  XLVi.  —  Les  empereurs  embrassèrent  à  jamais  l'orthodoxie  comme  dogme 
abstrait,  et  les  hiérarques  grecs  bénirent  in  sœcula  sœculorum  le  paganisme  de 
la  vie  publique. 

C'est  ce  qui  explique  pourquoi  depuis  842  il  n'y  eut  plus  un  seuï 
empereur  hérétique  ou  hérésiarque  à  Constantinople  et  que  la  concorde 
entre  l'Eglise  et  l'Etat  grecs  ne  fut  plus  troublée.  Les  deux  pouvoirs 
s'étaient  réunis  dans  l'égoïsme  national  et  la  négation  de  la  suprématie 
spirituelle  de  Rome  :  ce  à  quoi  tous  deux  tenaient  par-dessus  tout. 
L'Etat  y  trouva  l'avantage  de  n'avoir  plus  désormais  d'autorité  au-dessus 
de  la  sienne  et  de  tenir  assujettie  la  puissance  ecclésiastique,  privée 
désormais  de  son  inébranlable  appui,  la  Papauté  romaine. 

Ce  n'était  là  que  Vhérésie  rentrée.  Le  dogme  fondamental  du  christia- 
nisme, l'union  du  divin  et  de  l'humain,  était  de  nouveau  supprimé, 
la  société  religieuse  étant  séparée  de  la  société  profane,  et  l'État,  par  sa 
mainmise  sur  l'Eglise,  rendant  impossible  la  christianisation  et  la  divi- 
nisation de  l'humanité.  Au  fond,  ce  à  quoi  l'on  avait  abouti,  c'était 
à  pratiquer  l'hérésie,  tout  en  professant  l'orthodoxie. 

P.  xLvii.  —  Cette  contradiction  profonde  entre  la  vie  et  la  croyance  était  un 
principe  de  mort  pour  l'empire  byzantin.  C'est  là  la  vraie  cause  de  sa  ruine* 


VLADIMIR    SOLOVIEV  89 


Le  succès  de  l'Islam  s'explique  par  la  dégradation  du  Bas-Empire.  L'Islam, 
c'est  le  byzantinisme  conséquent  et  sincère,  délivré  de  toute  contradiction  inté- 
rieure... 

P.  L.  —  Si  l'on  ne  tenait  pas  compte  du  long  travail  antichrétien  du  Bas- 
Empire,  il  n'y  aurait  rien  de  plus  surprenant  que  la  facilité  et  la  rapidité  de  la 
conquête  musulmane.  Cinq  années  suffirent  pour  réduire  à  une  existence 
archéologique  trois  grands  patriarcats  de  l'Église  orientale.  Il  n'y  avait  pas  là 
de  conversions  à  faire,  il  n'y  avait  qu'un  vieux  voile  à  déchirer. 

Le  Bas-Empire  n'avait  pas  rempli  sa  mission  :  l'Etat  chrétien  restait 
à  fonder.  La  Providence  fait  appel  aux  jeunes  nations  barbares  régé- 
nérées dans  le  sang  du  Christ,  les  Francs  et  les  Allemands.  «  Cette 
transmission  fut  accomplie  par  le  seul  pouvoir  chrétien  qui  avait  le 
droit  et  l'obligation  de  le  faire,  par  le  pouvoir  de  saint  Pierre,  pos- 
sesseur des  clés  du  royaume  »,  d'abord  en  l'an  496,  qui  vit  le  baptême 
et  le  sacre  du  roi  Clovis,  puis  en  754,  où  le  pape  Etienne,  sacrant  le 
père  de  Charlemagne  per  aiictoritatem  apostolicam,  comme  dit  une  vieille 
chronique,  jussit  Pippinum  regem  fieri,  et  enfin  par  le  couronnement 
à  Rome,  par  le  pape  Léon  111,  du  fondateur  du  Saint-Empire  romain, 
en  l'an  800. 

11  y  a  lieu  de  louer  les  efforts  sincères  de  Charlemagne  et  d'Othon  le 
Grand,  de  saint  Henri  et  de  saint  Louis,  et  en  général  de  toute  la  nou- 
velle société  occidentale,  qui  ne  voulait  point  accepter  la  contradiction 
entre  la  vérité  et  la  vie,  et  s'efforçait  d'accorder  son  état  social  avec  la 
foi.  Le  résultat,  toutefois,  ne  fut  pas  atteint,  parce  que  la  grande  action 
bienfaisante  et  civilisatrice  de  la  Papauté  fut  enrayée  par  la  politique 
jalouse  des  Henri  IV  et  des  Philippe  le  Bel,  politique  suivie,  hélas! 
plus  généralement  et  qui  prépara  la  Réforme  de  Luther  et  la  Révo- 
lution française.  «  L'empire  allemand  engendré  par  le  pontificat  romain 
rompit  ce  lien  de  filiation  et  se  posa  en  rival  de  la  Papauté.  Ce  fut  le 
premier  pas  et  le  plus  important  dans  la  voie  révolutionnaire.  »  (P.  lv.) 

Et  ainsi  la  Papauté,  ne  rencontrant  autour  d'elle  aucun  Etat  vraiment 
dévoué,  est  impuissante  à  rendre  profondément  chrétienne  la- société 
occidentale.  «  La  paix  chrétienne  n'existait  pas.  Les  peuples  étaient 
livrés  à  des  guerres  fratricides,  et  une  intervention  surnaturelle  a  pu 
seule  sauver  l'existence  nationale  de  la  France.  »  (P.  lvii.) 

Nations  et  Etats  modernes  ont  essayé  de  faire  mieux  que  l'Eglise  — 
sans  l'Eglise  —  en  remplaçant  l'idée  de  la  chrétienté  par  l'idée  du  ^^;/r^ 
humain.  Voyons  les  résultats.  Ils  sont  tristes.  Militarisme  universel, 
haines  nationales,  lutte  des  classes,  abaissement  progressif  de  la  force 
morale,  accroissement  de  la  criminalité,  voilà  la  somme  des  progrès 
de  l'Europe  sécularisée  depuis  trois  ou  quatre  siècles. 


90  ÉCHOS    D  ORIENT 


Les  deux  grands  essais  historiques  du  Bas-Empire  et  du  moyen  âge 
ont  donc  avorté.  Maintenant,  «  il  s'agit  de  savoir  s'il  y  a  dans  le  monde 
chrétien  une  puissance  capable  de  reprendre  avec  un  meilleur  espoir 
l'oeuvre  de  Constantin  et  deCharlemagne.  ici,  le  patriotisme  de  Soloviev 
s'enflamme.  11  rêve  pour  la  Russie  cette  mission  sublime. 

P.  Lix.  —  Le  caractère  profondément  religieux  et  monarchique  du  peuple 
russe,  quelques  faits  prophétiques  dans  son  passé,  la  masse  énorme  et  compacte 
de  son  Empire,  la  grande  force  latente  de  l'esprit  national  en  contraste  avec  la 
pauvreté  et  le  vide  de  son  existence  actuelle  —  tout  cela  paraît  indiquer  que  la 
destinée  historique  de  la  Russie  est  de  fournir  à  l'Église  univeYselle  le  pouvoir 
politique  qui  lui  est  nécessaire  pour  sauver  et  régénérer  l'Europe  et  le  monde. 

Le  vrai  moyen  de  préparer  et  d'assurer  cette  mission  n'était  ni  un 
compromis  confessionnel  entre  deux  hiérarchies  ni  un  traité  diploma- 
tique entre  deux  gouvernements  :  c'était  «  d'établir  un  lien  moral  et 
intellectuel  entre  la  conscience  religieuse  de  la  Russie  et  la  vérité  de 
l'Eglise  universelle  »  (p.  lix). 

Cette  formule  définit  le  but  de  l'ouvrage  et  en  domine  la  marche.  Le 
premier  livre  «  montre  ce  qui  manque  à  la  Russie  actuelle  pour  accom- 
plir sa  mission  théocratique  »  (p.  lx);  le  second  «  expose  théolo- 
giquement  et  historiquement  les  bases  de  Tunité  universelle  fondée  par 
le  Christ  »;  le  troisième  essaye  de  «  rattacher  l'idée  de  la  théocratie 
(la  Trinité  sociale)  à  l'idée  théosophique  (la  Trinité  divine)  ». 

La  préface  se  termine  par  une  touchante  et  modeste  parabole.  «  Un 
sanctuaire  doit  être  construit,  dont  l'architecte,  avant  de  s'éloigner, 
a  tracé  le  plan  général  et  les  fondements.  «Je  vous  laisse,  dit-il  à  ses 
disciples,  les  fondements  inébranlables  du  temple,  posés  par  moi,  et 
le  plan  général  que  je  vous  ai  tracé.  Cela  vous  suffira  si  vous  êtes  fidèles 
à  votre  devoir.  »  Bientôt  la  dispute  se  mit  entre  les  groupes  d'ouvriers. 
Les  uns,  insistant  sur  l'importance  du  plan,  prétendirent  qu'on  pouvait 
bâtir  ailleurs,  et  même  soutinrent  que  le  Maître  n'avait  jamais  posé  ni 
indiqué  les  fondements.  D'autres,  tombant  dans  un  excès  contraire,  affir- 
mèrent que  leur  tâche  consistait  à  garder  l'édifice  commencé  jusqu'au 
retour  de  l'architecte.  Tandis  que  ceux-ci  travaillaient  activement  à  con- 
server en  bon  état  les  fondements  et  la  nef  inachevée,  les  premiers, 
après  de  vains  efforts  pour  bâtir  sur  un  autre  emplacement,  déclarèrent 
qu'il  ne  fallait  rien  faire  du  tout;  mais  seulement  bien  étudier  le  plan  du 
maître  pour  devenir  bon  architecte.  » 

Les  plus  zélés  consacrèrent  leur  vie  à  méditer  sur  le  projet  du  temple  idéal... 
mais  la  majorité  se  contentait  de  penser  au  temple  un  jour  par  semaine...  II  se 
trouva  cependant  parmi  ces  ouvriers  séparatistes  quelques-uns  qui  tombèrent 


VLADIMIR    SOLOVIEV  9I 


sur  cette  parole  du  grand  architecte:  Voici  les  fondements  inébranlables  que 
fat  posés,  c'est  sur  eux  que  mon  temple  doit  être  construit  ;  si  il  se  trouva  un 
ouvrier  qui  dit  :  «  Reconnaissons  nos  torts,  rendons  toute  la  justice  et  tous  les 
honneurs  à  nos  anciens  compagnons,  réunissons-nous  avec  eux  auprès  du 
grand  édirice  commencé  que  nous  avons  lâchement  abandonné,  et  qu'ils  ont 
eu  le  mérite  inappréciable  d'avoir  gardé  et  conservé  en  bon  état...  Il  nous  faut 
nous  réunir  tous  pour  élever  sur  les  fondements  donnés  l'édifice  tout  entier  ». 
...  L'exhortation  de  cet  ouvrier  parut  étrange  à  la  plupart  de  ses  compagnons. 
Les  uns  l'appelèrent  utopiste,  d'auires  l'accusèrent  d'orgueil  et  de  présomption. 
Mais  la  voix  de  la  conscience  lui  disait  clairement  que  le  maître  absent  était 
en  fui  en  esprit  et  en  vérité. 


Entre  cette  longue  introduction  et  l'ouvrage,  Soloviev  insère  une 
profession  de  foi  explicite  suivie  d'une  ardente  prière  pour  ses  frères 
de  Russie. 

P.  Lxvi.  —  Comme  membre  de  la  vraie  et  vénérable  Église  orthodoxe  orien- 
tale ou  gréco-russe,  qui  ne  parle  pas  par  un  synode  anticanonique,  ni  par  des 
employés  du  pouvoir  séculier,  mais  parla  voix  de  ses  grands  Pères  et  Docteurs, 
je  reconnais  pour  juge  suprême  en  matière  de  religion  celui  qui  a  été  reconnu 
pour  tel  par  saint  Irénée,  saint  Denis  le  Grand,  saint  Athanase  le  Grand,  saint 
Jean  Chrysostome,  saint  Cyrille,  saint  Flavien,  le  bienheureux  Théodoret,  saint 
Maxime  le  Confesseur,  saint  Théodore  le  Studite,  "saint  Ignace,  etc.,  à  savoir 
l'apôtre  Pierre,  qui  vit  dans  ses  successeurs"  et  qui  n*a  pas  entendu  en  vain  les 
paroles  du  Seigneur  :  «  Tu  es  Pierre  et  sur  cette  pierre  j'édifierai  mon  Eglise. 
—  Confirme  tes  frères.  —  Pais  mes  brebis,  pais  mes  agneaux.  » 

On  aura  remarqué  ce  souci  de  l'auteur  de  ne  se  réclamer  que  de  la 
grande  tradition  orientale.  Il  espérait  par  là  détruire  plus  efficacement 
les  préjugés  de  ses  frères  égarés.  Car  l'ouvrage  est  avant  tout  une  œuvre 
d'apostolat.  Cela  se  voit  dans  la  prière  enflammée  qu'il  adresse  à  saint 
Pierre  pour  ces  «  cent  millions  de  chrétiens  russes,  monde  plein  de 
forces  et  de  désirs,  mais  sans  conscience  claire  de  sa  destinée  ».  11  lui 
demande  pour  elle  d'être  l'instrument,  dans  l'histoire  à  venir,  du 
royaume  de  Dieu,  c'est-à-dire  du  christianisme  pratiqué  dans  la  vie 
publique,  de  la  politique  christianisée,  où  se  réalisent  liberté  pour  les 
opprimés,  protection  pour  les  faibles,  justice  sociale  et  bonne  paix 
chrétienne. 

P.  Lxvii.  —  Ouvre-leur  donc,  porte-clé  du  Christ,  et  que  la  porte  de  l'histoire 
soit  pour  eux  et  le  monde  entier  la  porte  du  Royaume  de  Dieu. 


Le  premier  livre  est  intitulé  État  religieux  de  la  Russie  et  de  l'Orient 
chrétien. 


C)2  ÉCHOS    D  ORIENT 


C'est  un  tableau  de  l'Église  gréco-russe,  qui  est  une  preuve  de  sa 
fausseté,  et  fait  toucher  du  doigt  la  nécessité  pour  elle  de  se  réunir 
à  l'Église  romaine. 

11  s'ouvre  par  une  naïve  légende  russe.  Saint  Cassien  et  saint  Nicolas, 
envoyés  par  Dieu  pour  visiter  la  terre,  rencontrent  un  jour  un  pauvre 
paysan  dont  la  charrette  embourbée  résiste  à  tous  les  efforts.  Saint 
Cassien  ne  tient  pas  à  salir  sa  blanche  chiamyde  et  poursuit  son  chemin. 
Saint  Nicolas,  lui,  s'enfonce  sans  crainte  dans  la  boue  et  réussit  à  tirer 
la  charrette  de  l'ornière.  Puis,  couvert  de  fange  et  la  chiamyde  déchirée, 
il  rejoint  son  compagnon  et  achève  son  voyage. 

Saint  Pierre,  à  la  porte  du  paradis,  fut  bien  surpris  de  le  voir  revenir 
dans  cet  accoutrement. 

—  Eh!  qui  t'a  arrangé  de  cette  façon?  lui  demanda-t-il. 
Saint  Nicolas  raconta  le  fait. 

—  Et  toi,  dit  saint  Pierre  à  saint  Cassien,  n'étais-tu  pas  avec  lui  dans 
cette  rencontre? 

—  Oui,  mais  je  n'ai  pas  l'habitude  de  m'occuper  de  ce  qui  ne  me 
regarde  pas,  et  j'ai  tenu  avant  tout  à  ne  pas  ternir  la  blancheur  imma- 
culée de  ma  chiamyde. 

—  Et  bien  !  dit  saint  Pierre,  toi,  saint  Nicolas,  pour  n'avoir  pas  eu  peur 
de  te  salir  en  tirant  de  peine  ton  prochain,  tu  seras  fêté  dorénavant  deux 
fois  chaque  année  et  tu  seras  considéré  comme  le  plus  grand  des  saints 
après  moi  par  tous  les  paysans  de  la  sainte  Russie.  Et  toi,  saint  Cassien, 
contente-toi  du  plaisir  d'avoir  une  chiamyde  immaculée,  tu  n'auras  ta 
fête  que  les  années  bissextiles,  une  fois  tous  les  quatre  ans. 

Le  saint  Nicolas  de  la  légende  représente  l'Eglise  occidentale,  et 
saint  Cassien,  l'Église  orientale.  Celle-ci,  avec  «  son  ascétisme  solitaire 
et  son  mysticisme  contemplatif  »,  s'est  tenue  à  l'écart  des  boulever- 
sements et  des  embarras  de  l'humanité.  Celle-là,  sans  rien  négliger  des 
devoirs  de  la  piété,  n'a  pas  craint  de  s'enfoncer  «  dans  la  fange  de  la  vie 
historique  »  pour  porter  aide  aux  jeunes  nations  barbares  dans  l'œuvre 
difficile  de  leur  organisation  matérielle  et  de  leur  éducation  intellectuelle 
et  morale.  La  différence  est  dans  un  idéal  différent  de  la  vie  religieuse. 
«  L'idéal  religieux  de  l'Orient  chrétien  séparé  n'est  pas  faux,  mais  il  est 
incomplet...  L'Orient  prie,  l'Occident  prie  et  travaille.. Lequel  des  deux 
a  raison?  »  (P.  iv.) 

Une  telle  question  renferme  sa  réponse,  que  Soloviev  met  ainsi  en 
relief: 

p.  5.  —  Nous  avons  en  Orient  une  Eglise  qui  prie,  mais  où  est  chez  nous 
VEglise  qui  agit,  qui  s'affirme  comme  une  force  spirituelle  absolument  indépen- 


VLADIMIR    SOLOVIEV 


?) 


dante  des  puissances  terrestres?  Où  est  en  Orient  l'Église  du  Dieu  vivant, 
l'Église  qui,  à  chaque  époque,  donne  des  lois  à  l'humanité,  qui  détermine  et 
développe  les  formules  de  la  vérité  éternelle  pour  les  opposer  aux  transfor- 
mations continuelles  de  l'erreur? 

C'est  cette  force  agissante,  c'est  ce  complément  du  christianisme 
qu'il  faut  à  tout  prix  rendre  à  l'Orient  chrétien.  II  n'est  pour  cela  qu'un 
moyen  :  c'est^  en  avouant  cette  indigence,  se  réunir  à  l'Eglise  qui  a  le 
caractère  complet  du  christianisme.  Et  ainsi,  dès  le  premier  chapitre  de 
l'ouvrage,  l'auteur  inculque  avec  force  la  nécessité  de  cette  grande 
démarche  et  en  précise  la  portée. 

P-  G.  —  Il  nous  faut  avant  tout,  dit.ii,  reconnaître  l'insuffisance  de  notre 
idéal  religieux  traditionnel  et  faire  des  efforts  sine  res  pour  réaliser  une  concep- 
tion plus  complète  du  christianisme.  Il  n'est  pas  besoin  de  rien  inventer  et  de 
rien  créer  pour  cela.  Il  ne  s'agit  que  de  rendre  à  notre  religion  son  caractère 
catholique  ou  universel,  en  nous  reconnaissant  solidaires  de  cette  partie  active 
du  monde  chrétien,  de  cet  Occident  centralisé  et  organisé  pour  une  action 
universelle  et  possédant  tout  ce  qui  nous  fait  défaut. 

p.  7.  —  ...  Il  faut  seulement  reconnaître  sans  réserve  cette  vérité  simple  : 
à  savoir  que  nous,  l'Orient,  ne  sommes  qu'une  partie  de  l'Église  universelle, 
et  une  parue  qui  n'a  pas  son  centre  en  elle-même,  et  qu'il  nous  faut  par 
conséquent  rattacher  nos  forces  particulières  et  périphériques  au  grand  centre 
universel  que  la  Providence  a  placé  en  Occident. 

.  Cela  sans  doute  ne  sourit  guère  aux  bruyants  panslavistes  qui  pré- 
tendent que,  seule,  la  Russie  est  vraiment  chrétienne  et  que  le  peuple 
russe  est  l'unique  fruit  béni  de  tout  le  christianfsme,  réduisant  ainsi  tout 
le  but  de  l'Homme-Dieu  à  l'existence  temporelle  d'une  seule  nation. 
Soloviev  fait  justice  de  cette  prétention  mesquine,  retour  évident  à  l'ancien 
rêve  judaïque  de  domination  mondiale,  et  déduit,  lui,  du  caractère  pro- 
fondément pieux  du  peuple  russe,  sa  vraie  mission  qui  est  une  mission 
religieuse.  Mais  celle-ci,  pour  s'exercer,  a  besoin  de  prendre  son  mot 
d'ordre  du  seul  pouvoir  spirituel  établi  par  Jésus-Christ. 

La  réalisation  de  cette  union  tant  désirée ''ne  trouve  aucun  obstacle 
dans  le  peuple  russe  lui-même.  Son  orthodoxie  est  la  nôtre.  De  part  et 
d'autre,  c'est  le  même  fond- religieux,  plus  mystique  en  Orient,  plus 
actif  en  Occident.  Le  grand  obstacle  est,  d'une  part,  dans  la  pseudo- 
orthodoxie des  théologiens  anticatholiques  qui,  ne  présentant  aucun 
élément  positif  de  croyance,  ne  renferme  que  des  négations  (négation 
du  Filioque,  de  l'Immaculée  Conception,  de  l'infaillibilité  du  Pape)  pro- 
duites et  nourries  par  une  polémique  de  parti  pris:  négations  tout  arbi- 
traires, car  aucune  autorité,  aucun  concile  ne  les  a  sanctionnées.  11  est, 


94  ÉCHOS    D  ORIENT 


d'autre  part,  dans  la  sujétion  du  pouvoir  spirituel  au  pouvoir  temporel, 
contre  laquelle,  du  sein  de  ses  extravagances,  proteste  justement  le 
Rasskol,  avec  ses  millions  d'adeptes  et  ses  milliers  de  martyrs;  dans 
cette  mainmise  absolue  de  l'Etat  sur  l'Eglise,  qui  fait  de  celle-ci  «  une 
branche  secondaire  de  l'administration  bureaucratique  ».  Cette  Eglise, 
qui,  selon  les  slavophiles,  doit  réaliser  le  caractère  de  la  vraie  Eglise, 
«  synthèse  spontanée  de  l'unité  et  de  la  liberté  dans  la  charité  »  (i), 
a  vraiment  abdiqué  entre  les  mains  de  César  toute  son  autorité  morale 
pour  recevoir  de  lui  la  garantie  de  son  existence,  garantie  qui  ne  peut 
être  procurée  que  par  les  moyens  de  contrainte  et  de  violence  consi- 
gnés dans  le  Code  pénal  de  l'empire. 

De  cette  situation  fausse  et  humiliante,  Soloviev  invoque  comme 
témoin  le  franc  et  farouche  Aksakov.  Par  Vidée  russe,  nous  connaissons 
l'essentiel  du  témoignage.  Voici  sa  conclusion  :  «  L'esprit  de  vérité, 
lesprit  de  charité,  l'esprit  de  vie,  l'esprit  de  liberté,  c'est  son  souffle 
salutaire  qui  fait  défaut  à  l'Eglise  russe.  »  (P.  57.) 

Ce  que  Soloviev  a  décrit  dans  l'Eglise  russe,  il  le  montre  aussi  dans 
les  autres  Églises  autocéphales,  et  réduit  à  néant,  parla  simple  évidence 
des  faits,  leur  prétention  de  former  malgré  tout  une  Eglise  une  :  pauvre 
unité  qui  s'effrite  dès  qu'on  la  veut  tenir,  et  qui,  se  niant  elle-même 
par  la  dualité  du  nom  sous  lequel  elle  s'abrite,  Église  gréco-russe,  ne 
semble  consister  que  dans  le  souci  d'éviter  toute  relation,  de  peur  de 
dévoiler  au  grand  jour  les  divergences  profondes  de  foi  et  de  pratique. 

Cette  résignation  totale  du  spirituel  au  temporel  est  dans  la  logique 
des  choses  dès  que  l'on  veut  établir  une  Eglise  nationale  séparée. 

P.  70.  —  La  sphère  de  l'existence  nationale  ne  peut  avoir  en  elle-même  qu'un 
seul  et  unique  centre,  le  chef  de  l'État.  L'épiscopat  d'une  Église  particulière  ne 
peut,  par  rapport  à  l'État,  prétendre  à  la  souveraineté  du  pouvoir  apostolique 
qu'en  rattachant  réellement  la  nation  au  Royaume  Universel  ou  international 
du  Christ.  Une  Église  nationale,  si  elle  ne  veut  pas  se  soumettre  à  l'absolutisme 
de  rÉtat,  c'est-à-dire  cesser  d'être  Église,  doit  nécessairement  avoir  un  appui 
réel  en  dehors  de  l'État  et  de  la  nation. 

C'était  ainsi  avant  le  schisme  -:  chaque  fois  que  les  empereurs  grecs 
envahissaient  le  domaine  spirituel  et  menaçaient  la  liberté  de  l'Eglise, 
les  saint  Jean  Chrysostome,  les  saint  Flavien,  les  saint  Max^ime,  etc., 
se  tournaient  vers  le  centre  de  la  chrétienté,  invoquaient  l'arbitrage  du 


(i)  Ceci  est  assurément  le  but  à  atteindre  (s'il  s'agit,  bien  entendu,  de  la  charité  sur- 
naturelle), mais  demande  comme  co  iditions  de  réalisation  un  centre  visible  d'unioa, 
une  autorité  visible  infaillible  pour  diriger  les  esprits  et  les  consciences,  ce  qui  ne  se 
trouve  que  dans  l'Église  catholique,  où  la  charité  découle  de  la  vérité.  (L.  S.) 


VLADIMIR    SOLOVIEV  95 


Pontife  suprême;  et  s'ils  succombaient  victimes  de  la  force  brutale,  leur 
cause  trouvait  à  Rome  un  défenseur  toujours  victorieux. 

P.  72.  —  L'Église  grecque,  dans  ces  temps-là,  était  et  se  sentait  une  partie 
vivante  de  l'Église  universelle,  intimement  liée  au  grand  tout  par  le  centre 
commun  de  l'unité,  la  Chaire  apostolique  de  Pierre.  Ces  rapports  de  dépendance 
salutaire  envers  un  successeur  des  apôtres  suprêmes,  envers  un  pontife  de  Dieu, 
ces  rapports  purement  spirituels,  légitimes  et  pleins  de  dignité,  furent  rem- 
placés par  un  assujettissement  profane,  illégal  et  humiliant  au  pouvoir  de  simples 
laïques  et  d'infidèles. 

Ainsi  donc  est  démontrée  pour  l'Eglise  la  nécessité  d'un  pouvoir 
spirituel  indépendant,  universel,  autant  dire  le  mot,  d'une  Papauté. 
Qji'elle  doive  être  à  Rome,  c'est  ce  qui  gêne  plus  que  tout  nos  frères 
séparés.  Aussi  ont-ils  discuté  sérieusement  l'idée  d'une  quasi  Papauté 
(le  mot  tout  seul  leur  fait  bien  peur!)  soit  à  Jérusalem,  soit  à  Constanti- 
nople.  Dans  le  premier  chapitre  du  premier  livre,  Soloviev  apprécie  ce 
projet  d'un  mot  piquant  :  «  C'est  comme  si  l'on  imposait  à  un  corps 
humain  tout  fait,  mais  privé  de  cerveau,  la  tâche  de  se  fabriquer  cet 
organe  central  »  (p.  78),  et  il  en  montre  par  le  détail  l'impossibilité 
de  droit  et  de  fait. 

La  première  partie  de  l'ouvrage  s'achève.  Il  y  est  apparu  clairement 
que  l'Eglise  russe  n'est  point  la  véritable  Eglise  fondée  par  Jésus-Christ. 
L'auteur  a  donc  le  droit  de  conclure  : 

P.  82.  — AMnttout,  il  faut  nous  reconnaître  pour  ce  que  nous  sommes  en  réalité 
—  une  partie  organique  du  grand  corps  chrétien  —  et  affirmer  notre  solidarité 
intime  avec  nos  frères  de  l'Occident  qui  possèdent  l'organe  central  qui  nous 
manque.  Cet  acte  moral,  cet  acte  de  justice  et  de  charité  serait  par  lui-même 
un  progrès  immense  pour  nous  et  la  condition  indispensable  de  tout  vrogrès 
ultérieur. 


C'est  surtout  dans  le  second  livre  que  Soloviev  a  recueilli  les  résultats 
de  sa  recherche  religieuse  et  rassemblé  le  faisceau  lumineux  de  sa 
pensée  pleinement  catholique.  C'est  la  partie  la  plus  importante  de 
l'ouvrage,  et  elle  ne  saurait  passer  inaperçue  de  ceux  qui  ont  à  traiter 
de  l'Église.  Le  titre  la  Monarchie  ecclésiastique  fondée  par  Jésus-Christ 
en  indique  le  sujet,  jusqu'ici  Soloviev  a  montré  la  fausseté  de  l'Eglise 
russe  et  en  général  des  Eglises  autocéphales.  Mais  tout  n'est  pas  fait, 
quand  on  a  abattu  la  demeure  où  règne  la  mort  ;  il  faut  encore  montrer 
où  se  trouve  le  temple  de  vie,  la  maison  de  Dieu  et  sa  tente  parmi  les 
hommes.  Après  le  travail  négatif,  le  travail  positif.  Puisque  l 'Homme- 
Dieu  a  fondé  un  royaume  ici-bas  qui  doit  prévaloir  contre  les  portes  de 


96  ÉCHOS    d'orient 


l'enfer,  si  ce  royaume  n'est  pas  où  on  l'avait  cru  d'abord,  où  donc 
est-il?  C'est  ce  que  va  nous  faire  voir  le  champion  convaincu  de  l'Église 
universelle. 

Il  atteint  son  but,  en  établissant  que  Jésus-Christ  a  fondé  son  Eglise 
sur  Pierre  et  que  Pierre  est  toujours  à  Rome.  Deux  thèses,  donc,  qui 
^e  tiennent  :  la  primauté  de  Pierre,  la  primauté  du  Pape,  le  tout  établi 
par  l'Écriture  et  la  TraditioH  avec  une  rigueur  de  logique  merveilleuse 
et  conquérante. 

Le  procédé  suivi  est  indiqué  très  clairement  dès  le  début  du  chapitre 
premier  : 

P.  87.  —  Il  serait  trop  long  d'examiner  ici  ou  seulement  d'énumérer  toutes 
les  doctrines  et  toutes  les  théories  concernant  l'Église  et  sa  constitution.  Mais 
si,  dans  ce  problème  fondamental  de  la  religion  positive,  on  tient  à  savoir  la 
vérité  pure  et  simple,  on  est  frappé  par  la  facilité  providentielle  que  l'on  trouve 
à  l'apprendre.  Tous  les  chrétiens  étant  parfaitement  d'accord  sur  ce  point  que 
l'Église  a  éfté  instituée  par  le  Christ,  il  s'agit  de  voir  comment  et  dans  quels 
termes  il  l'a  fait.  Or,  il  n'y  a  qu'un  seul  et  unique  texte  évangélique  qui  parle 
directement,  explicitement  et  formellement  de  l'institution  de  l'Église.  Ce  texte 
constitutif  devient  de  plus  en  plus  lumineux  à  mesure  que  l'Eglise  elle-mêm^ 
développe  en  grandissant  les  formes  déterminées  de  son  organisation. 

C'est  ce  texte  évangélique  qui  sert  de  fondement,  de  point  de  départ 
et  de  point  d'appui  de  toute  la  discussion.  C'est  plaisir  et  profit  de 
voir  comment  l'auteur  en  sait  exprimer  toute  la  substance  médullaire. 

L'union  du  divin  et  de  l'humain,  qui  s'est  accomplie  hypoitatiquemenî 
en  Jésus-Christ,  doit  s'accomplir  aussi,  grâce  à  lui,  réellement,  mais 
moralement,  dans  le  genre  humain.  Comment  l'Homme-Dieu,  auteur  et 
lien  de  cette  union,  va-t-il  procéder?  Le  texte  divin  donne  la  réponse. 
Notre-Seigneur  ne  s'adressera  pas  immédiatement  à  chaque  âme  en 
particulier.  C'est  une  œuvre  visible  à  tous  les  yeux,  une  œuvre  sociale, 
qu'il  veut  établir.  «  J'édifierai  mon  Église.  »  Cette  Église,  il  ne  la 
soumettra  pas  aux  divisions  naturelles  du  genre  humain,  il  ne  fera 
pas  des  Églises  nationales  indépendantes.  Sa  parole  n'est  pas  :  J'édi- 
fierai mes  Églises,  mais  :  J'édifierai  mon  Église,  t\^/  exxA/.o-Cav  jj.ou. 

Il  n'y  a  qu'une  Église,  un  seul  édifice  social,  et  il  s'agit  de  trouver 
une  base  solide  à  cette  unité. 

Notre-Seigneur  s'adresse  d'abord  au  suffrage  universel  :  Quem  dicimt 
hommes  esse  fiiium  hominis?  Il  veut  voir  s'il  ne  peut  pas  être  reconnu 
par  la  voix  de  la  foule.  Mais  les  opinions  des  hommes  sont  contradic- 
toires, la  vérité  est  une.  «  L'humanité  ne  peut  pas  entrer  en  rapport 
avec  Dieu  par  le  suffrage  universel;  l'Église  du  Christ  ne  peut  pas  être 
fondée  sur  la  démocratie.  »  (P.  92.)- 


VLADIMIR    SOLOVIEV  97 


Il  s'adresse  ensuite  à  ses  apôtres.  Ceux-ci,  prompts  à  répondre  quand 
il  s'agissait  de  présenter  les  opinions  des  hommes,  se  taisent  main- 
tenant, et  laissent  la  parole  à  un  seul.  Pas  plus  que  la  foule,  le  concile 
apostolique  ne  témoigne  de  la  vérité.  C'est  que  le  concile  a  besoin 
d'être  concilié.  L'acte  décisif  sera  donc  l'acte  d'un  seul  :  Responâens 
Simon  Petriis  dixit  :  Tu  es  Filins  Dei  vivi.  «  11  répond  pour  tous  les 
apôtres,  mais  il  parle  de  son  propre  chef  sans  les  consulter,  sans  attendre 
leur  assentiment  »  (p.  93),  parce  que  ce  n'est  pas  une  opinion  humaine 
qu'il  émet,  mais  la  vérité  divine,  qu'il  proclame  sous  l'inspiration  du 
Père  céleste. 

F^.  93.  —  Un  seul  homme  qui,  assisté  par  Dieu,  répond  pour  tout  le  monde, 
voici  la  base  constitutive  de  l'Église  universelle.  Elle  n'est  fixée  ni  dans  l'unani- 
mité impossible  des  croyants,  ni  dans  l'accord  toujours  douteux  d'un  concile, 
mais  dans  l'unité  réelle  et  vivante  du  Prince  des  apôtres.  Et,  dans  la  suite, 
chaque  fois  que  la  question  de  la  vérité  sera  posée  devant  l'humanité  chrétienne, 
ce  n'est  ni  du  suffrage  universel  ni  du  conseil  des  élus  qu'elle  recevra  sa 
solution  déterminée  et  décisive.  Les  opinions  arbitraires  des  hommes  ne  feront 
naître  que  des  hérésies,  et  la  hiérarchie  décentralisée  et  abandonnée  à  la  merci 
du  pouvoir  séculier  s'abstiendra  de  se  manifester  ou  se  manifestera  par  des 
conciles  comme  le  brigandage  d'Éphèse.  Ce  n'est  que  dans  son  union  avec  la 
pierre  sur  laquelle  elle  est  fondée  que  l'Église  pourra  assembler  de  véritables 
conciles  et,  au  moyen  de  formules  authentiques,  fixer  la  vérité. 

Et  ce  magistère,  pour  être  efficace,  est  irréformable.  Il  a  par  lui- 
même  toute  la  valeur,  etiam  sine  consensu  Ecclesiœ,  précise  Soloviev  en 
se  servant  de  la  formule  même  du  concile  du  Vatican. 

Le  fondement  de  l'Église  est  trouvé.  C'est  Pierre,  proclamant  la 
vérité  du  Fils  de  Dieu  fait  homme. 

P.  97.  —  Celte  confession  de  Pierre,  en  s'élevant  au-dessus  du  nationalisme 
juif,  a  inauguré  l'Église  universelle  de  la  Nouvelle  Alliance.  Et  c'est  une  raison 
de  plus  pour  que  Pierre  soit  le  fondement  de  la  chrétienté  et  pour  que  le  sou- 
verain pouvoir  hiérarchique  qui,  lui, seul,  a  toujours  maintenu  le  caractère 
universel  ou  international  de  l'Église,  soit  le  véritable  héritier  de  Pierre  et  le 
possesseur  réel  de  tous  les  privilèges  que  le  Christ  a  accordés  au  Prince  des 
apôtres. 

Déjà  le  caractère  calholique  de  la  Papauté  se  trouve  d'accord  avec  le 
texte  évangélique  ;  et  comme  elle  est  seule  à  posséder  ce  titre,  la  pré- 
somption devient  preuve.  C'est  à  Pierre  seul,  en  effet,  qu'ont  été  accordés 
privilèges  et  promesses. 

Le  fondement  de  l'Eglise  doit  durer  autant  que  l'Eglise.  La  primauté 
de  Pierre,  dont  le  titre  principal  est  l'infaillibilité  doctrinale,  n'est  pas 
un  privilège  passager,  privé,  accidentel.  C'est  une  institution  perma- 

Echos  d'Orient.  —  T.  XIX  4 


98  ÉCHOS  d'orient 


nente,  puisque  aussi  bien  c'est  à  elle  que  le  Seigneur  a  rattaché  expres- 
sément la  permanence  et  la  vitalité  de  son  Église  dans  sa  lutte  contre 
les  puissances  du  mal.  Pour  assurer  cette  vitalité,  le  Seigneur,  qui 
voulait  faire  œuvre  divino-humaine,  n'a  pas  considéré  le  corps  épis- 
copal  et  sacerdotal  comme  suffisant  par  lui-même  pour  constituer  la 
base  inébranlable  de  l'Église  universelle  aux  prises  avec  les  forces 
infernales.  C'est  pourquoi  «  il  a  préparé  à  l'ordre  hiérarchique  une 
institution  unique  et  centrale  absolument  indivisible  et  indépendante, 
possédant  de  son  propre  chef  la  béatitude  des  pouvoirs  et  des  pro- 
messes :  Tn  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  j'édifierai  mon  Eglise,  et  les 
portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle  ». 

C'est  là  le  fait  capital  sur  lequel  tout  repose  et.  sans  lequel  ne  servi- 
raient de  rien  tous  les  raisonnements  en  faveur  du  pouvoir  central  et 
souverain  de  l'Église  universelle.  Mais  le  fait  une  fois  donné,  rien 
n'empêche,  et  c'est  chose  bonne  et  utile,  d'en  rechercher  les  raisons 
et  convenances,  de  plonger  humblement  le  regard  dans  le  secret  du 
plan  divin.  C'est  l'objet  des  chapitres  iv,  v,  vi. 

Dieu  ayant  voulu  l'Église  comme  société  a  dû  la  pourvoir.de  tout 
ce  qui  est  nécessaire  à  l'existence  et  à  la  perfection  de  toute  société. 

P.  ii3.  —  L'existence  de  toute  société  humaine  étant  déterminée  par  les 
idées  et  les  institutions,  le  bien-être  et  le  progrès  social  dépendent  de  la  vérité 
des  idées  qui  dominent  dans  la  société  et  du  bon  ordre  qui  règne  dans  son 
gouvernement.  L'Église,  comme  société  directement  voulue  et  fondée  par  Dieu, 
doit  posséder  ces  deux  qualités  à  un  degré  éminent;  les  idées  religieuses  qu'elle 
professe  doivent  être  infailliblement  vraies  et  sa  constitution  doit  réunir  la  plus 
grande  stabilité  à  la  plus  grande  puissance  d'action  dans  la  direction  voulue. 

L'Église,  la  grande  société  de  l'amour,  doit  être  fondée  sur  la  vérité, 
révélée  sur  la  vérité  infailliblement  connue.  Mais  cette  vérité  surna- 
turelle étant  au-dessus  des  moyens  naturels  de  chacun,  Dieu  a  établi 
un  homme  qu'il  a  , revêtu  de  son  autorité  pour  la  proclamer,  la  pro- 
mulguer authentiquement  en  son  nom  et  procurer  ainsi  cette  unité  de 
pensée  et  de  foi,  cette  communion  d'amour  vrai  dont  est  faite  l'Église. 

L'Église  n'a  pas  seulement  pour  but  la  sanctification  individuelle  de 
ses  membres,  mais  encore  le  triomphe  social  de  Dieu  ici-bas.  Elle  poursuit 
non  pas  seulement  le  royaume  "qui  est  à  l'intérieur  {regnum  Dei  inira 
vos  est),  mais  son  règne  sur  toutes  les  nations  données  au  Christ  en 
héritage.  La  religion  chrétienne  n'est  pas  une  religion  secrète,  ésoté- 
rique,  mais  publique,  mais  universelle. 

P.  123.  —  {C'est  pourquoi]  basée  sur  l'unité  de  la  foi,  l'É^'lise  universelle, 
comme  un  corps  social  réel  et  vivant,  doit  manifester  encore  une  unité  d'action, 


VLADIMIR    SOLOVIEV  99 


sutfisante  pour  réagir  avec  succès  à  chaque  moment  de  son  existence  histo- 
rique contre  les  efforts  réunis  des  puissances  ennemies  qui  veulent  la  détruire 
en  la  divisant.  L'unité  d'action,  pour  un  corps  social  vaste  et  compliqué, 
suppose  tout  un  système  de  fonctions  organiques  subordonnées  à  un  centre 
commun  qui  puisse  les  faire  mouvoir  à  chaque  moment  donné  dans  la  direction 
voulue.  Comme  l'unité  de  la  foi  orthodoxe  est  définitivement  garantie  par  l'au- 
torité dogmatique  d'un  seul  qui  parle  pour  tous,  de  même  l'unité  de  l'action 
ecclésiastique  est  nécessairement  conditionnée  par  le  pouvoir  dirigeant  d'un  seul, 
s'étendant  sur  toute  l'Église.  Mais  dans  l'Église  une  et  sainte,  basée  sur  la 
vérité,  le  gouvernement  ne  saurait  être  séparé  de  la  doctrine;  et  le  pouvoir 
central  et  suprême  dans  l'ordre  ecclésiastique  ne  peut  appartenir  qu'à  celui  qui, 
par  une  autorité  divinement  assistée,  représente  et  manifeste  dans  l'ordre  reli- 
gieux l'unité  de  la  vraie  foi. 

C'est  pour  cela  que  les  clés  du  Royaume  n'ont  été  données  qu'à  celui  qui 
est,  par  sa  foi,  la  Pierre  de  l'Église. 

Et  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  l'Église,  qui  est  divine,  soit  régie  selon 
une  forme  tout  humaine  de  gouvernement,  car,  s'il  faut  que  les  hommes 
mortels  se  soumettent  librement  au  gouvernement  invisible  et  surna- 
turel du  Christ,  «  il  est  nécessaire  que  ce  gouvernement  soit  revêtu  des 
espèces  sociales  visibles  et  naturelles  »  (p.  127). 

Pour  opérer  dans  l'humanité  imparfaite,  et  conjointement-avec  elle,  la  perfec- 
tion de  la  grâce  et  de  la  vérité  divines  en  Jésus-Christ  doit  être  représentée  et 
servie  par  une  institution  sociale,  divine  par  son  origine,  son  but  et  ses  pouvoirs, 
et  humaine  par  ses  moyens  d'action  adaptés  à  toutes  les  exigences  de  la  vie 
historique... 

P.  128.  —  Ce  gouvernement  doit  être  défini  et  manifeste,  pour  que  tout  le 
monde  puisse  le  connaître,  et  il  doit  être  permanent  pour  que  l'on  puisse 
toujours  y  faire  appel;  il  doit  être  divin  dans  sa  substance,  pour  s'imposer 
dêfinitipement  à  la  conscience  religieuse  de  tout  homme  bien  informé  et  bien 
intentionné,  il  doit  être  humain  et  imparfait  dans  sa  manifestation  historique, 
pour  rendre  la  résistance  morale  possible,  pour  laisser  une  place  aux  doutes, 
à  la  lutte,  aux  tentations,  à  tout  ce  qui  constitue  le  mérite  de  la  vertu  libre  et 
vraiment  humaine. 

Et  il  ne  faut  pas  s'étonner  non  plus  que  ce  gouvernement  soit 
monarchique.  H  est  nécessaire  à  l'Église,  non  point  seulement  pour 
être  parfaite,  mais  pour  être,. 

P.  i3o.  —  Au  milieu  de  la  discorde  actuelle,  il  lui  faut  un  pouvoir  d'unifi- 
cation et  de  conciliation,  pouvoir  inaccessible  à  cette  discorde  et  réagissant 
continuellement  contre  elle,  s'affirmant  au-dessus  de  toutes  les  divisions, 
groupant  autour  de  lui  tous  les  hommes  de  bonne  volonté,  dénonçant  et 
condamnant  tout  ce  qui  est  contraire  au  royaume  de  Dieu  sur  la  terre. 

Ce  pouvoir  unique  et  central,  où  est-il?  De  nouveau,  Soloviev  tourne 
les  yeux  sur  Rome. 


100  ECHOS    D  ORIENT 


P.  i3i.  —  Nous  savons,  d'un  côté,  que  le  Christ  a  prévu  cette  nécessité  de 
la  monarchie  ecclésiastique,  en  conférant  en  un  seul  le  pouvoir  suprême  et 
indivisible  dans  son  Église;  et  nous  voyons,  d'un  autre  côté,  que  de  tous  les 
pouvoirs  ecclésiastiques  du  monde  chrétien,  il  n'y  en  a  qu'un  seul  et  unique 
qui  maintienne  invariablement  son  caractère  central  et  universel  et  qui  en 
même  temps,  par  une  tradition  ancienne  et  générale,  soit  spécialement  rattaché 
à  celui  à  qui  le  Christ  a  dit  :  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon 
Eglise,  et  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle.  La  parole  du 
Christ  ne  pouvait  rester  sans  effet  dans  l'histoire  chrétienne;  et  le  principal 
phénomène  de  cette  histoire  devait  avoir  une  cause  suffisante  dans  la  parole 
de  Dieu.  Qu'on  nous  trouve  donc  pour  la  parole  du  Christ  à  Pierre  un  effet 
correspondant  autre  que  la  chaire  de  Pierre,  et  qu'on  découvre  pour  cette 
chaire  une  cause  suffisante,  une  cause  autre  que  la  promesse  faite  à  Pierre. 

Des  considérations  fort  belles  sur  la  prophétie  de  Daniel  touchant  la 
petite  pierre  qui,  sans  main  d'homme,  renverse  le  colosse  à  la  tête 
d'or  et  aux  pieds  d'argile,  des  aperçus  profonds  sur  l'action  de  la  Provi- 
dence substituant  le  pouvoir  surnaturel  de  la  Rome  chrétienne  à  la 
tyrannie  arbitraire  de  la  Rome  païenne,  font  la  transition  entre  les  deux 
parties  du  second  livre.  Soloviev  a  montré  la  primauté  de  Pierre  dans 
le  magistère  infaillible  et  le  gouvernement  de  l'Eglise,  primauté  indé- 
pendante, primauté  permanente  :  il  ne  reste  plus  qu'à  établir  que  le 
Pape  en  a  hérité,  et  que  c'est  lui  le  fondement  de  l'Église  universelle. 
C'est  ce  point  surtout  que  ne  veulent  pas  admettre  protestants  et  schis- 
matiques. 

Deux  preuves  servent  à  l'établir. 

La  première  preuve,  accessible  à  tous,  ne  souffre  point  de  réplique 
et  n'offre  aucune  fissure  aux  subtilités  de  la  discussion.  C'est  la  preuve 
du  fait. 

Ce  fait  actuel  de  la  Papauté  —  preuve  déjà  pressentie  et  même  indi- 
quée par  le  rapprochement  qui  s'impose  du  texte  évangélique  avec 
l'état  présent  des  choses,  —  l'auteur  la  développe  ici  ex  professa.  Qu'on 
me  pardonne  l'importante  citation  suivante  : 

P.  196.  —  L'apôtre  saint  Pierre  a  la  primauté  de  pouvoir;  mais  pourquoi  le 
Pape  de  Rome  serait-il  le  successeur  de  cette  primauté?  —  Nous  devons  avouer 
que  la  portée  sérieuse  de  cette  question  ainsi  posée  nous  échappe  absolument. 
Du  moment  que  l'on  admet  dans  l'Église  universelle  un  pouvoir  fondamental 
et  souverain  établi  par  le  Christ  en  la  personne  de  saint  Pierre,  on  doit  admettre 
aussi  que  ce  pouvoir  existe  quelque  part.  Et  l'impossibilité  évidente  de  le 
trouver  ailleurs  qu'à  Rome  est  déjà,  ce  nous  semble,  un  motif  suffisant  pour 
adhérer  à  la  thèse  catholique. 

Puisque  ni  le  patriarche  de  Constantinople  ni  le  synode  de  Saint-Pétersbourg 
n'ont  et  ne  peuvent  avoir  la  prétention  de  représenter  la  pierre  de  l'Église  univer- 
selle, c'est-à-dire  l'unité  réelle  et  fondamentale   du  pouvoir   ecclésiastique,  il 


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VLADIMIR    SOLOVIEV  10  I 


faut,  ou  renoncer  à  cette  unité  et  accepter  l'état  de  division,  de  désordre  et  de 
servitude  comme  l'état  normal  de  l'Église;  ou  bien  reconnaître  les  droits  et  la 
valeur  réelle  du  seul  et  unique  pouvoir  existant  qui  se  soit  toujours  manifesté 
comme  centre  d'unité  ecclésiastique.  Aucun  raisonnement  ne  saurait  supprimer 
j'évidence  de  ce  fait  :  qu'il  n'y  a,  en  dehors  de  Rome,  que  des  Églises  natio- 
nales (comme  l'Église  arménienne,  l'Église  grecque),  des  Églises  d'État  (comme 
l'Église  russe,  l'Église  anglicane),  ou  bien  des  sectes  fondées  par  des  particuliers 
(comme  les  luthériens,  les  calvinistes,  les  irvingiens,  etc.)  Seule,  l'Église  catho- 
lique n'est  ni  une  Église  nationale,  ni  une  Église  d'État,  ni  une  secte  fondée 
par  un  homme.  C'est  la  seule  Église  au  monde  qui  conserve  et  affirme  le 
principe  de  l'unité  sociale  universelle  contre  l'égoïsme  des  individus  et  le 
particularisme  des  nations;  c'est  la  seule  qui  conserve  et  affirme  la  liberté  du 
pouvoir  spirituel  contre  l'absolutisme  de  l'État;  c'est  la  seule,  en  un  mot,  contre 
Laquelle  les  portes  de  l'enfer  n'ont  pas  prévalu. 

...  La  Papauté  est  le  seul  pouvoir  ecclésiastique  international  et  indépendant, 
la  seule  base  réelle  et  permanente  pour  l'action  universelle  de  l'Église.  C'est  là 
un  fait  incontestable,  et  il  suffit  pour  faire  reconnaître  dans  le  Pape  le  déposi- 
taire unique  des  pouvoirs  et  des  privilèges  que  saint  Pierre  a  reçus  du  Christ. 

La  seconde  preuve  relie  le  fait  évangélique  au  fait  présent  et  expose 
Je  développement  progressif  du  grain  de  sénevé  devenu  un  arbre. 
C'est  l'histoire  ecclésiastique,  c'est  la  tradition. 

P.  i6o.  —  Le  pouvoir  monarchique  de  l'Église  universelle  n'était  qu'un 
germe  à  peine  perceptible  et  plein  de  vie,  dans  le  christianisme  primitif;  au 
»•  siècle,  ce  germe  s'est  développé  d'une  manière  visible,  comme  en  témoignent 
les  actes  du  pape  Victor;  au  iii^,  ceux  des  papes  Etienne  et  saint  Denys,  et  au 
IV*,  ceux  du  pape  Jules  l*^  Au  siècle  suivant,  nous  voyons  déjà  cette  autorité 
suprême  et  ce  pouvoir  monarchique  de  l'Église  romaine  s'élever  comme  un 
arbuste  vigoureux  —  avec  le  pape  saint  Léon  I*'';  et  vers  le  ix*  siècle  la 
Papauté  est  déjà  l'arbre  majestueux  et  puissant  qui  couvre  l'univers  chrétien 
de  l'ombre  de  ses  branches. 

Pour  bien  mettre  en  lumière  cette  tradition,  Soloviev  s'arrête  à  une 
époque  mémorable  dans  les  destinées  de  la  Papauté  :  assez  ancienne 
pour  imposer  le  respect  à  nos  orthodoxes  traditionalistes,  et  en  même 
temps  trop  bien  éclairée  par  le  plein  jour  de  l'histoire  pour  rien  pré- 
senter d'obscur  ou  de  douteux.  Cette  époque  est  le  milieu  du  v^  siècle, 
le  temps  où  l'Église  romaine  était  si  dignement  représentée  par  le  pape 
saint  Léon  le  Grand.  C'est  l'objet  des  derniers  chapitres  du  second  livre. 

Nous  ne  suivrons  pojnt  l'auteur  dans  les  détails  historiques  qu'il 
rapporte  et  les  documents  patristiques  qu'il  reproduit.  Il  nous  suffit 
qu'ils  ne  soient  point  controuvés. 

La  double  conclusion  de  l'ouvrage  demeure  établie  :  Jésus-Christ 
a  donné  à  Pierre  la  primauté  du  magistère  infaillible  et  du  gouverne- 
ment de  l'Église  :  et  c'est  bien  au  Pontife  romain  que  revient  actuelle- 


I02  ECHOS    D  ORIENT 


ment  cette  prérogative,  à  la  lumière  convergente  de  l'Évangile,  des 
faits  et  de  la  tradition  :  prérogative  qui  fait  de  lui,  comme  du  Prince- 
des  apôtres,  la  pierre  de  l'Église. 


Dans  les  deux  livres  qui  précèdent,  çà  et  là  apparaissait  la  tendance 
russe  à  l'idée  vague  et  nuageuse,  mais  si  légère  que  la  prétérition 
s'imposait.  11  eût  été  surprenant  que  la  juste  mesure  fût  gardée  jus- 
qu'au bout.  Contenu  jusqu'alors,  il  semble  que  le  mysticisme  slave 
éclate  enfin  avec  intempérance  et  se  donne  libre  carrière.  C'est  ce 
qui  rend  le  troisième  livre  si  inférieur  aux  deux  autres,  que,  fran- 
chement, on  préférerait  qu'il  ne  fût  pas  écrit.  Le  titre  en  est  déjà 
étrange  pour  un  lecteur  occidental  :  Le  principe  trinitaire  et  son  appli- 
cation sociale.  Pour  le  comprendre,  il  faut  se  reporter  à  l'introduc- 
tion, où  l'auteur  expose  les  trois  principes  de  la  société:  sacerdoce, 
royauté,  prophétisme.  Ce  thème  est  repris  dans  les  derniers  chapitres 
et  développé  avec  assez  de  bonheur.  Dans  les  derniers  chapitres,  ai-je 
dit.  Mais,  pour  y  arriver,  il  faut  passer  par  un  labyrinthe  obscur,  où 
rarement  perce  quelque  jour.  Que  peut  valoir,  par  exemple,  une 
démonstration  rationnelle  du  mystère  de  la  Très  Sainte  Trinité  ?  On  sait 
sur  quelle  confusion  reposent  et  à  quel  échec  sont  voués  de  sem- 
blables essais.  Qu'est-ce  que  peut  être  cette  «  âme  du  monde,  principe 
de  la  création,  de  l'espace,  du  temps  et  de  la  causalité  mécanique  »?  Et 
ce  chaos,  qui  a  l'air  d'avoir  une  existence  propre  avant  la  création,  qui 
n'est  que  l'acte  propre  de  lui  donner  la  liberté?  Fausse  notion  de  la 
vérité,  fausse  notion  de  la  création,  fausse  notion  de  la  causalité  phy- 
sique, analogies  arbitraires,  rapprochements  étranges  étayés  sur  un 
emploi  de  la  Bible  plus  étrange  encore;  voilà,  avec,  à  de  rares  inter- 
valles, quelques  traits  justes  bien  tracés,  le  tissu  que  présente  l'en- 
semble du  troisième  livre. 

Et  je  ne  sais  si  cela  vient  du  style  ou  de  la  pensée  de  l'écrivain,  il  y  a 
tels  passages  aux  allures  panthéistiques  ou  manichéennes,  et  il  faut 
beaucoup  de  bonne  volonté  pour  en  redresser  le  sens.  Vraiment,  c'est 
à  n'y  rien  comprendre.  Et  l'on  a  l'impression  que  le  génie  allemand, 
où  l'auteur  s'est  trop  abreuvé  durant  sa  jeunesse,  a  laissé  dans  son 
esprit  une  empreinte  indélébile,  qu'il  lui  est  resté  du  Kant  et  du  Hegel. 
Ce  ne  sont  sans  doute  là,  nous  dit  le  R.  P.  Michel  d'Herbigny,  que 
des  apparences,  mais  elles  sont  fort  regrettables.  L'explication  que 
celui-ci  nous  en  donne,  à  savoir  que  les  circonstances  obligèrent  Solo- 
viev  à  livrer  son  manuscrit  avant  qu'il  l'eût  revu  ou  même  terminé,. 


VLADFMIR    SOLOVIEV  IO3 


a  sa  grande  valeur,   mais  ne  satisfait  qu'à  demi.  C'est  plus  des  deux 
tiers  du  troisième  livre  qu'il  eût  fallu  supprimer  et  remplacer. 

On  souffre  d'avoir  à  faire  de  pareilles  réflexions.  Elles  sont  utiles 
cependant,  car  elles  nous  montrent  les  errements  où  peuvent  se  four- 
voyer les  plus  nobles  intelligences,  faute  d'une  formation  méthodique 
•et  d'un  enseignement  traditionnel.  Et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  ce 
qui  a  manqué  à  Soloviev,  c'est,  en  philosophie  et  en  théologie,  une 
préparation  scolastique. 

Je  me  suis  peut-être  un  peu  trop  étendu  sur  les  défauts  du  troisième 
!livre.  Je  me  hâte  d'ajouter  qu'ils  n'infirment  en  rien  la  portée  et  la 
valeur  des  grands  aperçus  et  des  belles  vérités  qui  le  couronnent.  On 
pourra  en  juger  par  le  résumé  suivant. 

De  même  qu'en  Dieu  il  y  a  trinité  de  personnes  dans  unité  de  nature. 
Tune,  le  Père,  origine  des  autres;  la  seconde,  le  Fils,  image  parfaite 
•et  Verbe  du  Père,  et  le  Saint-Esprit,  souftle  commun  et  lien  du  Père 
et  du  Fils,  de  même  analogiquement,  dans  l'humanité,  faite  à  la  res- 
semblance de  Dieu,  il  y  a  trois  éléments  ou  principes  qui  doivent  ras- 
sembler les  hommes  en  un  tout  social  et  les  unir  à  Dieu  :  le  sacerdoce, 
la  rovauté  et  le  prophétisme.  Soloviev  les  découvre  dans  l'histoire  du 
peuple  hébreu.  Le  sacerdoce,  exercé  d'abord  dans  les  temps  anciens 
par  le  père  de  famille,  et,  dans  la  suite,  par  un  groupement  spécial  de 
la  nation,  sous  l'autorité  d'un  prêtre  principal  ou  pontife,  est  une 
paternité.  11  est  la  voix  du  passé  et  le  gardien  de  la  tradition.  La  royauté 
reçoit  dans  l'Écriture  son  autorité  et  son  caractère  sacré  de  l'onction 
que  confère  le  grand  prêtre.  11  est  donc  ur>e  filiation.  C'est  le  principe 
actif  de  la  société  au  service  du  sacerdoce,  principe  premier  et  direc- 
teur qui  l'a  engendré.  Enfin,  le  prophétisme,  influence  plus  mysté- 
rieuse et  plus  intime  de  la  divinité  sur  les  hommes  par  ses  prophètes, 
est  essentiellement  un  principe  d'union.  C'est  lui  qui  fait  la  soumis- 
sion libre  des  hommes  et  leur  agrégation  dans  la  société  de  Dieu, 
sous  l'autorité  religieuse  et  le  commandement  royal.  11  est  inspiration 
■vivifiante. 

Israël,  le  peuple  choisi  où  se  trouvaient  ces  trois  pouvoirs,  n'était 
pourtant  qu'une  figure,  fa  figure  du  Christ,  l'Oint  par  excellence,  qui 
devait  réunir  en  lui  seul  la  triple  souveraineté. 

P.  296.  —  Le  Christ  se  manifesta  comme  Pontife  et  Sacrificateur  absolument 

pur  et  saint  en  offrant  au  Père  céleste  le  sacrifice  complet  de  son  humanité; 

comme  vrai   Roi  du  monde  et  de  la  nature  matérielle  qu'il   arracha,   par  sa 

Résurrection  à  la  loi  de   la  mort  et  qu'il  conquit  à  la  vie  éternelle;   enfin, 

•  comme  prophète   parfait,  en  montrant  aux  hommes,  dans  son  ascension  au 


104  tCHOS    D  ORIENT 


ciel,  le  but  absolu  de  leur  existence  et  en  leur  donnant,  par  la  mission  du 
Saint-Esprit  et  par  la  fondation  de  l'Église,  les  forces  et  les  moyens  nécessaires 
pour  atteindre  ce  but. 

Figuré  par  Israël,  le  Christ  placé  ainsi  au  centre  de  l'histoire  est 
à  son  tour  le  prototype  de  l'humanité  rachetée.  Celle-ci,  pour  remplir 
sa  destinée  qui  est  l'union  à  Dieu  par  la  vie  selon  Dieu,  y  doit  être  aidée 
par  les  formes  susdites  de  la  souveraineté,  et  puisque  Jésus-Christ 
devait  quitter  la  terre  pour  laisser  plus  de  jeu  à  la  libre  coopération  des 
hommes,  il  a  dû  léguer  à  des  ministres  humains  «  la  plénitude  morale 
et  juridique  des  trois  pouvoirs  messianiques  ».  C'est  dans  cette  trinité 
de  pouvoirs  que  Notre-Seigneur  veut  l'unité  de  son  Eglise.  Et  dans  une 
belle  analogie  qu'il  ne  faut  d'ailleurs  point  trop  presser,  Soloviev  nous 
montre  l'unité  de  l'Église  universelle  sauvegardée  dans  la  trinité  des 
pouvoirs,  à  l'image  de  ce  qui  est  en  Dieu  :  «  1°  par  la  primauté  absolue 
du  premier  entre  ces  trois  pouvoirs  —  le  pontificat  —  qui  est  la  seule 
souveraineté  directement  et  immédiatement  instituée  de  Dieu  et  partant,, 
au  point  de  vue  du  droit,  la  cause  et  la  condition  nécessaires  des  deux 
autres;  2°  parla  communauté  essentielle  de  ces  trois  pouvoirs  en  tant 
que  contenus  dans  le  même  corps  du  Christ,  participant  à  la  même 
substance  religieuse,  à  la  même  foi,  à  la  même  tradition,  aux  mêmes 
sacrements:  3°  par  la  solidarité  morale  ou  communauté  de  but,  qui, 
pour  tous  les  trois,  doit  être  l'avènement  du  règne  de  Dieu,  la  mani- 
festation parfaite  de  l'Eglise  universelle.  »  (P.  299.) 

Le  sacerdoce  est  donc  le  premier  pouvoir  qui  doit  unifier  le  monde^ 
Pour  y  parvenir,  cette  paternité  sociale  doit  se  concentrer  en  un  seul 
qui  représente  la  paternité  divine  à  l'égard  de  la  famille  humaine.  C'est 
ce  qui  explique  pourquoi  Jésus-Christ  a  rapporté  à  la  première  personne 
divine,  au  Père  céleste,  la  révélation  qui  a  fait  de  Simon,  fils  de  Jean,, 
le  premier  père  social  de  l'humanité.  Et,  en  effet,  les  œuvres  divines  ad 
extra  étant  communes  aux  trois  personnes,  puisque  Notre-Seigneur 
parlait  de  révélations,  pourquoi  ne  pas  mentionner  l'Esprit-Saint  qui 
a  parlé  par  les  prophètes?  C'est  qu'il  s'agissait  ici  d'instituer  la  paternité 
universelle  de  l'Eglise,  image  et  organe  de  la  paternité  divine. 

«  Le  second  pouvoir  messianique  est  la  royauté  chrétienne.  Le  prince 
chrétien,  roi,  empereur  ou  autre,  est  par  excellence  le  Fils  spirituel  da 
pontife  suprême.  »  (P.  314.)  Ici  Soloviev  est  bien  loin  de  ces  libéraux 
qui  veulent  le  divorce  entre  l'Église  et  l'État  pour  tout  donner  à  l'État, 
et  à  l'Église  rien,  rien  que  l'intérieur  de  ses  temples,  la  conscience- 
muette  de  ses  fidèles,  et  des  entraves  pour  son  œuvre  de  paix  et  de 
salut.  Leur  devise  est  bien  celle  que   notre  auteur  fait  tenir  à  l'État 


VLADIMIR    SOLOVIEV  10  = 


séparé  :  «  A  Dieu  les  deux,  le  temple  au  prêtre  et  tout  le  reste 
à  César  ».  Il  est,  lui,  franchement  et  complètement  dans  la  note  catho- 
liqug.  C'est  bien  toujours  sa  pensée  de  théandrisme  universel  qu'il 
nous  expose.  «  La  mission  positive  de  l'Etat  chrétien,  nous  dit-il,  est 
d'incarner  dans  l'ordre  social  et  politique  la  vraie  religion  »  (p.  115); 
et  encore  : 

La  religion  véritable  et  vivante  n'est  pas  une  spécialité,  un  domaine  séparé, 
un  coin  à  part  dans  l'existence  humaine.  Révélation  directe  de  l'absolu,  la 
religion  ne  peut  pas  être  quelque  chose  :  elle  est  tout  ou  rien.  Dès  qu'on  la 
reconnaît,  on  est  obligé  de  l'introduire,  comme  principe  suprême  et  dirigeant, 
dans  toutes  les  sphères  de  la  vie  intellectuelle  et  pratique,  de  lui  subordonner 
tous  les  intérêts  politiques  et  sociaux. 

C'est  logique,  et  c'est  franc.  De  la  sorte,  plus  de  lutte  d'influence, 
plus  de  conflit  de  pouvoirs  entre  l'État  et  l'Église. 

Quand  l'Église  garde  et  explique  la  loi  de  Dieu,  et  quand  l'État  s'applique 
à  exécuter  cette  loi  en  transformant  l'ordre  social  selon  l'idée  chrétienne,  en 
produisant  les  conditions  pratiques  et  les  moyens  extérieurs  pour  réaliser  la 
vie  divino-humaine  dans  la  totalité  de  l'existence  terrestre,  il  est  évident  que 
tout  antagonisme  de  principes  et  d'intérêts  doit  disparaître,  en  laissant  la  place 
à  la  division  pacifique  du  travail  dans  une  œuvre  commune  (p.  3 17). 

Le  prophétisme  est  le  troisième  élément  de  l'unité  et  du  progrès  de 
l'humanité  régénérée.  Le  Christ,  Prêtre,  Roi  et  Prophète,  a  légué  ces 
trois  pouvoirs  à  la  société  chrétienne.  «  Ayant  fondé  l'Église  sur  son 
sacerdoce,  ayant  sanctionné  l'État  par  sa  royauté,  il  a  pourvu  aussi 
à  leur  unité  et  à  leur  progrès  solidaire  en  laissant  au  monde  l'action 
libre  et  vivante  de  son  esprit  prophétique  »  fp.  321),  manifesté,  lui 
aussi,  comme  les  deux  premiers,  au  moyen  d'organes  humains.  Sous 
ces  termes  un  peu  mystérieux,  ce  n'est  pas  autre  chose,  en  langage 
plus  clair,  que  l'action  des  saints  dans  l'histoire  du  monde,  indiquant, 
rappelant  à  tous,  prêtres,  rois  et  peuples,  le  but  suprême  à  atteindre, 
l'idéal  parfait  de  «  l'humanité  divinisée  »,  idéal  dont  le  germe  se  trouve 
dans  ce  que  Soloviev  appelle  «les  sacrements  des  droits  de  l'homme  »  : 
droits  surnaturels  conquis  pour  lui  par  le  Christ-Sauveur.  C'est  d'abord 
le  Baptême,  sacrement  de  la  liberté  des  enfants  de  Dieu,  d'où  résulte 
l'abolition  de  l'esclavage.  Ensuite  la  Confirmation,  sacrement  de  Végalité 
qui  confère  à  chacun  l'onction  sacrée  des  souverains,  d'où  résulte  le 
devoir,  tout  en  distinguant  les  fonctions  de  renoncer  à  l'égoïsme  qui 
crée  les  barrières  sociales.  Enfin,  V Eucharistie,  sacrement  de  la  commu- 
fiion  qui,  réunissant  tous  les  disciples  du  Christ  dans  la  participation 


io6  ÉCHOS  d'orient 


à  sa  chair  sacrée,  fait  d'eux  tous  des  frères,  sans  distinction  aucune  de 
race  et  de  nationalité. 

Plût  à  Dieu  qu'on  n'entendît  jamais  autrement  les  mots  fatidiques 
et  fascinateurs  qui  ont  fait  couler  tant  de  sang  et  causé  tant  de 
catastrophes  ! 

Pour  parvenir  à  cet  idéal  dont  le  germe  se  trouve  dans  les  trois 
sacrements  des  droits  de  l'homme,  il  y  a  le  secours  des  quatre  sacre- 
ments des  devoirs  de  l'homme. 

Le  devoir  de  l'humilité  est  fixé  par  l'Eglise  dans  le  sacrement  de 
Pénitence;  le  devoir  de  l'amour  social  dans  le  Mariage,  s'il  s'agit  de  la 
société  familiale;  dans  VOrdre,  s'îl  s'agit  de  la  société  tout  entière.  La 
hiérarchie  ecclésiastique  est,  en  effet,  le  moyen  obligé  pour  tous  de  par- 
ticiper à  l'unité  du  tout,  et  en  même  temps  le  type  absolument  pur  de 
la  charité  désintéressée,  puisque  son  ministère  sacré  ne  s'exerce  et  n'a 
de  raison  d'être  que  pour  autrui.  Enfin,  le  devoir  de  l'adhésion  suprême 
et  de  l'intégration  définitive  dans  la  société  de  Dieu  est  signifié  par  le 
sacrement  de  V Extrême-Onction,  symbole  et  gage  de  l'immortalité 
future. 

L'ouvrage  de  Soloviev  s'arrête  là-dessus  un  peu  brusquement  et 
donne  l'impression  qu'il  n'est  pas  achevé.  Cette  fin  mutilée  fait  contraste 
avec  l'ampleur  de  l'introduction. 


Nous  venons  de  parcourir  l'ouvrage  le  plus  important  de  Soloviev.  On 
a  pu  juger,  par  les  nombreux  extraits  que  nous  en  avons  donnés,  avec 
quelle  aisance  ce  Russe  maniait  notre  langue,  et  constater  aussi  la 
noblesse  et  l'envergure  de  sa  pensée  religieuse.  Cette  œuvre  analysée 
comme  nous  l'avons  fait  suffit  amplement,  avec  Vidée  russe,  à  nous 
faire  connaître  la  tournure  d'esprit,  la  manière  de  l'éminent  philosophe 
et  théologien  slave  et  les  points  fixes  lumineux  qui  l'ont  amené  et  fait 
adhérer  à  la  vérité  de  l'Eglise  universelle.  Soloviev  nous  y  a  donné 
toutes  ses  conclusions  de  converti  :  fausseté  de  l'Eglise  orientale  séparée, 
vérité  de  l'Eglise  catholique,  qui  seule  possède  la  pierre  fondamentale 
posée  par  Jésus-Christ  et  le  gouvernement  central  et  universel  qu'il 
a  institué:  conséquences  enfin  qui  en  découlent  pour  l'ordre  social 
chrétien. 

11  nous  reste  à  parler  de  l'apostolat  du  converti  et  de  l'infiuence  gran- 
dissante qu'il  eut  après  sa  mort  dans  sa  patrie  bien-aimée. 

Louis  Serraz. 


BIBLIOGRAPHIE 


■E.  BRiGHEnri,  Di^ionario  greco-moderno-italiano  e  italiano-greco-moderno  délia 
lingua  scritta  e  parlala  con  schemi  grammaticali  del  greco-moderno  in  rela^ione 
con  Vantico,  contenente  i  nomi  propri,  due  liste  di  verbi  irregolari,  rindica\ione 
délia  pronuncia,  ecc.  (Manuali  Hœpli).  Milan,  U.  Hœpli,  1907  et  1912,  in-i6,  LX-848 
et  612  pages,  relié  en  un  volume.  Prix  :  12  fr.  5o. 

E.  Brighenti,  Crestoma!(ia  neoellenica.  Milan,  U.  Hœpli,  1908,  in-i6,  xv-402  pages. 
Prix  :  4  fr.  5o. 

Les  Européens  désireux  de  faire  une  étude  sommaire  de  la  langue  et  de  la 
littérature  néo-hellénique  se  trouvent  en  face  dU  phénomène  de  la  diglossie 
ou  double  langage,  le  langage  écrit  et  le  langage  parlé,  le  puriste  et  le  populaire. 
De  ce  premier  embarras  en  naît  un  autre:  celui  de  trouver  un  lexique  contenant 
les  mots  de  ces  deux  langages  différents  et,  ce  qui  est  plus  difficile  encore,  une 
chrestomathie  ou  recueil  de  morceaux  choisis  rédigé  avec  méthode  et  sans 
exclusivisme.  Le  professeur  Elisée  Brighenti  a  voulu  combler  celte  lacune  en 
publiant,  dans  la  collection  des  Manuels  Hœpli,  son  Dictionnaire  grec  moderne- 
italien  et  italien-grec  moderne  et  sa  Chrestomathie  néo-hellénique. 

La  première  partie  du  Dictionnaire  est  précédée  d'une  grammaire  abrégée  du 
grec  moderne,  en  5o  pages,  destinée  à  ceux  qui  connaissent  le  grec  ancien.  Le 
Dictionnaire  lui-même  renferme  les  mots  des  deux  langues,  écrite  et  parlée;  les 
termes  populaires  sont  marqués  d'un  astérisque;  les  termes  ecclésiastiques,  ou 
le  sens  ecclésiastique  spécial  de  certains  mots  communs,  sont  indiqués  d'une 
croix.  De  compilation  très  méthodique  et  detypographie  très  agréable,  ce  lexique 
nous  a  paru  aussi  complet  que  peuvent  l'être  des  lexiques  de  ce  genre. 

La  Chrestomathie  néo-hellénique  sera  d'une  utilité  plus  générale  que  le  Dic- 
tionnaire, car  elle  peut  être  mise  entre  les  mains  de  ceux-là  même  qui  ne  savent 
pas  l'italien.  Le  recueil  comprend  cinq  parties  d'inégale  étendue  :  1.  Premières 
'lectures,  tirées  des  livres  de  texte  destinés  aux  écoles  élémentaires,  plus  quelques 
fables  populaires;  11.  Poésie;  111.  Prose;  IV.  Traductions;  V.  Appendice  (extraits 
des  journaux  politiques;  écritures  commerciales;  proverbes;  jeux,  devinettes, 
charades,  etc.).  Pour  la  poésie,  après  un  choix  de  ces  chants  populaires  si 
répandus  en  pays  grecs,  M.  Brighenti  présente  successivement,  en  une  double 
galerie,  d'abord  les  poètes  morts  entre  les  deux  dates  extrêmes  1798  et  1907, 
puis  ceux  qui  étaient  encore  vivants  au  moment  où  il  rédigeait  son  recueil.  La 
question  de  la  diglossie  divisant  beaucoup  moins  les  poètes  que  les  autres 
écrivains,  et  la  langue  poétique  étant  généralement  la  langue  simple  de  l'en- 
semble du  peuple,  le  compilateur  s'est  contenté  de  noter  par  un  astérisque  les 
morceaux  écrits  en  grec  vulgaire  plus  ou  moins  tempéré.  Pour  les  prosateurs, 
le  partage  s'imposait  entre  puristes  et  vulgaristes.  Chaque  auteur  a,  en  note,  sa 
très  courte  notice  en  quelques  lignes;  de  telle  sorte  qu'on  trouvera  là  les  éléments 
d'une  histoire  élémentaire  de-  la  littérature  néo-hellénique.  Parmi  les  traductions, 
on  nous  offre  quelques  spécimens  des  versions  néo-grecques  de  l'Iliade,  de 
l'Odyssée,  d'Hérodote,  de  Thucydide,  de  Platon,  de  Plutarque,  de  la  fameuse 
version  de  l'Evangile  en  grec  vulgaire  (par  Pallis)  qui  suscita  naguère  tant  de 
troubles  à  Athènes;  puis  des  extraits  de  traductions  d'auteurs  italiens  (Dante, 
Pétrarque,  le  Tasse,  Foscolo,  Manzoni,  de  Amicis;  enfin,  sous  le  Xiite  Divers, 
un  fragment  sanscrit  de  Râmàyana,  une  élégie  de  Tibulle,  la  Fin  de  Satan,  de 
Victor  Hugo,  un  morceau  de  Heine  et  de  Shelley. 

Les  articles  de  journaux  cités  dans  l'Appendice  permettront  aux  lecteurs  de 


io8  ÉCHOS  d'orient 


se  rendre  compte  que,  moyennant  la  connaissance  du  grec  ancien  fournie  en 
général  par  les  études  secondaires  classiques,  on  n'aura  pas  de  peine  à  com- 
prendre le  langage  des  périodiques  athéniens  ou  constantinopolitains.  Quelques 
spécimens  d'écritures  commerciales,  fournissent  l'élément  pratique  du  recueil, 
tandis  que  l'élément  pittoresque  et  amusant  est  fourni  par  les  proverbes,  cha- 
rades, devinettes,  rébus,  etc. 

Bref,  cette  Chrestomathie  se  recommande  à  tous  les  amateurs  désireux  de  se 
familiariser  tant  soit  peu  avec  le  grec  moderne.  Il  faut  savoir  gré  à  M.  Brighenti 
d'avoir  impartialement  fait  la  part  à  chacun  des  deux  groupes,  puriste  et  vulga- 
riste,  A  peine  aperçoit-on,  çà  et  là,  dans  une  note,  de  quel  côté  incline  son 
sentiment  personnel  :  tel  ce  mot  que  lui  suggère  la  traduction  de  Plutarque  par 
Jean  Nicolaou  :  «  Plutôt  qu'une  traduction,  c'est  une  paraphrase,  et  en  langue 
parlée,  oui,  mais...  par  peu  de  gens.  »  (P.  3o8.)  Ajoutons  que  le  Dictionnaire 
est  dédié  alla  nobile,  colta  e  bella  citta  di  Corfù,  tandis  que  la  Chrestomathie 
porte  cette  fière  dédicace  :  Alla  Grecia  irredenta!  Transcrire  ces  mots,  c'est 
souligner  la  vivante  actualité  de  tels  volumes. 

S.  Sal.wille. 


Charles  DiEHL,  membre  de  l'Institut,  professeur  à  l'Université  de  Paris,  £)«««  l'Orient 
byzantin  (Collection  d'Etudes  d'histoire  et  d'archéologie).  Paris,  E.  de  Boccard 
(ancienne  librairie  Fontemoing),  1917,  in-12,  vii-33o  pages.  Prix  :  3  fr.  5o. 

Les  Echos  d'Orient  ont  déjà  signalé  (t.  XVIII,  mai  1918,  p.  393-394)  cet 
ouvrage  à  propos  du  chapitre  qu'il  contient  sur  «  l'illustration  du  psautier  dans 
l'art  byzantin  ».  Le  volume  tout  entier,  recueil  d'articles,  de  conférences,  de 
communications  académiques,  se  recommande  de  lui-même  à  l'attention  de 
quiconque  s'intéresse  aux  choses  de  Byzance  et  de  Constantinople  :  histoire,  art, 
littérature.  Les  sujets  sont  très  variés  :  sanctuaires  chrétiens  d'Egypte;  Bethléem;, 
la  cité  de  saint  Démétrius;  le  charme  de  Sainte-Sophie;  Constantinople  byzan- 
tine; Constantinople  d'Islam;  l'oeuvre  de  Byzance  dans  l'Italie  méridionale;  la 
sagesse  de  Cécaumenos  (un  précurseur  de  La  Rochefoucauld  à  Byzance  au 
xi'^  siècle);  l'empire  latin  de  Constantinople;  la  princesse  de  Trébizonde;  en 
Chypre  avec  d'Annunzio;  l'illustration  du  psautier  dans  l'art  byzantin;  Sainte- 
Marie-Antique,  un  monument  de  l'art  chrétien  au  moyen  âge;  Rome  reliquaire 
d'histoire. 

«  Un  seul  chapitre,  le  dernier,  semblera  peut-être  à  quelques-uns  avoir  peu 
de  rapport  avec  l'ensemble  de  ce  volume.  »  A  cette  objection,  que  prévoit 
l'auteur  lui-même  (p.  vi),  voici  la  réponse  qu'il  oppose  :  «  En  face  de 
Constantinople  byzantine  et  turque,  en  face  de  la  ville  que  les  Grecs  du  moyen 
âge  appelaient  «  la  nouvelle  Rome  »,  peut-être  ne  paraîtra-t-il  pas  sans  quelque 
intérêt  de  placer  l'autre  capitale  du  monde  méditerranéen,  «  l'ancienne  Rome  »,, 
comme  on  disait,  et  par  le  contraste  qu'offrent  ses  monuments  et  son  histoire 
avec  ceux  de  Byzance,  de  mettre  en  plus  pleine  lumière  l'opposition,  de  siècle 
en  siècle  plus  profonde,  des  deux  sociétés  et  des  deux  civilisations  nées  de  la 
chute  de  l'empire  romain  ».  En  lisant  la  préface,  nous  avions  accepté  cette  justi- 
fication préventive;  mais  les  pages  intitulées  «  Rome  reliquaire  d'histoire  »  ne 
nous  ont  pas  paru  assez  mettre  en  relief  cette  opposition  entre  Byzance  et  Rome. 
Pages  intéressantes  assurément  et  de  belle  tenue  littéraire,  comme  tout  le  reste  du 
livre,  mais  qui  par  leur  généralité  même  contrastent  trop  avec  le  genre  des  autres 
chapitres.  Au  demeurant,  cette  critique  ne  vise  que  le  procédé  artificiel  qui  a  fait 
insérer  cette  esquisse  des  divers  aspects  de  Rome  en  un  recueil  intitulé  Dan.^ 
l'Orient  byi^antin. 

D.  Servière. 


BIBLIOGRAPHIE  IO9 


R.  RiSTELHUEBER,  consul  de  France,  Les  traditions  françaises  au  Liban.  Préface  de 
M.  G.  Hanotaux,  de  l'Académie  française.  Paris, Félix  Alcan,  1918,  in-8%  xii-3i4pages, 
avec  2  cartes  et  2  fac-similé  hors  texte.  Prix  :  6  fr.  5o. 

Voici  un  livre  à  la  fois  d'histoire  et  d'actualité,  composé  par  un  consul  de 
France  qui  a  longtemps  séjourné  au  Liban.  C'est  l'analyse  d'un  important, 
ensemble  de  documents,  presque  tous  inédits,  «  qui  témoignent  de  l'ancienneté, 
de  l'intimité  ei  de  la  continuité  des  relations  de  la  France  avec  les  populations 
libanaises,  avec  les  Maronites  en  particulier  »  (p.  x).  L'auteur  le  reconnaît 
volontiers,  «  ce  n'est  qu'un  des  aspects  de  la  vie  de  la  montagne  qui  se  trouve 
décrit  ici  :  le  côté  traditionnaliste  et  religieux  ».  Mais  cette  spécialisation  même 
du  sujet  fait  précisément  la  valeur  réelle  de  l'ouvrage.  Comme  l'écrit  dans  la 
préface  M.  Gabriel  Hanotaux,  «  ce  livre  est  l'exposé  d'une  tradition,  d'une  tra- 
dition de  propagande,  d'idéal  et  d'expansion  civilisatrice.  Dans  ce  recoin  isolé 
de  l'Asie  et  de  l'histoire,  la  France  se  montre  telle  qu'elle  fut  partout  et  toujours  : 
amie  des  hommes,  amie  du  bien,  prévoyante  et  désintéressée.  Même  vu  par  le 
petit  bout  de  la  lorgnette,  ce  microcosme  de  protectorat  français  apparaît  con- 
forme au  plan  général  de  notre  existence  nationale  tel  que  Dieu  l'avait  conçu 
et  tel  que  les  hommes  se  sont  efforcés  de  le  réaliser  :  gesta  Dei  per  Francos  ». 

Cette  tradition  «  remonte  aux  Croisades,  peut-être  au  delà  :  les  Maronites 
prétendent  se  rattacher  à  Charlemagne.  En  tout  cas,  ils  sont  authentiquement 
associés  aux  entreprises  de  Godefroy  de  Bouillon,  de  saint  Louis,  de  Louis  XIV, 
de  Bonaparte  et  de  Napoléon  III  :  ce  sont  des  litres  1  »  (p.  v). 

*  Il  faut,  continue  M.  Hanotaux,  relever  les  jalons  de  cette  simple  et  noble 
aventure  de  race  :  au  début  (iv'  ou  v»  siècle),  un  moine,  Jean  Maron,  se  retire 
dans  la  montagne,  entouré  de  quelques  prosélytes.  Il  fonde  un  couvent  autour 
duquel  des  familles  se  groupent  :  ce  sont  les  Maronites.  La  montagne  les  abrite 
et  les  sauve.  Au  xii*  siècle,  à  l'époque  des  Croisades,  les  croisés  qui  retrouvent 
là  ce  clan  formant,  au  milieu  de  l'Islam,  une  survivance  chrétienne  et  catholique 
romaine,  les  dénombrent  40000.  Volney,  en  1784,  donne  le  chifîre  de  iiSooo. 
Aujourd'hui,  ils  sont  400000.  Ce  sont  des  pasteurs,  des  planteurs  de  mûriers, 
des  commerçants.  Ils  ont  pour  débouchés,  sur  la  côu,  Tripoli  de  Syrie,  Djébaïl 
et  surtout  ce  grand  centre  d'influence  française  :  Beyrouth.  A  l'intérieur,  leur 
métropole,  leur  point  d'attirance  et  de  convergence  est  Damas.  Beyrouth,  Damas; 
non  loin,  Tyr  et  Jérusalem  :  on  comprend  pourquoi  la  politique  française  s'est 
attachée  à  ces  loyales  et  fidèles  tribus  :  elles  veillent  sur  les  plus  vieux  souvenirs 
et  les  plus  belles  images  de  la  civilisation  méditerranéenne.  »  (P.  \u) 

Sous  le  titre  général  «  les  Maronites  »,  le  chapitre  i*"",  qui  fut  publié  par  la 
Rei'ue  des  Deux-Mondes  le  i""  janvier  191 5,  donne  un  aperçu  d'ensemble  de 
cette  histoire  d'un  peuple  catholique  et  «  français  ».  Vient  ensuite  une  étude 
sur  «  les  précurseurs  de  la  tradition  »  :  les  premiers  rapports  légendaires  avec  la 
France,  Charlemagne,  les  pèlerinages;  les  Maronites  auxiliaires  des  Croisés;  le 
Liban  dans  les  Etats  latins.  Ce  sont  maintenant  «  les  fondateurs  de  la  tradition 
qui  nous  sont  présentés  (ch.  lu)  avec  les  missionnaires  français  établis  au  Liban, 
les  commerçants  français,  le$  voyageurs  français,  entre  autres  le  chevalier 
d'Arvieux  et  le  marquis  de  Nointel;  les  savants  maronites  venus  en  France,  les 
boursiers,  les  quêteurs.  Au  xvii*  siècle,  c'est  «  la  consécration  de  la  tradition  : 
Louis  XIV  protecteur  des  Maronites  »  :  on  y  étudie  les  «  lettres  de  protection  » 
du  28  avril  1649;  l'activité  du  Lyonnais  François  Picquet,  consul  de  France 
à  Alep  de  i652  à  1661,  personnage  très  remarquable  qui,  en  1661,  entra  dans  les 
Ordres,  reçut  la  tonsure  dans  l'église  des  Carmes,  à  Alep,  fut  nommé  en  1679 
vicaire  apostolique  de  Babylone  avec  le  titre  d'évêque  de  Césaropolis,  désigné 
comme  ambassadeur  en  Perse,  et  mourut  en  i685,  au  cours  d'un  voyage  de 
retour  en  France. 


i  lo  kcHos  d'orihnt 


En  i655,  François  Picquet  avait  nommé  le  cheikh  maronite  Abou  Naufel 
El-Khazen  aux  fonctions  de  vice-consul  de  France  à  Beyrouth.  Quelques  années 
plus  tard,  en  1662,  le  même  cheikh  était  nommé,  par  lettres  patentes  de  Louis  XIV, 
non  plus  vice-consul,  mais  consul  de  France.  Et  ce  poste  était  même  attribué 
à  son  fils  en  survivance.  On  saura  gré  à  M.  Risielhueber  d'avoir  consacré  un 
chapitre  à  «  une  famille  maronite  de  consuls  de  France  »,  dont  deux  représen- 
tants, Philippe  et  Férid  El-Khazen,  ont  été  pendus  par  les  Turcs,  le  6  juin  1916, 
et  sont  morts  «  en  martyrs  de  la  cause  française  ». 

Avant  de  quitter  le  grand  siècle,  l'auteur  s'arrête  assez  longuement  aux  rela- 
tions qui  existèrent  entre  Louis  XIV  et  le  patriarcat  maronite,  pour  protéger  ce 
dernier  contre  les  vexations  des  Turcs. 

Un  dernier  chapitre  nous  représente  «  les  continuateurs  de  la  tradition  >•>  en 
Louis  XV,  Louis  XVI  et  la  Révolution  française.  Et  la  conclusion  se  dégage 
d'elle-même,  que  la  France  a  des  droits  au  Liban  comme  sur  un  patrimoine 
moral  et  un  patrimoine  matériel.  Il  faut  féliciter  M.  René  Ristelhueber  d'avoir 
brillamment  servi  par  son  livre  cette  cause  sacrée  qu'il  avait  glorieusement  servie 
dans  ses  fonctions  consulaires. 

G.   RiEUTORT. 


L.  NiEDEBLE,Z,a  raceslai'c  :  statistique,  détnographie,  anthropologie  ;  traduit  du  tchèque 
par  L.  LÉGER,  de  l'Institut;  2'  édition  revue,  avec  une  carte  en  couleurs.  Paris, 
Félix  Alcan,  1916,  in-12,  xv-232  pages.  Prix:  3  fr.  5o  (fait  partie  de  la  «  Nouvelle 
Collection  scientifique  »). 

Le  problème  slave  n'a  pas  encore  dit  son  dernier  mot.  Aussi  doit-on  être 
reconnaissant  à  M.  Louis  Léger  de  nous  avoir  fourni  une  traduction  française 
d'un  ouvrage  aisément  maniable  et  contenant  les  principales  données  de  ce 
problème.  Le  traducteur  est,  on  le  sait,  un  des  meilleurs  slavisants  de  France. 
Quant  à  l'auteur,  .M.  Ludor  Niederle,  profcjsseur  à  l'Université  de  Prague,  fils 
d'un  helléniste  distingué,  il  s'est  fait  une  spécialité  des  études  d'anthropologie 
en  général'et  d'anthropologie  slave  en  particulier.  Le  présent  recueil  est  comme 
une  synthèse  de  ses  nombreux  travaux.  Nous  nous  bornerons  à  noter  ici  les 
statistiques  générales  de  populations  slaves,  en  suivant  l'ordre  des  groupements 
qui  est  l'ordre  même  du  livre  (les  évaluations  étaient  faites  pour  l'année  1908)  : 

Russes  :  environ  94000000.  Polonais  :  20000000.  Serbes  de  Lusace  :  iSoooo. 
Tchèques  et  Slovaques  :  9  800  000.  Slovènes  :  i  5ooooo.  Serbo-Croates  :  8  55oooo. 
Bulgares:  5 000 000.  Total  en  igoo:  environ  189  millions.  Pour  le  détail  dechacun 
de  ces  groupes,  il  faut  lire  les  chapitres  respectifs  du  volume  de  M.  Niederle. 
Nous  avons  remarqué  des  lacunes  dans  les  statistiques  religieuses.  L'auteur  ne 
signale  pas,  par  exemple,  l'existence  de  Bulgares  catholiques  de  rite  oriental  en 
Thrace  et  en  Macédoine,  Or,  ils  étaient  environ  i3ooo  à  la  veille  de  la  guerre, 
avec  un  archevêque  et  deux  évêques.  (Voir  Echos  d'Orient,  septembre  igiS, 
t.  XVII,  p.  521-523.) 

Le  livre  se  termine  par  douze  pages  de  bibliographie,  qui  seront  pour  les  lecteurs 
une  excellente  garantie  de  l'érudition  de  l'auteur  et  un  catalogue  précieux  en  vue 
de  recherches  éventuelles  sur  tel  ou  tel  point. 

D.  Servière- 
• 

Madeleine  de  Benoit  Sigoyer,  La  patrie  serbe.  Paris,  librairie  Jouve,  i5,  rue  Racine, 
1918;  in-i2,  259  pages.  Prix  :  4  fr.  5o. 

La  patrie  serbe  est  un  petit  livre  sans  prétention  scientifique  ou  littéraire, 
mais  qui,  sous  ses  apparences  modestes,  apprendra  beaucoup  à  ses  lecteurs.  Par 


BIBLIOGRAPHIE  I  •  I 


une  distraction  regrettable,  on  a  omis  d'y  insérer  une  table  des  matières  qui  eût 
permis  d'apprécier  d'un  coup  d'oeil  le  contenu  du  volume.  Comme  c'est  la 
meilleure  recommandation  à  en  faire,  nous  allons  simplement  dresser  cette 
table. 

La  préface  (p.  7-1 5)  rappelle  l'utilité  de  l'ouvrage  et  l'occasion  qui  l'a  fait  naître. 
Puis  c'est  un  aperçu  d'histoire  (p.  i6-55)  depuis  les  origines  de  la  Serbie  jusqu'à 
nos  jours.  Quatre  pages  (p.  56-6o)  décrivent  l'aspect  physique  du  pays;  quatre 
parlent  de  la  culture,  du  commerce,  de  l'industrie  (p.  6i-65);dans  le  paragraphe 
«  Population,  Religions  »  (p.  66-68),  je  remarque,  à  propos  de  tolérance  religieuse, 
un  libéralisme  bien  intentionné  sans  doute,  mais  excessif.  Viennent  ensuite 
d'intéressantes  notes  sur  les  fêtes  serbes  (p.  69-88)  :  fêtes  de  famille,  fêtes  des 
villages,  des  monastères,  fête  de  saint  Sava,  fêles  des  régiments,  Djourdjev-dan, 
ou  jour  de  Saint-Georges,  Vidov-dan  (15-28  juin),  fête  du  patriotisme  serbe  en 
l'anniversaire  de  la  bataille  de  Kossovo;  serment  des  recrues.  Un  chapitre  de 
notes  analogues  est  consacré  aux  «  Coutumes  »  (p.  89-107)  se  rattachant 
à  l'Epiphanie,  au  Carême,  à  la  veille  des  Rameaux,  à  la  Semaine  Sainte,  à  Pâques, 
au^«  Jour  des  nouveaux  mariés  »  (9  mars),  au  lundi  de  Quasimodo,  à  l'A  vent, 
à  Noël,  aux  Probratimes  ou  rites  spéciaux  d'échange  d'amitié.  Un  tableau 
rapide  de  la  «  Littérature  »  nous  est  donné  (p.  108-124);  puis  des  indications 
sommaires  sur  l'art,  musique,  architecture,  peinture,  sculpture.  Enfin,  la  seconde 
partie  du  volume  renferme  des  notes  historiques  concernant  les  deux  guerres 
balkaniques  de  1912-1913  et  le  rôle  trrgique  de  la  Serbie  dans  l'épopée  de  la 
grande  guerre  1914-1918. 

Ce  qui  fait  l'originalité  du  livre,  c'est  surtout  la  première  partie.  Ce  simple 
recueil  de  notes  sur  l'histoire  et  le  folk-lore  de  «  la  patrie  serbe  ■»  fournira  une 
lecture  agréable  et  instructive  aux  voyageurs  curieux  de  connaître  vraiment  le 
pays  qu'ils  traversent  et  à  tous  ceux  à  qui  là  sympathie  pour  les  Serbes  inspire 
le  désir  de  se  renseigner  de  plus  près  sur  ce  peuple  héroïque. 

D.  Servièbe. 


P,-N.  MiLiouKOv,  Le  moupement  intellectuel  russe,  traduit  du  russe  par  Wladimir 
BiENSTOCK.  Paris.  «  Editions  Bossard  »,  43,  rue  Madame,  1918.  Un  vol.  in-S%  445  pages, 
4  portraits  en  planches  hors  texte.  Prix  :  7  fr.  3o. 

Au  milieu  des  événements  tragiques  qui  se  déroulent  dans  l'ancien  empire  des 
tsars,  tous  les  esprits  qui  pensant  trouveront  profit  à  éclairer  les  faits  d'aujourd'hui 
à  la  lumière  jaillissant  de  cette  étude  sur  «  le  mouvement  intellectuel  russe  » 
d'hier.  L'auteur,  M.  Milioukov,  est  un  des  hommes  les  plus  compétents  et  les 
mieux  renseignés  :  professeur,  historien,  littérateur,  économiste,  ancien  président 
du  parti  des  Cadets,  délégué  à  la  Douma,  ancien  ministre  des  Affaires  étrangères 
du  gouvernement  provisoire  russe.  Son  ouvrage  est  l'analyse  profonde  de  la 
formation  des  esprits,  des  caractères  et  des  grandes  intelligences  russes  depuis 
Aksakov  jusqu'aux  «  épigones  »  du  slavophilisme  :  Domboski,  Léontiev  et 
Wladimir  Soloviev,  en  passant  par  Stankiévitch,  Biélinski,  Hertzen  et  Granovski. 
Un  chapitre  préliminaire,  intitulé:  «  Les  Hommes  d'en  haut  et  la  Noblesse  », 
remonte  un  peu  plus  avant,  au  xvui®  siècle,  pour  rappeler  la  première  tentative 
russe  de  la  limitation  du  pouvoir  autocratique  par  les  intellectuels  de  cette  époque, 
représentés  surtout  par  le  prince  Galitzine. 

Nous  ne  pourrions  souscrire  à  tous  les  jugements  formulés  en  ce  qui  concerne, 
par  exemple,  la  question  religieuse:  il  y  aurait  à  cet  égard  des  réserves  à  faire, 
notamment  dans  le  chapitre  vin,  à  propos  de  Danilewski,  de  Léontiev  et,  plus 
encore,  de  Wladimir  Soloviev.  L'étude  publiée  au  sujet  de  ce  dernier  dans  les 


I  12  HCHOS    D  ORIENT 


Echos  d'Orient,  nous  dispense  d'insister  ici  sur  cette  simple  observation.  Mais, 
SQUS  le  bénéfice  de  cette  réserve,  nous  recommandons  l'ouvrage  de  M.  Milioukov 
comme  un  livre  de  haute  portée  historique,  littéraire  et  sociale. 

G.    RiEUTORT. 


J.  Cvuic,  La  péninsule  balkanique,  Géographie  humaine.  Paris,  Armand  Colin,  1918, 
in-8*  raisin,  viii-53o  pages,  avec  3i  cartes  et  croquis  dans  le  texte,  et  9  cartes -en 
couleur  hors  texte.  Prix  :  17  francs. 

Pour  la  géographie  et  l'ethnographie  de  la  péninsule  balkanique,  il  serait 
difficile  de  trouver  informateur  plus  compétent  et  plus  consciencieux  que 
M.  J.  Cvijic,  professeur  à  l'Université  de  Belgrade,  agréé  à  l'Université  de  Paris. 
Le  présent  volume  est  le  recueil  des  leçons  de  géographie  humaine  sur  les  pays 
balkaniques  professées  en  Sorbonne  au  cours  des  années  1917-1918.  Malgré  la 
privation  d'un  grand  nombre  de  notes  et  de  cartes  où  il  avait,  depuis  vingt  ans, 
consigné  et  figuré  les  résultats  de  ses  recherches  et  de  ses  voyages,  mais  qu'il 
avait  dû  laissera  Belgrade  en  quittant  son  pays,  le  docte  maître  a  su  réunir  une 
quantité  énorme  de  renseignements  de  la  plus  scientifique  précision.  Ils  portent 
principalement  sur  les  pays  slaves  de  la  péninsule  balkanique;  mais  on  y  trou- 
vera aussi  maintes  indications  importantes  sur  les  autres  races. 

Le  livre  premier  étudie  «  le  milieu  géographique  et  l'homme  »  :  principaux 
caractères  géographiques,  régions  naturelles,  influences  géographiques  et  élé- 
ments sociaux,  principaux  faits  ethnologiques  et  sociologiques.  Le  livré  second 
traite  spécialement  des  «  caractères  psychiques  des  Yougoslaves  »  :  unité  ethnique, 
variétés  et  groupes  psychiques;  typ^dinarique;  type  central;  type  balkanique 
oriental;  type  pannonique.  Serbes  du  royaume,  Monténégrins,  Bosniaques  et 
Herzégoviniens,  riverains  de  la  côte  Adriatique,  Slaves  d'au  delà  de  la  Save  et  du 
Danube,  Slaves  habitant  la  Styrie,  la  Carinthie,  la  Carniole,  la  Slavonie,  le 
Banat;  Bulgares  et  Macédoniens  :  toutes  ces  populations  sont  étudiées  tour 
à  tour. 

On  saura  gré  à  l'auteur  d'avoir  formulé  dans  sa  préface  (p.  11)  la  remarque 
suivante  :  «  Je  ne  me  dissimule  pas  qu'il  est  difficile,  en  ce  moment,  de  parler 
de  certaines  questions  en  toute  impartialité;  j'ai  fait  effort  pour  rester  toujours 
dans  la  vérité  scientifique.  Mes  conclusions  s'appuient  d'ailleurs  sur  de  nom- 
breuses observations  faites  au  cours  de  mes  voyages,  antérieurement  aux  évé- 
nements actuels.  Je  les  avais  entrepris  sans  aucu»  parti  pris,  avec  le  seul  souci 
de  me  rendre  compte. 

Il  est  regrettable  que  M.  Cvijic  n'ait  pas  dressé  une  table  alphabétique,  qui 
serait  un  répertoire  bien  utile  à  la  consultation  de  son  beau  volume  (i). 

G.   RiEUTORT. 


(1)  Deux  simples  notes  de  détail.  A  la  page  170,  avant-dernière  ligne,  on  lit  ces  mots 
qu'il  suffira  de  signaler  à  la  correction  d'une  édition  ultérieure:  «  La  frontière  ethno- 
graphique... passe  à  peu  près  près  des  villes...»  A  la  page  366,  à  propos  des  habitants 
de  la  Zagora  dalmate,  l'auteur  parle  de  la  tolérance  religieuse  mutuelle  entre  catho- 
liques et  orthodoxes;  et  il  écrit:  «11  y  a  des  exemples  curieux  de  cette  tolérance.  Les 
catholiques  célèbrent  la  fête  de  plusieurs  saints  exclusivement  orthodoxes  et  jeûnent 
en  leur  honneur;  les  orthodoxes  font  de  même  et  participent  aussi  aux  prières  des 
curés  catholiques  renommés  pour  leurs  vertus.  De  même,  les  catholiques  prient  avec 
les  popes  les  plus  estimés.  »  Jusqu'à  plus  ample  informé,  je  me  permets  de  douter  de 
l'exactitude  absolue  d'un  pareil  renseignement,  en  ce  qui  concerne  les  catholiques. 


BIBLIOGRAPHIE  I  I  3 


N.  JoRGA,  professeur  d'histoire  à  l'Université  de  Bucarest,  membre  de  l'Académie 
roumaine.  Histoire  des  relations  entre  la  France  et  les  Roumains,  préface  de 
M.  Charles  Bémont,  directeur  de  ia  Revue  Historique.  Paris,  Pavot  et  C,  1918, 
in-i6,  xvi-282  pages.  Prix:  4  fr.  5o. 

Ce  petit  livre  fut  composé  en  1916,  à  l'époque  où  se  posait  pour  la  Roumanie 
le  grave  problème  de  ses  destinées  futures.  Les  événements  retardèrent  sa  publi- 
cation, qui  devait  se  faire  à  Bucarest.  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  et  sans  émotion 
ces  pages  retraçant  à  grands  traits  l'histoire  des  rapports  entre  deux  peuples 
«  séparés  par  de  vastes  espaces  et  par  des  empires  ennemis  »,  mais  unis  par  la 
communauté  de  la  langue  et  des  sympathies  depuis  l'antiquité  gauloise  jusqu'à 
nos  jours.  La  transcription  des  titres  de  chapitres  suffira  à  signaler  les  principales 
étapes  de  ce  rapide  voyage  à  travers  les  siècles.  Premières  relations  pendant 
l'antiquité  et  le  moyen  âge;  Les  Français  sur  le  Danube  roumain  pendant  les 
croisades  du  xv*  siècle;  Négociateurs  et  voyageurs  français  au  xvi®  siècle,  pre- 
miers prétendants  roumains  en  France;  Mercenaires,  voyageurs  et  missionnaires 
au  XVII*  siècle;  Princes  phanariotes  et  amis  français  dans  la  première  moitié  du 
xvm*  siècle;  Précepteurs  et  secrétaires  français  en  Moldavie  et  en  Valachie  au 
XVIII»  siècle,  premiers  écrivains  français  traitant  des  principautés;  la  Révolution 
française  et  les  Roumains;  La  civilisation  française  et  les  pays  danubiens,  rela- 
tions politiques  jusqu'à  l'avènement  de  la  Monarchie  de  juillet;  La  Monarchie 
de  juillet  et  les  Roumains;  La  Révolution  de  1848  et  les  émigrés;  La  guerre  de 
Grimée  et  la  fondation  de  l'Etat  roumain.  Les  dernières  pages,  esquissant  l'état 
des  rapports  franco-roumains  au  point  de  vue  littéraire  et  artistique  pour  l'époque 
immédiatement  antérieure  à  la  guerre,  ne  sont  pas,  on  le  devine,  des  moins  intéres- 
santes, en  dépit  de  leur  concision.  Enfin,  un  Index  des  noms  propres,  comptant 
quatorze  pages  à  deux  colonnes,  est  à  lui  seul  un  signe  de  la  richesse  de  ren- 
seignements que  ce  livre  peut  fournir,  malgré  la  modestie  de  son  format. 

Offert  d'abord  gratuitement  par  l'auteur  aux  officiers  de  la  mission  française 
«comme  un  hommage  de  reconnaissance»,  ce  petit  volume  mérite  d'être  lu  par 
tous  ceux  qui  ont  à  cœur  de  voir  se  resserrer  plus  étroitement  encore  les  liens 
historiques  rattachant  entre  elles  la  France  et  la  Roumanie. 

G.   RiEUTORT. 


.Maurice  Barrés,  de  l'Académie  française.  Sur  le  chemin  de   l'Asie.  Paris,  librairie 
Emile-Paul,  igiS,  in-fc2,  xx-404  pages.  Prix  :  3  fr.  5o. 

Dans  ce  volume  —  le  septième  de  sa  série  «  l^Ame  française  et  la  guerre  », 
—  réminent  académicien  et  président  de  la  Ligue  des  Patriotes  a  réuni  les 
articles  rédigés  par  lui  du  4  septembre  au  i®""  décembre  igi5,  «  tandis  que 
l'Allemagne  s'engageait  sur  le  chemin  de  l'Asie  ».  Il  suffit  d'avoir  ainsi  présenté 
le  sujet  pour  laisser  deviner  l'intérêt,  même  rétrospectif,  de  ces  pages  où  s'est 
exprimé  au  jour  le  jour  le  verbe  splendide  du  maître.  Aux  lecteurs  des  Échos 
d'Orient  nous  signalons  spécialement  les  nombreux  passages  où  il  est  question 
de  la  Grèce  et  des  Grecs  :  p.  i33  et  suiv.,  201  et  suiv.,  3ig,  33o  et  suiv.,  376,  378. 
Citons-en  quelques  lignes  concrétant,  si  je  puis  dire,  la  manière  toute  psycho- 
logique de  ce  philhellène  dont  on  sait  la  conviction  :  «  Mon  vieux  maître  Louis 
Ménard,  qui  fut  toujours  le  défenseur  des  Grecs,  avait  coutume  de  dire  que 
chez  les  Hellènes  de  l'antiquité  le  mot  de  barbarie  ne  s'opposait  pas  au  mot 
civilisation.  Quand  les  Grecs  traitaient  de  barbares  les  peuples  étrangers,  ils  ne 
voulaient  pas  dire  que  ces  peuples  n'avaient  ni  industrie,  ni  organisation  poli- 
tique, ni  culture  intellectuelle;  mais  le  titre  de  barbares  impliquait  à  leurs  yeux 
une  conception  différente  et  inférieure  de  l'ordre  social.  »  (P.  i35.)  Et  l'appli- 


I  14  ÉCHOS    D  ORIENT 


cation  se  faisait  aisément,  en  octobre  iqiS,  au  problème  qui  se  posait  alors  pour 

la  Grèce.  On  trouvera  dans  le  volume  de  M.  Maurice  Barrés  maintes  pages  aussi 

suggestives.  ^ 

D.  Serviere. 

• 

J.  DE  Morgan,  Contre  les  barbares  de  l'Orient  :  Etudes  sur  la  Turquie,  ses  félonies 
et  ses  crimes;  sur  la  marche  des  alliés  dans  l'Asie  antérieure,  sur  la  solution  de  la 
question  d'Orient,  renfermant  de  nombreux  articles  parus  de  igib  à  1917  dans 
V Eclair  de  Montpellier  et  dans  la  Revue  de  Paris.  Paris  et  Nancy,  librairie  Berger- 
Levrault,  1918,  in-8°,  ix-263  pages,  3  cartes.  Prix  :  5  francs. 

On  vient  de  lire  ci-dessus,  dans  sa  teneur  littérale,  l'explication  que  donne  de 
son  titre,  en  soi  un  peu  vague,  l'auteur  de  ce  volume.  Les  travaux  antérieurs 
du  savant  orientaliste  qu'est  M.  J.  de  Morgan,  ancien  directeur  générai  des 
Antiquités  de  l'Egypte,  ancien  délégué  général  en  Perse  du  ministère  de  l'Ins- 
truction publique,  garantissent  d'avance  la  valeur  d'un  recueil  d'articles  consa- 
crés par  lui  à  la  question  d'Orient.  En  dépit  de  la  juxtaposition  rétrospective  de 
ces  pages,  d'abord  rédigées  pour  la  presse  de  igiS  à  1917,  leur  lecture  n'est  point 
du  tout  inutile  et  demeure  très  intéressante.  Elles  sont  groupées  sous  sept  titres, 
dont  le  seul  énoncé  suffit  à  suggérer  la  double  portée  de  ces  études  :  une  portée 
d'histoire  générale  et  d'ethnographie,  une  portée  d'histoire  particulière  de  la 
guerre  et  des  résultats  qu'il  faut  en  souhaiter  pour  l'Orient.  Voici  ces  titres  : 
I.-  L'ethnographie  de  l'Asie  antérieure;  les  Turcs;  musulmans  et  chrétiens  de 
l'empire  ottoman;  II.  L'aspect  de  la  Turquie  d'Asie,  ses  richesses  naturelles; 
III.  L'Allemagne  et  la  Turquie;  Les  opérations  militaires  anglo-russes  en  Asie; 
A  l'intérieur  de  la  Turquie  (1915-1917);  Autour  de  la  question  turque;  Le 
démembrement  de  l'empire  ottoman;  Conclusion. 

M.  de  Morgan  est  impitoyable  pour  la  Turquie.  «  Si  ces  lignes  convainquent 
mes  lecteurs,  écrit-il,  de  l'impérieuse  nécessité  dans  laquelle  se  trouve  aujourd'hui 
l'Europe  d'en  finir  avec  la  Turquie,  afin  d'assurer  pour  toujours  la  tranquillité 
dans  le  Levant  méditerranéen,  je  m'estimerai  comme  étant  très  largement  récom- 
pensé de  mon  labeur.»  (P.  ix.)  Il  n'est  donc  point  pour  la  diplomatie  des  demi- 
mesures.  Soulignons,  en  passant,  puisque  la  question  a  été  récemment  posée 
en  termes  assez  vifs  dans  la  presse  grecque,  l'avis  motivé  de  M.  de  Morgan  au 
sujet  des  Lieux  Saints  de  Palestine.  C'est  un  savant  orientaliste  qui  parle,  qu'on 
ne  l'oublie  pas.  «  Historiquement,  c'est  à  la  France  que  devrait  revenir  l'auto- 
rité sur  les  Lieux  Saints,  jadis  possession  des  Grecs  et  qu'ils  ont  perdue.  Godefroy 
de  Bouillon,  duc  de  Basse-Lorraine,  en  a  été  le  premier  roi  latin,  alors  que  les 
Byzantins  orthodoxes  non  seulement  ne  faisaient  rien  pour  délivrer  le  tombeau 
du  Christ  des  mains  des  infidèles,  mais  se  montraient  hostiles  envers  les  croisés 
et  encourageaient  les  musulmans.  »  (P.  249.) 

Les  Arméniens  ont  en  M.  de  Morgan  un  défenseur  convaincu  de  leur  cause, 
et  l'on  trouvera  dans  son  recueil  des  notes  fort  utiles  sur  ce  peuple  si  intéressant. 

Quelles  que  soient  les  décisions  prises  par  le  Congrès  de  la  Paix  sur  les  divers 
aspects  de  la  question  d'Orient,  la  lecture  de  ce  volume  demeurera  très  instructive,., 
à  tous  les  points  de  vue:  politique,  ethnographique,  historique,  économique. 

G.  RiEUTORT. 


L.  Saltet,  Histoire  sommaire  de  l'Eglise.  Paris,  J.  de  Gigord,  1917,  in-8*,  xii-3o2  pages;, 
dessins  de  Joseph  Girard,  gravures  et  cartes.  Prix  :  3  fr.  5o. 

C'est  l'honneur  du  haut  enseignement  scientifique  de  savoir  s'adapter  aux 
initiations  plus  élémentaires.  M.  l'abbé  Saltet,  professeur  à  l'Institut  catholique 


BIBLIOGRAPHIK  I  I 


de  Toulouse,  a  déjà  réalisé  une  première  fois,  en  igiS,  cet  etîort  méritoire  en 
rédigeant  pour  les  écoles  et  les  cercles  d'études  une  Histoire  de  l'Eglise  que  les 
Echos  d'Orient  ont  annoncée  en  janvier  1914,  t.  XVII,  p.  94-95. 

Le  présent  volume  n'est  pas  une  simple  réduction  de  l'Histoire  de  l'Eglise 
publiée  en  igiS.  «  Il  a  son  originalité,  dit  l'auteur  lui-même  (p.  vi),  dans  le  fond 
€t  dans  la  forme.  Quant  au  fond,  des  questions  intéressant  la  vie  catholique  et 
la  vie  française  ont  été  les  unes  développées  et  les  autres  introduites  :  par  exemple, 
le  Questionnaire  d'histoire  locale,  à  la  fin  du  volume.  Quant  à  la  forme,  on 
a  continué  à  se  préoccuper  surtout  de  la  clarté  dans  l'exposition.  »  Sommaires, 
introductions  et  résumés  accompagnant  chaque  chapitre;  titres  expressifs  en 
lête  des  alinéas  et  ramenant  les  mots  essentiels  de  la  leçon  :  telle  est  l'innovation 
principale  de  ce  manuel,  si  on  le  compare  au  précédent. 

La  méthode- est  restée  identique.  On  pourrait  la  définir  par  ces  mots  de  l'avant- 
propos  (p.  vi)  :  «Elle  (l'histoire)  s'adresse  à  l'imagination  et  à  l'intelligence. 
A  l'imagination  d'abord.  A  celle-ci  appartient  la  formation  de  l'image  mentale, 
c'est-à-dire  le  travail  d'évocation  qui  remet  le  drame  dans  son  cadre,  et  qui 
retrouve  la  perspective  historique.  Ici,  pour  gagner  du  temps  et  être  plus  précis, 
on  ne  se  borne  pas  à  reproduire  des  monuments  et  quelques  scènes  animées, 
-d'après  des  estampes  ou  des  tableaux.  L'illustration  a  été  comprise  de  façon 
systématique;  elle  enregistre  les  principaux  moments  de  l'Histoire  de  l'Eglise. 
La  page  de  gravures  est  une  partie  essentielle  de  la  leçon.  Elle  remplit  le  rôle 
du  livre  de  textes  ou  recueil  de  sources  historiques  des  étudiants.  Elle  rappelle 
que  l'histoire  est  avant  tout  affaire  de  constatation  et  que  sa  vertu  principale 
est  l'esprit  de  soumission  aux  faits... 

Après  avoir  parlé  à  l'imagination,  l'histoire  s'adresse  à  l'intelligence  .Elle  n'est 
pas  une  succession  de  tableaux,  sans  lien  entre  eux.  Elle  note  les  changements 
survenus  d'une  époque  à  l'autre.  Elle  explique  ces  changements  en  en  montrant 
les  causes.  Evidemment,  ce  second  travail  n'est  pas  accessible  à  tous  comme  le 
premier.  Il  a  des  degrés.  Ici,  on  a  essayé  d'indiquer  les  causes  dont  l'action  peut 
s'expliquer  par  des  mobiles  humains  dont  l'expérience  quotidienne  nous  révèle 
l'existence  autour  de  nous.  » 

Pour  le  choix  de  telle  gravure  ou  pour  tel  détail  de  rédaction,  l'auteur  a  tenu 
compte  de  certaines  critiques  suggérées  par  son  précédent  volume.  En  somme, 
cette  Histoire  sommaire  de  l'Eglise,  avec  ses  pages  vraiment  parlantes  d'illustra- 
•lons  instructives  et  son  texte  très  soigné,  très  précis,  très  didactique,  tout  en 
demeurant  intéressant,  nous  paraît  être  de  nature  à  rendre  plus  attrayant  et 
plus  fécond  l'enseignement  de  l'Histoire  de  l'Eglise  dans- les  établissements  chré- 
tiens. Qu'on  ne  s'imagine  pas,  d'ailleurs,  que,  pour  être  abondamment  illustré, 
ce  manuel  soit  destiné  seulement  à  des  enfants.  Nous  croyons  même  que,  pour 
être  vraiment  compris  et  utilement  étudié,  il  requiert  des  esprits  déjà  adolescents 
et  ayant  reçu  une  formation  générale.  Nous  le  recommanderions  volontiers  aux 
élèves  les  plus  avancés  des  collèges  catholiques  et  des  petits  Séminaires,  aux 
ouvres  post-scolaires  de  jeunes  gens  ou  de  |eunes  filles.  Nombre  de  fidèles 
mstruits  trouveraient  aussi,  pençons-nous,  intérêt  et  profit  à  lire  et  à  consulter 
cette  Histoire  sommaire  de  l'Eglise,  où  ils  puiseraient,  avec  une  confirmation 
de  leur  foi,  des  réponses  précises  à  maintes  objections  courantes. 

D.  SEBvii;RE. 


\L.  Antomadès,  '(>  i'vvoJTTo;  Beô;  (=Z,e  Dieu  inconnu),  Athènes,  1918,  in-12,  47  pages*. 

Cette  plaquette  constitue  un  chapitre  d'une  dissertation  plus  complète  sur 
v<  l'apétre  saint  Paul  à  Athènes  »,  dont  les  circonstances  retardent  la  publication 


1 16  ÉCHOS  d'orient 


intégrale.  On  connaît  l'allusion  au  «  Dieu  inconnu  »,  dans  le  discours  de  saint 
Paul  à  l'Aréopage.  (Act.  xvii,  aS.)  L'archimandrite  E.  Antoniadès  étudie,  d'après 
les  documents  anciens,  la  question  de  savoir  si  l'inscription  de  l'autel  athénien 
portait:  «  Au  Dieu  inconnu  »,  comme  le  dit  Pausanias,  ou  bien  :  «  Aux  dieux 
inconnus  »,  comme  semblent  l'indiquer  d'autres  témoignages.  Les  textes  de 
part  et  d'autre  se  trouvent  ici  réunis,  un  peu  à  la  façon  des  thèses  allemandes 
d'Inauguraldissertation,  sans  qu'il  soit  possible  d'aboutir  à  une  conclusion  bien 
certaine.  On  comprend  toutefois,  de  la  part  d'un  membre  du  clergé  orthodoxe 
athénien,  l'intérêt  attaché  à  ce  détail  de  l'histoire  des  origines  chrétiennes  locales. 
Si  quelque  professeur  d'exégèse  songeait  à  utiliser  les  données  de  cette  brochure 
pour  le  commentaire  du  discours  des  Actes,  il  ferait  sagement  de  demander 
à  l'auteur  un  exemplaire  où  les  nombreux  errata  seraient  notés  et  corrigés. 

S.  Salaville. 


R.  Génier,  O.  p.,  Sainte  Faute  {347-404).  Paris,  J.  Gabalda,  1917,  in-12,  xii-200  pages. 
Prix  :  2  francs. 

Le  R.  P.  Raymond  Génier,  Dominicain  français  du  couvent  de  Jérusalem, 
a  enrichi  d'un  charmant  volume  la  collection  «  les  Saints  »  de  la  librairie  Lecoffre. 
Nous  avions  déjà  une  Histoire  de  sainte  Paule,  écrite  par  l'abbé  Lagrange  sur 
l'instigation  de  M^""  Dupanloup,  pour  fournir  une  sorte  de  «  supplément  de 
direction  aux  nobles  dames  auxquelles  s'adressait  l'évêque  d'Orléans  ».  Les 
directeurs  de  la  collection  «  les  Saints  »  ont  pensé  qu'il  y  avait  place  néanmoins, 
pour  une  nouvelle  biographie  de  la  Sainte,  dans  leur  série  si  appréciée.  Les 
lecteurs  ne  regretteront  pas  cette  décision. 

C'est  un  spectacle  des  plus  édifiants  que  celui  de  cet  admirable  groupe  de 
nobles  dames  et  de  vierges  romaines,  descendantes  des  plus  illustres  familles, 
qui,  dans  la  seconde  moitié  du  iv*  siècle,  embrassent  le  «  saint  propos  »,  c'est- 
à-dire  l'état  monastique,  se  font  disciples  du  grand  docteur  et  exégète,  saint 
Jérôme,  que  quelques-unes  suivent  bientôt  en  Palestine.  De  ce  nombre  sont 
sainte  Paule  —  descendante  des  Cornelius-Scipions-Emiliens-Gracques,  alliée 
par  son  mariage  aux  Julii,  illustrés  par  Jules  César  —  et  sa  fille  sainte  Julia 
Eustochium.  Elles  établirent  à  Bethléem  un  couvent  de  vierges  et  firent  les 
frais  d'un  monastère  pour  saint  Jérôme  et  les  moines  ses  compagnons.  Ames 
d'élite  et  esprits  très  cultivés,  elles  donnaient  à  l'étude  des  Saintes  Ecritures 
une  part  de  leur  vie;  leur  pieuse  influence  contribua  beaucoup  à  pousser  le 
grand  docteur  à  ses  travaux  exégétiques  et  à  l'encourager  dans  le  long  labeur 
de  traduction  qui  nous  a  valu  la  Vulgate.  Le  livre  du  P.  Génier,  écrit  à  l'Ecole 
biblique  de  Jérusalem,  se  devait  à  lui-même  de  noter  avec  précision  les  très 
intéressantes  attestations  de  cette  influence.  «  Leurs  noms  sont  inséparables  des 
travaux  de  saint  Jérôme;  il  les  y  a  lui-même  inscrits  au  frontispice  pour  rendre 
hommage  à  leur  infatigable  labeur  autant  qu'à  l'assistance  dont  il  leur  était 
redevable...  Nous  sommes  devant  un  fait  qui  est  tout  à  l'honneur  de  ces  deux 
disciples  d'un  illustre  maître  :  elles  ont  joué,  à  propos  des  grandes  œuvres 
scripturales  de  saint  Jérôme,  un  rôle  qu'on  eût  pu  croire  qui  n'était  pas  le  leur. 
Il  n'est  que  juste  de  signaler  ici  ce  fait  et  de  le  mettre  dans  tout  son  jour,  en 
suivant  pas  à  pas,  comme  nous  Talions  faire,  la  correspondance  quotidienne 
de  saint  Jérôme  avec  Paule  et  sa  fille.  »  (C'est  saint  Jérôme  qui  qualifie  ainsi  lui- 
même  sa  correspondance  avec  ces  saintes  femmes.) 

L'action  du  saint  docteur  sur  ces  âmes,  on  le  devine  bien,  ne  fut  pas  seulement 
intellectuelle.  On  le  constatera  sans  peine  à  la  lecture  des  pages  qui  relèvent  les 
progrès  incessants  de  l'ascétisme  en  elles  et  leurs  constantes  ascensions  vers  la 


BIBLIOGRAPHIE  II7 


sainteté.  On  partagera  volontiers  la  pieuse  émotion  de  l'historien  résumant  les 
destinées  du  monastère  des  vierges  bethléémitaines,  où  à  sainte  Paule  succède 
d'abord  sa  fille  sainte  Eustochium,  puis  sa  petite-fille  la  jeune  Julia  Paula,  à  qui 
échut  la  douleur  de  voir  mourir  saint  Jérôme.  A  propos  de  la  disparition,  vers 
la  fin  du  V*  siècle,  des  établissements  fondés  à  Bethléem  par  sainte  Paule,  le 
P.  Génier  termine  son  livre  sur  des  réflexions  mélancoliques  qui  ne  sont  pas 
sans  avoir  leur  note  d'actualité  et  qu'à  ce  titre  nous  signalons  ici:  «  Cette  terre 
d'Orient  dévore  ses  habitants  latins  et  leurs  oeuvres.  Nos  modernes  Occidentaux 
qui  la  convoitent  font  preuve  d'une  rare  confiance  lorsqu'ils  se  flattent  d'y  établir 
à  jamais  leur  domination.  »  (P.  198.)  Du  reste,  l'espérance  catholique  vient  aussitôt 
apporter  un  correctif  à  cette  constatation  pessimiste,  en  inspirant  à  notre  hagio- 
graphe  le  vœu  que  «  les  Jérômes,  les  Paules,  les  Mélanies  du  présent  et  de 
l'avenir  »  continuent  à  «  se  faire  un  chemin  sur  ce  sol  réfractaire.  *  (P.  199.) 

La  vie  de  sainte  Paule  intéressera,  instruira  et  édifiera  tous  ses  lecteurs.  Nous 
souhaitons  qu'elle  en  trouve  beaucoup,  et  spécialement  —  à  raison  même  de  la 
nature  du  sujet  qui  en  fait  la  trame  — dans  les  communautés  religieuses  catho- 
liques établies  en  Orient. 

S.  Salaville. 


B.  Gariador,  O.  s.  B.,  Les  ajiciens  monastères  bénédictins  en  Orient.  Lille  et  Paris, 
librairie  Désolée  (1912),  in-12,  120  pages. 

La  vie  monastique  occidentale,  que  saint  Jérôme  et  sainte  Paule  avaient  établie 
à  Bethléem  en  386,  continua,  durant  tout  le  moyen  âge,  à  avoir  en  Orient  de 
pieuses  colonies.  Le  R'"*  Dom  Benoît  Gariador,  abbé  des  Bénédictins  français  de 
Jérusalem,  a  dressé  un  catalogue  des  anciens  monastères  bénédictins  d'Orient, 
en  réunissant  pour  chacun  d'eux  les  indications  glanéesçàet  là  dans  les  documents. 
Ce  répertoire  se  divise  en  deux  parties  :  monastères  antérieurs  aux  Croisades  (tous 
en  Palestine)  et  monastères  de  l'époque  des  Croisades.  Pour  cette  seconde  caté- 
gorie, de  beaucoup  la  plus  nombreuse,  la  liste  suit  l'ordre  géographique.  Nous 
avons  ainsi  :  les  couvents  de  l'Asie  Mineure  (y  compris  Syrie  et  Palestine)  et  de 
l'empire  grec,  puis  ceux  de  Constantinople  et  des  environs.  Un  article  spécial 
est  réservé  aux  monastères  cisterciens,  et  un  autre  aux  abbayes  de  Bénédictines. 

Qu'un  catalogue  de  ce  genre  ait  des  lacunes  et  comporte  des  compléments  ou 
des  rectifications,  le  R'"*  Dom  Gariador  est  le  premier  à  le  penser.  Son  travail 
n'en  sera  pas  moins  précieux  aux  jeunes  Bénédictins  ou  aux  autres  chercheurs 
désireux  d'apporter  leur  contribution  à  cette  partie  si  intéressante  de  l'histoire 
de  l'Orient  latin.  Nous  signalerions  volontiers,  entre  autres,  deux  sujets  sur  lesquels 
il  serait  utile  de  retrouver  des  documents  plus  explicites,  à  savoir:  le  monastère 
des  Amalfitains  au  mont  Athos,  qui  existait  en  970  et  qui  avait  une  succursale 
à  Constantinople  (p.  91);  et  les  couvents  indigènes  de  Palestine  qui,  au  dire  de 
Mabillon,  auraient  adopté  la  règle  de  saint  Benoît.  {Ibici.) 

S.  Salavill-e. 


Tu.  Mainage,  O.  p.,  Le  témoignage  des  apostats.  Leçons  données  à  l'Institut  catholique 
de  Paris.  Paris,  G.  Beauchesne  et  J.  Gabalda,  1916,  in-12,  xii-440  pages.  Prix  :  4  francs. 

Le  R.  P.  Mainage,  qui  avait  déjà  publié  en  1913  une  Introduction  à  lapsycho- 
logie  des  convertis,  puis, -en  1914,  la  série  de  ses  leçons  sur  la  psychologie  de 
la  conversion,  a  poursuivi  son  programme  en  ce  nouveau  recueil.  «  La  conversion 
et  l'apostasie  sont  deux  faces  d'un  seul  et  unique  problème  :  le  problème  de  la 
foi  dans  ses  rapports  avec  les  lois  de  la  psychologie  humaine.  »  (P.  vu.)  En  dix 


1 18  ÉCHOS  d'orient 


leçons,  d'une  clarté  toute  française,  le  distingué  Dominicain  a  exposé  à  ses 
auditeurs  de  l'Institut  catholique  de  Paris  ce  problème  de  l'apostasie;  et  parc€ 
qu'il  l'a  fait  en  apologiste  catholique,  il  a  intitulé  son  recueil  «  le  témoignags 
des  apostats».  Pour  s'être  placé  au  point  de  vue  apologétique,  le  docte  professeui 
n'en  aborde  pas  moins  franchement  la  grave  question  que  semble  poser,  devant 
certains  esprits,  le  fait  des  apostats.  «  La  religion  de  Jésus-Christ  représente-t-ellej 
oui  ou  non,  la  dernière  étape  que  l'homme,  en  quête  de  la  vérité  religieuse,  doit 
parcourir?  Peut-on  aller  plus  loin?  Peut-on  vraiment  dépasser  le  catholicisme | 
C'est  au  cœur  même,  et  sur  le  point  le  plus  sensible  de  ce  grand  et  vital  débat 
que  porte  «c  le  témoignage  des  apostats,  »  (P.  g.)  Après  un  exposé  d'ensembU 
des  «causes  psychologiques  de  l'apostasie  »  (p.  40-79),  le  R.  P.  Mainage  présente 
en  cinq  leçons  successives,  ce  qu'il  appelle  «  la  série  des  prmcipaux  types 
d'apostats  ».  Le  titre  même  de  ces  cinq  chapitres  suffit  à  montrer  combien  ces 
fortes  pages  précisent  et  concrètent  le  sujet.  La  tyrannie  des  passions  :  Martin 
Luther.  L'attrait  du  merveilleux  :  Jiilien  l'Apostat.  L'esprit  de  domination  : 
Lamennais.  L'étroitesse  intellectuelle  :  Calvin.  L'émiettement  intellectuel  :  Renan. 
Quand  on  a  parcouru  «  cette  galerie  de  portraits  dont  les  personnages  incarnent 
une  période  de  l'histoire  religieuse  »  (p.  79),  il  est  plus  facile  d'aborder  la  ques- 
tion générale  touchant  la  sincérité  des  apostats  (p.  3o8-352),  les  rapports  entre 
apostasie  et  conversion  au  point  de  vue  de  la  psychologie  religieuse  (p.  SSS-Sgg), 
et  enfin  l'utilisation  apologétique  du  fait  de  l'apostasie  (p.  400-439)  :  ceci  forme 
!a  dernière  leçon,  elle  s'intitule*  les  Apostats,  témoins  de  la  vérité  catholique», 
et  cette  conclusion  explique  le  titre  même  du  volume. 

G.  RiEUTORT. 


M''  TissiER,  évèque  de  Châlons,  Le  fait  divin  du  Christ  expliqué  aux  gens  du  monde 
Paris,  P.  Téqui,  1918,  in-ia,  XI.-271  pages.  Prix:  3  fr.  5o. 

La  guerre,  qui  amena  à  Châlons  des  auditeurs  de  toute  sorte,  inspira 
à  M*^'  Tissier,  un  des  prélats  qui  ont  glorieusement  porté  le  titre  «  d'évêques 
du  front  »,  de  se  faire,  pendant  les  répits  des  batailles,  apologiste  populaire.  Le 
présent  recueil  contient  les  conférences  données  sur  le  fait  du  Christ  dans  l'Evan- 
gile et  dans  l'histoire. 

On  ne  saurait  trop  recommander  aux  missionnaires  de  lire  et  Taire  lire  ces 
pages  démonstratives  et  éloquentes  où  Jésus-Christ  est  présenté  sous  les  divers 
aspects  de  son  œuvre  divine,  qui  servent  précisément  de  titres  à  chacune  des 
conférences  :  le  Messie,  le  Thaumaturge,  le  Prophète,  l'Orateur,  le  Docteur,  le 
Saint,  le  Père,  le  Martyr,  le  Ressuscité,  le  Maître. 

L.   MONASTIER. 


E.  LÉvESQUE,  Nos  quatre  Evangiles  :  leur  composition  et  leur  position  respective 
Paris,  G.  Beauchesne,  1917,  in-12,  vin-352  pages.  Prix  :  3  fr.  5o. 

Les  études  qui  forment  ce  volurrie  ont  paru,  pour  la  plus  grande  partie,  dans; 
la  Revue  pratique  d'apologétique  ou  dans  la  Revue  biblique  :  c'est  déjà  dire 
leur  haute  valeur  scientifique.  L'auteur,  professeur  d'Ecriture  Sainte  au 
Séminaire  Saint-Sulpice,  a  voulu  expliquer  la  manière  dont  les  Evangiles  ont 
été  composés  et  montrer*  que  les  Synoptiques  ne  peuvent  être  compris  sans 
le  quatrième  Evangile,  ni  ce  dernier  sans  les  trois  premiers.  Bien  que  leur  but 
et  leur  plan  soient  très  différents,  ils  se  complètent  et  s'expliquent  mutuel- 
lement ».  (P.  2.) 

L'exposé  des  principes  se  ra^nène  à  trois  chefs  :  la  première  prédication  aposto- 


BIBLIOGRAPHIE  II9 


lique,  la  composition  des  Synoptiques,  la  position  du  quatrième  Evangile.  Une 
dernière  et  plus  longue  partie  fait  l'application  de  ces  principes,  en  montrant 
comment  les  Synoptiques  et  saint  Jean  permettent  de  reconstituer  la  vie  de 
Jésus-Christ  selon  une  suite  chronologique  et  un  développement  normal  très 
satisfaisant.  «  Si  les  concordes  tentées  entre  les  deux  récits  sont  restées  jusqu'ici 
artificielles  et  peu  satisfaisantes,  c'est  qu'on  ne  s'était  pas  rendu  compte  d'abord 
du  vrai  plan  des  trois  premiers  Evangiles.  »(P.  vui.)  La  clé  de  la  narration  synop- 
tique, c'est  la  division  quadripartite  :  le  baptême,  la  Galilée,  le  voyage  à  Jérusalem, 
la  dernière  semaine  terminée  pa%Ia  mort  et  la  résurrection.  Cette  division,  les 
trois  Synoptiques  l'ont  prise  à  la  catéchèse  orale.  «  Ils  l'ont  religieusement 
gardée,  et  sous  aucun  prétexte  ils  n'ont  voulu  la  briser,  bien  qu'elle  eût  ses 
inconvénients  au  point  de  vue  historique.  »  (P.  52.)  Quant  au  quatrième  Evan- 
gile, un  de  ses  buts  «  —  non  le  principal,  mais  but  réel  et  reconnu  des  anciens  — 
est  de  nous  apprendre  à  lire  les  Synoptiques  ». 

Ainsi,  bien  des  contradictions  apparentes  s'expliquent.  «  Ce  n'est  pas  qu'on 
puisse  arriver  à  déterminer  une  place  et  une  date  pour  tous  les  faits  ou  miracles, 
pour  toutes  les  paroles  du  Sauveur.  Il  en  reste  un  certain  nombre  en  suspens,  par 
exemple  en  saint  Matthieu  :  ix,  27-33;  xx,  1-16;  xxii,  1-14;  xxv,  14-46,  faute  de 
données  fournies  par  les  évangélistes  qui,  n'ayant  point  nos  préoccupations  de 
précision  historique,  ont  suivi  plus  d'une  fois  un  ordre  purement  logique  sans 
laisser  dans  le  récit  rien  qui  permette  de  fixer  la  véritable  place.  Saint  Luc, 
cependant,  nous  fournit  le  moyen  de  remettre  en  leur  vrai  contexte  les  additions 
qui  entrent  à  titre  de  complément  dans  les  grands  discours  du  premier  Evan- 
gile »  (P.  271.)  Cette  démonstration  spéciale,  tendant  à  expliquer  par  saint  Luc 
les  passages  cités  de  saint  Matthieu,  a  donné  lieu  à  une  étude  séparée,  parue 
dans  la  Revue  biblique  en  1916,  et  que  M.  Lévesque  a  insérée  à  la  fin  de  son 
volume. 

Cet  excellent  livre,  de  science  très  approfondie  et  très  française,  sera  fort  utile 
aux  professeurs  comme  aux  élèves  des  Séminaires  ou  des  Universités  catholiques^ 
aux  membres  du  clergé  et  à  tous  ceux  qui  désirent  mieux  comprendre  l'Evangile 
pour  le  mieux  aimer. 

L.  -MONASTIER. 


P.  AvENEL,   Les  aspects  de   la    prédication    de   Jésus    d'après    les    trois    premiers 
Evangiles.  Paris,  Bloud  et  Gay,  1918,  in-12,  290  pages.  Prix:  3  francs. 

Ce  n'est  pas  l'un  des  moindres  mérites  des  bons  travaux,  que  d'en  provoquer 
d'autres.  M.  l'abbé  Paul  Avenel,  vicaire  à  la  Madeleine,  à  Paris,  rend  déjà  ce 
témoignage  aux  études  de  M.  Lévesque:  elles  l'ont  beaucoup  aidé  dans  la  pré- 
paration de  son  volume.  La  prédication  de  Jésus  ne  nous  est  présentée  ici  que 
d'après  les  trois  Synoptiques,  saint  Jean  ayant  paru  «  assez  riche  pour  fournir 
à  lui  seul  matière  à  un  second  volume  »  (p.  47).  En  attendant  cette  seconde 
partie,  qui  complétera  son  analyse  du  contenu  des  Evangiles,  on  trouvera  dans 
le  présent  recueil  l'exposé  méthodique  des  faits  et  enseignements  renfermés  dans 
le  plan  quadripartite  des  trois  Synoptiques  :  le  baptême,  la  Galilée,  Iç  voyage 
à  Jérusalem,  la  dernière  semaine  terminée  par  la  mort  et  la  résurrection.  La 
prédication  galiléenne  étant  plus  étendue,  occupe  aussi  plus  de  place  dans  cet 
exposé.  Les  trois  phases  en  sont  considérées  successivement  :  l'enseignement 
dans  les  synagogues,  le  discours  sur  la  montagne,  les  paraboles  du  lac.  On 
y  rattache  tout  naturellement  les  épisodes  de  ce  ministère  galiléen  :  la  légation 
envoyée  par  saint  Jean-Baptiste,  les  saintes  femmes,  la  mission  des  Douze,  la 
mort  du  Précurseur,  la  confession  de  Pierre  à  Césarée,  la  Transfiguration,  la 
première  multiplication  des  pains  et  la  marche  sur  les  eaux.  Au  voyage  en  Pérée 


120  ECHOS    D  ORIENT 


et  vers  Jérusalem   se  rattachent  la  mission  des  soixante-dix  disciples,  la  belle 
prière  au  Père  révélateur,  le  second  cycle  des  paraboles  (celui  de  la  miséricorde  ^ 
divine  et  de  la  piété  chrétienne)  et  quelques  épisodes  du  voyage:  le  Pater,  le 
jeune  homme  riche,  les   petits  enfants,  l'annonce  de   la   Passion,  les   fils   de 
Zébédée  et  leur  mère. 

Une  critique  de  détail  et,  si  je  puis  dire,  d'ordre  matériel.  L'ouvrage  de 
M.  Avenel  s'ouvre  par  une  «  Préface  »  de  47  pages,  qui  seraient  beaucoup  mieux 
intitulées  Introduction  ou  Notions  préliminaires. 

Une  «  prière  finale  »  (p.  285)  nous  appren*que  ce  livre  a  été  conçu  par  IC; 
prêtre-soldat  qui  en  est  l'auteur,  «  dans  un  hôpital  d'évacuation  quand  tonnaient 
les  canons  de  la  Bassée  et  de  Notre-Dame  de  Lorette,  puis  rédigé  à  Troyes  au 
chevet  des  tuberculeux  ».  Nous  tenions  à  relever  cette  note,  à  l'éloge  de  celui 
qui  l'a  écrite.  Puisse  son  livre,  livre  à  la  fois  de  science  et  d'apostolat,  guider 
un  grand  nombre  d'âmes  dans  la  lecture  de  l'Evangile! 

L.   MONASTIER. 


M.-J.  Lagrange,  O.  p..  Etudes  bibliques:  Le  sens  du  christianisme  d'après  l'exégèse 
allemande.  Paris,  J.  Gabalda,  1918,  in-12,  xx-336  pages.  Prix  :  4  francs. 

Un  livre  du  R.  P.  Lagrange  ne  se  résume  pas,  surtout  quand  il  constitue  lui- 
même,  comme  celui-ci,  une  sorte  de  préds   des   résultats   de  tout  un    long 
enseignement.  Il  faut  lire  ces  dix  leçons  données  à  l'Institut  catholique  de  Paris! 
en  1917-1918  par  l'éminent  directeur  de  l'Ecole  biblique  et  de  la  Revue  biblique.] 
Nous  nous  bornerons  à  en  signaler  les  titres.  L'exégèse  de  l'Eglise  catholique;  le| 
pseudo- mysticisme   de  Luther;  l'accusation    d'imposture   par   les  déistes;   les! 
explications  naturalistes  du  rationalisme  éclairé;   l'interprétation  mythique  dei 
Strauss;  la  critique  des  origines  chrétiennes  par  l'école  de  Tubingue;  le  com- 
promis des  libéraux;  la  découverte  par  J.  Weiss  du  messianisme  eschatologique;J 
l'école  du  syncrétisme  judéo-païen:  tels  sont  les  sujets  de  ces  conférences,  qui 
aboutissent  à  des  conclusions  intéressant  non  seulement  l'exégèse,  mais  aussi 
l'ensemble  des  sciences  religieuses. 

A  noter  spécialement,  sur  la  délicate  question  des  rapports  scientifiques  entre 
travailleurs  français  et  allemands  avant  et  après  la  guerre,  les  réflexions  pleines  ' 
de  sagesse  que  le  R.  P.  Lagrange  a  insérées  dans  son  Avant-propos,  notamment  i 
p.  xiv-xix.  Il  y  a  là  quelques  idées,  très  simples,  sans  doute,  mais  que  l'on  est 
parfois  tenté  d'oublier,  et  dont  l'opportunité  bénéficiera  de  l'autorité  de  l'éminent; 
exégète.  Citons-en  quelques  lignes,  pour  accentuer  l'importance  que  nous  atta- ■ 
chons  à  cette  remarque.  «  ...  Revenons  aux  mots  fatidiques  que  la  France 
prononce  avec  éionnement  depuis  trois  ans,  comme  si  elle  ne  les  avait  pas 
connus  dans  sa  propre  histoire  :  travail  et  organisation  du  travail...  Et  certes, 
nous  n'avons  pas  à  les  imiter  servilement  pour  faire  aussi  bien  qu'eux  (les 
savants  allemands).  Nous  n'avons  qu'à  revenir  à  nos  anciennes  traditions...  Se 
défiât-on  des  conclusions,  on  apprendra  souvent  quelque  chose  d'un   travail 
persévérant,  d'une  curiosité  toujours  en  éveil,  de  la  manie,  peut-être  exagérée, 
mais  utile,  de  multiplier  les  références  et  les  indications  bibliographiques...  » 

La  nature  du  sujet  ainsi  touché  excusera  cette  digression  dans  l'annonce  d'un 
livre  que  nous  ne  saurions  trop  recommander. 

S.  Salaville. 


I.  TixERONT,  Précis  de   Patrologie.   Paris,  J.    Gabalda,    1918,    in-!2,    xi-5i4    pages. 
Prix  :  5  irancs. 

«  Ce  livre  est,  en  partie,  le  fruit  des  loisirs  que  la  guerre  m'a  donnés,  et  il  est 


BIBLIOGRAPHIE  12  1 


aussi,  à  sa  façon,  un  livre  de  guerre.  »  C'est  en  ces  termes  que  s'exprime 
l'auteur.  Doyen  de  la  Faculté  catholique  de  théologie  à  Lyon,  ayant  occupé 
depuis  plus  de  vingt  ans  la  chaire  de  théologie  patristique,  avantageusement  connu 
par  sa  remarquable  Histoire  des  dogmes  en  trois  volumes,  M.  Tixeront  était 
admirablement  préparé  à  rédiger  un  Précis  de  Pairologie,  et  ses  «  loisirs  de 
guerre  »  nous  auront  valu  un  bon  livre  depuis  longtemps  désiré.  Signaler  sa 
publication,  c'est  déjà  le  recommander.  Quant  aux  légères  critiques  ou  obser- 
vations de  détail  auxquelles  il  pourrait  donner  lieu,  ce  sera  à  l'œuvre  d'ensei- 
gnement dont  il  sera  le  manuel  qu'il  appartiendra  de  les  colliger  et  de  les 
signaler  pour  le  perfectionnement  progressif  des  éditions  prochaines.  Pour  l'en- 
semble, on  peut  faire  confiance  à  la  compétence  de  l'auteur  ainsi  qu'à  son 
bon  renom  scientifique  et  littéraire.  Empruntons-lui  plutôt  à  lui-même  l'exposé 
de  ce  qui  a  été  son  intention. 

«Mon  intention,  écrit-il,  n'a  pas  été  de  composer  un  gros  ouvrage  d'érudition. 
Des  ouvrages  de  ce  genre  existent  déjà  chez  nous  ou  ailleurs,  et  les  spécialistes 
sauront  bien  les  trouver.  Les  lecteurs  que  j"ai  eus  en  vue  sont  d'abord  les  sémi- 
naristes et  les  prêtres,  pour  qui  la  connaissance  des  Pères  de  l'Eglise  est  un 
complément  de  leur  science  théologique  et  historique;  puis  les  laïques  qui 
désirent  joindre  à  leurs  études  des  littératures  profanes  une  étude  au  moins 
sommaire  de  l'ancienne  littérature  chrétienne,  et  aussi  cette  armée  de  jeunes 
canditats  et  candidates  aux  brevets  d'instruction  religieuse  qui  doivent,  d'après 
leurs  programmes,  posséder  sur  ce  sujet  des  notions  élémentaires,  sans  doute, 
mais  exactes  et  précises.  »  * 

Nous  croyons,  en  effet,  que  le  Précis  de  Patrologie  de  M.  Tixeront  pourra 
donner  satisfaction  à  ces  diverses  catégories  de  lecteurs,  pour  le  plus  grand 
avantage  des  bonnes  études  religieuses  et,  par  conséquent,  de  la  religion  elle- 
même. 

S.  Salaville. 


M"  P.  Batiffol,  Etudes  de  liturgie  et  d'archéologie  chrétienne.  Paris,  J.  Gabalda  et 
A., Picard,  igtg,  in-12,  vi-329  pages.  Prix:  4  francs.  —Leçons  sur  la  Messe,  Paris, 
J.  Gabalda,  1919,  xii-33o  pages.  Prix  :  4  francs. 

Ces  deux  nouveaux  ouvrages  de  Me''  Batiffol  seront  bien  accueillis  de  tous 
ceux  qui  aiment  les  études  de  liturgie  et  d'archéologie  chrétienne.  Le  premier 
réunit,  sous  un  titre  général,  divers  articles  qui  apprendront  beaucoup  à  tous 
leurs  lecteurs,  ceux-ci  fussent-ils  eux-mêmes  des  spécialistes.  Le  second  est  la 
rédaction  de  dix  leçons  données  à  l'Institut  catholique  de  Paris  en  1916. 

Les  Etudes  de  liturgie  et  d'archéologie  chrétienne  s'ouvrent  par  une  «  Intro- 
duction au  pontifical  romain  »,  où  est  très  doctement  examinée  la  part  qui  revient 
à  Guillaume  Durand, évêque  de  .Mende,  dans  la  compilation  de  ce  recueil;  c'est 
entre  1292  et  1295  qu'il  faut  dater  le  Pontifical  de  Durand. 

Viennent  ensuite  cinquante  pages  sur  «  le  costume  liturgique  romain  ».  Celui-ci 
«  est  pour  la  linea  ou  aube,  pour  la  planeta  ou  chasuble,  pour  la  dalmatica 
ou  tunique  riche,  la  continuation  du  costume  civil  romain  du  iv^  siècle.  Les 
accessoires,  comme  la  mappula  ou  manipule,  comme /'orarnnn  ou  étole,  héritées 
du  même  vestiaire  romain,  ont  été  un  peu  dénaturés,  stylisés,  et  sont  devenus 
des  insignes.  Le  pallium  est  seul  originairement  un  insigne,  mais  tardif,  et 
emprunté  par  le  Siège  apostolique  à  l'épiscopat  de  l'Orient  grec.  Le  cingulum 
et  l'amict  ont  été  pris  plus  tard  au  costume  monastique,  qui  fut  primitivement 
le  costume  des  humiliores  »  (p.  83). 

Le  protocole  conciliaire  ou  règlement  des  conciles  a  été,  lui   aussi,  emprunté 


122  ECHOS    D  ORIENT 


par  l'Eglise  au  monde  romain.  On  a  pris  le  règlement  des  assemblées  romaines 
délibérantes  (p.  84-163). 

«  Les  présents  de  saint  Cyrille  à  la  cour  de  Constantinople  *  pour  rentrer  en 
grâce  avec  elle:  tel  est  le  sujet  de  la  quatrième  étude.  La  cinquième  est  inti- 
tulée :  «  Un  souvenir  du  royaume  wisigoth  de  Toulouse  (412-507)  dans  une^ 
Messe  mozarabe.  » 

A  propos  de  «  la  Chandeleur  (p.  193-21 5),  M*'^  BalifiFol  montre  que  la  fête  du 
2  février  n'est  pas  une  substitution  chrétienne  à  la  fête  païenne  des  LupercalcE. 
C'est  «  un  anniversaire  institué  dans  l'Eglise  de  Jérusalem,  adopté  par  l'Eglise 
byzantine  au  temps  de  Justinien,  caractérisé  par  le  symbolisme  des  cierges 
ardents,  passé  à  Rome,  avec  sa  date,  sa  signification,  son  symbolisme,  au  cours^ 
du  VII*  siècle  ». 

Enfin,  le  recueil  se  termine  par  trois  intéressants  articles  concernant  l'églis( 
cathédrale  de  Paris  au  vi*  siècle,  VExpositio  liturgiœ  gallicanœ  attribuée  à  saint' 
Germain  de  Paris,  le  Bréviaire  parisien  de  1736  et  le  pape  Clément  XII. 

On  eût  aimé  qu'une  bonne  table  alphabétique  fût  ajoutée,  pour  aider  à  tirer 
le  plus  grand  profit  possible  de  ces  pages  si  clairement  érudites. 

Les  Leçons  sur  la  Messe  s'inspirent  de  la  même  méthode  de  précision  histo- 
rique et  de  continuel  recours  aux  textes.  Mais  leur  rédaction,  en  vue  d'un  ensei- 
gnement de  haute  vulgarisation,  les  rend  accessibles  à  un  plus  grand  nombre 
de  lecteurs  encore  que  le  volume  précédent.  La  simple  transcription  des  titres 
suffira  à  indiquer  le  contenu  du  livre  :  l'ordinaire  de  la  Messe  du  Missel  romain;' 
!e  cadre  de  la  Messe  romaine  antique;  le  cérémonial  de  VOrdo  romanus  I;  la 
Messe  des  catéchumènes;  l'Offertoire;  les  traits  essentiels  du  Saint  Sacrifice;  le 
Canon  romain;  la  sainte  Communion.  Il  faut  lire  ces  pages  lumineuses,  sans 
oublier  l'épilogue  final  (p.  304-326)  oi!j,  sous  le  très  précis  résumé  présenté  par 
le  savant  conférencier,  on  sent  la  chaude  parole  du  prêtre  et  de  l'apôtre  dési- 
reux d'aider  les  fidèles  à  «  mieux  entendre  la  Messe  ». 

Une  petite  note  de  la  page  261  demanderait  peut-être  une  courte  explication. 
Il  y  est  dit  que,  «par  amour  des  Grecs,  certains  parmi  nous  ont  parlé  de  1  Epiclèse 
orientale  avec  trop  de  faveur  ■►>.  A  tort  ou  à  raison,  le  signataire  de  ce  compte 
rendu  s'est  cru  visé  par  cette  allusion;  mais  cette  remarque  personnelle  —  est-il 
besoin  de  le  déclarer.'*  —  ne  m'enlève  rien  de  mon  admiration  pour  le  bon  et; 
beau  livre  de  M^''  BatifiFol,  ainsi  que  pour  l'excellence  de  son  apostolat  intellec-' 
lue!  en  faveur  de  la  liturgie. 

S.  Salaville. 


M"  R.  Netzhammer,  archevêque  de  Bucarest,  Die  christlichen  Altertumer  der 
Dobrudscha  (=  Les  antiquités  chrétiennes  de  la  Dobroudja).. Bucarest,  Socec  et  G", 
1918,  in-8°,  vii-224  pages. 

M*''  Netzhammer,  archevêque  catholique  de  Bucarest,  est  depuis  longtemps; 
bien  connu  du  monde  savant  pour  de  remarquables  études  publiées  à  part  ou 
en  divers  recueils  sur  les  antiquités  chrétiennes  de  la  Roumanie,  et  que  notre 
revue  a  toujours  signalées  avec  la  plus  respectueuse  sympathie.  Le  présent 
ouvrage  est  un  travail  d'ensemble  où  un  heureux  concours  de  circonstances 
a  permis  à  l'éminent  prélat  d'exposer  comme  une  synthèse  de  ses  précédents 
travaux.  La  direction  du  musée  de  Bucarest  ayant  entrepris  depuis  191 1  des 
fouilles  méthodiques  dans  la  Dobroudja,  on  chercha  tout  naturellement  à  coor- 
donner les  résultats  obtenus.  Le  choix  de  M^""  Netzhammer  pour  cette  tâche  de 
coordination  est  tout  à  l'honneur  du  savant  prélat,  mais  aussi  tout  à  l'honneur 
des  autorités  roumaines,  qui  n'ont  pas  hésité  à  confier  ce  soin  à  un  archevêque 


BIBLIOGRAPHIE  12} 


catholique.  Celui-ci  fut,  du  reste,  invité  à  présenter  aux  étudiants  en  théologie 
de  l'Université,  dans  une  série  de  leçons  données  du  8  au  20  avril  1918,  ce 
qu'il  appelle  «  une  page  peu  connue,  mais  fort  intéressante,  de  l'histoire  de 
l'Eglise  »  (p.  vu). 

Nous  devons  nous  borner  ici  à  énumérer  seulement  les  titres  de  paragraphes 
que  renferme  cette  intéressante  page  d'histoire  ancienne  de  l'Eglise.  On  y  étudie 
successivement:  la  christianisation  de  la  province  de  Scythie;  les  martyrs  de 
Tomi  (Gonstanza);  Halmyris  et  le  premier  évêque  de  Tomi;  Bretanion  et 
la  province  ecclésiastique  de  Scythie;  les  évêques  Gerontius  et  S.  Théotime; 
l'évéque  Timothée  de  Tomi  à  Ephèse;  l'évêque  Jean  et  les  hérétiques;  les 
évêques  Alexandre  et  Théotime  II;  l'évéque  Paterne  et  les  moines  scythes; 
l'évéque  Valeniinien  et  la  querelle  des  Trois-Chapitres;  la  métropole  de  Tomi; 
anciennes  épitaphes  chrétiennes  à  Tomi;  Axiopolis;  à  l'angle  Xord-Est  de  la 
province  ecclésiastique;  le  christianisme  dans  la  région;  les  communautés 
chrétiennes  sur  la  côte  du  Pont;  Tropoeum,  la  ville  des  basiliques.  Un  Indes. 
alphabétique  très  complet,  où  les  noms  propres  contenus  dans  les  inscriptions 
sont  notés  en  italique,  aidera  beaucoup  tous  ceux  qui,  au  cours  d'une  étude, 
auront  à  chercher  un  renseignement  dans  ce  volume.  Mais  le  simple  relevé  de 
la  table  des  matières  indique  déjà  suffisamment  la  très  haute  valeur  d'une 
monographie  de  ce  genre  en  matière  d'histoire  ecclésiastique.  L'ouvrage  est 
illustré  de  81  gravures  documentaires  :  cartes,  plans,  reproductions  d'inscriptions 
ou  d'objets  divers  trouvés  au  cours  des  fouilles  en  Dobroudja. 

Puisse  le  bel  exemple  du  savant  archevêque  de  Bucarest  susciter  à  travers 
l'Orient  des  imitateurs  de  cette  activité  scientifique,  qui  permettrait  de  refondre 
plus  rapidement  l'Oriens  christianus  de  Le  Quien,  et  qui  serait,  à  sa  manière, 
un  excellent  apostolat  en  faveur  de  l'unité  ecclésiastique! 

S.  Salaville. 


M.  Jlgie,  La  vie  et  les  ceuvres  du  moine  Théognoste  (ix*  siècle),  son  témoignage  sur 
l'Immaculée  Conception  lExtrait  du  Bessarione).  Rome,  1919,  in-8*,  i5  pages. 

Le  moine  byzantin  Théognoste  est  une  des  belles  figures  catholiques  du  temps 
de  Photius.  Ami  fidèle  du  patriarche  saint  Ignace,  il  joua  un  rôle  important 
entre  celui-ci  et  Rome,  où  il  vint,  après  le  conciliabule  de  861,  porter  la  cause 
du  patriarche  légitime.  Théognoste  séjourna  dans  la  Ville  Eternelle  jusqu'à 
l'avènement  de  Basile  Macédonien  (868),  qui  avait  relégué  Photius  dans  un 
monastère  et  rétabli  Ignace  sur  son  siège.  L'archimandrite  byzantin  ne  tarda 
pas,  d'ailleurs,  à  retourner  à  Rome  quelque  temps  après,  avec  mission  d'y  faire 
régler  l'affaire  des  ordinations  photiennes.  Puis  le  silence  se  fait  complet  sur  ce 
personnage  si  sympathique,  qui  eut  la  confiance  et  l'affection  de  deux  Papes, 
saint  Nicolas  I"  et  Hadrien  H,  comme  en  font  foi  les  lettres  de  ces  deux  pontifes. 

La  Patrologie  grecque  àe  Migne  donne  de  Théognoste  un  discours  sur  la 
Toussaint  et  le  Libellus  ad  Nicolaum  Papam  iii  causa  Ignatii,  t.  GV,  col.  849, 
862.  Le  codex  763  du  fonds  grec  de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris  lui  attribue 
une  homélie  sur  la  Dormition  de  la  Sainte  Vierge,  que  le  R.  P.  Jugie  doit  éditer 
prochainement  dans  la  Patrologia  orientalis  Graffin-Nau  et  dont  il  donne,  en 
attendant,  un  résumé  succinct.  Enfin,  il  est  possible  qu'il  faille  identifier  avec 
notre  moine  byzantin  le  mélode  Théognoste,  auteur  du  pieux  Office  de  la  Sainte 
Communion  que  renferme  le  livre  liturgique  appelé  Horologion. 

Le  R.  P.  Jugie  termine  son  article  en  attirant  l'attention  des  théologiens  sur 
un  passage  remarquable  de  l'homélie  sur  la  Dormition,  où  Théognoste  affirme 
très  nettement  la  perpétuelle  sainteté  de  Marie.  Voici  cet  intéressant  témoignage  : 


124  ECHOS    D  ORIENT 


//  convenait,  oui,  en  vérité  il  convenait  que  Celle  qui,  dès  le  premier  instant, 
grâce  à  une  prière  sainte,  avait  été  conçue  saintement  (ou  plus  exactement  : 
par  une  action  sanctificatrice)  dans  le  sein  d'une  mère  sainte,. et  qui,  sainte 
qu'elle  était,  avait,  après  sa  naissance,  été  nourrie  dans  le  Saint  des  saints, 
qui.  par  le  message  d'un  ange  avait  reçu  le  privilège  d'une  conception  sainte, 
et  avait  eu  pareillement  un  enfantement  saint,  il  convenait,  dis-j'e,  que  celle-là 
obtînt  une  dormition  sainte.  Car  celle  dont  le  commencement  est  saint,  de 
celle-là  aussi  le  milieu  ("c'est-à-dire  :  la  suite  de  la  vie)  est  saint,  sainte  la  fin, 
et  sainte  toute  l'existence.  Comme  le  lecteur  l'aura  remarqué,  Théognoste  ici  ■ 
«  suppose  admis  le  privilège  de  la  conception  immaculée  et  s'en  sert  comme 
d'une  majeure  pour  conclure  au  privilège  de  l'Assomption  glorieuse  ».  On  le 
voit,  le  catholicisme  de  ce  contemporain  de  Photius  était  un  catholicisme  de 
doctrine  autant  que  de  dévouement  au  Saint-Siège,  et  il  faut  savoir  gré  au 
R.  P.  Jugie  de  nous  l'avoir  révélé. 

S.  Salaville. 


Emereau,  Etudes  critiques  de  littérature  et  de  philologie  byzantines  :  Saint  Ephrem 
le  Syrien,  son  œuvre  littéraire  grecque.  Thèse  présentée  à  la  Faculté  des  lettres 
de  l'Université  de  Paris.  Paris,  Secrétariat  des  Echos  d'Orient,  Bonne  Presse, 
5,  rue  Bayard  (1918),  in-8*,  x-162  pages.  Prix  :  ïo  francs. 

Cette  thèse  a  valu  à  son  auteur,  après  soutenance  en  Sorbonne,  le  i5  juillet 
1919,  d'être  reçu  docteur  avec  la  mention  «  très  honorable  ».  Une  si  élogieuse 
distinction  académique  nous  met  à  l'aise,  on  le  comprendra,  pour  signaler 
l'ouvrage  d'un  jeune  confrère  qui,  sans  être  actuellement  «  de  la  maison  » 
à  proprement  parler,  a  cependant  plusieurs  fois  déjà  signé  telles  pages  dans 
notre  revue. 

C'est  la  publication,  par  M.  Sylvius-Joseph  Mercati,  en  igi5,  d'un  premier 
fascicule  des  Œuvres  de  saint  Ephrem  (voir  Echos  d'Orient,  mai-septembre 
igi6,  t.  XVIII,  p.'  223-224),  qui  orienta  de  ce  côté  les  recherches  du  P.  Emereau. 
Son  étude  sur  l'oeuvre  littéraire  grecque  du  diacre  d'Edesse  est  basée  sur  le 
recours,  indispensable,  au  syriaque,  «  C'est  dire  quelle  ampleur  le  but  d'un 
travail  utile  et  complet  sur  saint  Ephrem  est  susceptible  de  recevoir.  Il  faut 
aborder  des  problèmes  absolument  nouveaux.  Il  faut  chercher  à  pénétrer  les 
mystères  encore  inconnus  de  la  fusion  dans  une  même  vie  politique,  sociale, 
religieuse  et  littéraire,  des  deux  grandes  civilisations  sémitique  et  hellénique. 
En  résolvant,  par  exemple,  la  question  des  origines  de  la  poésie  religieuse 
byzantine  par  un  recours  historiquement  fondé  à  la  littérature  syriaque,  à  quoi 
aboutit-on,  sinon  à  la  définition,  sous  un  angle  très  restreint,  sans  doute,  mais 
cependant  très  lumineux,  des  rapports  qui  unissent  le  sémitisme  chrétien  au 
byzantinisme  naissant?  C'est  là,  dis-je,  un  champ  d'études  encore  en  friche.  » 
(P.  IX.)  Un  premier  mérite  du  P.  Emereau  est  d'avoir  abordé  consciencieu- 
sement un  tel  labeur.  C'en  est  un  second  d'avoir  présenté  de  la  littérature  éphré- 
mienne  un  essai  de  bibliographie  critique  qu'il  a  dû  créer  de  toutes  pièces.  Mais 
ce  qui  fait  l'intérêt  particulier  de  la  thèse  de  notre  confrère,  ce  qui  semble  lui 
avoir  le  plus  tenu  à  cœur,  c'est  de  montrer  dans  l'œuvre  grecque  de  saint 
Ephrem  un  centre  de  nouvelles  études  de  philologie  et  de  littérature  byzantines  : 
nouvelle  rythmique,  comparaison  avec  l'hymnographie  des  Mélodes,  rappro- 
chements avec  la  poésie  syriaque.  Voici  sous  quelle  forme,  où  la  modestie  ne 
nuit  en  rien  à  la  précision  scientifique,  l'auteur  présente  ses  conclusions  à  ce 
sujet  : 

La  question  qui  se  pose  ici  est,  au  fond,  solidaire  d'autres  recherches  déjà  signalées 
au  cours  de  cette  étude.  A  vrai  dire,  elle  est  complexe.  Ce  n'est  pas  aujourd'hui 


BIBLIOGRAPHIE  I2S 


qu'elle  pourra  être  résolue,  les  données  nécessaires  faisant  encore  défaut.  Le  champ 
s'ouvre  néanmoins  à  de  nouveaux  aperçus.  Des  hypothèses  se  dessinent,  funestes 
peut-être  à  certaines  conclusions  tenues  jusqu'ici  pour  définitives.  Ces  hypothèses, 
les  voici.  Les  traductions  grecques  des  oeuvres  de  saint  Ephrem,  basées  uniquement 
sur  la  loi  de  l'isosyllabie,  fourniraient  l'exemple  d'une  poésie  liturgique  antérieure 
à  l'hymnographic  des  Mélodes.  Avant  que  l'homotonie  devint  une  loi  de  la  poésie 
religieuse  byzantine  (et  des  poésies  iambique  et  anacréontique),  l'isosyllabie  suffisait 
déjà  à  étayer  le  rythme  des  premières  cantilénes  liturgiques.  Ce  qu'elle  avait  pu  faire 
pour  les  hyranographies  hébraïque  et  syriaque,  elle  le  pouvait  faire  aussi  par  voie 
de  traduction  et  d'emprunt  pour  l'hymnographie  grecque.  Au  iv*  siècle,  d'ailleurs, 
l'accent  est  encore  loin  de  son  triomphe  définitif  sur  la  quantité;  et  quand  les  Mélodes 
font  appel  à  ses  services,  il  a  effectivement  remplacé  la  prosodie  dans  tous  les  genres 
de  poésie.  Ce  faisant,  ils  se  comportent  comme  les  auteurs  de  vers  politiques.  Non 
que  l'hymnographie  byzantine  s'identifie  au  genre  de  ces  vers.  Elle  s'en  distingue, 
mais  par  des  caractéristiques  autres  que  l'homotonie.  Ainsi,  l'élément  essentiel  de 
toute  poésie  chantée,  et,  si  je  songe  à  la  fonction  sacerdotale  de  l'aéde  antique,  je 
dirai  :  de  toute  poésie  liturgique,  païenne  ou  chrétienne,  à  quelque  littérature  qu'elle 
rippartienne,  c'est  la  matière  du  rythme,  c'est  l'isosyllabie.  L'élément  quantitatif  ou 
tonique  ne  vient  qu'en  second  lieu.  A  ces  réflexions  si  importantes,  qui  annoncent 
de  nouveaux  progrès  pour  les  études  hymnographiques,  j'en  joindrai  une  dernière 
plus  générale  et  plus  concise.  La  poésie  des  Mélodes  provient  de  deux  sources.  Elle 
lient  son  genre  et  ses  formes  littéraires  de  la  littérature  syriaque.  Elle  tient  sa 
métrique,  ou  plutôt  sa  loi  de  l'homotonie  —  la  loi  de  l'isosyllabie  étant  commune 
à  toutes  les  poésies  —  de  l'évolution  historique  de  l'art  poétique  grec  (p.  120-1211. 

Gomme  en  témoignent  ces  conclusions,  le  livre  du  P.  Emereau  marque  un 
réel  progrès  dans  la  si  intéressante  étude  des  origines  de  l'hymnographie  byzan- 
tine. L'examen  attentif  des  traductions  grecques  de  saint  Ephrem  lui  a  permis 
d'apporter  de  notables  rectifications  aux  érudit.es  conjectures  de  Pitra,  de  Ste- 
venson, de  \V.  Christ  et  du  R.  P.  Edmond  Bouvy,  qui  reste  d'ailleurs,  pour  le 
nouveau  docteur,  un  initiateur  et  un  maître. 

Il  était  assez  naturel  que  les  œuvres  d'un  saint,  «  dont  la  popularité  fut 
énorme  »,  exerçassent  une  influence  profonde  aussi  sur  l'Homélistique  chré- 
tienne. Le  P.  Emereau  consacre  un  chapitre  à  ce  sujet  spécial. 

Cette  influence  fut  telle,  déclare-t-il,  que  le  Kontakion  byzantin,  comparable  à  la 
Mimrâ  syriaque  pour  son  caractère  dramatique,  est  lui-même  une  «.  prédication 
poétique  »  issue  de  la  tradition  homilétique  syro-grecque.  Point  de  vue  fort  intéressant, 
qui  est  confirmé  par  de  suggestifs  rapprochements  entre  saint  Romanos  et  saint 
Ephrem  (p.  102-107),  où  nous  retrouvons,  bien  avant  nos  Mystères  du  moyen  Age, 
«  la  mise  en  scène  de  l'office  du  jour  ». 

Pour  le  dire  en  passant,  il  y  aurait  sans  doute,  dans  cette  comparaison  entre 
les  premiers  kontakia  byzantins  et  les  mystères  du  moyen  âge,  matière  curieuse 
d'investigation  pour  de  jeunes  esprits  à  la  recherche  de  sujets  inexplorés.  Le 
P.  Emereau  ne  pouvait  guère  s'y  arrêter  sans  sortir  des  limites  qu'il  s'était 
fixées  ;  mais  son  érudition  philologique  est  bien  trop  avertie,  et,  au  sens  le  plus 
plein  du  mot,  trop  française  pour  ne  pas  avoir  souligné  d'un  trait  sympathique 
cet  attachant  aperçu.  «  S'ils  eussent  été  grands  clercs,  écrit-il  p.  102,  les  con- 
frères de  la  Passion,  au  moyen  âge,  auraient  pu,  au  lieu  de  la  Passion  de  Jean 
Michel,  jouer  celle  de  Romanos.  Car  nous  voici  en  pleins  mystères.  * 

Philologue,  notre  confrère  ne  cesse  jamais  de  l'être  tout  le  long  de  son 
volume.  Mais  là  oij  il  en  fait  œuvre  le  plus  ex  professa,  c'est  dans  le  chapitre 
intitulé  :  Contribution  philologique  de  l'Ephrem  grec  à  l'étude  de  la  gram- 
maire grecque  historique  (p.  123-144).  Il  y  a  là  une  série  d'observations  très 
remarquables  sur  la  grécité  biblique  et  la  grécité  éphrémienne,  le  vocabulaire 


126  ÉCHOS    d'orient 


de  l'Ephrem  grec,  un  lexique  des  mots  préférés,  des  néologismes  en  forjnes 
rares,  un  précis  de  grammaire,  travail  patient  et  lumineux  qui  avait  d'abord 
été  présenté,  sous  la  forme  d'une  conférence  en  deux  leçons,  à  l'Ecole  pratique 
des  hautes  études  (cours  de  philologie  byzantine  et  néo-grecque)  sous  la  direc- 
tion de  M.  Jean  Psichari.  L'Annuaire  1917-1918  de  l'Ecole  des  hautes  études 
a  rendu  compte  de  cette  conférence  en  termes  fort  élogieux  : 

Esprit  méthodique,  meublé,  clair  et  précis,  dans  cette  conférence  remarquable  il 
(M.  Èmereau)  a  fait  preuve  des  connaissances  les  pius  exactes  en  matière  hébraïque 
et  syriaque;  de  plus,  en  matière  de  grec  post-classique,  puisqu'il  a  pu  nous  signaler, 
dans  les  versions  grecques  datées  de  saint  Ephrem,  des  particularités  importantes, 
des  formes  dont  on  ne  connaissait  pas  exactement  l'apparition  dans  l'histoire  du 
grec.  On  avait  surtout,  en  l'écoutant,  l'impression  agréable  d'un  jeune  savant  calé 
dans  tous  les  recoins. 

La  même  méthode  de  comparaison  entre  le  grec  et  le  syriaque  a  inspiré- 
le  dernier  chapitre  sur  la  rhétorique  éphrémienne.  «  L'image,  qu'on  l'appelle- 
allégorie  ou  métaphore,  est  comme  la  moelle  du  langage  sémitique.  Si  cela  est, 
c'est  bien  une  âme  syrienne  qui  s'exhale  dans  les  milliers  de  figures  et  de  com- 
paraisons dont  les  strophes  de  l'Ephrem  grec  se  parent...  »  (p.  145-146).  La 
phrase  «  n'est  rien  moins  que  grecque  ».  Deux  vices  surtout  l'affligent  :  le 
pléonasme  et  l'anacoluthe.  Au  nombre  des  lieux  communs  où  s'alimente  la 
stylistique  éphrémienne,  le  P.  Emereau  place  la  Tjy-xpicr'.ç  ou  comparaison, 
r-./.j'spao-'.ç  ou  description,  et  la  thrène  ou  élégie.  Ces  indications  n'ont  évidemment 
pas  la  prétention  d'être  complètes,  pas  plus  que  la  rapide  allusion  faite  à  l'in- 
ilu^nce  de  la  sophistique  païenne  (p.  154). 

«  La  fortune  actuelle  de  l'Ephrem  grec  est  attachée  à  des  scolies  métriques 
contenues  en  bonne  partie  dans  les  manuscrits  relatifs  au  Sertno  alitis  in  Paires 
defunctos  »  (p.  38).  Rétablir  ce  sermon  dans  sa  forme  métrique,  c'est  donc 
l'application  la  plus  immédiate  et  la  plus  intéressante  qui  puisse  être  faite  dans 
le  sens  de  ces  scolies.  On  saura  gré  au  P.  Emereau  d'avoir  entrepris  cette 
reconstitution  textuelle  pour  donner  une  idée  complète  de  la  nouvelle  ryth- 
mique découverte  dans  l'Ephrem  grec.  Si  l'on  songe  que  l'auteur  de  ce  travail 
se  rendait  aux  manuscrits  sous  les  coups  de  la  grosse  «  Bertha  »,  on  comprendra 
sans  peine  que  cette  reconstitution  soit  présentée  seulement  à  titre  provisoire. 
«  Les  vicissitudes  de  la  guerre  ne  m'ont  pas  permis  de  consulter  tous  les 
Codices  de  la  Bibliothèque  Nationale.  Je  regrette  en  particulier  de  n'avoir  pu 
étudier  le  Codex  Ephrcemi  rescriptus  (Par.  gr.  9)  où  le  sermon  se  trouve  repro- 
duit sur  le  texte  biblique.  Les  bombardements  dont  Paris  a  souffert  ont  imposé 
certaines  mesures  de  protection  au  département  des  mss.  comme  ailleurs. 
Quant  à  ceux  des  bibliothèques  étrangères,  ils  m'ont  été  signalés,  mais  ne  m'ont 
pas  été  accessibles.  On  verra  donc  dans  ces  textes  plus  ou  moins  bien  remis 
en  forme  des  documents  précieux,  sans  doute,  mais  sans  valeur  absolue.  » 
Simple  travail  d'approche,  par  conséquent  —  et  l'on  ne  saurait  trop  louer  le 
P.  Emereau  de  l'insistance  qu'il  met  à  souligner  ce  caractère,  —  mais  travail 
d'approche  aussi  consciencieux  que  possible,  et  auquel  nous  sommes  très 
portés  à  croire  que  la  documentation  ultérieure  n'enlèvera  rien  de  sa  grande 
valeur. 

En  dépit  de  l'étendue  déjà  donnée  à  ce  compte  rendu,  le  lecteur,  je  le  crois, 
me  sera  reconnaissant,  puisqu'il  s'agit,  d'ailleurs,  d'un  collaborateur  de  celte 
revue,  de  lui  citer  in  extenso  la  page  où  le  jeune  lauréat  de  la  Soi  bonne  expose 
ses  conclusions.  On  aura  ainsi  sous  les  yeux,  avec  un  spécimen  de  la  manière 
à  la  fois  très  scientifique  et  très  lucide  dont  le  sujet  est  traité,  l'ensemble  des 
résultats  importants  auxquels  aboutit  cette  étude. 


BIBLIOGRAPHIE  12- 


Ces  pages  se  résument  d'un  mot.  KUes  ne  sont  qu'une  ébauche  de  ce  que  la  pléni- 
tude de  leur  objet  est  capable  de  produire  dans  le  domaine  encore  inexploré  de  la 
littérature'byzanlino-sémiiique.  Saint  Ephrem  est  le  saint  et  le  docteur  national  des 
Syriens.  Il  est  pour  eux  ce  que  saint  Chrysostonie  est  pour  les  Grecs,  ou  saint 
Augustin  pour  les  Latins.  Si  sa  vie  aux  sources  abondantes  est  si  peu  connue,  c'est 
qu'au  fond  les  études  syriennes,  nées  depuis  un  demi-siécle  à  peine,  n'ont  pas  encore 
reçu  leur  plein  dévejoppement.  Seule,  l'éclosion  tardive  de  ces  études  peut  expliquer 
.^  fait  singulier  que  le  nom  de  saint  Ephrem  soit  absent  du  calendrier  romain  de 
l'Eglise  universelle.  Dans  le  mouvement  intellectuel  créé  ainsi  autour  de  la  littérature 
syriaque,  il  est  naturel  que  l'auteur  le  plus  étudié  ait  été  saint  Ephrem.  Il  est  naturel 
que  son  œuvre  ait  fait  centre.  Mais  l'histoire  de  cette  œuvre  nous  apprend  que  la 
personnalité  littéraire  du  diacre  d'Edesse  est  multiple:  il  existe  un  Ephrem  syriaque, 
un  Ephrem  grec,  un  Ephrem  arabe,  un  Ephrem  arménien,  un  Ephrem  copte.  Tant 
le  travail  de  la  traduction  a  été  abondant,  tant  l'original  a  dû  avoir  de  célébrité  dans 
l'Orient  byzantin! 

L'Ephrem  grec  qui  nous  occupe  ici  est  un  inconnu. 

1'  Tout  d'abord,  c'est  un  poète.  De  l'examen  de  nombreux  manuscrits  chargés  de 
jolies  métriques  jusqu'ici  inaperçues  ou  incomprises,  il  ressort  que  son  texte  est 
rythmé. 

■2."  Ce  texte  (publié  par  les  Assémani  de  Rome  comme  de  la  pure  prose)  doit  être 
reconstitué  dans  sa  teneur  métrique.  Une  première  reconstitution,  comprenant  trois 
homélies,  a  paru  dans  la  nouvelle  édition  des  œuvres  de  saint  Ephrem  entreprise 
par  M.  S.-J.  Mercati.  C'est  la  base  de  cette  étude. 

3*  Cet  Ephrem  grec  représente  une  œuvre  de  traduction  faite  sur  des  originaux 
syriaques.  En  même  temps,  se  révèle  chez  lui  une  personnalité  nettement  marquée, 
dont  l'unité  des  sujets  traités  et  l'unité  de  métrique,  de  grammaire,  de  style,  sont  les 
traits  principaux.  Quant  à  la  date  de  son  apparition,  on  doit  la  fixer  au  iv'  siècle. 
'ette  antiquité  repose  sur  un  témoignage  irréfragable  :  il  est  prouvé  que  saint  Grégoire 
:c  Nysse,  dans  son  discours  sur  la  Z)n'înî7^<iu  SajHi-/iS/?rj7,  s'est  servi  de  l'Ephrem  grec. 

4°  L'art  poétique  de  l'Ephrem  grec  peut  se  résumer  en  trois  points:  a]  existence 
de  petites  lignes  ou  y.w).x  isosyllabiques,  dont  la  facture  est  étrangère  à  toute  consi- 
dération d'accent,  de  quantité  ou  de  clausules  rythmiques;  ces  am/x  sont  des  hepta- 
syllabes  ou  des  tétrasyllabes;  —  b\  union  des  y.<o>.a  isosyllabiques,  d'après  le  sens  et 
le  rythme,  en  vue  de  réaliser  de  longues  lignes  rythmées,  et,  par  ces  dernières, 
d'obtenir  des  systèmes  strophitfues:  dans  ces  systèmes,  le  sens  et  le  rythme  se  main- 
tiennent étroitement  unis  et  forment,  au  cours  de  leur  développement,  des  pauses- 
césures  servant  à  déterminer  l'isocolie  des  strophes;  —  ci  intervention  du  parallé- 
lisme comme  élément  essentiel  de  la  nouvelle  rythmique;  il  se  vérifie  entre  les  vers 
d'une  même  strophe  et  entre  les  strophes  elles-mêmes. 

5'  Le  genre  dramatique,  qui  caractérise  l'homélistique  grecque  chrétienne  du  v'  siècle, 
relève  de  l'influence  profonde  exercée  en  Orient  par  les  œuvres  de  saint  Ephrem.  Il 
inaugure  «  cette  prédication  poétique  »  dont  les  kontakia  byzantins  et  les  mîmré 
svriaques  (ou  les  )6vo'.  grecs)  sont  des  types  jumeaux.  Ce  rapport  entre  kontakia  et 
mimrê  est  d'ailleurs  mis  en  pleine  lumière  par  la  dépendance  intellectuelle  indéniable 
qui  fait  de  saint  Romanos  le  Mélode  le  disciple  enthousiaste  du  diacre  d'Edesse. 

6"  L'étude  des  œuvres  de  saint  Ephrem  apporte  à  l'histoire  des  origines  de  l'hym- 
nographie  byzantine  d'importantes  contributions.  Non  seulement  elle  établit  que  le 
kontakion  est  un  genre  littéraire  né>  dans  l'Eglise  orientale,  sous  l'influence  de  la 
littérature  syriaque,  mais  elle  démontre  encore  que  l'Ephrem  grec  a  pu  créer  une 
poésie  liturgique  antérieure  à  celle  des  Mélodes,  par  la  seule  vertu  de  son  rythme 
isosyllabique.  Elle  aboutit  ainsi  à  une  conclusion  ferme  :  l'hymne  liturgique  byzan- 
tine emprunte  son  genre  et  ses  formes  littéraires  à  la  poésie  syriaque,  et  adapte  à  ce 
genre,  à  ces  formes,  la  rythmique  tonique  qui,  à  cette  époque,  a  définitivement 
remplacé  la  prosodie  classique. 

7*  La  langue  de  l'Ephrem  grec  présente  à  peu  près  les  mêmes  caractères  que  la 
grécité  biblique.  Ce  n'est  pas  celle  d'un  atticiste.  Ce  n'est  pas  celle  non  plus  d'un 
écrivain  vulgaire.  L'Ephrem  grec  appartient  en  réalité  à  une  époque  de  transition  : 
de  là  la  richesse  linguistique  de  sa  y.o-.vr,.  En  somme,  même  au  point  de  vue  de  la 
langue,  sa  place  dans  l'histoire  est  à  l'aube  des  temps  byzantins,  c'est-à-dire  au  iv'  siècle. 


128  ÉCHOS    d'orient 


8°  La  composition  des  homélies  métriques  de  l'Ephrem  grec  est  soumise  aux  règles 
d'une  rhétorique  parfaitement  caractérisée,  d'inspiration  purement  biblique.  Tour- 
menté, abondant,  maniéré,  le  style  qu'elle  présente  est  remarquable  surtout  par  son 
luxe  d'images,  en  quoi  il  trahit  son  origine  sémitique,  en  quoi  il  n'est  rien  moins 
que  grec.  Enfin,  rien  ne  révèle  mieux  l'existence  et  la  nature  de  cette  rhétorique  que 
certains  lieux  communs  sans  cesse  exploités,  et  d'une  fécondité  prodigieuse. 

Ces  quelques  conclusions  s'appuient  sur  l'œuvre  littéraire  d'un  auteur  qui  sort  à 
peine  du  tombeau.  S'il  est  téméraire  par  le  fait  de  leur  attribuer  un  caractère  définitif, 
du  moins  est-ce  sagesse  d'en  relever  l'importance  et  d'en  demander  la  critique  à 
tous" ceux  qu'intéresse  la  résurrection  de  l'Ephrem  grec  (p.  i58-i6o). 

Et  maintenant,  on  trouvera  sans  doute  que  j'ai  bien  mauvaise  grâce  à  exprimer 
deux  regrets  portant  sur  des  choses  plus  ou  moins  matérielles.  Il  est  fâcheux, 
pourtant,  que  le  P.  Emereau  ne  nous  ait  pas  donné,  à  la  fin  de  son  volume, 
un  Index  alphabétique  qui  eût  été  un  répertoire  très  apprécié.  Fâcheuse  aussi, 
cette  disposition  typographique  qui  fait  souvent  terminer  un  chapitre  au  recto, 
pour  en  commencer  un  autre  au  recto  du  feuillet  suivant,  une  page  demeurant 
entièrement  blanche  au  verso.  Mais,  afin  de  ne  pas  m'arrêter  sur  ces  vétilles,  je 
conclurai  cette  recension  par  un  souhait  très  fraternel  :  que  le  P.  Emereau  puisse 
poursuivre  avec  entrain  le  beau  mais  long  travail  dont  il  a  si  bien  posé  les  fon- 
dements. Maints  passages  de  son  livre  laissent  deviner  qu'il  a  déjà  et  qu'il  aura 
de  plus  en  plus  beaucoup  de  nouveau  à  nous  apprendre.  Il  écrit,  par  exemple, 
p.  107  :  «  L'œuvre  de  Romanos  apparaît,  sous  le  ciel  d'Orient,  comme  le  chêne 
virgilien  dont  on  admire  le  feuillage  et  la  cime  majestueuse,  mais  dont  on 
n'aperçoit  point  les  racines.  Pour  les  découvrir,  il  faut  creuser.  Que  l'on  creuse, 
et  l'on  verra  les  racines  de  cette  œuvre  plonger  jusqu'à  l'âme  étonnamment 
féconde  d'Ephrem.  »  Nous  attendons  de  lui  qu'il  «  creuse  »  pour  nous  mieux, 
montrer  encore  les  racines  de  ce  chêne  virgilien  qu'a  été  l'hymnographie 
byzantine. 

S.  Salaville. 


1260-19.  —  Imp.  P.  Feron-Vrau,  3  et  5,  rue  Bayard,  Paris,  Vlll* 


M  mmm  de  l'apostout  catholique  au  0ir  siècle 


Le  Carme  Thomas  de  Jésus  ou  Didace  Sanchez  d'Avila 

Quelles  que  doivent  être  les  précisions  définitives  apportées  par  la 
conclusion  de  la  guerre  mondiale,  il  est  certain  que  les  missions  catho- 
liques ont  à  prendre  partout  un  nouvel  essor.  Nous  voudrions,  à  cette 
occasion,  rappeler  le  souvenir  d'un  religieux  espagnol  des  xvi^  et 
xviie  siècles,  le  Carme  Thomas  de  Jésus,  qui,  sans  avoir  été  lui-même 
missionnaire  au  sens  ordinaire  du  mot,  fut  un  ardent  promoteur  des 
missions  et  écrivit,  entre  autres  ouvrages,  un  important  et  assez 
volumineux  Manuel  du  missionnaire. 

Après  une  courte  notice  biographique  de  l'auteur,  nous  présenterons 
à  nos  lecteurs  cette  sorte  de  Manuel  de  l'apostolat. 

I  _  NOTICE  BIOGRAPHIQUE 

Didace  Sanchez  d'Avila,  né  à  Baeça,  dans  l'Andalousie,  vers  1568, 
entra  à  dix-huit  ans  dans  l'Ordre  des  Carmes  déchaussés,  à  Valladolid, 
sous  le  nom  de  Thomas  de  Jésus.  11  devint  prieur  de  son  couvent, 
puis  provincial  de  Castille  et  définiteur  général  de  la  Congrégation 
d'Espagne.  C'est  à  lui  que  les  Carmes  doivent  l'établissement  de  celles 
de  leurs  maisons  connues  sous  l'appellation  d'Ermitages.  Mis  en  rela- 
tion avec  ses  confrères  missionnaires  par  ses  fonctions  de  provincial  et 
de  définiteur  général,  il  conçut  le  projet  d'instituer,  au  sein  même  de 
l'Ordre,  une  Congrégation  spéciale  exclusivement  destinée  aux  mis- 
sions. Mais  les  difficultés  nombreuses  que  suscitait  pareille  entreprise 
ne  lui  permirent  pas  la  satisfaction  de  réussir. 

Le  pape  Paul  V,  qui  l'avait  en  très  haute  estime,  confia  au  P.  Thomas 
de  Jésus  le  soin  d'ériger  en  France,  en  Belgique  et  en  Allemagne, 
des  provinces  de  son  Ordre.  En  1609,  il  établit  dans  les  Pays-Bas  plu- 
sieurs couvents  et  l'Ermitage  de  la  forêt  de  Marlagne,  près  de  Namur. 
11  mourut  en  réputation  de  sainteté,  à  Rome,  le  26  mars  1626. 

La  plupart  des  écrits  du  P.  Thomas  de  Jésus  ont  été  réunis  sous  le 

titre  général  :  Opéra  omnia  hotnini  religioso  et  apostolico  utilissima,  en 

■  trois  volumes  in-folio  édités  à  Cologne  en  1684;  mais  plusieurs  de  ces 

écrits,  sinon  tous,  avaient  déjà  été  publiés  séparément  du  vivant  de 

Échos  d'Orient.  —  20'  année.  —  N'  118.  Avril-Juin  ig2o. 


130  ECHOS    D  ORIENT 


l'auteur.  Le  plus  grand  nombre  consiste  en  dissertations  sur  la  vie 
religieuse  et  ascétique.  Citons  les  principales  : 

Expositio  in  omnes  fere  régulas  ordlnum  religiosorum,  in-folio, 
Anvers,  1617; 

Divinœ  seu  a  Dêo  inftisœ  Orationis  viethodus,  lihriiy,  Anvers,  1623; 

Commentaria  fheologica  in  quœstiones  lyi-iy^  Il-IId.  Thomce  Aquinatis; 

Bibliotheca  Carmelitana  sive  nohilium  aliquot  Carmelitanœ  religionis 
scriptorum  operumque  illorwn  Catalogus;  —  Methodus  examinandi  et 
discernendi  spiriiualem  animœ  profecium,  in-i6,  Cologne,  1623. 

La  liste  complète  comprendrait  encore  d'autres  traités  ascétiques, 
tant  en  latin  qu'en  espagnol,  tous  très  recherchés  des  bibliophiles  (i). 

IL  LE  MANUEL  DE  L'APOSTOLAT 
«   De   procuranda  salute   omnium   gentium   » 

L'ouvrage  le  plus  important  du  P.  Thomas  de  Jésus  est  celui  qu'on 
pourrait  appeler  la  Somme  du  missionnaire.  Déjà,  en  1610,  il  avait 
abordé  ce  sujet  de  l'apostolat  catholique  dans  un  volume  intitulé 
Stimulus  missionum  (in-S»,  Rome,  1610).  Ce  thème  lui  tenait  trop 
à  cœur,  pour  qu'il  ne  consacrât  point  à  le  développer  une  partie  de  sa 
vie.  Trois  années  plus  tard,  il  publiait  à  Anvers  un  in-40  d'un  millier 
de  pages  sous  ce  titre  un  peu  diffus  :  De  procuranda  salute  omnium 
gentium,  schismaticorum,  dœreticoriim,  judœorum,  sarracenorum,  cœte- 
rorumque  infidelium  librl  XII,  quitus  impiissimarum  sectarum,  maxime 
orientalium,  ritus  ad  Ustoriœ  fidem  narrantur,  errores  ad  veritatis  lucem 
confutantur.  Accedit  pro  lahorantibus  inter  infidèles  brevis  casuum 
resolutio,  gratiarum  ac  privilegiorum  compendium,  et  pro  conversis  Cate- 
chismus,  cuni  indicibus  rerum  et  mater iarum  copiosissimis .  Auctore 
R.  P.  Thoma  a  Jesu,  Biatiensi,  Ordinis  Carmelitarum  discalceatorum  in 
Belgio  Superiore.  Antverpiœ,  sumptibus  Viduce  et  hœredum  Pétri 
Belleri,  sub  sciito  Burgundice,  j6i^.  Cum  gratia  et  privilegiis. 

Au  bas  de  la  dernière  page,  on  lit,  de  plus,  la  mention  de  l'impri- 
meur André  Bacx  :  Antverpiœ,  Excudebat  Andréas  Bacx,  sumptibus 
Viduœ  et  hœredum  Pétri  Belleri,  an.  161  ^. 

La  Summa  privilegii,  datée  de  Bruxelles  16  mars  1613,  énonce  le 
titre  avec  une  variante  qu'il  est  utile  de  signaler  parce  qu'elle  est  très 


(i)  On  trouvera  une  liste  plus  complète  des  écrits  du  P.  Thomas  de  Jésus  dans  Ies_ 
diverses  Encyclopédies  ecclésiastiques,  à  l'article  concernant  cet  auteur:  par  exemple,, 
dans  les  dictionnaires  de  Richard  et  Giraud,  de  Planton,  etc. 


UN    THEORICIEN    DE    L  APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVir  SIÈCLE       I3I 

fréquente  dans  les  citations  des  diverses  éditions  de  l'ouvrage  :  Thé- 
saurus sapientiœ  divinœ  in  genthim  omnium  sainte  procuranda. 

Ce  volume  fut  réédité  en  1652,  puis  publié  une  troisième  fois  dans 
le  recueil  des  Opéra  omnia,  à  Cologne,  en  1684;  cette  dernière  édition 
passe  pour  la  meilleure  (i). 

Comme  l'indique  déjà  suffisamment  le  titre,  ce  Thésaurus  veut  être 
tout  ensemble  un  abrégé  de  controverse  contre  les  païens,  les  juifs, 
les  musulmans;  une  histoire  des  opinions  et  des  rites  des  Églises  du 
Levant  séparées  de  Rome,  avec  la  réfutation  de  leurs  erreurs;  enfin, 
un  vade-mecum  pratique  à  l'usage  des  missionnaires.  Ouvrage  à  la  fois 
savant  et  apostolique,  duquel  faisaient  grand  cas  les  papes  Urbain  VIII 
et  Benoît  XIV  —  ce  dernier  le  cite  à  deux  reprises  dans  son  Encyclique 
AUatœ  sunt  adressée  aux  missionnaires  d'Orient  le  26  juin  1755  (2),  — 
ce  recueil  a  été  critiqué  avec  trop  d'aigreur  par  Renaudot  qui,  dans  la 
préface  du  tome  V  de  la  Perpétuité  de  la  foi,  a  laissé  percer  sa  mauvaise 
humeur  à  travers  ces  lignes  :  «  Un  des  livres  qui  a  eu  autrefois  le  plus 
de  vogue  en  ce  genre  ijf  est-à-dire  en  fait  de  traités  pour  l'instruction 
des  missionnaires)  est  celui  de  Thomas  à  Jesu,  de  Conversione  omnium 
gentium.  On  convient  de  bonne  foi  qu'il  y  a  dans  ce  traité  quelques 
mémoires  dont  la  lecture  peut  être  utile,  pourvu  qu'elle  soit  faite  avec 
discernement.  Mais  il  y  a  tant  de  confusion,  tant  de  faussetés,  tant 
d'ignorances  et  tant  de  contrariétés  que,  pour  en  tirer  quelque  utilité, 
il  faut  savoir  la  matière  mieux  que  ne  la  savait  l'auteur.  C'est  cepen- 
dant sur  cet  ouvrage,  et  quelques  autres  encore  plus  défectueux,  que 
la  plupart  de  ceux  qui  ont  écrit  depuis  cent  ans  ou  environ  ont  formé 
le  jugement  qu'ils  ont  fait  de  la  créance  et  de  la  discipline  des  Orien- 
taux touchant  les  sacrements  et  les  autres  articles  controversés  entre 
les  catholiques  et  les  protestants.  »  (3) 


(i)  HuRTER,  Nomenclator  litterarius  Theologice  catholicœ  theologos  exhibens 
œtate,  natione,  disciplinis  distinctos,  éd.  3*.  Innsbruck,  1907,  t.  III,  col.  675-677. 

(2)  Encyclique  Allatœ  sunt,  édition  de  la  Propagande.  Rome,  i853,  p.  17  et  26. 

(3)  Perpétuité  de  la  foi  de  l'Eglise  catholique,  etc.  Paris,  1713,  t.  V,  préface; 
édition  Migne,  Paris,  1841,  t.  III,  col,  639-640.  Voir  aussi  Perpétuité  de  la  foi,  t.  IV, 
1,  .1,  ch.  I,  circafinem,  où  on  lit  une  critique  analogue.  Après  avoir  signalé  les  excellents 
ouvrages  de  Goar,  Habert,  Arcadius,  Allatius  et  Morin  sur  les  croyances,  la  discipline 
et  les  liturgies  des  Eglises  orientales,  Renaudot  ajoute  :  «  Ce  qui  regardait  celles-ci 
(croyances^  discipline,  liturgies  orientales)  élait  encore  plus  obscur.  On  ne  lisait  que 
deux  ou  trois  auteurs  qui  étaient  entre  les  mains  des  théologiens,  entre  autres  celui 
de  Thomas  à  Jesu,  de  Conversione  omnium  gentium,  et  il  s'y  trouvait  tant  de  faus- 
setés et  tant  de  contradictions,  qu'on  n'en  pouvait  faire  aucun  usage;  d'autant  moins 
que  des  liturgies  et  d'autres  offices  de  ces  Eglises,  dont  quelques-uns  avaient  été 
imprimés  et  traduits  en  latin,  détruisaient  la  plupart  des  choses  qui  se  trouvaient 
dans  cet  ouvrage.  »  Perpétuité  de  la  foi,  édition  Migne,  t.  III,  col.  25.  Hurter  qui, 
dans  son  Nomenclator  litterarius   Theologice  catholicœ  (t.  III,  3*  édition,  Innsbruck, 


132  ÉCHOS    D  ORIENT 


Que  la  critique  moderne,  et  même  déjà  celle  de  Renaudot,  ait 
à  relever  bon  nombre  d'erreurs  ou  d'inexactitudes  historiques  dans 
l'ouvrage  du  Carme  espagnol,  nous  ne  le  contesterons  point.  Mais  cela 
laisse  intacte  la  valeur  générale  du  recueil  comme  manuel  d'apostolat, 
et  nous  croyons  qu'il  y  aura  profit  pour  les  missionnaires  du  xx^  siècle 
à  faire  connaissance  avec  un  auteur  qui  a  eu  les  faveurs  d'un  aussi  bon 
juge  que  Benoît  XIV. 

Commençons  par  une  rapide  analyse  de  l'ensemble  du  volume. 

Les  cinq  premiers  livres  contiennent  des  généralités  sur  les  missions 
et  les  missionnaires  :  nécessité,  dignité  et  utilité  de  ce  très  noble  tra- 
vail (1.  1);  du  rôle  des  Papes  dans  la  propagation  de  la  foi,  du  rôle  des 
Ordres  religieux,  et  notamment  des  Ordres  mendiants  auxquels  sur- 
tout revient  cette  tâche  (1.  11);  du  choix  et  de  la  formation  des  mission- 
naires (1.  111);  de  l'entrée  en  mission  et  de  la  méthode  d'apostolat,  de 
l'influence  de  la  vie  morale  et  de  la  sainteté  des  missionnaires  pour 
l'œuvre  des  conversions,  du  savoir  requis,  et  spécialement  de  la 
connaissance  des  langues  (1.  IV);  quelques  questions  de  casuistique 
à  l'usage  des  ministres  de  l'Évangile  en  pays  de  mission  (1.  Y). 

A  partir  d'ici,  l'auteur  entre  dans  l'examen  détaillé  des  diverses  caté- 
gories de  peuples  auxquels  peut  avoir  affaire  le  missionnaire  catholique. 
Il  est  tour  à  tour  question  de  l'union  des  Grecs  et  des  Russes  avec 
l'Église  catholique  (1.  Vil);  des  moyens  de  procurer  le  retour  des  héré- 
tiques à  la  vraie  foi  (1.  Vlll);  de  la  conversion  des  Juifs  (1.  IX);  de  la 
conversion  des  musulmans  (1.  X);  de  la  conversion  des  païens  (1.  XI); 
des  privilèges  accordés  par  les  Papes  aux  religieux  missionnaires  et 
d'un  catéchisme  sommaire  à  l'usage  des  néophytes  (1.  Xll). 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  sur  les  chapitres  du  premier  livre;  mais 
l'on  ne  peut  que  recommander  à  la  lecture  et  à  la  méditation  des 
missionnaires  ces  excellentes  considérations  ascétiques .  touchant  la 
grande  œuvre  du  salut  des  âmes,  sa  sublimité,  l'obligation  pour  les 
cœurs  chrétiens  de  s'en  préoccuper,  les  vertus  qu'elle  exige  et  celles 
qu'elle  exerce. 

Nous  nous  permettrons  seulement  d'attirer  l'attention  sur  le  chapitre 
final  de  ce  premier  livre.  11  est  intitulé  :  «  De  aliquibus  impedimentis 
removendis.  Quelques  obstacles  à  écarter  »,  et  ne  comprend  que  deux 
pages,  empruntées  elles-mêmes  du  reste  à  un  autre  auteur,  le  P.  Joseph 


\ 


1907,  col.  676,  en  note),  cite  une  partie  de  ces  critiques,  les  attribue  par  erreur 
à  Richard  Simon,  lequel,  comme  on  sait,  ne  collabora  pas  à  la  Perpétuité  de  la 
foi,  et  d'ailleurs  était  mort  en  17 12. 


UN    THÉORICIEN    DE    l'aPOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVIl^  SIÈCLE       l}} 

Acosta,  dont  on  nous  cite  avec  éloge  l'ouvrage  sur  l'évangélisation  des 
Indiens,  De  procuranda  Indorum  sainte;  mais  dans  leur  brièveté  ces  deux 
pages  signalent  des  défauts  qui  demeurent,  aujourd'hui  comme  autre- 
fois, les  plus  grands  obstacles  à  des  vocations  de  missionnaires. 
Je  cite  le  P.  Thomas  de  Jésus  : 

Aliqui,  qui  nondum  alte  gustariint  quant  suavis  sit  cibus  pro  animabus  ser- 
vandis  labores  et  tribulationes  magnas  usque  ad  sanguinis  effusionem  perferre, 
propriam  commoditatem  aniniarum  saluti  prœponentes,  multa  excogitarunt 
impedimenta,  quibus  bene  currentium  conatus  aut  retardare,  aut  penitus  impe- 
dire...  conabantur.  Quœ  ad  quatuor  prœcipue  capita  reducuntur  a  doctissimo 
Pâtre  Josepho  Acosta  in  tractatu  aureo  ac  omni  eruditione  pleno  «  De  procU' 
randa  Indorum  salute  »  ;  primo,  ad  divinœ  gratiœ  subtractionem,  quasi  credant 
nias  gentes  occulto  Dei  judicio  in  suis  tenebris  relictas;  secundo,  ad  naturœ 
morumque  illarum  gentium  absurditatem  sive  incapacitatem;  tertio,  linguarum 
illius  tractus  difficultatem,  ac  demum  locorum  atque  habitationis  incommoda; 
quibus  certe  difficultatibus,  incommodis  et  periculis  sœpe  milites  Christi  al^ 
incepta  vocatione  deterrentur  (i). 

Combien  de  maîtres  des  novices  ou  de  supérieurs  de  jeunes  scolas- 
tiques  pourraient  souscrire  à  l'exactitude  toujours  actuelle  de  ces 
observations  !  Combien  de  vocations  de  missionnaires  étouffées  dans 
leur  fleur  par  ces  «  rétrécissements  »  de  la  puissance  de  la  grâce, 
à  l'influence  de  laquelle  on  prétend  soustraire  tels  et  tels  peuples 
à  laisser  dans  leurs  ténèbres  !  Combien  de  jeunes  prêtres  ont  perdu, 
sur  le  terrain  même  de  leur  apostolat,  leur  première  ardeur,  puis  leur 
temps  et  le  goût  des  besognes  saintes,  parce  qu'ils  se  sont  butés,  pour 
ainsi  dire,  à  ce  qu'ils  ont  appelé  l'absurdité  ou  l'incapacité  du  caractère 
de  ces  peuples  ou  de  leurs  usages  !  Combien  ont  capitulé  devant  la 
difficulté  de  la  langue,  ou  plutôt  devant  l'effort  qu'il  eût  fallu  soutenir 
pour  s'en  rendre  maîtres  !  Combien  ont  cédé  sous  la  simple  impression 
de  ces  incommodités  relatives  d'habitation,  de  transport,  de  communi- 
cation, qui  sont  souvent  l'inévitable  apanage  des  pays  de  mission,  par 
opposition  avec  les  grands  centres  catholiques  européens  par  exemple  1 

En  rappelant  de  telles  récriminations,  c'est  presque  une  traduction 
des  lignes  de  nos  deux  auteurs,  Thomas  de  Jésus  et  Joseph   Acosta, 


(i)  De  procuranda  salute  omnium  gentium,  I.  I,  c.  xi,  éd.  princeps.  Anvers,  i6i3 
p.  36-37.  C'est  cette  édition  qui  sera  toujours  citée  au  cours  de  ce  travail.  Les  lec- 
teurs que  fatigueraient  les  nombreux  extraits  latins  dispersés  à  travers  ces  pages 
sont  avertis,  une  fois  pour  toutes,  que  si  l'on  a  estimé  utiles  ces  citations  textuelles, 
en  vue  surtout  des  missionnaires  catholiques,  on  s'est  cependant  attaché,  dans  la 
rédaction,  à  éviter  que  l'omission  éventuelle  de  ces  passages  ne  gêne  en  rien  l'en- 
semble d'une  lecture  attentive  et  suivie. 


1^4  ÉCHOS    D  ORIENT 


que  je  viens  de  présenter  à  ceux  de  mes  lecteurs  qui  ignoreraient  le 
latin. 

La  conclusion  du  livre  I,  ainsi  amenée  par  ce  chapitre  final,  ne 
manque  pas  d'éloquence  dans  sa  simplicité.  Évoquant  fort  à  propos 
la  parabole  évangélique  de  la  perle  et  du  trésor  caché,  on  nous  exhorte 
à  ne  pas  craindre  d'affronter,  pour  cette  perle,  pour  ce  trésor  du 
royaume  de  Dieu  et  des  âmes,  les  dangers  et  les  difficultés  que  tant 
d'hommes  affrontent  tous  les  jours  dans  l'intérêt  du  commerce,  de 
l'industrie,  et  nous  pourrions  ajouter  :  de  la  politique. 


Le  livre  II  traite  de  ceux  auxquels  il  appartient  de  s'occuper  de  l'apo-  ' 
stolat  des  missions.  Je  passe  sur  les  chapitres  consacrés  au  Pape  (ch.  i 
à  vu),  dont  les  droits  suprêmes  sont  clairement  exposés,  et  dont  le 
rôle  historique  de  convertisseur  des  nations  est  rappelé  dans  ses 
grandes  lignes  par  des  exemples  bien  choisis.  Je  passe  également  sur 
la  considération  des  obligations  qui  incombent,  en  pareille  matière,  aux 
princes  chrétiens  (ch.  viii),  mais  qui,  malheureusement,  ne  trouvent  plus 
guère  aujourd'hui  leur  application.  Nous  en  arrivons  ainsi  à  iin  sujet  que 
notre  auteur  aborde  et  poursuit  con  amore,  plus  de  quarante  pages 
durant  :  c'est  à  savoir  que  l'œuvre  des  missions  convient  spécialement 
aux  religieux.  Le  P.  Thomas  de  Jésus  revendique  d'abord  pour  tous 
les  Ordres  existant  dans  l'Église,  quels  qu'ils  soient,  l'aptitude  à  l'apo- 
stolat, de  préférence  aux  individus  isolés  ou,  en  tous  cas,  non  liés  par  , 
les  vœux  de  religion  :  Religiosi  omnes  prœ  aliis  aptissimi  siint  animarum  ' 
conversioni  procurandœ.  Et  il  en  développe  les  raisons  en  s'appuyant 
d'ailleurs  sur  l'autorité  du  Docteur  angélique,  saint  Thomas  d'Aquin, 
non  moins  que  sur  l'expérience  et  sur  l'histoire.  Il  ajoute  —  et  c'est 
une  considération  qui,  pour  n'être  point  neuve,  vaut  néanmoins  la 
peine  d'être  signalée  —  que,  en  retour  de  l'utilité  retirée  par  elles  du 
dévouement  des  religieux,  les  missions  étrangères  apportent  elles- 
mêmes  aux  Instituts  de  merveilleux  développements  (I.  Il,  part.  II, 
ch.  Vf).  En  conséquence,  conclut  notre  écrivain,  ce  serait  une  erreur 
et  un  tort  pour  des  moines  de  refuser  leur  concours  à  l'œuvre  des 
missions,  sous  couleur  de  vie  contemplative  ou  de  clôture  :  occasione 
contemplationis  quantumvis  sublimis,  aut  strictions  clâiisurœ,  monachos 
non  excusari  a  missionibus  adjuvandis.  Qbid.,  ch.  vu.) 

Enfin,  une  partie  spéciale  de  ce  même  livre  II  est  consacrée  à  exposer 
que  cette  tâche  de  l'apostolat  par  les  missions  revient  principalement 
aux  Ordres  mendiants.  On  sait  que  ceux-ci  ont  été,  au  xiiF  siècle,  en 


UN    THÉORICIEN    DE    L  APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVil"  SIÈCLE       I35 

Occident,  une  forme  un  peu  nouvelle  de  la  vie  monastique,  inspirée  par 
l'esprit  de  Dieu  pour  des  besoins  nouveaux,  en  vue  précisément  de- 
faciliter  l'association  de  la  vie  contemplative  avec  la  vie  active  pour 
constituer  ce  que  saint  Thomas  appelle  si  justement  la  vie  mixte. 
C'est  le  même  principe  qui  a  amené  plus  tard  l'institution  des  Sociétés 
de  clercs  réguliers,  puis  les  Congrégations  ecclésiastiques  :  ce  qui  est 
dit  des  Ordres  mendiants  peut  donc  être  appliqué  aussi  à  ces  dernières 
dans  la  mesure  où  celles-ci  unissent  aux  labeurs  du  ministère  sacré  les 
caractères  essentiels  du  monachisme  ancien. 

Sans  nous  arrêter  davantage  à  ces  réflexions  de  portée  assez  géné- 
rale, il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  les  avoir  signalées.  En  dépit  de  bien 
des  changements  survenus  dans  le  monde  et  dans  l'Église  depuis  trois 
siècles  que  les  pages  du  P.  Thomas  de  Jésus  ont  été  écrites,  nous 
persistons  à  revendiquer  pour  la  plupart  d'entre  elles  une  très  réelle 
valeur  d'actualité. 


Aussi  bien,  l'on  va  pouvoir  en  juger  encore  par  ce  qui  fait  le  thème 
du  livre  111,  à  savoir  :  le  choix,  la  formation  et  la  préparation  des 
missionnaires.  A  côté  de  certaines  idées  peut-être  un  peu  utopistes, 
notre  Carme  espagnol  du  xvii«  siècle  expose  bon  nombre  de  projets 
fort  pratiques  dont  quelques-uns  ont  été  réalisés  et  dont  d'autres  sont 
de  ceux  auxquels,  sous  l'empire  des  mêmes  préoccupations,  des  esprits 
avertis  reviennent  aujourd'hui. 

Notre  auteur  se  rendait  compte  qu'il  abordait  ici  un  sujet  particu- 
lièrement délicat.  11  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  lire  la  courte  intro- 
duction de  ce  troisième  livre  : 

Peto  mihi,  homini  aliàs  inscio  atque  inexperto,  veniam  dari,  ut  Superioribus 
meis  magna  cutn  ajiimi  demissione possim  ea  tnedia  pro  animarum  salute  sugge- 
rere,  quœ  me  vel  ex  rerum  usu,  vel  ex  colloquio  cum  sapientissimis  viris,  aut 
etiam  ex  eorum  scriptis  discere  contigit.  At  cum  in  hoc  negotio  nonnulla  sint, 
quœ  vel  praxis,  vel  ratio  ipsa  ostendit  rnagis  quàm  prima  facie  fartasse  videantur 
fore  diffîcilia,  si  executioni  mandentur,  de  his  solum  quœ  magnum  momentum 
habitura  sint  ad  sanctœ  Romanœ  Ecclesiœ  fidem  auctoritatemque  propagan- 
dam,  salutemque  multorum  populorum  ac  gentium  utiliter  nec  magno  sumptu 
comparandam  diccmus  (i). 

Le  premier  projet  que  propose  le  P.  Thomas  de  Jésus  est  un  projet 
de  large  envergure,  mais  dont  la  souveraine  utilité  va  s'imposer  presque 
aussitôt.  Le  volume   De  procuranda  salute  omnium  gentium  paraît  en 

(i)  Op.  cit.,  p.  io3,  1.  III.  init. 


I  36  ÉCHOS    d'orient 


161 3,  et  c'est  neuf  ans  plus  tard,  en  1622,  que  Grégoire  XV  instituera 
la  Congrégation  de  la  Propagande.  Or,  le  chapitre  !«••  du  livre  111  est 
intitulé  De  erigenda  Congregatione  pro  fide  propaganda  (i).  Je  n'ai  pas 
à  examiner  si  le  Pape,  en  prenant  cette  décision  si  importante  pour 
l'avenir  des  missions  catholiques,  subit  d'autres  influences  et  d'autres 
conseils.  Je  me  borne  à  constater  que  le  P.  Thomas  de  Jésus,  dans  son 
exposé  systématique,  donne  la  première  place  à  ce  projet  de  Congré- 
gation. Une  fois  faite  cette  constatation,  il  y  aura  intérêt  pour  nous 
à  demander  au  Carme  espagnol  sous  quelles  modalités  il  concevait, 
en  1613,  pareille  institution. 

En  voici  d'abord  le  but  et  le  caractère  : 

Primum  itaque  illud  est,  ut  Romce paucorum  sed  !^elo  insignium  atque pruden- 
tîum  vivorum  Congregatio  institiiatur,  in  qua  serio  diebus  statutis  agatiw  de 
ratione  omnium  populorum  adjuvandorum,  hortatoriis  atque  consolaioriis 
epistolis,  libris  orthodoxis,  hisque  ut  brevioribus  ac  piis,  ita  ad  disseminationem 
■aptioribus,  plurimis  libris  Catechismi  S.  Tridentinœ  Synodi,  quia  jam  ut  varias 
in  linguas  est  conversus,  ita  in  multo  plures  facile  converti  posset.  Ceterum 
huj'us  Congregationis  scopus  is  esset,  qui  primarius  S.  Ecclesiœ  Apostolicique 
totius  munerisfuit,  utpopuli  nutantes  roborarentur,  versantesque  in  ipsis  hœre- 
sibus  Catholici  animarentur  ad  Jidem  pietateinque  propugnandam,  ceterosque 
deinceps  Juvandos.  Reliquis  autem  fidei  catholicœ propugnatoribus,  quales  sunt 
■episcopi,  concionatores,  parochi,  magistratus,  gymnasiarchœ,  et  animus  adde- 
retur  et  instructiones  varice  mitterentur.  Hœc  vero  omnia  Pontificis  Maximi 
nomine  fièrent,  nulla  temporariœ  jurisdictionis  aut  censurarum  mentione,  ut 
cum  hoc  labore  Sanctam  hanc  Sedem  nullum  se  aut  imperium  aut  lucrum  aliud 
quam  animarum  aucupari  ostenderet,  tum  magis  fortius  Catholica  Religio 
ubique  stabiliretur  (2). 

Ce  que  demande  l'auteur,  c'est  la  désignation  officielle  d'un  petit 
groupe  d'hommes  éminents  et  compétents  résidant  à  Rome  et  se 
réunissant,  à  des  jours  déterminés,  non  point  pour  décider  des  choses 
de  pure  administration  ecclésiastique,  mais  bien  pour  étudier  en  vue 
de  leur  application  tels  ou  tels  moyens  d'apostolat.  Lettres  d'exhor- 
tation ou  d'encouragement  à  envoyer  aux  missions  et  aux  mission- 
naires; ouvrages  de  doctrine  et  de  piété  destinés  à  une  saine  vulgari- 
sation, telles  les  traductions  du  Catéchisme  du  concile  de  Trente  dans 
les  diverses  langues.  Les  mesures  ad(^tées  seraient  exécutées  au  nom 
du  Souverain  Pontife. 

Le  fonctionnement  de  cette  institution,  continue  le  P.  Thomas  de 
Jésus,  dépendrait  surtout  des    secrétaires,  au    nombre  de  quatre  ou 


(i)  Op.  cit.,  p.  io3-io6. 
(2)  Op.  cit.,  p.  103-104. 


UN    THÉORICIEN    DE    L  APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVII^  SIÈCLE       I  37 

cinq,  qui  devraient  être  d'une  compétence  incontestée  :  hommes  de- 
piété  et  de  savoir  connaissant  les  langues  et  les  usages  des  pays  dont 
ils  auraient  à  s'occuper,  ils  seraient,  chacun  pour  sa  part,  la  cheville- 
ouvrière  de  la  Congrégation. 

Hiijiis  Congregationis  quatuor  aut  quinque  esse  passent  Secretarii  idonei,. 
vel  rerutn  et  linguarum  usu,  vel  doctrina,  vel  (quod  caput  est)  pietatis  affectu 
prœstantes  :  quorum  munus  esset  cuncta  ordine  Congregationi  proponere, 
constituta  exsequi,-  orthodoxes  et  pios  libellas  pro  ratione  uniuscujusque- 
propinciœ  variis  linguis  conscriptos  habere ;  regesta  litterarum,  episcoporum 
etiam,  parochorum,  cancionatorum,  familiarum,  illustrium  cathalicorum  sive 
aliorum,  a  quibus  passet  huic  negotio  aliquod  auxilium  adferri,  catalogas 
asservare  (i). 

Chacun  de  ces  secrétaires  aurait  sa  région  déterminée,  à  peu  près 
comme  dans  tel  Ordre  religieux  chaque  Assistant  général  a  la  respon- 
sabilité de  telle  partie  de  l'Ordre  ou  de  la  Société.  Et  notre  auteur 
propose  la  répartition  suivante  entre  les  cinq  secrétaires  de  la  Congré- 
gation projetée. 

Le  premier  ferait  sans  doute  office  de  secrétaire  général.  Le  second 
serait  chargé  de  ce  que  le  P.  Thomas  de  Jésus  appelle  les  contrées  sep- 
tentrionales, à  savoir  l'Angleterre,  l'Ecosse,  l'Irlande,  la  France, 
l'Allemagne,  le  Danemark  et  la  Suède.  Un  troisième  se  verrait  attribuer 
la  Dalmatie,  la  Bosnie,  la  Grèce  avec  les  îles  adjacentes,  et  la  Thrace. 
Un  quatrième  aurait  Chypre,  l'Asie  Mineure,  la  Syrie,  la  Palestine, 
l'Egypte,  l'Algérie,  la  Pologne,  la  Lithuanie,  la  Russie,  la  Hongrie  et 
la  Transylvanie.  Un  cinquième  enfin  s'occuperait  des  Indes  occidentales 
et  orientales. 

je  n'aurai  garde  de  soutenir  que  pareille  répartition  ne  prête  à  aucune 
critique.  Le  seul  énoncé  qu'on  vient  d'en  lire  suffit  à  suggérer  le  con- 
traire: et,  par  exemple,  l'on  ne  saurait  s'empêcher  de  trouver  étrange 
et  peu  logique  le  pêle-mêle  de  pays  ressortissant  au  quatrième  secré- 
taire. On  remarquera,  en  outre,  à  propos.de  cette  nomenclature,  qu'elle 
est  naturellement  conditionnée  par  le  but  assigné  à  la  Congrégation 
projetée  :  notre  écrivain,  visant  tout  apostolat  catholique  en  général, 
mentionne  la  France,  sans  doute  à  cause  des  quelques  îlots  du  pro- 
testantisme en  ce  pays. 

A  cette  Congrégation,  dont  il  a  décrit  le  fonctionnement  général,  le 
P.  Thomas  de  Jésus  indique  maintenant  certaines  ressources  à  utiliser. 

Pour  venir  au  secours  de  toutes  ces  contrées,  dit-il,  pour  répandre, 

(i)  Op.  cit.,  p.  104. 


158  ÉCHOS    d'orient 


avec  de  bons  livres,  la  foi  et  la  piété,  plusieurs  moyens  se  présentent. 

On  peut  recourir  à  l'intermédiaire  des  Supérieurs  généraux  d'Ordres 
qui  ont  des  couvents  dans  ces  divers  pays;  ou  encore  aux  évêques 
latins  résidant  au  milieu  de  populations  grecques,  comme  en  Crète  et 
en  Corse;  aux  marchands  des  îles  de  l'Archipel  qui  viennent  à  Venise  ou 
à  d'autres  ports  méditerranéens  pour  leur  commerce  et  qui  emportent 
volontiers  dans  leur  patrie  des  livres  écrits  en  italien  ;  aux  principaux 
chefs  de.  famille  d'Andros,  de  Chio  et  des  autres  îles,  lesquels  professent 
encore  la  foi  catholique;  aux  consuls  des  diverses  nations  européennes; 
aux  commerçants  génois,  marseillais  ou  autres,  qui  circulent  à  travers 
rOrient  avec  liberté  de  porter  avec  eux  des  livres  pieux,  des  images  de 
dévotion  et  de  pratiquer  notre  sainte  religion  (i). 

Épris  d'enthousiasme  devant  un  si  vaste  et  si  sublime  champ  d'action, 
le  P.  Thomas  de  Jésus  conclut  ce  chapitre  en  affirmant,  par  quelques 
lignes  où  perce  çà  et  là  une  pointe  de  douce  ironie,  que  l'on  n'aura 
pas  de  peine  à  trouver  à  Rome,  parmi  tant  de  grands  esprits  occupés 
peut-être  à  des  besognes  moins  importantes  et  moins  utiles,  la 
douzaine  d'hommes  nécessaires  à  l'œuvre  proposée.  On  lira  avec 
intérêt,  croyons-nous,  cette  phrase  pleine  de  finesse  : 

Quod  si  tôt  Romce  prœclara  ingénia  sunt,  qiiœ  aliis  negotiis,  causis  litibusque 
expediendis,  totius  vitœ  tempus  minus  utiliter  impendunî,  cum  tamen  divinœ 
dispositionis  in  ecclesiastica  hierarchia  scopus  hic  non  adeo  primarius  sit, 


(i)  Op.  cit.,  p.  io5.  Je  n'ai  indiqué  ci-dessus  que  le  sens  général  de  ce  passage,  le 
texte  contenant  des  données  géographiques  ou  autres,  aujourd'hui  sans  portée  pour 
l'ensemble  des  lecteurs.  Cependant,  pour  ceux  qui  s'intéresseraient  à  ces  précisions 
de  l'époque  où  écrivait  le  P.  Thomas  de  Jésus,  voici  cette  page  : 

Ad  eas  omnes  provincias  juvandas,  fidemque  ac  pietatem  et  libros  disseminandos, 
plures  aditus  patent.  Primo  per  eorumdem  Ordinum  Générales,  quorum  in  Dal- 
matia,  Bosnia,  Perce,  Hierosolymœ  et  alibi  monasteria  exstant.  Secundo  per  epis- 
copos  latinos  qui  Cathari,  Epidauri,  quique  in  Creta  et  Corsica  sunt.  Tertio  per 
mercatores,  qui  varias  Orientis  merces  Venetias  atque  ad  alios  portus  transvehunt 
ex  Andro  aliisque  jEgei  maris  insulis,  quique  in  patriam  libros  ilalicà  etiam  linguà 
conscriptos  referunt,  quce  et  apud  Grœcos  et  frequentioribus  Orientis  partibus  in 
usu  est.  Quarto  per  Chii,  Andri  atque  aliarum  insularum  viros  nobiles,  qui  adhuc 
Sanctce  Romance  Ecclesiœ  fidem  amplectuntur  ac  retinent.  Quinto  per  Consules 
mercatorum  diversarum  nationum  Europœ,  quibus  in  Orientis  emporiis  latini 
sacerdotes  non  desunt,  in  oppido  Pera,  Tripoli,  Syriœ  et  Alexandriœ  Aîlgypti. 
Sexto  per  mercatores  Genuenses  et  Massilienses,  qui  circiter  octingenti  prope 
Algeriam  soient  coralia  piscari.  Septimo  per  alios  mercatores,  qui  fide  publica 
accepta  sœpe  ad  Orientales  aliove  tuto  commeant,  quique  pios  libros,  sacras  ima- 
gines ferre,  sanctamque  religionem  nostram  libère  colère  permittuntur,  dum  tri- 
butum  Turcis  pendant,  nec  de  rébus  ad  régna  spectantibus  pel  contra  Mahometis^ 
legem  loquantar,  cum  interea  innumerabiles  prope  populi  et  captivi  cliristiat  " 
cœlestis  doctrines  cibum  sacramentaque  sitiant,  atque  illud  morti  appropinquanti 
solatium  pernecessarium  exoptent,  ut  de  moriendi  ratione  edocti,  ad  Deum,  proptél 
quem  creati  redemptique  su?it,  ex  ea  captivitate  tandem  liberi  migrent,  quod  sacr^ 
ficii  genus  sanctissimum  atque  acceptissimum  Deo  est. 


UN    THEORICIEN    DE    L  APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVl^  SIÈCLE       I39 

quanto  faciliiis  diiodecim  ex  tôt  millibus  hominum  reperienlur,  qui  sanctissimo 
huic  operi,  quique  Sanctœ  Sedis  Apostolicœ  proprius  est  scopus,  incumbant : 
cum  post  orationem  et  reliqua  pietatis  opéra,  hac  una  ratione  ipsi  qiioquc 
antiqui  Pontijices  Maximi,  quanquam  nullo  Ecclesiœ  patrimonio  aiit  tempo- 
'rario  auxilio  vel  regum  ope,  suam  in  toîo  terrarum  orbe  auctoritatem  univer- 
'salem  conservarint  :  cum  (sicut  antea  dictum  est)  regniim  Dei  prœcipue  in 
mentibus  voluntatibusque  hominum  consistât,  quœ  nulla  ratione  alla  quant 
caritate  atque  diligentia  recte  conciliari  aut  retincri  diutius  in  officia 
possunt  (i). 

Telles  étaient  les  idées  présentées  par  le  P.  Thomas  de  Jésus  en  1613 
au  sujet  de  cette  Congrégation  de  la  Propagande  qui  devait  voir  le 
jour  en  1622. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  au  chapitre  suivant,  où  l'auteur  expose 
les  notions  générales  concernant  le  choix  et  la  formation  des  mission- 
naires (1.  111,  c.  II,  p.  106-1 10  :  De  eligendis  efformandisque  ministris  pro 
fide  catholica  propaganda).  Mais  il  ne  sera  pas  inutile  d'analyser  avec 
attention  le  chapitre  m,  consacré  à  la  question,  toujours  actuelle,  des 
Séminaires  de  missions  :  De  insUtiiendis  Seminariis  pro  ministris 
efformandis  et  accingendis  ad  fidei  propagationetn.  (P.   1 10- 116.) 

Notons  d'abord  —  notre  écrivain  a  d'ailleurs  soin  de  le  rappeler 
préalablement  lui-même  —  qu'à  l'époque  où  ces  pages  étaient  écrites, 
un  certain  nombre  de  ces  Séminaires  existaient  depuis  une  vingtaine 
d'années,  fondés  par  Grégoire  Xlll  (i  572-1 585). 

HCrum  x>ero  Seminariorum  aiictor  maxima  ex  parte  exstitit  Gregorius  XIII, 
qui  maximopere  tria  et  viginti  Collegia  sive  Seminaria  in  iiversis  orbis 
partibus  exstruxit  et  annuo  redditu  locupletavit.  Romœ  vero  pro  infidelium 
conversione  erexit  Germanicum,  Britannicum,  Neophytorum,  Grœcorum, 
Maronitarum,  eo  potissimum  fine  ut  Ecclesiœ  ruinœ  restaurentur,  hœreses 
arceantur,  ac  fides  catholica  per  universum  orbem  dilatetur  (2). 

Ces  établissements,  encore  tout  récents  alors,  avaient  déjà  produit 
leurs  premiers  fruits  et  donné  à  l'Église  des  apôtres  pieux,  instruits, 
zélés,  dont  quelques-uns  avaient  conquis  la  palme  du  martyre.  Cepen- 
dant, soit  qu'il  voulût  voir  de  telles  institutions  se  généraliser  davantage 
encore  dans  l'univers  chrétien,  soit  aussi  que  les  collèges  existants  lui 
inspirassent  des  desiderata,  le  P.  Thomas  de  Jésus  ne  craint  pas  d'entrer 
dans  le  détail  sur  ce  qu'il  croit  utile  au  but  poursuivi. 

Ces  Séminaires  destinés  au  recrutement  et  à  la  formation  des  mis- 
sionnaires, dit-il,  peuvent  être  répartis  en  trois  catégories. 


(i)  Op.  cit.,  p.  106. 
(2)  Op.  cit.,  p.  MI. 


140  ECHOS    D  ORIENT 


Il  y  a  d'abord  ceux  qui  comprennent  des  élèves  de  diverses  nations  : 
tels  sont  la  plupart  des  Collèges  établis  à  Rome  et  sur  d'autres  points 
de  la  chrétienté. 

11  y  aurait  ensuite,  ajoute  notre  écrivain,  à  créer  une  catégorie  spé- 
ciale :  les  Séminaires  de  religieux,  où  l'on  réunirait  en  vue  d'une  for- 
mation commune  les  futurs  missionnaires  des  divers  Ordres  réguliers. 

II  y  aurait  enfin  à  établir  des  Séminaires  spéciaux  pour  chaque  nation, 
ou  du  moins  pour  chacun  des  principaux  groupements  non  catholiques. 

Et  il  passe  en  revue  ces  trois  espèces  d'établissements,  en  exprimant 
tour  à  tour  les  pensées  qu'ils  lui  suggèrent. 

Pour  la  première  catégorie,  c'est-à-dire,  en  fait,  pour  la  plupart  des 
Collèges  déjà  existants  à  Rome  ou  ailleurs  et  qui  comptent  des  élèves 
de  diverses  nations,  l'auteur  propose  certaines  modifications  aux 
mesures  jusqu'ici  adoptées. 

Il  demande,  en  premier  lieu,  qu'on  admette  comme  élèves  de  ces 
établissements  pontificaux  non  seulement  les  futurs  prêtres,  mais  aussi 
des  jeunes  gens  aptes  à  d'autres  états. 

«  L'Église  n'a  pas  besoin  seulement  de  bons  clercs,  mais  encore  de 
bons  magistrats  civils,  de  consuls,  de  conseillers  des  princes,  de  ju- 
ristes, de  médecins,  de  banquiers  et  d'excellents  pères  de  famille.  »  (i) 

Tout  en  faisant  la  part  du  vrai  dans  cette  dernière  remarque,  on  peut 
affirmer  néanmoins  que  l'idée  d'admettre  dans  les  Séminaires  des 
missions  d'autres  élèves  que  ceux  destinés  à  la  carrière  ecclésiastique 
trouverait  aujourd'hui  beaucoup  plus  de  contradicteurs  que  de  parti- 
sans. Que  l'on  s'occupe  de  préparer,  dans  les  divers  pays,  des  magis- 
trats, des  juristes,  des  médecins,  des  banquiers,  des  pères  de  famille, 
une  élite  laïque  dont  le  concours  sera  précieux  pour  l'apostolat,  rien 
de  mieux  assurément.  Mais  que  l'on  n'aille  pas,  pour  cela,  durant  toute 
la  série  des  années  de  formation,  mêler  aux  élèves  du  sanctuaire  les 
jeunes  gens  appelés  à  ces  divers  genres  de  vie  dans  le  monde.  Partout 
où  l'essai  en  a  été  tenté,  il  a  été  préjudiciable  au  bienfait  de  la  longue 
initiation  spéciale  requise  pour  les  clercs.  11  serait  plus  indiqué,  croyons- 
nous,  à  côté  des  Séminaires  proprement  ecclésiastiques,  d'avoir  des 
sortes  d'écoles  normales  en  vue  de  former  des  instituteurs,  des  écoles 
commerciales  ou  professionnelles  destinées  à  préparer  des  hommes  de 
valeur  pour  les  diverses  carrières  :  mais  toujours  avec  le  même  but 
et  le  même  esprit  apostoliques  qui  animent  les  établissements  de 
préparation  sacerdotale.  Sous  'cette  forme,  le  desideratum  prend  un 


(1)  Op.  cit.,  p.  III. 


UN    THÉORICIEN    DE    L  APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVir  SIÈCLE       I4I 

aspect  très  pratique,  et  l'on  pourrait  d'ailleurs  citer  telles  missions  où 
il  se  trouve  en  partie  réalisé.  Rien  n'empêche  de  souhaiter  que  pareille 
réalisation  puisse  se  généraliser  davantage.  Mais  c'est  là,  semble-t-il, 
la  seule  application  possible  du  vœu  émis  en  cette  matière  par  le 
P.  Thomas  de  Jésus. 

Un  second  souhait  que  lui  suggèrent  les  Séminaires  déjà  existants, 
c'est  que  les  prêtres  formés  par  eux  soient  appliqués  pour  le  bien 
de  l'Eglise  à  des  emplois  ayant  charge  d'àmes,  et  non  point  à  des 
bénéfices  purement  honoraires  et  lucratifs. 

Le  motif  pourrait  se  deviner  aisément.  Notre  auteur  n'hésite  pas 
à  l'énoncer  en  propres  termes.  Les  emplois  avec  charge  d'âmes,  écrit-il, 
permettent  aux  titulaires  d'être  utiles  et  à  eux-mêmes  et  aux  autres;  les 
bénéfices  sans  charge  d'âmes,  au  contraire,  sont  bien  difficilement  utiles 
à  autrui,  et  il  n'est  pas  rare  de  les  voir  nuire  aux  dignitaires  eux- 
mêmes  :  bien  loin  qu'il  suffise  d'un  ou  deux  de  ces  anciens  élèves  pour 
réformer  tout  un  Chapitre,  il  leur  arrive  plutôt  d'être  réduits,  par 
l'importunité  de  leurs  nouveaux  collègues,  à  hurler  avec  les  loups 
hurlants  (i). 

L'expérience  continue  à  donner  raison  au  bon  Carme  espagnol  du 
XVII*  siècle.  L'élève  d'un  Séminaire  de  missions  est  destiné  à  mener 
une  véritable  vie  de  missionnaire,  c'est-à-dire  une  vie  apostolique  de 
dévouement  aux  âmes,  toute  consacrée  à  l'extension  du  règne  de  Dieu. 
Le  but  serait  en  grande  partie  manqué,  si  la  généralité  des  prêtres  sortis 
de  ces  établissements  ne  devaient  occuper  que  des  postes  honorifiques 
ou  des  prélatures  plus  ou  moins  décoratives  sans  relation  avec  les 
fatigues  de  l'apostolat  ou  même  en  complète  contradiction  avec  elles. 
Sous  cette  forme,  il  est  vrai,  le  danger  est  moins  directement  à  craindre 
aujourd'hui.  Toutefois,  il  n'est  pas  entièrement  chimérique,  et  nous 
devons  savoir  gré  au 'P.  Thomas  de  Jésus  de  l'avoir  signalé.  Aussi  bien, 
nous  n'allons  pas  tarder  à  le  retrouver,  présenté  par  la  même  plume 
d'une  manière  un  peu  différente  et  à  certains  égards  plus  actuelle. 

Un  troisième  desideratum  de  notre .  écrivain  —  et  ici  il  nous  est 
impossible  d'être  de  son  avis,  —  c'est  que  l'on  incline  désormais 
à  admettre  dans  ces  Séminaires  les  enfants  ou  neveux  d'hérétiques, 
plutôt  que  les  autres,  c'est-à-dire,  sans  doute,  plutôt  que  les  enfants 


(\)  Op.  cit.,  p,  m.  Secundo,  ut  qui  recepti  sunt,  pro  iisu  Ecclesiœ  frequentius 
applicentur  ad  curam  animarum,  quatn  ad  bénéficia  non  curata  :  illi  enim  non  sibi 
solum,  verum  etiam  aliis  prosunt  :  hi  vero  vix  prosunt  aliis;  immo  etiam  haud  rare 
officiunt  sibi  ipsis  :  tantum  enim  abest  ut  unus  atque  alter  alumnus  integrum  Capi- 
tulum  reforment,  ut  etiam  cum  ululantibus  lupis  ululare  aliorum  importunita'.e 
cogantur. 


142  ECHOS    D  ORIENT 


de  familles  déjà  catholiques.  La  raison?  Elle  est,  répond  notre  auteur, 
dans  ce  fait  que,  ordinairement,  les  premiers  (les  enfants  hétérodoxes 
d'origine),  sont,  après  leur  conversion,  animés  d'une  plus  grande 
ardeur  et  apportent  à  la  défense  de  la  religion  un  zèle  plus  intense. 
Nous  ne  pouvons  pas  souscrire  sans  réserve  à  pareille  affirmation.  Ce 
que  le  P.  Thomas  de  Jésus  déclare  être  la  règle  ordinaire  nous  paraît 
plutôt  devoir  être  considéré  comme  l'exception  :  l'expérience  prouve 
que  si  le  zèle  de  l'apostolat  est  vif  chez  ces  convertis,  il  est  loin  d'être 
toujours  servi  par  une  conception  aussi  nette  des  délicatesses  et  des 
nuances  de  l'esprit  catholique.  Il  faut  ajouter,  en  outre,  qu'un  sem- 
blable recrutement  en  familles  hétérodoxes,  s'il  était  érigé  en  système, 
créerait  avec  les  familles  elles-mêmes  des  difficultés  souvent  sans  issue 
et  qui,  en  tous  cas,  paralyseraient  singulièrement  le  service  de  la  bonne 
cause. 

Une  quatrième  remarque  de  notre  auteur,  c'est  qu'à  son  avis  on  ne 
doit  pas  facilement  ouvrir  l'accès  de  ces  Séminaires,  essentiellement 
gratuits,  aux  catholiques  assez  riches  pour  supporter  eux-mêmes  les 
frais  de  leur  éducation.  Ce  serait  s'exposer  à  faire  des  ingrats  et  à  pro- 
duire peu  de  fruits  (i).  11  n'y  a  pas  lieu,  croyons-nous,  d'insister  sur 
cette  observation,  la  plupart  des  élèves  séculiers  des  Séminaires  de 
missions  se  recrutant  en  réalité  dans  la  classe  pauvre. 

Vient  ensuite,  sous  la  plume  loyale  de  notre  auteur,  une  série  de 
doléances  sur  un  sujet  assez  délicat,  à  savoir  sur  le  séjour  des  sémi- 
naristes à  Rome.  Nul  endroit  au  monde  ne  semblerait,  à  première  vue, 
mieux  adapté  à  la  formation  des  apôtres  catholiques,  que  le  centre 
de  la  catholicité.  C'est  l'argument  classique  en  pareille  matière,  et  je 
m'empresse  de  reconnaître  que,  malgré  les  restrictions  suggérées  par 
l'expérience  et  exposées  ci-après,  il  n'a  rien  perdu  de  sa  valeur.  Tou- 
tefois, il  convient  de  le  reconnaître  aussi,  la  formation  romaine  n'est  pas 
sans  présenter,  pour  de  futurs  missionnaires,  certains  inconvénients. 
C'est  ce  qui  amène  le  P.  Thomas  de  Jésus  à  demander  que  le  Collège 
romain  ait  des  succursales  en  dehors  de  Rome,  et  que  tous  les  élèves 
ne  fassent  pas  toutes  leurs  études  dans  la  Ville  Eternelle  : 

Quinto,  ne  omnes  qui  ad  Seminarium  Romanum  pertinent,  in  ipsa  urbe 
Rovia  nutriantur,  ob  varias  causas  (2). 


(1)  Op.  cit.,  p.  1II-II2.  Quarto,  ne  facile  aperiatur  locus  catholicorum  liberis  seu 
nobilibus  seu  obscuris,  qui  aliàs  in  scholis  Patrum  Societatis  Jesu  vel  aliis,  propriis 
sumptibus,  passent  erudiri.  Sunt  enim  hujusmodi  homines  postea  fere  minus  grati 
et  minoris  /rugis.  Nec  videtur  ulla  ratio  cur  pauperibus  bolus  panis  ex  ore  eri- 
piatur,  et  detur  iis  qui  tali  auxilio  opus  non  habent. 

(2)  Op.  cit.,  p.  112. 


UN    THÉORICIEN    DE    l' APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVlf  SIÈCLE       14^ 

Le  premier  motif  qu'il  en  donne  ne  saurait  manquer  de  frapper  les 
directeurs  des  jeunes  clercs  :  c'est  ce  que  notre  écrivain  appelle  les 
«  scandales  »  tant  de  la  vie  ecclésiastique  que  de  la  vie  mondaine, 
auxquels  se  heurtent  les  yeux  et  les  oreilles  dans  la  grande  cité,  et 
que  de  futurs  prêtres  devraient  plutôt  ignorer. 

Vident  enim  et  audiunt  aliqua  scandala  tara  in  ecclesiastica  quam  in  civili 
vita,  quœ  omnino  ipsis  decet  esse  ignota  (i). 

Nous  nous  garderons  d'appuyer  sur  cette  observation,  mais  nous 
avons  cru  utile  de  la  signaler  au  passage.  On  accordera  sans  peine 
qu'elle  est  de  nature  à  mériter  considération. 

Autre  grief  contre  l'éducation  trop  exclusivement  romaine  :  les  jeunes 
gens  y  prennent  des  habitudes  différentes  de  celles  de  leurs  pays  et  qui, 
de  retour  auprès  de  leurs  compatriotes,  les  rendent  facilement  odieux. 
Je  laisse  la  parole  au  P.  Thomas  de  Jésus,  pour  bien  lui  garder  entière 
la  responsabilité  de  sa  pensée  : 

Atque  ad  propriam  patriam  reversi,  reddunt  se  apud  populares  peregrinis 
moribus  odiosos  :  facile  dediscunt  patrios  mores,  assuescunt  deinde  Italicœ 
pronunciationi,  et  gestibus,  quœ  omnia  etsi  nativos  Italos  non  dedecent, 
Septemtrionalibus  gentibus  aliisque  invisa  sunt  :  ac  proinde  primo  quidem 
risum,  deinde  contemptum  movent,  atque  abeunt  demum  in  communem  fabulam. 
Estque  alicui  tait  Romanisco  (ut  vacant)  perdifficile  amissam  semel  œstima- 
tionem  recuperare,  etiamsi  mores  ad  communem  vulgatumque  stylum  reformare 
impendio  sategerit  (2). 

Notre  bon  Carme  ne  craint  pas  de  descendre  à  un  détail  matériel, 
l'usage  du  vin,  pour  faire  saisir  concrètement  l'influence  préjudiciable 
des  habitudes  contractées  dans  les  Séminaires  romains  : 

Assuescunt  etiam  potui  vini,  ut  vel  ob  hoc  aversentur  propriam  patriam. 

Qu'il  y  ait  peut-être  dans  les  termes  quelque  exagération,  nous  ne 
ferons  pas  difficulté  de  le  reconnaître.  Mais  quand  on  a  vécu  en  pays 
de  mission,  il  est  impossible  de  nier  que  de  telles  plaintes  ne  con- 
tiennent une  réelle  part  de  vérité.  Des  jeunes  gens,  accoutumés  durant 
les  longues  années-de  leur  préparation  cléricale  au  confortable  de  la  vie 
romaine,  auront,  infailliblement,  beaucoup  de  peine  à  se  faire  aux 
privations,  aux  austérités,  à  la  pauvreté  d'une  existence  de  missionnaire. 
L'expérience  l'atteste  tous  les  jours,  et  peut-être  ne  doit-on  pas  chercher 
ailleurs  l'explication  d'un  fait  trop  fréquent,  à  savoir  l'affluence  dans  cer- 


(i)  Op.  cit.,  p.  112. 
(2)  Ibid. 


144  ECHOS    D  ORIENT 


tains  centres  catholiques  orientaux,  aux  abords  immédiats  d'une  rési- 
dence patriarcale  par  exemple,  d'un  très  grand  nombre  de  prêtres  à  peu 
près  désœuvrés  tandis  que  des  villages  lointains  sont  laissés  sans  pas- 
teur. Pour  aller  se  dévouer  au  fond  de  ces  pays  perdus  d'Arménie,  de 
Mésopotamie,  de  Syrie  ou  d'ailleurs,  il  faut  être  décidé  à  mener  la  vie 
frugale  des  populations  que  l'on  aura  à  évangéliser.  Pour  un  jeune 
prêtre,  qui  depuis  l'âge  de  douze  où  quinze  ans  jusqu'à  vingt-cinq  ans 
ou  davantage  aura  été  habitué  aux  commodités  relatives  d'un  Sémi- 
naire urbain,  ce  sera  bien  dur,  pour  ne  pas  dire,  dans  l'ensemble,  mora- 
lement impossible. 

Conscient  de  défendre  une  bonne  cause,  le  P.  Thomas  de  Jésus  pour- 
suit son  plaidoyer. 

«  Ajoutez,  dit-il,  que  le  système  des  établissements  romains  oblige,, 
par  suite  des  inconvénients  de  la  distance,  à  recevoir,  faute  d'examen, 
préalable  en  leur  pays,  nombre  de  candidats  en  réalité  inaptes  et 
à  exclure,  au  contraire,  nombre  déjeunes  gens  bien  doués,  mais  point 
assez  connjs.  Ajoutez  encore  qu'élevés  loin  de  leur  milieu,  ils  pourront, 
grâce  à  leur  excellente  formation  scolastique,  bâtir  des  arguments  très 
solides  ou  très  subtils,  sans  être  cependant  à  même  de  résoudre  les- 
objections  courantes  des  paysans  et  des  bonnes  femmes.  »  Je  cite  le 
texte  de  notre  écrivain,  par  crainte  de  trahir  sa  pensée  : 

Hic  accedit  quod  tam  longinquo  orbis  interjeciii  necesse  sit  multos  ineptos^ 
recipi,  multos  etiam  idoneos  excludi.  Item,  quod  cum  Romœ  in  umbra  scholas- 
tica  continua  educentur,  œgre  deinceps  assuescant  domi  suœ  perpétua  in 
palœstra  versari,  multa  quidem  et  subtilissima  argumenta  vetera  gerentes- 
inscriptis,  sed  recentia  ignorantes,  quœ  etiam  a  feminis  et  rusticis  proponi 
soient  et  consueverunt  doctissimo  cuivis  negotium  facessere  (i). 

La  conclusion  à  déduire  de  cette  série  de  remarques,  l'auteur  la^ 
présente  maintenant:  c'est,  avec  une  partie  des  revenus  destinés  aux 
Séminaires  romains,  de  fonder,  en  pays  de  missions,  des  établissements 
annexes  pour  un  groupe  d'apôtres  destinés  à  ces  pays.  Le  P.  Thomas 
de  Jésus  ne  mentionne,  à  cette  occasion,  que  les  régions  septentrionales 
où  le  prosélytisme  catholique  avait  alors  à  combattre  la  propagande 
protestante;  mais  il  est  clair  que  l'on  peut  donner  à  sa  déduction  une 
portée  générale.  Citons-la  ici  encore,  pour  maintenir  l'objectivité  de 
notre  analyse  : 

Sexto,  ut  ex  Collegiorum  redditibus  aliqui  saltem  ad  tempus  transferantur 
in    aliquas  septemtrionales  propincias,    in   quibus    jnajor  fructus   speratur. 


(i)  Op,  cit.,  p.  112, 


UN    THEORICIEN    DE    L  APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVII*'  SIÈCLE       14^- 

« 

Etenim  cum  totum  hœreseos  fundamentum  sit  extremum  odium  Romani  Ponti- 
ficis,  maximopere  videtur  esse  necessarium  ut  swrîmus  Ecclesiœ  pastor  suant 
erga  omnes  exteras  nationes,  quacumque  potest  ope  et  ratione,  manifestam 
faciat  caritatem  et  clemeniiam,  quœ  alias  tanto  est  occultior  quanto 
remotior  (i). 

Il  y  a  dans  cette  fin  de  phrase  une  réflexion  intéressante.  Ces 
Séminaires  pontificaux  en  pays  étranger,  note  en  passant  notre  auteur, 
attesteront  de  plus  près  et  de  manière  plus  concrète,  aux  yeux  des 
populations,  la  paternelle  sollicitude  du  Pasteur  suprême  pour  toutes- 
les  nations,  bien  plutôt  et  bien  mieux  qu'un  Séminaire  lointain  de  la 
Ville  Eternelle.  L'argument  vaut,  aujourd'hui  encore,  d'être  attenti- 
vement considéré. 

Pour  terminer  la  liste  de  ses  observations,  le  P.  Thomas  de  Jésus 
propose,  en  dernier  lieu,  que  les  revenus  de  semblables  établissements 
ne  servent  pas  seulement  à  l'éducation  de  la  jeunesse  cléricale,  mais 
aussi  à  l'entretien  d'hommes  mûrs  convertis  ou  à  convertir,  tels  des 
ministres  hérétiques  ou  des  maîtres  d'école. 

Septimo,  ut  ex  iisdem  redditibus  non  modo  alatur  juventus,  verum  etiam 
subveniatur  viris  maturis  ad  rectam  Jidem  conversis  vel  convertendis,  quales 
potissimum  sunt  ministri  et  pœdagogi  haereticorum.  Et  sane  unusquispiam 
talis  vir  quoniam  doctrina  sua  et  exemplo  statim  prodesse  potest  Ecclesiœ, 
majoris  fieri  débet  quam  multi  alii  alumni,  qui  tam  in  spem  quam  in  metum, 
ancipiti  prorsus  cura,  enutriuntur,  de  quibus  incertum  est  qualesnam  futuri 
sint  olim,  bonine  an  mali  (2). 

La  question  de  Séminaires  romains  ou  de  Séminaires  régionaux  étant 
d'ordre  essentiellement  pratique,  l'argument  financier  devait  y  avoir 
une  grande  importance.  Aussi  le  P.  Thomas  de  Jésus  y  revient-il  encore, 
comme  à  un  confirmatur  de  ses  propositions,  en  faisant  remarquer 
que  des  établissements  créés  hors  de  Rome  permettraient,  avec  moins 
de  frais,  d'entretenir  un  bien  plus  grand  nombre  d'élèves. 

Tum  etiam,  quod  minores  sumptus  hoc  modo  pluribus  sufficerent  :  nam  uni 
quatuor,  alteri  très  vel  duo,  quibusdam  etiam  unus  coronatus  quovis  mense, 
juxta  cujusvis  qualitatem  et  necessitatejn  dividerentur  :  adeo  ut  cum  octo 
minibus  aureorum,  qui  Romœ  quinquaginta  alumnis  (ut  fertur)  vix  satis  sunt, 
posset  in  Gertnania,  hac  qua  dixi  ratione,  ducentis  circiter  capitibus 
satis/îeri  (3). 


(i)  Op.  et  loc.  cit. 

(2)  Op.  cit.,  p.  112. 

(3)  Ibid. 


146  ÉCHOS    d'orient 


La  proportion  indiquée,  de  cinquante  à  deux  cents  élèves  entretenus 
pour  la  même  somme  suivant  que  leur  éducation  aurait  lieu  à  Rome  ou 
en  pays  de  mission,  peut  naturellement  varier  suivant  les  temps  et  les 
lieux.  Mais  le  principe  posé  garde  son  incontestable  vérité.  Le  P.  Thomas 
de  Jésus  le  confirme  par  l'exemple  des  protestants,  qui  l'exploitent  au 
détriment  de  la  cause  catholique  : 

Utuntiir  hac  arte  (lit  ab  aliis  accepi)  Duces  Saxonice,  qui  prœter  Seminaria 
e  ruderibus  monasteriormn  excitata,  sat  magnam  alunt  copiam  hujusmodi, 
ut  ipsi  pocant,  stipendiariorum,  magno  cum  fructu  suce  superstitionis  et 
metuendo  catholicœ  religionis  detrimento  (i). 

Contre  cette  opposition  raisonnée  aux  Séminaires  delà  Ville  Eternelle, 
une  objection  se  dresse  tout  naturellement,  qui  semblerait  devoir  en 
triompher  :  c'est  le  bienfait  du  séjour  à  Rome.  Notre  auteur  ne 
pouvait  s'empêcher  d'y  faire  tout  au  moins  une  courte  allusion  et  d'y 
répondre.  Voici  en  quels  termes  il  s'exprime  : 

At  dicet  quispiam  necesse  esse  exteros,  maxime  de  novo  ad  Jïdem  com>ersos, 
Romœ  commorari  ut  discant  Romanas  cœremonias.  Sed  hœc  objectio  Jacile 
dissolvitur  :  nam  si  cœremoniœ  Romance  a  Jesuitis  aliisque  discuhtur  in 
Germania  et  aliis  remotissimis  locis,  cur  non  ibidem  discentur  ab  alumnis 
Seminariorum?  (2) 

Ce  qui  est  dit  ici  de  la  science  des  cérémonies,  qu'on  peut  parfai- 
tement apprendre  aussi  bien  en  Turquie  ou  en  Chine  qu'à  Rome,  est 
également  applicable  à  tout  l'ensemble  des  disciplines  ecclésiastiques. 
Ce  qu'il  faut  retenir  de  très  juste  et  de  toujours  applicable  dans  le 
principe  d'où  est  née  l'objection,  c'est  que  les  bienfaits  de  la  formation 
romaine  pourront  fort  bien  être  assurés  même  à  ces  Séminaires  étran- 
gers, si  les  directeurs  et  les  maîtres  ont  eu  le  privilège  de  cette  for- 
mation et  de  ce  séjour.  Ainsi  nous  paraissent  susceptibles  de  concilia- 
tion la  thèse  du  P.  Thomas  de  Jésus  et  l'objection  qu'on  lui  opposait 
alors,  que  l'on  oppose  encore  fréquemment  aujourd'hui  à  toute  pro- 
position analogue. 


Notre  écrivain  parle  maintenant  d'une  seconde  sorte  de  Séminaires, 
dont  on  va  connaître  le  caractère  spécial.  11  s'agit  de  Séminaires  spéciaux 
pour  les  missionnaires  des  divers  Ordres  religieux.  «  11  ne  paraît  pas 


(i)  Op.  cit.,  p.  ii3. 
(2)  Ibid. 


UN    THÉORICIEN    DE    l'aPOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVir  SIÈCLE       I47 

extrêmement  difficile,  écrit  le  Carme  espagnol,  de  choisir,  parmi  les 
deux  ou  trois  principaux  Ordres  réguliers,  treçte  ou  quarante  reli- 
gieux, qui  seraient  appelés  à  Rome,  émettraient  le  quatrième  vœu  de 
se  consacrer  pendant  toute  la  durée  de  leur  vie  à  la  conversion  des 
infidèles,  d'aller  partout  où  ils  seraient  envoyés  par  le  Pape  ou  par 
leurs  supérieurs,  apprendraient  plus  facilement  et  en  peu  de  temps, 
auprès  du  Saint-Siège,  les  bonnes  méthodes  d'apostolat,  »  (i) 

On  voit  que,  pour  avoir  paru  opposé  à  la  formation  romaine  du  grand 
nombre  des  futurs  missionnaires  à  cause  des  raisons  sérieuses  dont  il 
a  parlé,  le  P.  Thomas  de  Jésus  n'y  revient  pas  moins,  en  réalité,  pour 
le  nombre  relativement  restreint  de  religieux  destinés  à  imprimer  l'élan 
et  la  direction  à  l'ensemble  des  missions.  Son  Séminaire  central  romain 
de  religieux  missionnaires  n'est  pas  sans  présenter,  croyons-nous,  un 
air  de  ressemblance  avec  l'Institut  d'études  orientales  que  S.  S.  Benoît  XV 
vient  d'établir  dans  la  Ville  Eternelle,  en  relation  avec  la  Sacrée  Congré- 
gation pour  les  Églises  dOrient. 

Sous  le  nom  de  troisième  catégorie  de  Séminaires,  notre  auteur  pro- 
pose enfin  l'institution  de  collèges  spéciaux  pour  chaque  nation  ou  du 
moins  pour  les  principales  sectes  à  convertir. 

Tertium  genus  Seminariorum  forsam  aliis  friictuosius  evadcret,  si  pro 
singulis  nationibus,  aut  saltem  pro  prœcipuis  sectis,  singula  Seminaria  depu- 
tarentur,  in  quitus  efformarentur  ministri  qui  essent  illius  sectœ  ad  fidem 


(1)  Op.  cit.,  p.  ii3.  Sécundum  genus  Seminariorum  addi  potest,  quod  et  a  viris 
prudentibus  animarumque  \elo  prœstantibus  Summis  Pontificibus  non  semel  pro- 
positum  fuit,  nempe  ut  quœdam  Seminaria  diversorum  religiosorum  eligerentur, 
prœcipue  illorum  Ordinum  qui  facilius  et  fructuosius  pro  suorum  instituiorum 
ratione  iquales  sunt  Mendicantes,  maxime  observantes  et  reformati),  passent  in  hoc 
7iegotium  incumbere.  Neque  enim  difficile  valde  apparet  ut  ex  duobus  tribusve 
primariis  religiosorum  Ordinibus  triginta  quadragintave  Religiosi  Romain  evo- 
centur,  qui  omnes  quartum  votum  emitterent  se  per  totius  vitœ  suœ  spatium  cura- 
turos  infidelium  conversionem,  iturosque  in  unamquamque  orbis  partem  a  Summo 
Pontifice  vel  a  suis  Prœlatis  missos,  qui  deinde  ad  juvandas  diversas  nationes, 
rationem  hic  facilius  prope  sanctam  ipsam  Apostolicam  Sedem  assequantur, 
modumque  tradendce  christianœ  doctrinœ,  catechismi  docendi,  Sacramenta  minis- 
trandi,  Confessionum  nodos  solvendi,  brevi  tempore  addiscant,  ut  deinde  utiliores 
et  suis  Ordinibus,  ubi  alios  ejusmodi  docere  possint,  et  populis  remittantur.  Quœ 
eo  dicuntur,  quod  ad  illud  tempus,  quod  versandis  scholasticorum  libris  adhibetur, 
maximi  momenii  putetur  si  dumtaxat  (quantum  in  hoc  negotio  temporis  impen- 
dendum  necessariutn  sit\  reliquum  ils  rébus,  de  quibus  dictum  est,  utilius 
impendatur. 

Ita  ex  his  aliqui  non  ita  multo  post  mitti  in  Hungariam  passent,  ubi  latine  pœne 
omnes  loquuntur,  aut  in  Bosniam,  Peram  et  alio,  ubi  ipsi  Turcœ  et  eleemosinis 
alunt  et  reverentur  Franciscanorum  Ordinis  fratres.  Ac  vero  ex  iisdem  provinciis 
maximo  cum  fructu  evocarentur  adolescentes,  qui  in  his  Romanis  monasteriis  non 
adeo  difftcili  sumptu  sine  rumore  instituer entur,  qui  deinde  edocti  et  in  pietate 
diligenter  instituti,  uberiorem  suo  tempore  messem  percepturi,  Sedis  Apostoiiac 
fideliores  Jilii  essent. 


148  ÉCHOS    d'orient 


reducendœ  députait,  ac  illius  bonum  curarent  non  aliter  ac  patroni,  tutores 
ac  protectores  provinciarum  soient  (i). 

C'est  ainsi,  continue-t-ii,  qu'il  faudrait  un  Séminaire  pour  ramener 
à  l'union  les  Grecs  et  les  Russes,  un  autre  pour  l'ensemble  des  Orientaux, 
un  pour  les  Juifs,  un  pour  les  musulmans,  plusieurs  autres  pour  les 
hérétiques  et  les  païens,  selon  l'opportunité  des  lieux,  des  nations  et 
des  temps. 

Et  le  P.  Thomas  de  Jésus  s'attache  avec  complaisance  à  décrire  les 
avantages  de  ces  institutions  où,  pour  les  missions  grecques,  par 
exemple  —  c'est  lui-même  qui  choisit  ce  terme  de  comparaison,  — 
les  futurs  apôtres  recevraient  une  formation  à  la  fois  bien  catholique 
et  bien  grecque.  Ici  encore,  en  dépit  de  toutes  les  difficultés  précé- 
demment exposées  par  lui,  il  n'exclut  pas  l'établissement  de  pareils 
Séminaires  à  Rome.  Au  contraire,  il  les  suppose  existants  dans  la  Ville 
Éternelle,  où  la  prière  et  le  dévouement  au  but  proposé  entretiendraient 
comme  un  recrutement  perpétuel  d'anges  gardiens  de  l'Orient,  de  pro- 
tecteurs des  missions  orientales  à  Rome  (2). 


(I  )0p.  cit.,  p.  114. 

(2)  Op.  cit.,  p.  1 14.  Quare  oporteret  maxime  ut  pro  Grœcis  et  Ruthenis  schisma- 
ticis  ad  unionem  Jidei  perducendis  unum  Seminarium,  alterum  pro  Orientalibus 
schismaticis,  pro  Judœis  ac  Sarracenis  singula,  pro  hœreticis  et  gentilibus  varia, 
secundum  locorum,  nationum  ac  temporis  oportunitatem  instituer entur.  Hac  etenim 
via  Ecclesia,  cujus  prœcipua  cura  est  operarios  idoneos  efformandi  et  viittendi  in 
vineam,  provideret  errantibus  oviculis  vigilantissimos  pastores.  Quanto  vero  hujus- 
modi  Seminaria  aliis  sint  prœstantiora,  ex  sequentibus  luce  clarius  constabit.  Nam 
ad  hoc  munus  operarii  fidèles,  et  qiiam  fieri  poterit  maxime  idonei  cuivis  nationi 
ac  convenientissimi  selegentur  :  verbi  gratia,  qui  Grcecanicœ  nationi  deputandi, 
statim  ut  sedulam  grœcis  litteris  operam  dent  curabitur,  erroresque  scrutentur  ac 
originem  eorum,  auctores  qui  contra  ipsos  scripserunt  graviter  evolvendo,  ut 
validis  confutationibus  possint  armari,  discutient.  Prœterea  Grcecorutn  annales 
atque  ipsamet  cum  gente  commercia  familiaritatemque  inibunt  :  ac  demum,  quod 
maximi  est  ponderis  et  momenti,  pro  ejusdem  nationis  tam  spiritualibus  quam  tem 
poralibus  necessitatibus  apud  Sedem  Apostolicam  intercèdent  :  habebuntque  Grceci 
Romam  venientes  tutissimos  patronos  qui  eos  foveant,  instruant  ac' ceterorum  ad 
ipsos  spectantium  veluti  benigni  patres  curam  gérant.  Operarii  vero  qui  ex  hujus- 
modi  officinis  prodierint,  in  Grœcorum  vinea  jam  laborantes,  majori  studio  ac 
fervore  incepto  operi  incumbent,  dum  quotidie  auxiliares  copias  recenter  adven- 
tantes,  qui  manipulas  colligant  fructusque  conservent  ac  tueantur,  conspexerint  : 
tum  denique,  quo  nihil  majus  excogitari  potest,  habebit  Grœcia  Romœ  plures 
angelos  custodes  qui  pro  ipsa  non  solum  apud  Romanum  Pontijicem,  sed  etiam 
■apud  ipsum  Deum  continuas  preces  in  promotionem  salutis  animarum  effundant. 
Solet  Apostolica  Sedes  pro  singulis  nationibus,  aut  pro  aliquibus  saltem,  Cardi- 
nalem  protectorem  merito  designare,  qui  angeli  custodis  munere  apud  ipsam  fun- 
gatur.  At  quantum  huic  protectioni  prœferatur  hœc  forma  Seminarii,  res  ipsa 
loquitur  :  quantum  prœterea  excelleret  Seminarium,  quod  nunc  erectum  est  pro 
Grœcis  adolescentibus,  prœtermissis  aliis,  ex  eo  maxime  constat  :  nam  alumni,  qui 
nunc  in  Seminario  Grœcorum  {et  idem  etiam  fit  in  aliis)  instruuntur  ac  educantur, 
non  omnes  hujus  vineœ  excultores  futuri  sperantur  :  tnulti  enim  ad  clericatus 
dignitatem  non  promoventur,  promoti  vero  non  omnes  eo  animarum  !{elo  feruntur. 


UN    THÉORICIEN    DE    L  APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVI^  SIÈCLE       I49 

Bien  que  la  pensée  du  P.  Thomas  de  Jésus  ne  soit  pas,  en  l'espèce, 
des  plus  explicites,  il  semble  bien  que  ces  sortes  de  Séminaires  nationaux, 
tels  qu'il  les  rêve,  se  rattachent  aux  Séminaires  religieux  qu'il  proposait 
dans  la  deuxième  catégorie.  C'est  ce  qui  ressort  des  lignes  suivantes  : 

Le  Saint-Siège  a  coutume  de  désigner  pour  chaque  nation,  ou  du  moins  pour 
quelques-unes  d'entre  elles,  un  cardinal  protecteur,  qui  remplisse  à  son  égard 
l'office  d'ange  gardien.  Combien  ce  genre  de  Séminaire  (proposé  ci-dessus) 
serait  préférable  à  celte  haute  protection  elle-même,  sa  nature  suffit  à  le  dire. 
Combien,  en  outre,  il  l'emporterait  sur  le  Séminaire  naguère  érigé  pour  des 
jeunes  gens  grecs  !  Entre  autres  avantages,  il  aurait  celui-ci  :  les  élèves  qui 
reçoivent  présentement  l'instruction  et  l'éducation  au  Collège  des  Grecs  (et 
l'observation  est  également  vraie  pour  les  autres  établissements  analogues)  ne 
donnent  pas  tous  l'espérance  de  devenir  un  jour  les  ouvriers  de  cette  partie 
spéciale  de  la  vigne  du  Seigneur  :  un  bon  nombre  ne  sont  point  promus  à  la 
cléricature;  et  parmi  ceux  qui  y  sont  admis,  tous  ne  sont  pas  animés  de  ce 
zèle  des  âmes  qu'exigent  impérieusement  les  besoins  de  leur  nation;  enfin, 
puisque  le  labeur  apostolique  réclame  des  missionnaires  ornés  de  vertus 
héroïques,  de  doctrine  éminente,  de  prudence  remarquable,  quelle  contribution 
pourraient  fournir  à  pareille  tâche  des  jeunes  gens,  par  comparaison  avec  des 
religieux  d'âge  mur,  de  moeurs  éprouvées  et  de  zèle  ardent? 

Il  s'agit  donc  bien  de  Séminaires  religieux,  mais  nationaux,  c'est- 
à-dire  destinés  à  préparer,  et  cette  fois-ci  dans  le  centre  de  la  catholicité, 
des  ouvriers  pour  telle  ou  telle  partie  de  la  grande  vigne  de  Dieu. 

Aussi  bien,  préoccupé  comme  toujours  des  questions  pratiques,  le 
P.  Thomas  de  Jésus  s'empresse  d'ajouter  qu'il  serait  facile  de  confier 
chacun  de  ces  Séminaires  à  un  des  Ordres  religieux  qui  travaillent  aux 
missions  dont  il  s'agit  d'assurer  le  succès. 

Quod  si  ratione  expensarum  res  forsan  difficilior  appareret  quam  rêvera 
sit,  non  esset  de  erectione  horum  Seminariorum  desperandum  :  nam  si  singula 
Seminaria  singulis  Ordinibus  a  Summo  Pontifice  commendarentiir ,  dubium 
non  est  quin  Religiosorum  Ordines  singuli  partem  oneris  assumèrent,  atque 
injlammati  desiderio  Apostolicœ  Sedi  animarumque  saluti  inserviendi, 
unusquisque  unum  aut  alterum  Seminarium  pro  natione  sibi  deputata  erigeret, 
propriis  sumptibus  aleret,  ac  demum  illarum  gentium  patrociniuin  assumeret ; 
sanctaque  œmulaîione,  Ordinibus  inter  se  certantibus,  ferveret  opus  ac  ^elus 
cresceret  animarum  (1). 

Nous  croyons  être  dans  le  vrai  en  notant  ici  que  du  monde  de  l'au- 
delà  le  P.  Thomas  de  Jésus  a  dû  éprouver  une  douce  joie  en  voyant  la 


quem  urgens  suce  nationis  nécessitas  exposcit;  ac  denique  cum  viros  apostolicos 
heroicis  virtutibus  ornatos,  doctrina  excellentes,  prudentia  insignes,  animarum  stu- 
dium   et  cura  prœrequirat,  quid  confèrent  adolescentes  tanto  muneri,  viris  reli- 
giosis,  œtate  maturis,  moribus  probatis,  t^elo  ardentibus,  comparatif 
(i)  Op.  cit.,  p.  ii5. 


i:,0  ECHOS    D  ORIENT 


seconde  moitié  du  xix^  siècle  réaliser  en  Orient  une  partie  de  ces  pensées 
et  de  ces  espérances.  Humbles  ouvriers  nous-mêmes  de  cette  œuvre 
immense,  nous  avons  la  fierté  de  reconnaître  qu'au  moment  où  la  guerre 
mondiale  est  venue  jeter  le  désarroi  dans  ce  grandiose  réseau  d'éta- 
blissements pour  la  plupart  français,  cette  sainte  émulation  des  Congré- 
gations religieuses  pour  la  formation  des  clergés  catholiques  nationaux 
existait  sur  tous  les  points  de  l'Orient  chrétien  :  Pères  Blancs  à  Jérusalem, 
Jésuites  à  Beyrouth  et  en  Arménie,  Capucins  à  Constantinople,  Carmes 
dans  les  Indes,  Dominicains  à  Mossoul,  Assomptionistes  en  Turquie  et 
en  Bulgarie,  rivalisaient  de  zèle  et  de  dévouement  pour  préparer  des 
missionnaires  de  tous  rites  en  vue  des  besognes  sacrées  d'un  prochain 
avenir.  On  pouvait  dire  en  toute  vérité  :  Fervet  opiis;  si  telles  parties  du 
terrain  demeuraient  encore  ingrates,  d'autres  étaient  déjà  bien  fécondées 
et  des  lueurs  d'espoir  se  montraient  à  tous  les  observateurs  de  l'horizon. 
La  prédiction  enthousiaste  du  P.  Thomas  de  Jésus  se  réalisait  :  chaque 
Congrégation  adoptait,  pour  ainsi  dire,  le  patronage  de  telle  mission, 
en  supportait  généreusement  les  frais,  encouragée  et  soutenue  par  Rome, 
largement  secourue  d'ailleurs  par  la  charité  catholique. 

Hélas!  pourquoi  faut-il  que  la  guerre  ait  interrompu  une  si  belle 
activité  !  Entre  tous  les  cataclysmes  de  cette  affreuse  tourmente,  ce 
cataclysme  moral  n'est  certes  pas  un  des  moindres,  et  l'histoire 
impartiale  ne  saurait  être  trop  sévère  pour  ceux  à  qui  en  incombe  la 
responsabilité. 

Mais,  si  triste  que  soit  l'évocation  du  passé  d'hier  et  la  constatation 
du  présent  d'aujourd'hui,  le  missionnaire  catholique  a  mieux  à  faire 
qu'à  se  lamenter  sur  les  ruines  accumulées.  Plutôt  que  de  se  complaire 
au  rôle  de  Jérémie  pleurant  sur  le  sort  de  la  cité  sainte,  il  doit,  comme 
Esdras  et  Néhémie,  se  préparer  aux  nécessaires  reconstructions  de 
demain.  Pour  ces  reconstructions  de  l'après-guerre,  les  sages  réflexions 
du  P.  Thomas  de  Jésus  présentent  bien  des  éléments  dont  il  y  a 
toujours  lieu  de  tenir  compte. 

Avant  de  terminer  ses  considérations  sur  les  Séminaires  destinés  au 
recrutement  des  missions,  le  Carme  espagnol  du  xvii*^  siècle  proposait 
une  idée  qui  depuis  longtemps  lui  était  chère  :  l'établissement  d'un 
ordre  religieux  nouveau  qui  serait  uniquement  voué  à  la  propagation 
de  la  foi  à  travers  le  monde  entier  (i). 


(j)  Op.  cit.,  p.  ii5.  Prœterea  cum  in  Ecclesia  Dei  innumerœ  sint  Religiones  pro 
sahite  proximorum  procuranda  institutec,  oporterei  aliquam  de  novo  fundari,  cujus 
scopus  ac  finis  particularis,  prceter  oralionem  et  contemplationem ,  esset  fidei  per 
nfiipersum  orbem  propagatio  et  infidelium  omnium  ad  Ecclesiœ  unitatetn  fideique 


UN    THÉORICIEN    DE    l'aPOSTOLAT  CATHOLIQUE  AU  XVII"=  SIÈCLE       ISl 

Présenté  sous  cette  forme,  il  faut  le  reconnaître,  le  projet  était  et 
demeure  toujours  une  chimère.  Toutefois,  ne  peut-on  pas  en  réaliser 
une  partie  par  un  Séminaire  ou  Institut  central  des  missions,  analogue 
à  l'Institut  pour  les  études  orientales  qui  vient  d'être  créé  à  Rome 
par  S.  S.  Benoît  XV  ? 

Ce  qui  reste  vrai  au  xx^  siècle  comme  au  xvn«,  c'est  la  somme 
merveilleuse  d'aptitudes  spéciales  à  l'œuvre  des  missions  qu'offre  tou- 
jours, de  par  sa  nature  même,  la  vie  religieuse.  Notre  auteur  tient 
à  revenir  encore  sur  cette  affirmation,  avant  de  clore  ce  chapitre  des 
Séminaires  de  missions  (i).  Quelles  que  puissent  être  çà  et  là  les  diffi- 
cultés locales,  quels  que  puissent  être  les  malentendus,  toujours  regret- 
tables d'ailleurs,  entre  le  clergé  séculier  et  le  clergé  régulier,  aucun 
esprit  de  bonne  foi  ne  peut  échapper,  croyons-nous,  à  l'évidence  de 
cette  vérité  d'une  haute  portée  pratique.  La  sainteté  de  l'état  religieux, 
le  désintéressement  personnel  et  le  désintéressement  de  la  famille 
assuré  par  la  profession,  la  force  morale  que  représente  dans  l'Eglise 
un  Ordre  ou  une  Congrégation,  avec  les  secours  de  tout  genre  procurés 
à  ses  membres  :  voilà,  à  notre  époque  de  même  qu'à  celle  du  P.  Thomas 
de  Jésus,  des  garanties  puissantes  de  fécondité  apostolique  pour  les 
religieux  missionnaires.  Aujourd'hui  comme  alors  et  comme  toujours, 
l'expérience  confirme  ces  principes  :  en  pays  de  mission,  les  âmes 
sont  davantage  attirées  par  des  missionnaires  religieux. 

Si  simples  que  paraissent  ces  réflexions,  nous  avons  cru  utile  de  ne 
point  les  passer  sous  silence.  Ceux  à  qui  incombe  la  réorganisation 
nouvelle  de  l'apostolat  catholique  après  la  guerre  sont  certainement 
pénétrés  des  mêmes  principes  qui  animaient  l'âme  ardente  du  P.  Thomas 


veritatem  reductio  :  nam  licet  plurimœ  sint,  qiiœ  animarum  conversioni  studeant, 
divisa  tamen  sunt  eorum  piissima  stiidia,  ac  partim  fidelibus,  partim  vero  injide- 
libus  impenduntur.  Nulla  vero  est  in  Ecclesia  Dei  fiucusque  Congregatio  erecta, 
quœ  solum  animarum  conversioni  prociirandœ  destinetur.  Quamobrem  foret  opiis 
Deo  longe  acceptissinium,  si  huic  functioni  Religio  aligna  a  Sancta  Sede  Apostolica 
instituer etur,  quœ  unice  conversioni  injidelium  invigilaret  atque  inter  ipsos  ut 
plurimum  versaretur. 

(i)  Op.  cit.,  p.  ii5.  Illud  denique  in  electione  Itujusmodi  ministrorum  occurrit 
considerandum,  viros  religiosos  hominibus  aliis  huic  muneri  esse  aptiores,  ut 
antea  lib.  I  disputavimus,  tum  ratione  status  ipsorum,-qui  sanctissimus  est,  et  quo 
quis  sanctior,  eo  etiam  aptior  esse  judicatur;  tum  quia  precibus,  exemplo,  doctrina, 
opère  ac  sexcentis  aliis  modis  cœteros  operarios  in  excolenda  vinea  Doîuitii 
antecellunt.  Desiderat  enim  Deus,  Evangelio  suo  disseminando,  pauperes  huma- 
nisque  omnibus  prœsidiis  destitutos  operarios.  Deinde  homines  majorem  his  fideni 
prœbent  moremque  gérant,  qui  doctrinam  cum  vitœ  integritate  conjungunt. 
Denique  religiosi  aliis  sunt  expeditiores  mutuis  inter  se  auxiliis  refocillati  :  quœ 
omnia  non  parum  conducunt  ayiimarum  profectibus.  Quare  par  est  ut  per  reli- 
giosos viros,  qui  Christum  et  animas  sitiunt,  negotium  hoc  passim  peragatur. 


1^2  ÉCHOS    d'orient 


de  Jésus.  Mais  l'on  ne  saurait  trop  se  préoccuper  de  répandre  et  d'en- 
courager, dans  tous  les  milieux  catholiques,  cette  sympathie  éclairée 
pour  l'apostolat  des  missions,  en  vue  de  préparer,  par  tous  les 
moyens,  les  hommes  vraiment  apostoliques  que  requiert  cette  grande 
œuvre  (i). 

S.    Salaville. 


Képhissia,  juin  1918. 


(i)  Op.  cit.,  p.  106:  Vere  enim  apostolicos  homines  postulat  apostolicum  munus. 


LA  SOLENNITÉ  DE  NOËL 


La  question  des  origines  de  la  solennité  de  Noël  ne  comporte  plus 
de  solution  nouvelle.  Mg^"  Duchesne  a  écrit  sur  ce  sujet  tout  ce  qui 
pouvait  être  dit  (i).  Il  suffira  de  développer  quelques-unes  de  ses  expli- 
cations afin  de  mettre  en  pleine  évidence  le  bien  fondé  de  sa  conclu- 
sion qui  est  d'une  importance  capitale,  à  savoir  :  que  l'on  est  arrivé 
à  fixer  la  date  de  la  naissance  du  Christ  en  partant  de  la  date  présumée 
de  sa  Passion. 

A  l'étude  des  origines  se  rattache  naturellement  celle  des  relations 
qui  semblent  s'établir  entre  la  Noël  et  la  fête  mithriaque  du  Natalis 
Invicti.  Ce  point  de  discussion  une  fois  élucidé,  nous  reproduirons 
ies  données  historiques  relatives  à  la  propagation  de  la  fête  de  Noël  en 
Orient.  Finalement,  nous  marquerons  le  caractère  liturgique  de  cette 
solennité  en  déterminant  le  principe  et  le  sens  intime  d'une  institution 
qui  appartient  en  propre  à  l'Eglise  romaine  :  le  privilège  des  trois 
Messes  stationales. 

1.  —   Origine  de  la  fête  de  Noël. 

La  primitive  Église  n'a  pas  laissé  de  tradition  autorisée  sur  le  jour  de 
la  naissance  du  Christ.  Lorsque  les  fidèles  aspirèrent  à  élargir  le  cercle 
de  leur  dévotion  en  célébrant  le  principe  même  de  notre  salut  :  la  con- 
ception virginale  de  la  Vierge  et  son  enfantement  divin  dans  la  grotte 
de  Bethléem,  il  fallut  bien  alors  s'ingénier  pour  découvrir  une  base 
valable  qui  permît  de  fixer  l'époque  à  laquelle  ces  grands  événements 
avaient  dû  s'accomplir. 

Cette  base,  à  la  vérité,  ne  pouvait  plus  être  que  symbolique  et  exé- 
gétique.  Elle  repose,  comme  de  juste,  sur  la  loi  fondamentale  qui  régit 
l'apologétique  chrétienne  :  la  démonstration  de  l'esprit  prophétique.  Loi 
en  vertu  de  laquelle  les  prescriptions  du  Testament  mosaïque  n'étaient  ^ 
que  V ombre  des  choses  à  venir  {Col.  ii,  16-17),  car  tout  ce  qui  a  été 
écrit  d'avance  l'a  été  pour  notre  instruction,  afin  que,  par  la  patience  et 
par  la  consolation  que  donnent  les  Écritures,  nous  possédions  l'espérance 
{Rom.  XV,  4). 

Suivant  cette  loi,  le  14  nisan  était  la  figure  du  jour  de  salut  où  le 


(i)  Cf.  Origines  du  culte  chrétien,  2.'  éd.,  p.  247-254. 


iz,^  ÉCHOS    D  ORIENT 


Christ,  véritable  Agneau  pascal,  a  inauguré  un  état  nouveau  de  la  société 
par  le  baptême  de  la  régénération  en  sa  mort,  témoin  cette  solennelle 
proclamation  de  saint  Paul  :  Les  choses  anciennes  sont  révolues;  voici  que 
tout  est  renouvelé,  et  tout  cela  vient  de  Dieu  qui  noms  a  reconciliés  avec  lui 
par  le  Christ,  et  qui  nous  a  donné  le  ministère  de  la  réconciliation.  {II  Cor. 
V,  17-18.)  Car  Dieu,  qui  a  dit  :  la  lumière  luira  dans  les  ténèbres!  a  fait 
briller  la  lumière  dans  nos  cœurs  pour  faire  resplendir  la  connaissance  de 
la  gloire  de  Dieu  sur  la  face  du  Christ.  {II  Cor.  iv,  6.) 

Sur  la  foi  de  ces  déclarations,  le  14  nisan,  Pâque  authentique  des  chré- 
tiens, fut  assimilé  au  premier  jour  de  la  création  du  monde  illustré  par 
l'apparition  de  la  lumière  que  Dieu  sépara  des  ténèbres,  établissant  ainsi, 
par  un  effet  de  sa  toute-puissance,  l'équinoxe  primordial.  Le  Verbe, 
réservé  jusque-là  dans  l'intelligence  du  Père  céleste,  réalise  soudain  tout 
son  nom,  il  devient  une  voix,  un  son,  lorsque  Dieu  dit  :  Fiat  lux!  A  cette 
prolation  qui  constitue  la  naissance  parfaite  du  Verbe  Monogène  (i), 
correspond  d'une  manière  providentielle  dans  l'ordre  du  salut  l'Incar- 
nation du  Fils  unique  de  Dieu  dans  le  sein  virginal  de  Marie,  accom- 
plie en  coïncidence  avec  l'équinoxe  initial,  un  dimanche  25  mars,  ce 
qui  reporte  la  date  de  sa  naissance  au  25  décembre,  un  mercredi, 
jour  marqué  dans  la  semaine  génésiaque  par  la  création  du  soleil  et 
de  la  lune  que  Dieu  «  plaça  au  firmament  du  ciel  pour  présider  au 
jour  et  à  la  nuit  et  servir  de  signes  dans  la  démarcation  des  saisons, 
des  jours  et  des  années  ».  {Gen.  i,  17.) 

On  remarquera  que  l'auteur  anonyme  du  De  Pascha  computus,  en 
fixant  la  date  de  la  naissance  de  Notre-Seigneur  au  28  mars,  a  surtout 
en  vue  d'établir  la  coïncidence  de  ce  jour  avec  la  IV^  férié  de  la  semaine 
génésiaque  (2),  ce  qui  lui  permet  également  d'y  relever  un  rapport 
avec  la  Passion  (3)  le  15  nisan,  attendu  qu'au  quatrième  jour  de  la 
création,  Dieu  est  censé  avoir  produit  la  lune  dans  la  phase  la  plus 
parfaite  de  sa  carrière,  c'est-à-dire  en  pleine  face. 

Pour  mieux  souligner  le  rapport  établi  par  la  tradition  des  anciens 
entre  la  Conception  de  la  Vierge  et  la  Passion  du  Christ,  saint  Augustin 
commente  en  ces  termes  le  précepte  mosaïque  ;  Non  coques  agniitn  in 
lacté  matris  suce  :  «  Peut-être  aussi  n'y  a-t-il   pas  d'absurdité  à  dire 


(i)  Hœc  est  nativitas  perfecta  Sermonis  dum  ex  Deo  procedit,  conditus  ab  eo 
primum  ad  cogitatum  in  nomine  sophiœ,  «  Dominus  condidit  me  initium  viarum  »,  etc. 
Tertull.,  Adp.  Praxean  7.  Cf.  Ibid.,  12. 

(2)  O  quam  prœclara  et  divina  Domini  providentia!  ut  in  illa  die  quo  factus  est 
sol,  in  ipso  die  nascereîur  Christus,  V  kal.  apr.,  feria  IV.  (De  Pascha  comp.  Migne, 
P.  L.,  t.  IV,  col.  963-964.) 

(3)  Ibid.,  col.  965. 


LA    SOLENNITE    DE    NOËL 


avec  plusieurs  que  cela  a  été  prescrit  par  le  prophète,  afin  que  les  bons 
Israélites  ne  fissent  point  cause  commune  avec  les  méchants  de  la  main 
de  qui  le  Christ  a  souffert  comme  un  agneau  égorgé  dans  le  lait  de  sa 
mère,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  il  a  été  conçu;  on  dit,  en  effet,  que 
le  lait  commence  à  venir  aux  femmes  dès  qu'elles  ont  conçu.  Or,  le 
Christ  a  été  conçu  puis  est  mort  dans  le  même  mois,  comme  le  montre 
l'observance  de  la  Pàque  et  le  jour  bien  connu  de  sa  naissance.  Puisqu'il 
est  né  le  25  décembre,  il  est  évident  qu'il  a  été  conçu  vers  le  2s  du 
premier  mois  de  l'année,  c'est-à-dire  de  mars,  qui  fut  tout  à  la  fois 
le  mois  de  sa  Passion  et  celui  du  lait  de  sa  mère  à  l'époque  où  elle  le 
conçut.  »  (i) 

Le  jour  de  la  Passion  du  Christ,  Pâque  des  chrétiens,  constitue  ainsi 
le  point  cardinal  de  la  liturgie  primitive.  Il  est  à  la  fois  le  mémorial  de 
la  création,  de  l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu  et  de  sa  mort.  Cette  mort 
réalise  le  principe  de  la  régénération  spirituelle  du  monde  qui  s'accom- 
plit par  le  ministère  de  la  réconciliation. 

11.  —  Coïncidence  de  la  Noël  avec  le  «  Natalis  Invicti  ». 

Le  27  décembre,  la  Rome  païenne  célébrait  aussi  avec  pompe  la  fête 
du  Natalis  Invicti  de  Mithra,  identifié  avec  le  soleil  reprenant  sa  course 
ascendante  et  victorieuse  au  solstice  d'hiver.  Du  fait  de  cette  coïnci- 
dence, on  a  été  porté  à  croire  que  le  désir  de  faire  oublier  cet  anniver- 
saire païen  aurait  déterminé  à  lui  seul  le  choix  que  fit  l'Eglise  de  cette 
date  pour  commémorer  la  Nativité  du  Christ  (2). 

Cette  affirmation  n'est  pas  nouvelle;  elle  semble  avoir  été  mise  en 
avant  dans  certains  milieux  orientaux  pour  justifier  devant  les  simples 
fidèles  la  dérogation  apportée  par  l'Église  romaine  à  la  coutume  des 
Églises  orientales  qui  était  de  célébrer  la  naissance  du  Christ  le  6  janvier. 
Assémani  en  a  relevé  un  témoignage  dans  une  note  apposée  par  un 
ancien  écrivain  syrien  en  marge  d'un  traité  de  Dionysius  Bar  Salibi  (3). 


(i)  In  Heptat.,  11,  90. 

(2)  Voir  les  textes  cités  à  l'appui  de  cette  opinion  dans  Mommsen  (Corpus  inscr. 
lat.,  t.  I,  p.  410). 

(3)  Causam  porro,  cur  a  Patribus  prœdicta  solemnitas  a  die  januarii  ad  2  5  decembris 
translata  fuit,  hanc  fuisse  ferunt  :  solemne  erat  ethnicis  hac  ipsa  die  25  decembris 
«festum  ortus  solis  >  celebrare ;  ad  augendam  porro  diei  celebritatem  ignés  accen- 
dere  solebant,  ad  quos  ritus  populum  etiatn  christianum  invitare  consueuerant. 
Quum  ergo  animadverterent  doctores  ad  eum  morem  christianos  propendere,  exco- 
gitato  consilio,  eo  die  «  festum  veri  ortus  »  constituerunt,  die  vero  6  januarii 
Epiphaniam  celebrari  jusserunt.  Hune  itaque  morem  ad  hodiernum  usque  diem  cum 
ritu  accendi  ignis  retinuerunt.  (Assémani,  Bibl.  Orient,  t.  Il,  p.  164.) 


156  ÉCHOS    d'orient 


Je  signalerai  également  un  texte  arméno-syriaque  édité  par  M.  Marr  (i). 
Il  y  est  rapporté  en  substance  qu'un  disciple  de  saint  Éphrém  s'en 
fut  un  jour  consulter  son  maître  pour  savoir  de  lui  quelle  était,  de 
Noël  ou  de  l'Epiphanie,  la  fête  authentique  de  la  Nativité  du  Seigneur. 
La  solennité  des  Epiphanies,  répondit  le  grand  docteur,  réalise  la  vraie 
fête  de  la  naissance  du  Christ.  L'origine  de  cette  commémoration  est 
incontestablement  plus  ancienne  que  celle  de  Noël.  Les  sectateurs  de 
Mithra  ayant  coutume  de  célébrer  le  25  décembre  la  naissance  de 
VInvictus  par  des  jeux  et  des  courses  dans  les  cirques,  les  hippodromes 
et  les  amphithéâtres  où  nombre  de  chrétiens  eurent  à  subir  le  martyre, 
les  Pères  d'Occident  ont  jugé  opportun  d'instituer  à  pareille  date  la  fête 
de  Noël  en  proclamant  avec  raison  :  Le  véritable  Soleil  de  justice,  c'est 
le  Christ! 

Ces  témoignages  un  peu  tardifs  ne  doivent  pas  être  acceptés  sans 
contrôle.  Aucun  auteur  païen  n'a  jamais  prétendu  que  le  christianisme 
ait  emprunté  sa  doctrine  ou  quelqu'une  de  ses  traditions  sacrées  au; 
mithriacisme.  L'idée  première  de  la  commémoration  de  la  Nativité  du 
Christ  appartient  à  l'Église  orientale  qui  la  célébrait  à  l'origine,  sous 
le  vocable  d'Epiphanie,  le  6  janvier.  Or,  cette  date  n'a  aucune  relation 
avec  le  culte  de  Mithra,  elle  a  été  fixée  uniquement  sur  des  considéra- 
tions exégétiques  et  astronomiques  dont  les  Latins  ont  accepté  le 
principe.'  On  sait  de  quelle  manière  ils  en  ont  modifié  l'application  en 
mettant  le  jour  de  la  conception  de  Jésus  et  celui  de  sa  Passion  le 
25  mars. 

Quant  au  symbole  de  la  lumière  sous  lequel,  tant  en  Orient  qu'ea 
Occident,  on  célébrait  la  naissance  du  Christ,  sa  conception  a  été 
puisée  aux  sources  mêmes  de  la  foi  chrétienne. 

Les  Livres  Saints,  en  effet,  saluent  à  maintes  reprises  le  Messie 
comme  le  Soleil  de  justice  et  la  Lumière  du  monde. 

«  Un  soleil  de  justice  se  lèvera  pour  vous  qui  craignez  son  nom,.. 
et  le  salut  naîtra  de  ses  rayons.  »  {Malach.  iv,  2.) 

«  Son  nom  est  Orient.  »  {Zach.  vi,  12.) 

«  Voici  que  je  t'ai  établi  pour  être  la  lumière  des  nations  afin  que 
tu  sois  mon  salut  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre.  »  {Is.  xlix,  6.) 

«  A  cause  de  Sion  je  ne  me  tairai  point,  et  en  faveur  de  Jérusalem  je- 
n'aurai  point  de  repos,  jusqu'à  ce  que  son  Juste  paraisse  comme  une 
lumière  et  que  son  Sauveur  brille  ainsi  qu'un  flambeau.  »  (/s.  lxvi,  i.) 


(i)  Dans  la  revue  Christiansky  Vostok.  Saint-Pétersbourg,  1912  (?).  Par  suite  de  la 
guerre,  je  ne  suis  pas  à  même  de  fournir  présentement  une  référence  exacte. 


LA    SOLENNITE    DE    NOËL  I  57 

«  Ce  peuple  assis  dans  les  ténèbres  a  vu  une  grande  splendeur,  et  sur 
ceux  qui  étaient  assis  dans  les  régions  et  l'ombre  de  la  mort  la  lumière 
s'est  levée.  »  (/s,  ix,  2.  —  Matth.  iv,  16.) 

Le  Sauveur  lui-même  s'est  écrié  :  «Je  suis  lalumièredu  monde,  celui 
qui  me  suit  ne  marchera  pas  dans  les  ténèbres,  mais  il  aura  le  rayon- 
nement de  la  vie.  »  (Joan.  xii,  46.)  Et  ses  apôtres,  ses  disciples  appelés 
à  répandra  sa  doctrine  par  toute  la  terre,  déclaraient  hautement  : 
«  L'Évangile  que  nous  avons  appris  de  lui,  et  que  nous  vous  annon- 
çons, c'est  que  Dieu  est  lumière  et  qu'il  n'y  a  point  en  lui  de  ténèbres.  » 
(J Joan.  I,  5.) 

«  11  était  la  véritable  lumière  qui,  en  venant  dans  le  monde,  éclaire 
tout  homme.  »  (Joan.  i,  9,) 

Le  christianisme  ne  doit  donc  rien  qu'à  ses  prophètes  et  à  lui-même. 
La  fête  de  Noël  a  son  fondement  véritable,  indépendamment  de  toute 
influence  extérieure  dans  la  doctrine  de  la  Rédemption  par  la  mort  de 
Jésus  sur  le  bois  de  la  croix. 

111.  —  Propagation  de  la  fête  de  Noël  en  Orient. 

A  quelle  date  exacte  remonte  l'institution  de  la  solennité  de  Noël? 
Nul  n'a  encore  été  à  même  de  le  déterminer.  Le  De  Pascha  computus 
témoigne  qu'elle  n'existait  pas  en  243.  Etant  donné,  d'autre  part,  que 
le  calendrier  philocalien  nous  fournit  un  indice  certain  de  sa  célébration 
à  Rome,  en  336,  «  l'incertitude  s'étend  à  quatre-vingt-treize  ans  »  (i). 

Cette  fête  cardinale  resta  d'abord  une  fête  propre  à  l'Église  latine, 
et  ce  n'est  qu'à  la  longue  qu'elle  fut,  à  une  exception  près,  successi- 
vement adoptée  par  toutes  les  confessions  chrétiennes  de  l'Orient. 

Saint  Jean  Chrysostome  paraît  s'être  constitué  le  premier  et  fervent 
propagateur  de  la  Noël  au  sein  de  l'Église  grecque.  Il  atteste,  dans  une 
homélie  prononcée  le  25  décembre  386,  que  cette  fête  n'avait  été  intro- 
duite à  Antioche  que  depuis  dix  ans  environ,  soit  vers  375  (2).  Fort 
désireux  de  lui  gagner  des  adhérents  parmi  les  fidèles,  le  grand  orateur 
entreprit  d'en  justifier  l'institution.  11  la  déclare  «  de  tradition  apos- 
tolique »  et  lui  trouve  un  fondement  dans  l'Évangile.  D'après  lui,  la 
date  de  la  conception  de  Jésus  se  déduit  du  texte  de  saint  Luc  sur  la 
conception  de  saint  Jean-Baptiste.  Zacharie,  considéré  pour  le  besoin  de 
la   cause  comme  élevé  à  la  dignité  de  grand  prêtre,  fit  son  entrée 


(i)  Cf.  DucHESNE.  Bulletin  critique  (année  1890,  p.  45). 
(2)  MiGNE,  P.  G.,  t.  XLIX,  coL  35 1. 


138  ÉCHOS    d'orient 


annuelle  dans  le  Saint  des  saints  au  dixième  jour  du  septième  mois, 
solennité  de  la  Propitiation,  lorsqu'un  ange  du  Seigneur  lui  apparut. 
Elisabeth,  sa  femme,  conçut  le  25  septembre;  octobre  fut  ainsi  le  pre- 
mier mois  de  sa  grossesse;  conséquemment,  ce  fut  six  mois  après, 
suivant  l'évangéliste,  que  l'ange  Gabriel  se  présenta,  envoyé  par  le 
Très-Haut,  dans  une  ville  de  Galilée  appelée  Nazareth,  auprès  de  la 
Vierge  Marie,  fiancée  à  un  homme  de  la  maison  de  David,  nommé 
Joseph,  Neuf  mois  plus  tard,  Jésus  naissait  à  Bethléem  de  Judée  (i). 

Si  ingénieuse  que  soit  cette  argumentation,  elle  pèche  par  la  base, 
car  Zacharie  n'a  jamais  été  grand  prêtre,  et  la  fonction  liturgique  qu'il 
eut  à  remplir  dans  le  Temple,  suivant  le  rôle  de  sa  classe,  ne  pouvait 
être  celle  de  la  Propitiation. 

En  Cappadoce,  la  distinction  et  la  séparation  des  fêtes  de  Noël  et  des 
Epiphanies  était  réalisée  dès  380,  attendu  que  saint  Grégoire  de  Nysse 
mentionne  en  cette  année  la  commémoration  de  la  Nativité  de  Notre- 
Seigneur  dans  son  oraison  funèbre  de  saint  Basile  (2).  Il  y  fait  également 
allusion  dans  deux  de  ses  homélies  sur  saint  Etienne  protomartyr  (3). 

Saint  Grégoire  de  Nazianze,  dans  ses  sermons  sur  la  Théophanie,  se 
pose  lui-même  en  promoteur  de  la  fête  de  Noël  à  Constantinople,  où 
il  l'inaugura  en  379  ou  380,  dans  la  modeste  église  de  l'Anastasie, 
restée  le  dernier  refuge  de  la  foi  orthodoxe  en  cette  ville  (4). 

La  métropole  d'Alexandrie  adopta  la  solennité  de  Noël  vers  430  (3). 
Paul  d'Emèse  y  prêcha  dans  la  grande  église  en  présence  de  saint  Cyrille, 
le  dimanche  25  décembre  (29  Khoïak),  un  sermon  de  circonstance  d'où 
il  résulte  que  l'on  célébrait  ce  jour-là  le  souvenir  de  la  naissance  de 
Notre-Seigneur  (6). 

Jérusalem,  la  ville  du  sanctuaire,  gardienne  fidèle  des  institutions 
liturgiques  destinées  à  perpétuer  le  souvenir  des  grands  événements 
dont  elle  fut  le  glorieux  théâtre,  resta  plus  fermement,  attachée  que 
toute  autre  église  à  la  tradition  orientale,  en  commémorant  chaque 
année  le  mystère  auguste  de  la  naissance  du  Christ  à  l'Epiphanie,  avec 
une  pompe  toute  royale,  par  des  rites  symboliques  qui  consacraient 
son  éminente  dignité  et  dont  elle  restait  seule  à  conserver  le  secret. 
Nous  en  relevons  le  témoignage  dans  la  Peregrinatio  Eucheriœ  (7)  et 


(i)  MiGNE,  P.  G.',  t.  XLVI,  col.  789. 

(2)  Ibid.,  P.  G.,  t.  XLVI,  col.  789. 

(3)  Ibid.,  P.  G.,  t.  XLVI,  col.  701  et  725. 

{4)  Hotnil.  III  et  IV  in  Theophania.  Migne,  P.  G.,  t.  XXXVI,  col... 

(5)  Cassien,  Coll.,  X,  I.  Germadius,  De  viris,  59. 

(6)  Hardoutn,  Conc,  t.  I,  p.  i6g3. 

(7)  Duchesne,  Origines  du  culte  chrétien,  p.  479. 


LA    SOLENNITE    DE    NOËL  I  59 

dans  un  discours  de  saint  Jérôme,  prononcé  à  Bethléem  dans  une  des 
premières  années  du  v^  siècle.  L'illustre  exégète  ayant  tenté  d'introduire 
l'usage  romain  dans  son  monastère,  se  trouva  aussitôt  en  butte  à  de 
vives  contradictions.  Comme  il  n'était  pas  homme  à  céder,  il  défendit 
avec  sa  véhémence  accoutumée  contre  ses  adversaires  la  tradition 
occidentale  :  «  C'est  bien  en  ce  jour,  dit-il,  que  le  Christ  est  né. 
D'autres  pensent  qu'il  est  né  à  l'Epiphanie.  Sans  condamner  l'opinion 
d'autrui,  suivons  néanmoins  notre  sentiment.  Chacun  agit  selon  sa 
conviction  :  peut-être  le  Seigneur  daignera-t-il  nous  éclairer  là-dessus. 
Et  ceux  qui  tiennent  pour  l'autre  opinion,  et  nous  autres  qui  disons 
que  le  Sauveur  est  né  aujourd'hui,  nous  honorons  tous  un  même 
Seigneur.  C'est  le  même  petit  enfant  dont  nous  fêtons  la  venue.  Toute- 
fois, sans  vouloir  en  remontrer  aux  autres,  il  faut  bien  reconnaître  que 
les  meilleures  raisons  sont  de  notre  côté.  Nous  ne  parlons  pas  ici  seu- 
lement en  notre  nom  :  c'est  le  sentiment  des  anciens;  l'univers  entier 
proteste  contre  l'opinion  de  cette  province.  On  dira  peut-être  :  C'est 
ici  que  le  Christ  est  né,  des  étrangers  seraient-ils  donc  mieux  informés 
que  ceux  qui  sont  sur  les  li€ux?  —  Mais  de  qui  tenez-vous  vos  infor- 
mations? De  ceux  qui  étaient  dans  cette  province,  des  apôtres  Pierre 
et  Paul  et  des  autres  apôtres.  Vous  les  avez  chassés,  nous  les  avons 
recueillis;  Pierre,  qui  fut  avec  Jean,  qui  fut  ici  avec  Jacques,  nous  a  ins- 
truits en  Occident.  Ainsi  les  apôtres  sont  autant  nos  maîtres  que  les 
vôtres.  »  (i) 

Le  R.  P.  Vailhé  a  cru  pouvoir  affirmer,  sur  la  foi  d'un  passage  tiré 
du  panégyrique  de  saint  Etienne  attribué  à  Basile  de  Séleucie,  que  la 
fête  de  Noël  avait  été  introduite  à  Jérusalem  par  Juvénal.  Après  avoir 
parlé  de  la  basilique  que  ce  patriarche,  entre  435  et  438,  faisait  élever 
en  l'honneur  du  premier  martyr,  l'orateur  ajoute  :  <i  lequel  (Juvénal) 
a  commencé  à  célébrer  la  naissance  illustre,  salutaire  et  adorable  du 
Seigneur  »  (2).  Si  ce  panégyrique  est  authentique  (3),  ou  tout  au 
moins  d'un  contemporain  de  Juvénal,  il  faut  y  voir  la  mention  d'une 
tentative  qui  ne  fut  point  couronnée  de  succès,  car  Cosmas  Indico- 
pleustes,  qui  écrivait  au  Sinaî  sa  Topographie  chrétienne,  entre  les  années 
547  et  349,  déclare  positivement  que  les  Jérosolymitains  sont  les  seuls 


(i)  Cette  pièce  a  été  signalée  parDom  J.  lAor'm  (Revue  d'hist.  et  de  littér.  religieuses, 
t.  I  (1896),  p.  4i5). 

(2)  «  cicTtç  xai  TTiV  ÈTTioo^ov  7.3.1  ffWTï^p'.oj&ri  TO-j  y.-jfioy  ^tpoTxvvoviXî'vr.v  àp^à|i£voç  èttet- 
ù.fjfi  Yc'vvav  »  MiGNE,  P.  G.,  t.  LXXXV,  col.  469.  Cf.  S.  Vailhé,  «  Introduction  de  la 
fête  de  Noël  à  Jérusalem  »,  Echos  d'Orient,  VIII,  212-218. 

(3)  TiLLEMONT,  Mémoire  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique,  t.  XV,  p.  345,  se 
prononce  contre  l'authenticité  de  cette  homélie. 


i6o  ÉCHOS  d'orient 


à  ne  pas  célébrer  la  fête  du  25  décembre  et  à  commémorer  la  naissance 
•du  Sauveur  le  6  janvier?  (i) 

Ce  témoignage  est,  du  reste,  confirmé  par  un  texte  d'une  homélie 
d'Abraham  d'Éphèse  prononcée  entre  les  années  530-553,  et  récemment 
publié  par  le  R.  P,  M.  Jugie.  Abraham  y  rappelle  également  l'obstina- 
tion des  Palestiniens  et  des  Arabes,  qui,  malgré  les  prescriptions  des 
Pères,  refusent  de  s'associer  à  la  pratique  commune  en  célébrant  la  fête 
<le  la  Nativité  de  Notre-Seigneur  le  25  décembre  (2). 

Selon  toute  vraisemblance,  l'Église  hagiopolite  dut  adopter  définiti- 
vement la  fête  de  Noël  à  la  suite  du  décret  porté  par  l'empereur  Justin  II 
(565-578),  ordonnant  de  célébrer  en  tous  lieux  la  sainte  naissance  du 
Christ  (3).  De  fait,  le  P.  Vailhé  a  prouvé  par  ailleurs  que  la  solennité  du 
25  décembre  existait  à  Jérusalem  à  l'époque  du  patriarche  saint 
Sophrone  (633-638)  (4). 

Fidèle  à  la  tradition  orientale  primitive,  l'Eglise  arménienne  a  con- 
servé jusqu'à  nos  jours  l'antique  tradition  hagiopolite.  Elle  n'admet 
point  encore  la  fête  de  Noël  et  maintient  intact  l'ordre  des  fêtes  sancto- 
rales  préparatoires  à  la  solennité  des  Ephiphanies. 

IV.  —  L'institution  des  trois  Messes  stationales. 

A  peine  inaugurée,  la  commémoration  de  la  Nativité  du  Sauveur 
revêtit,  tant  en  Occident  qu'en  Orient,  un  éclat  égal  à  celui  de  Pâques. 
L'auteur  du  calendrier  philocalien  et  après  lui,  saint  Jean  Chrysostome, 
lui  assignent  une  place  d'honneur  dans  l'économie  des  ordonnances 
festales  de  l'année  liturgique.  Elle  devient  le  principe  àpxv],  le  fon- 
dement de  toutes  les  fêtes  :  |jirjTpÔ7roXi,v  Trao-wv  twv  éopidy  (5).  Dès  le 
ve  siècle,  Rome  la  célébrait  par  un  rite  particulier  :  celui  des  trois  Messes 
stationales. 

Le    premier    rédacteur   du   Liber  pontificalis   attribue    sans    raison 

valable  l'institution  de  la  Messe  de  nuit  au  pape  Télesphore.  Selon 

}AsT  Duchesne,  «  elle  paraît  être  postérieure  à  la  fondation  de  Sainte- 


(i)  Topographia  christiana,  1.  V.  Migne,  P.  G.,  t.  LXXXVIII,  col.  197. 

(2)  «  (xôvov  6a  [J.£XP'  'il[A£pov  Ila)vai(TTtvaïot  xal  oî  upoaxEifxevoi  ToÛTOtc  "Apa^s;  où  du, 
{Açwvoucrt  TV]  Y.ovir\  xwv  Ttâvrwv  •^■^(s>\}.r^,  xal  Tr]v  y)[X£T£pav  éop-rriv  if^ç,  âyta?  toû  Xpurrou  yev- 
vYJffEwç  oùx^wp-ra^ouertv  ».  Cf.  M.  JuGiE,  «  Abraham  d'Ephèse  et  ses  écrits  ».  Byx^anti- 
nische  Zeitschrift,  XXII,  p.  45  et  5o. 

(3)  NicÉPHORE  Calliste,  Hist.  eccles.,  1.  XVII,  c.  xxviii.  Migne,  P.  G.,  CXLVII- 
col.  292. 

(4)  S.  Vailhé,  art.  cit.,  p.  2i5-2i6. 

{5)  De  beato  Philogonio,  4.  Migne,  P.  G.,  t.  XLVIII,  col.  752-753. 


I 


LA    SOLENNITÉ    DE    NOËL  l6l 

'  ^     ~~  i 

Marie  Majeure  (vers  435),  église  où  s'est  toujours  tenue  cette  station 
nocturne  »  (i).  Cependant,  elle  ne  figure  pas  encore  dans  le  sacra- 
mentaire  léonien,  mais  on  la  trouve  expressément  mentionnée  dans 
les  sacramentaires  gélasien  et  grégorien  qui  signalent  aussi  une 
Messe  de  l'aurore  et  une  troisième  Messe  du  jour. 

L'institution  de  la  irina  celebratio  resta,  comme  telle,  étrangère  au 
rite  grec.  Elle  comportait  :  i»  une  Messe  stationale  de  nuit  ad  galli 
cantutn,  célébrée  à  la  basilique  de  Sainte-Marie  Majeure,  où  l'on  vénérait 
les  précieuses  reliques  de  la  Crèche  dans  laquelle  fut  déposé  Jésus  nais- 
sant; 2°  une  Messe  stationale  au  lever  de  l'aurore,  mane  prima,  à  l'église 
de  Sainte-Anastasie. 

Sainte  Anastasie  est  une  martyre  de  Sirmium  dont  le  dies  natalis  est 
fixé  au  25  décembre.  Constantinople  obtint  par  faveur  impériale  la 
translation  des  reliques  de  cette  Sainte,  qui  furent  exposées  à  la  véné- 
ration des  fidèles  dans  le  modeste  sanctuaire  érigé  sous  le  vocable  de 
la  Résurrection  de  Notre-Seigneur  ou  Anastasis,  sanctuaire  rendu  célèbre 
par  la  prédication  de  saint  Grégoire  de  Nazianze.  De  Constantinople, 
le  culte  de  la  glorieuse  martyre  de  Sirmium  passa  à  Rome,  où  s'élevait 
également  une  église  du  titre  d'Anastasie.  11  y  gagna  bientôt  tant  de 
crédit  que  le  titulus  Ânastasice  (2)  devint  le  titulus  sanctcB  Anastasiœ; 
30  Une  Messe  du  jour,  in  die,  célébrée  de  nouveau  en  grande  pompe, 
à  Sainte-Marie  Majeure. 

Ces  trois  stations  liturgiques  ont  été  établies  à  Rome,  selon  toute 
vraisemblance,  à  l'imitation  de  l'ancien  usage  hagiopolite.  La  métropole 
de  Jérusalem  commémorait  le  6  janvier  la  naissance  du  Rédempteur 
par  une  action  symbolique  développée  en  trois  actes  :  1°  une  grande 
vigile  à  la  basilique  constantinienne  de  la  Nativité,  à  Bethléem;  2°  une 
théorie  nocturne  qui  avait  son  point  de  départ  à  la  grotte  vers  le  milieu 
de  la  nuit  et  son  terme  vers  la  pointe  de  l'aube  à  V Anastasis,  sanctuaire 
de  la  Résurrection  où  se  trouvait  le  Saint-Sépulcre;  3°  une  Messe 
solennelle  du  jour  à  la  basilique  majeure  du  Martyrium  au  Golgotha  (3). 

La  mystique  de  cette  triple  démonstration  rituelle  a  trait  à  la  parousie 
et  à  la  fondation  du  royaume,  comme  il  y  aura  lieu  de  l'établir  dans 
l'article  que  nous  consacrerons  à  la  solennité  des  Épiphanies.  Tel  est, 


(1)  DucHESNE,  Origines...,  p.  478,  note. 

(2)  Anastasie  peut  être  le  nom  de  la  fondatrice  du  Titulus,  bien  qu'il  y  ait  grande 
probabilité  à  ce  que  ce  vocable  ait  été  appliqué  à  un  sanctuaire  romain  correspondant 
comme  celui  de  Constantinople  à  VAnastasis  de  Jérusalem. 

(3)  Peregrinatio  ad  loca  sancta,  Dochesne,  op.  cit.,  p.  478-479.  M"  Duchesne, 
Ibid.,  note,  pense  qu'il  y  avait  une  Messe  de  nuit  à  Bethléem.  Je  ne  partage  pas  cet 
avis,  non  plus  que  le  P.  Grisar.  Analecta  Romana,  1889,  p.  594. 

Échos  d'Orient.  —  T.  XIX.  6 


l62  ÉCHOS    d'orient 

ç 

aussi  bien,  l'enseignement  liturgique  de  l'Église  romaine,  dont  l'idée 
prédominante  est  de  prendre  occasion  de  la  première  venue  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ,  pour  évoquer  et  célébrer  avec  éclat,  sous  le 
symbole  de  la  lumière,  sa  parousie  suprême  au  dernier  jour,  après  nous 
y  avoir  préparés  par  l'exercice  de  la  vertu  durant  toute  la  période  de 
l'Âvent.  Car,  proclame-t-elle  dès  lors  avec  l'Apôtre  :  «  la  grâce  de  Dieu, 
source  de  salut  pour  tous  les  hommes,  a  été  manifestée.  Elle  nous 
enseigne  à  renoncer  à  l'impiété,  aux  convoitises  mondaines  et  à  vivre 
dans  le  siècle  présent  selon  la  sagesse,  la  justice  et  la  piété,  en  atten- 
dant la  bienheureuse  espérance  et  la  manifestation  de  la  gloire  du 
grand  Dieu  et  Sauveur  Jésus-Christ.  »  {Ep.  ad  TH.  ii,  1 1 .) 

Conclusion. 

En  résumé,  la  fête  de  Noël  n'est,  au  fond,  qu'une  réduplication  de  la 
solennité  des  Epiphanies.  Elle  a  été  établie  en  Occident,  à  la  date 
symbolique  du  25  décembre,  au  début  du  iv^  siècle.  L'Eglise  de  Rome 
y  propose  à  la  vénération  des  fidèles  de  toute  la  chrétienté  les  mystères 
de  la  génératilDn  éternelle  et  temporelle  du  Verbe  associés  à  celui  de 
la  régénération  parfaite  du  peuple  saint,  héritier  de  la  promesse,  appelé 
par  grâce  à  former  dans  le  royaume  des  cieux  la  race  sacerdotale  et 
royale  des  enfants  de  Dieu. 

J.-B.  Thibaut. 


LA    VIE   RELIGIEUSE 

dans    les    Eglises    séparées    d'Orient 


Pour  le  voyageur  pressé  qui  ne  jette  qu'un  regard  curieux  sur  les 
choses  et  sur  les  gens,  il  semble  que  les  Orientaux  soient  profondément 
religieux.  Comment,  en  effet,  ne  pas  avoir  cette  impression  quand  on 
voit  avec  quelle  ferveur  les  pèlerins  russes  font  leurs  dévotions  dans 
les  sanctuaires  de  Terre  Sainte,  avec  quelles  attitudes  et  quels  accents 
pathétiques  nombre  de  bonnes  gens  s'adressent  à  Dieu  ou  à  ses  saints? 
Qu'ils  soient  Grecs,  Russes,  Arméniens,  Syriens,  Coptes,  etc.,  les 
Orientaux  ont  une  façon  expressive  de  prier  qui  surprend  l'Occidental, 
généralement  plus  froid  et  plus  sobre  de  démonstrations.  Ajoutez  à  cela 
la  pompe  des  cérémonies,  l'éclat  des  ornements,  la  majesté  naturelle 
à  beaucoup  d'officiants,  au  moins  dans  les  villes,  et  vous  aurez  les 
raisons  pour  lesquelles  le  touriste  se  laisse  induire  en  erreur  sur  la 
religion  des  Orientaux. 

I.  Piété  apparente.  —  La  piété  est  grande  en  apparence.  11  faut  voir, 
par  exemple,  de  quel  culte  les  «  orthodoxes  »  entourent  les  icônes. 
Ils  font  avec  respect  le  tour  de  l'église  et  baisent  dévotement,  au  milieu 
de  multiples  signes  de  croix,  les  nombreux  tableaux  exposés  un  peu 
partout.  Chaque  maison  a  une  image  de  la  Vierge  devant  laquelle  brûle 
constamment  une  lampe.  On  regarde  comme  un  péché  de  la  laisser 
s'éteindre,  et  nous  avons  vu  de  pauvres  gens  se  priver  d'huile  pour  que 
la  lampe  de  la  Toute-Sainte  n'en  manquât  point.  Les  marins  s'adressent 
de  préférence  à  saint  Nicolas  de  Myre,  dont  l'image  occupe  la  place 
d'honneur  dans  le  salon.  11  n'est  peut-être  pas  un  des  nombreux  petits 
bateaux  grecs,  même  des  simples  voiliers,  qui  font  le  cabotage  dans  les 
mers  d'Orient  qui  n'ait  ainsi  son  oratoire.  Les  Arméniens  n'ont  pas  un 
culte  aussi  développé  que  les  «  orthodoxes  »  pour  les  icônes,  sauf  là  où 
ils  vivent  mêlés  à  eux,  mais  chez  eux  la  Sainte  Croix  remplace  les  images. 

Vous  verrez  rarement  un  «  orthodoxe  »  passer  près  d'une  église  sans 
faire  au  moins  trois  signes  de  croix  ou  encore  se  signer  dévotement 
au  passage  d'une  procession  ou  d'un  enterrement,  même  catholique. 
Les  gens  mêlent  tout  naturellement  le  nom  de  Dieu  à  leurs  conversa- 
tions. Il  existe,  en  effet,  un  grand  nombre  de  formules  pieuses  que  tout 
le  monde  emploie  sans  le  moindre  respect  humain,  à  faire  croire  qu'elles 
sont  l'expression  des  sentiments  intimes. 


164  ÉCHOS    d'orient 


Nous  pourrions  multiplier  les  exemples  pour  montrer  comment 
s'exprime  la  religion  chez  les  Orientaux.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des 
apparences  trompeuses,  qui  cachent  une  réalité  toute  différente.  Assistez, 
par  exemple,  à  un  certain  nombre  d'offices  les  dimanches  ordinaires, 
dans  une  église  grecque,  serbe  ou  bulgare,  et  remarquez  l'attitude 
des  gens.  11  est  rare  que  vous  ne  sentiez  pas  comme  un  sentiment  de 
langueur  et  d'impatience,  qui  anime  tout  le  monde,  depuis  le  célébrant 
jusqu'au  dernier  des  assistants  (1).  En  temps  ordinaire,  il  n'y  a  guère 
comme  fidèles  que  des  vieilles  femmes  qui  croient  montrer  beaucoup  de 
dévotion  parce  qu'elles  vont  faire  brûler  un  petit  cierge  d'un  sou  devant 
les  icônes  des  saints  en  faisant  force  invocations  à  mi-voix,  avec  des 
intonations  émues  et  des  yeux  langoureux.  Revenues  à  leur  place, 
elles  bavardent  entre  elles,  tout  en  faisant  machinalement  les  nombreux 
signes  de  croix  que  réclament  les  cérémonies  orientales.  D'autres 
dorment  dans  une  douce  quiétude.  Seules,  les  voix  nasillardes  des 
chantres  mettent  un  peu  de  vie. 

Les  jours  de  fête  d'obligation,  l'assistance  est  plus  nombreuse,  mais 
bien  moins  recueillie  encore.  Ce  qui  frappe  tout  d'abord,  et  ce  que 
déplorent  les  «  orthodoxes  »  sincères,  c'est  la  cohue.  La  foule  est  dans 
un  perpétuel  va-et-vient;  les  gens  se  déplacent,  se  bousculent  en  s'adres- 
sant  des  propos  aigres-doux.  L'absence  de  chaises  et  de  bancs  explique 
en  partie  cet  incessant  mouvement.  On  bavarde  presque  à  haute  voix 
sur  les  affaires  politiques  ou  commerciales,  on  cause  toilette,  on  parle 
de  tout,  sauf  de  Dieu.  Personne  ne  suit  les  offices  dans  un  livre. 
Quelques-uns  accompagnent  les  chantres  en  faux-bourdon.  L'assistance 
demeure  purement  passive  et  ne  mêle  aux  cérémonies  que  des  signes 
de  croix  (2). 

Y  a-t-il  quelque  détail  particulier  de  la  liturgie.^  c'est  alors  une  bous- 
culade effroyable  pour  mieux  voir,  comme  par  exemple  à  la  procession 
de  Vépitaphios  (3)  le  Vendredi-Saint.  Les  jours  de  communion  voient  de 
véritables  ruées  vers  l'autel,  au  moins  dans  les  paroisses  de  quelque 
importance.  Comme  il  est  rare  qu'il  y  ait  des  saintes  espèces  pour  tous, 
il  s'agit  de  prendre  la  sainte  communion  d'assaut.  Le  prêtre  est  parfois 
obligé  de  la  distribuer  entre  deux  gendarmes  chargés  de  contenir  la 
foule,  et  qui  y  arrivent  rarement.  La  cohue  est  telle  à  certains  jours 


(i)  La  longueur  des  offices  l'explique  en  partie. 

(2)  Il  est  juste   de   reconnaître  que   les  Russes  se  tiennent  généralement  mieux, 
mais,  chez  eux  aussi,  il  y  a  encore  bien  des  progrès  à  faire. 

(3)  Représentation  de  l'ensevelissement  du  Christ. 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    ÉGLISES   SÉPARÉES    d'ORIENT       165 

que  dans  la  bousculade  les  saintes  espèces  sont  répandues  sur  le 
pavé  de  l'église. 

Les  processions  religieuses  ne  se  distinguent  pas  beaucoup  des  mani- 
festations politiques.  Pas  d'ordre,  encore  moins  de  silence.  Chacun 
cherche  la  meilleure  place,  on  bavarde,  on  s'interpelle,  les  marchands 
de  cierges  crient  leur  denrée  à  tue-tête,  tandis  que  le  clergé  nasille 
quelque  traînante  mélopée.  Les  diverses  confréries  et  corporations  se 
disputent  la  préséance,  les  sacristains  ou  les  policiers  chassent  à  coups 
de  pied  les  gamins  qui  se  bousculent  et  profitent  du  moindre  incident 
pour  s'amuser. 

On  comprend  dès  lors  l'étonnement  émerveillé  des  schismatiques 
assistant  à  une  cérémonie  dans  une  église  catholique.  Le  recueillement 
avec  lequel  les  fidèles  communient  les  frappe  particulièrement  de 
stupeur.  On  obtient  d'ailleurs  très  facilement  qu'ils  y  observent  le 
silence  et  la  bonne  tenue,  car  ils  savent  que  chez  nous  ce  sont  deux 
choses  demandées. 

L'assistance  à  la  Messe  le  dimanche  n'est  pas  considérée  comme 
obligatoire.  11  suffit,  pense-t-on  généralement,  d'aller  à  l'église  de  temps 
en  temps,  aux  fêtes  principales,  ou  encore  de  se  retirer  après  avoir  fait 
une  courte  prière  et  allumé  un  petit  cierge.  Les  Arméniens  prétendent 
même  que  l'assistance  aux  Vêpres  le  samedi  soir  dispense  de  la  Messe 
du  dimanche  ! 

Beaucoup  de  gens  vont  rarement  à  l'église,  tout  au  plus  quatre  ou 
cinq  fois  par  an,  aux  fêtes  principales.  Il  nous  souvient  qu'un  Grec 
distingué  estimait  qu'il  suffisait  à  sa  fille  d'aller  vénérer  le  Christ  au 
tombeau,  le  Vendredi-Saint,  pour  être  une  parfaite  «  orthodoxe  ».  11  en 
est  même  une  bonne  minorité,  au  moins  dans  la  haute  classe,  qui  ne 
pratiquent  plus  aucune  religion  ou  qui  sont  affiliés  aux  Sociétés  secrètes, 
comme  la  Franc-Maçonnerie.  Cela  ne  les  empêche  nullement  de  se  dire 
«  orthodoxes  »  au  même  titre  que  les  autres.  Certains  Grecs  n'ont-ils 
pas,  du  reste,  la  prétention  de  monopoliser  l'appellation  de  «  chré- 
tiens »  et  n'affectent-ils  pas  de  regarder  les  catholiques  comme  n'ayant 
rien  de  commun  avec  le  Christ? 

Les  pratiques  de  dévotion  sont  le  plus  souvent  purement  machinales 
et  purement  extérieures.  Peut-on,  en  effet,  donner  le  nom  de  signe  de 
croix  à  ces  mouvements  rapides  exécutés  par  la  plupart  des  gens  et  qui 
ressemblent  plutôt  aux  gestes  que  l'on  fait  pour  chasser  un  insecte 
importun-  Et  quelle  attention  y  appfirte-t-on  quand  on  bavarde?  11 
nous  semble  voir  encore  trois  hommes  passant  près  d'un  sanctuaire 
célèbre  de  la  Sainte  Vierge,  à  Athènes,  et  faisant  force  signes  de  croix 


i66  ÉCHOS  d'orient 


tandis   qu'ils    émaillaient    leur   conversation    d'ignobles   blasphèmes. 

Les  saints  les  plus  légendaires  pullulent,  malgré  les  timides  protes- 
tations du  clergé.  Quelquefois,  c'est  une  localité  qui  veut  avoir  son 
pèlerinage  et  qui  canonise  un  de  ses  fidèles  défunts,  le  plus  souvent 
avec  de  faux  miracles  à  l'appui.  Ailleurs,  c'est  un  patriote  mis  à  mort 
par  les  Turcs  et  qu'on  voudrait  faire  passer  pour  un  martyr  de  la  reli- 
gion. D'autres  fois,  ce  sont  des  saints  dont  l'existence  est  purement 
imaginaire,  mais  qu'on  n'invoque  pas  moins  avec  confiance.  Tel  ce 
saint  Phanourios,  qui  fait  découvrir  les  objets  perdus  et  dont  on 
retrouve  l'image  dans  mainte  église  grecque,  malgré  les  défenses  for- 
melles du  saint  synode.  Et  saint  Eleuthérios  invoqué  pour  un  heureux 
accouchement!  Et  tant  d'autres  du  même  genre! 

Si  les  imposteurs  n'ont  plus  beaucoup  de  chances  de  succès  dans  le 
monde  orthodoxe  des  Balkans  ou  de  la  Turquie,  en  revanche  ils  ont 
toujours  prise  sur  l'âme  plus  mystique  des  Slaves,  des  Russes  en  parti- 
culier. On  en  voyait  paraître  au  moins  un  chaque  année  avant  la  guerre 
et  grouper  des  milliers  d'adeptes.  La  propagation  des  idées  révolution- 
naires qui  ont  mené  la  Russie  à  sa  ruine  s'explique  fort  bien  par.  le  mys- 
ticisme grossier  et  l'illuminisme  du  peuple.  Les  plus  célèbres  prophètes 
que  l'empire  des  tsars  ait  connus  au  xx«  siècle  sont  le  fameux  Jean 
de  Cronstadt,  personnage  austère  et  énigmatique,  dont  les  disciples 
ont  déformé  la  doctrine;  le  pope  Gapone,  que  la  révolution  utilisa  en 
1905  et  qu'elle  supprima  quelque  temps  après;  enfin  l'ignoble  Raspou- 
tine,  moine  ignorant  et  débauché,  qui  régna  dans  les  salons  de  la 
haute  société  et  qui  fut  tout-puissant  à  la  cour  impériale  jusqu'à  son 
assassinat  en  19 16.  Les  sectes  les  plus  excentriques  et  parfois  les  plus 
immorales  pullulent  toujours.  Une  société  qui  se  laisse  ainsi  corrompre 
et  qui  suit  de  pareils  imposteurs  dont  la  doctrine  et  la  conduite  sont 
en  contradiction  avec  les  enseignements  du  Christ  peut-elle  vraiment 
se  dire  chrétienne? 

II.  Superstition.  —  Peu  scrupuleux  sur  la  façon  dont  ils  assistent  aux 
cérémonies  du  culte,  les  Orientaux  le  sont  au  contraire  beaucoup  sur 
l'observation  exacte  des  rites  et  des  pratiques  extérieures.  11  y  a  là  une 
preuve  évidente  de  superstition.  On  doit  prononcer  toutes  les  paroles, 
exécuter  tous  les  rites,  même  les  moins  importants,  exactement  comme 
le  veut  la  coutume,  sans  quoi  aucun  effet  ne  serait  produit.  Les  prières 
sont  devenues  de  véritables  formules  d'incantation.  Les  fidèles  ne  se 
gênent  pas,  du  reste,  pour  reprendre  le  prêtre  ou  le  clerc  auquel 
il  arrive  de  se  tromper.  C'est  peut-être  en  grande  partie  à  cela  que  les 
cérémonies  du  culte  doivent  d'être  restées  à  peu  près  pures.  Assistez 


I 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    ÉGLISES    SÉPARÉES    d'ORIENT       167 

à  un  baptême,  vous  verrez  la  sage-femme  ou  quelque  vieille  épier  les 
moindres  paroles,  les  moindres  gestes  du  prêtre,  pour  voir  s'ils  sont  bien 
conformes  à  la  tradition.  La  superstition  a  peu  à  peu  remplacé  la  reli- 
gion (1).  Il  est  des  pratiques  d'origine  païenne  qui  se  conservent  en 
divers  lieux  avec  un  soin  jaloux.  Loin  de  les  proscrire,  le  clergé  les 
tolère,  quand  il  ne  les  encourage  point,  soit  par  ignorance,  soit  par 
fidélité  aux  coutumes  des  ancêtres.  Certaines  cérémonies  de  pèlerinage, 
particulièrement  dans  les  Lieux  Saints,  font  involontairement  songer  à  ce 
qui  se  passait  dans  le  temple  d'Asclépios  à  Epidaure  et  dans  d'autres 
sanctuaires  célèbres  de  l'antiquité.  Les  moines  grecs  qui  desservent  les 
sanctuaires  de  la  Palestine  entretiennent  des  dévotions  bizarres  qui  sont 
pour  eux  une  excellente  source  de  revenus.  11  est  communément  admis 
en  Orient  que  celui  qui  peut  se  baigner  dans  le  Jourdain  voit  ses  péchés 
remis  ou  même  est  assuré  d'aller  au  ciel.  Pour  quelques-uns,  il  suffit 
simplement  d'avoir  fait  le  pèlerinage  de  Jérusalem  !  Quelle  différence 
y  a-t-il  entre  cette  croyance  et  celle  des  bouddhistes  se  baignant  dans 
le  Gange,  leur  fleuve  sacré,  ou  celle  des  musulmans  se  rendant  à  La 
Mecque  ?  Ailleurs,  ce  sont  de  prétendus  miracles  :  le  feu  sacré  du 
Samedi-Saint,  à  Jérusalem  (2).  merveilles  (!)  opérées  par  la  Vierge  de 
Tinos  (3),  par  la  ceinture  de  la  Sainte  Vierge  conservée  au  mont  Athos 
et  que  l'on  transporte  en  divers  lieux  dans  les  calamités  publiques, 
Vierges  frappeuses  répandues  un  peu  partout,  entre  autres  à  Péramos, 
dans  la  presqu'île  de  Cizique  (4),  etc.,  etc. 

De  même  qu'ils  veillent  à  l'observance  scrupuleuse  des  rites  par  lè" 
clergé,  les  fidèles  ne  permettraient  pas  qu'on  touchât  aux  règles  du 
jeûne.  Si  le  Carême  est  encore  à  peu  près  observé  dans  certaines  cam- 
pagnes, en  revanche,  les  villes  ne  lui  témoignent  pas  beaucoup  de  fidé- 
lité :  on  se  contente  de  jeûner  la  première  et  la  dernière  semaine,  et 
encore!  Le  patriarche  de  Constantinople,  Joachim  111,  jugeant  que  la 
législation  ancienne  du  jeûne  était  inappliquée  et  en  fait  inapplicable 
par  les  simples  fidèles,  voulut,  il  y  a  une  douzaine  d'années,  en  adoucir 
la  rigueur  par  de  sages  tempéraments.  Ce  fut  un  beau  scandale  dans  le 
monde  grec.  Le  prélat  novateur  se  vit  accuser  de  mépris  à  l'égard  des 
anciens  Pères  et  d'introduire  le  relâchement  dans  la  sainte  Église  de 


(i)  Voir  entre  autres  les  articles  de  L.  Arnaud  dans  les  Echos  d'Orient,  191 1  : 
«  Quelques  superstitions  religieuses  chez  les  Grecs  »,  p.  jS;  «  Prières  superstitieuses 
des  Grecs  de  Chimara  •»,  p.  146. 

(2  Jérusalem;  1909,  «  Le  feu  sacré  des  Grecs  »,  par  T.  Rannoy,  p.  385. 

(3)  Celle  qui  aurait  guéri  le  roi  Constantin  de  Grèce  en  1916. 

(4)  Echos  d'Orient,  1911,*  L'Image  de  la  Vierge  de  Péramos», par  Th.  Xanthopoulos, 
p.  217. 


i68  ÉCHOS  d'orient 


Dieu.  On  lui  reprochia  surtout  de  vouloir  jouer  au  Pape,  car  le  droit 
canon  orthodoxe  ne  l'autorisait  pas  à  prendre  seul  une  décision  sur  une 
question  aussi  importante.  Elle  est  du  ressort  du  concile  œcuménique. 
Comme  la  réunion  de  celui-ci  est  pratiquement  impossible,  1'  «  ortho- 
doxie »  continue  à  maintenir  des  prescriptions  qu'elle  n'observe  plus. 
11  est  vrai  qu'elle  n'en  est  pas  à  une  contradiction  près. 

Cet  attachement  exagéré  aux  pratiques  extérieures  a  provoqué  en 
Russie  un  schisme  qui  dure  encore.  Au  xvii^  siècle,  des  millions  de 
fidèles,  plutôt  que  d'admettre  les  réformes  du  patriarche  Nicon  qui 
portaient  simplement  sur  la  pureté  du  texte  des  livres  liturgiques  et 
sur  des  cérémonies  de  détail,  préférèrent  se  séparer  de  l'Église  officielle 
pour  ne  pas  suivre  cet  «  Antéchrist  ».  Les  persécutions  les  plus  vio- 
lentes n'eurent  pas  raison  de  leur  obstination.  Ce  sont  les  starovières  ou 
vieux-croyants,  qui  sont  encore  actuellement  une  vingtaine  de  millions. 

La  superstition  est  partout  et  revêt  les  formes  les  plus  diverses. 
11  est  certaines  pratiques  universelles  en  Orient,  comme  celles  qui 
concernent  le  «  mauvais  œil  »  (i),  d'autres  qui  sont  spéciales  à  telle 
ou  telle  contrée.  Toutes  les  classes  de  la  société  en  sont  également 
esclaves.  La  superstition  intervient  dans  les  actes  les  plus  ordinaires 
de  la  vie  et  fait  partie  intégrante  des  pratiques  ancestrales  dont  on  ne 
saurait  se  départir  sans  manquer  gravement  à  son  devoir. 

Le  paganisme  n'a  donc  pas  disparu  complètement.  La  plupart  des 
Orientaux  ne  sont,  selon  la  formule  expressive  d'un  diplomate  espa- 
gnol, que  des  «  païens  baptisés  ». 

m.  Pratique  des  sacrements.  —  Si  maintenant  nous  passons  à  la 
pratique  des  sacrements,  que  de  choses  lamentables  ne  trouverons- 
nous  pas!  Nous  ne  dirons  rien  du  Baptême  et  de  la  Confirmation  qui 
sont  à  peu  près  toujours  administrés  à  des  nouveau-nés  et  qui  n'exigent 
d'eux  aucune  préparation.  11  est  cependant  permis  de  douter  dans 
beaucoup  de  cas  de  la  validité  de  la  Confirmation.  Comme  le  Saint 
Chrême  n'est  consacré  que  rarement,  tous  les  sept  ou  dix  ans  en 
général  (2),  il  arrive  que  la  provision  s'épuise  dans  les  paroisses  et 
que  le  curé  ne  se  gêne  pas  pour  le  remplacer  par  de  l'huile  ordinaire, 
ce  qui  rend  nui  le  sacrement. 


(i)  «  La  Baskania  ou  le  «  mauvais  œil  »  chez  les  Grecs  modernes  »,  par  L.  Arnaud, 
dans  Echos  d'Orient,  1912,  p.  385,  5io.  Le  même  auteur  a  fait  par^'tre  dans  cette 
revue  d'autres  articles  sur  les  diverses  superstitions  chez  les  Grecs,  1912,  p.  ii5; 
igiS,  p.  123,  292.  H.  GisLER  en  a  fait  autant  pour  la  Bulgarie  :  Echos  d'Orient,  1901, 
p.  221  ;  1902,  p.  io3,  235,  274;  1903,  p.  63;  1904,  p.  257,  390. 

(2)  Cf.  L.  Petit  :  «  Du  pouvoir  de  consacrer  le  Saint  Chrême  »,  dans  Echos  d'Orient, 
1899,  P-  I  ;  *  Composition  et  consécration  du  Saint  Chrême  »,  Ibid.,  p.  129. 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    ÉGLISES    SÉPARÉES    d'ORIENT       169 

On  communie  généralement  quatre  fois  par  an  :  à  Noël,  à  Pâques, 
à  la  fête  de  saint  Pierre  et  saint  Paul  et  à  l'Assomption.  Les  Arméniens 
ne  communient  pas  à  la  troisième  de  ces  fêtes.  Nous  avons  dit  plus 
haut  avec  quel  manque  de  respect  les  fidèles  s'approchent  le  plus  sou- 
vent du  prêtre  pour  recevoir  la  sainte  communion.  Du  reste,  la  plupart 
des  gens  n'ont  jamais  entendu  parler  d'une  façon  exacte  du  mystère 
de  l'Eucharistie,  et  par  conséquent  ne  comprennent  point  l'acte  qu'ils 
font.  Aussi  ce  qui  frappe  le  plus  un  schismatique  oriental  quand  il 
assiste  à  une  Messe  catholique,  c'est  le  recueillement  qui  accompagne 
la  communion. 

La  Messe  n'est-elle  pas  invalide  plus  souvent  qu'on  ne  croit?  Sans 
parler  des  prêtres  de  village  qui  prétendent  consacrer  du  raki  (1)  en 
guise  de  vin  ou  qui  s'arrêtent  après  le  chant  de  l'Évangile  et  croient 
avoir  célébré,  que  dire  de  ceux  qui  mettent  le  zéon  (2)  en  quantité  telle 
que  l'espèce  du  vin  est  essentiellement  altérée?  Les  Russes  ne  recom- 
mandent-ils pas  depuis  une  quinzaine  d'années  aux  élèves  de  leurs 
Séminaires  de  proscrire  l'intention  de  consacrer  au  moment  des  paroles 
historiques  de  l'institution  :  Ceci  est  mon  corps,  etc.,  comme  une  inven- 
tion «  papique  »  et  de  la  reporter  à  l'épiclèse  ou  invocation  au  Saint- 
Esprit  (3)  qui  suit  la  consécration?  Dans  les  livres  liturgiques  édités 
depuis  la  même  époque  on  imprime  en  caractères  ordinaires  les  paroles 
de  l'institution,  alors  qu'elles  étaient  jusque-là  en  majuscules  et  très 
apparentes  (4). 

Quelle  préparation  les  schismatiques  orientaux  apportent-ils  au  grand 
acte  de  la  communion?  Les  «  orthodoxes  »  ont  l'habitude  de  jeûner  les 
trois  jours  qui  précèdent,  c'est-à-dire  non  seulement  de  ne  pas  manger 
de  viande,  mais  même  aucun  aliment  préparé  au  beurre,  à  la  graisse  ou 
à  l'huile.  Les  Arméniens  se  bornent  en  général  à  un  seul  jour.  Le  matin 
où  l'on  doit  communier,  non  seulement  on  ne  prend  ni  nourriture  ni 
boisson  avant  de  se  rendre  à  l'église,  mais  on  s'interdit  même  de  fumer. 
La  préparation  matérielle  est  donc  rigoureuse  chez  tous  ou  à  peu 
près,  mais  l'autre,  la  plus  nécessaire,  celle  qui  regarde  l'âme,  comment 
se  fait-elle?  On  peut  dire  sans  être  taxé  d'exagération  qu'il  n'est  peut- 


(i)  Eau-de-vie  anisée. 

(2)  Eau  chaude  dont  le  prêtre  doit  verser  quelques  gouttes  dans  le  précieux  Sang 
avant  la  communion.  Les  Arniéniens  n'ont  jamais  voulu  adopter  cette  pratique  du 
rite  byzantin. 

(3)  Sur  l'épiclèse,  voir  les  articles  de  S.  Salaville  dans  les  Echos  d'Orient,  1908, 
p.  loi  ;  1909,  p.  5,  222;  igio,  p.  i33,  32i;  191 1,  p.  10. 

(4)  P.  Christoff,  «  La  taillite  des  sacrements  dans  les  Eglises  orientales  »,  dans  les 
Missions  des  Augustins  de  l'Assomption,  191 1,  p.  ii3  sq. 


j^Q  ÉCHOS    d'orient 


être  pas  un  schismatique  qui  se  confesse  sérieusement.  Beaucoup  ne 
se  présentent  même  pas  au  prêtre.  C'est  ainsi  que  naguère,  en  Russie 
et  en  Bulgarie,  on  pouvait  voir  des  bataillons  entiers  se  présenter  par 
ordre  à  la  communion,  en  rangs  comme  à  l'exercice,  sans  qu  il  y  eut 
un  homme  sur  dix  qui  se  fût  confessé  !  .        .         , 

Ceux  qui  reçoivent  le  sacrement  de  Pénitence  ne  font  jamais  qu  un 
simulacre  de  confession.  Aussi  peut-on  affirmer  qu'elle  est  toujours 
incomplète  et  que  le  plus  souvent  les  fautes  graves  sont  dissimulées. 
soit  par  ignorance,  soit  par  honte  naturelle,  soit  par  crainte  assez  jus- 
tifiée de  les  voir  ébruitées  par  le  confesseur  lui-même!  Celui-ci  est 
d'ailleurs  parfaitement  incapable  de  remplir  sérieusement  son  ministère. 
Les  prêtres  mariés  n'ont  généralement  pas  les  pouvoirs;  ils  sont 
ordinairement  réservés  à  des  moines  ignorants  revêtus  du  sacerdoce 
et  qui  n'ont  aucune  idée  exacte  des  conditions  requises  pour  l'admi- 
nistration du  sacrement  de  Pénitence.  Le  plus  souvent,  ils  ne  posent 
pas  de  questions  et  arrêtent  même  les  aveux  du  pénitent.  Celui-ci 
dépose  une  offrande,  et  le  prêtre  lui  donne  l'absolution  ou  même  une 

simple  bénédiction.  -' 

Il  est  généralement  admis  d'ailleurs  qu'on  ne  commet  pas  de  pèche 
avant  le  mariage!  Alors,  pourquoi  aller  se  confesser  tant  qu'on  n  a  pas 
reçu  ce  sacrement?  Et  puis  l'intégrité  de  la  confession  semble  bien  une 
question  secondaire.  Il  suffit,  croit-on  généralement,  d'avouer  quelques 
fautes  graves  et  de  recevoir  l'absolution.  Voilà  à  quel  degré  d'igno- 
rance est  tombée  l'Église  d'Orient,  qui  fut  jadis  représentée  par  une 
pléiade  d'illustres  docteurs  ! 

11  faut  encore  moins  parler  de  direction  spirituelle.  C'est  une  chose 
absolument  inconnue  de  nos  jours  chez  les  schismatiques  orientaux 
dans  les  couvents  aussi  bien  que  dans  le  monde.  On  comprend  des 
lors  l'angoisse  dans  laquelle  vivent  certaines  âmes  plus  délicates,  qui 
ne  trouvent  pas  dans  leurs  prêtres  de  vrais  ministres  du  sacrement  de 
Pénitence,  encore  moins  des  directeurs  de  consciences  expérimentes. 
Ce  sont  le  plus  souvent  des  jeunes  gens  ou  des  jeunes  filles  élevés  dans 
les  écoles  catholiques  et  auxquels  l'enseignement  sérieux  de  la  religion 
chrétienne  et  les  exemples  qu'ils  ont  eus  sous  les  yeux  ont  donne  le 
goût  des  choses  de  Dieu.  Ils  ne  peuvent  pas  s'adresser  aux  prêtres  catho- 
liques, puisque  ceux-ci  n'ont  pas  le  droit  de  les  absoudre,  et  par  ailleurs 
leur  Église  est  impuissante  à  satisfaire  les  besoins  de  leur  âme. 

Le  mariage  n'est  pas  l'occasion  d  une  nouvelle  confession,  mais  dans 
certains  pays  on  communie  auparavant,  aue  vaut  le  mariage  contracté 
par  les  «  orthodoxes  »?  On  se  le  demande,  car  ils  ont  supprime  en 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    ÉGLISES    SEPAREES    D  ORIENT       I7I 

fait  réchange  du  consentement  des  époux,  bien  qu'il  existe  toujours 
dans  le  rituel.  Une  sotte  coutume,  très  générale  en  Orient,  veut  que  la 
jeune  mariée,  et  même  en  beaucoup  d'endroits  le  nouvel  époux,  ne  dise 
pas  un  mot  le  jour  du  mariage  ;  dès  lors,  on  les  croit  dispensés  de 
l'échange  des  promesses  et  que  leur  présence  devant  le  prêtre  en  tient 
lieu  (i). 

Quant  à  l'Extrême-Onction,  comme  il  faut  sept  prêtres  pour  l'admi- 
nistrer dans  le  rite  byzantin  et  que  la  cérémonie  dure  deux  heures  et 
demie  ou  trois  heures,  elle  est  tombée  en  désuétude  (2),  Les  Armé- 
niens n'en  ont  plus  que  le  souvenir,  en  sorte  que  les  schismatiques 
meurent  à  peu  près  tous  sans  avoir  reçu  ce  sacrement,  car  on  ne 
peut  vraiment  pas  donner  ce  nom  aux  onctions  faites  avec  l'huile  de  la 
lampe  du  sanctuaire,  la  veille  de  certaines  fêtes,  qu'on  a  prétendu  lui 
substituer. 

IV.  Morale.  —  La  religion  doit  se  traduire  dans  la  vie  ordinaire  par  un 
accomplissement  plus  parfait  de  ses  devoirs,  sans  quoi  elle  est  purement 
superficielle.  Si  des  pratiques  de  dévotion  et  de  la  réception  des  sacre- 
ments nous  passons  à  la  morale,  les  constatations  sont  à  peu  près  les 
mêmes  et  on  ne  saurait  c'en  étonner,  car  la  fréquentation  sérieuse  des 
sacrements  est  une  des  meilleures  garanties  d'honnêteté.  11  faut  recon- 
naître qu'en  général,  dans  l'empire  ottoman  et  dans  une  bonne  partie 
de  la  presqu'île  balkanique,  les  gens  de  la  campagne  ont  conservé  des 
mœurs  assez  pures.  C'est  là  aussi  qu'on  trouve  une  plus  grande  fidélité 
aux  préceptes  chrétiens.  Si  les  conversations  y  sont  souvent  grossières, 
si  certains  vices  sont  connus  et  trop  répandus,  il  est  rare  cependant 
que  l'inconduite  soit  un  fait  notoire.  C'est  ainsi  qu'une  jeune  fille  ne 
manque  presque  jamais  à  ses  devoirs.  11  est  vrai  qu'elle  a  pour  la 
maintenir  dans  le  chemin  de  la  vertu  la  crainte  que  son  père  ou  un  de 
ses  frères  ne  tire  sur  elle  et  sur  son  complice  une  de  ces  terribles  ven- 
geances que  connaissent  les  Corses  et  les  Albanais. 

Nous  ne  pourrions  pas  faire  le  même  éloge  des  grandes  villes  ni  de 
certains  pays,  comme  la  Russie  et  la  Roumanie  (3)  et  même  la  Bulgarie, 


(i)  Cf.  H.  GiSLER,  «  Coutumes  du  mariafe  chez  les  Bulgares»,  dans  Échos  d'Orient, 
1902,  p.  287,  274;  1903,  p.  63. 

(2)  G.  Jacquemieb,  «  L'Extrême-Onction  chez  les  Grecs  »,  dans  Echos  d'Orient, 
1899,  p.  193. 

(3)  Un  membre  du  saint  synode  de  Bucarest  déclarait  en  1910  dans  la  Biserica 
orthodoxà  rotnâna,  revue  ecclésiastique  officielle:  «  Les  conséquences  de  l'immoralité 
sont  déjà  si  funestes,  même  chez  les  enfants  et  les  jeunes  gens,  que  leur  intelligence 
et  leur  mémoire  Héchissent,  faiblissent  au  point  de  ne  pouvoir  plus  rien  apprendre  et 
de  ne  plus  fournir  à  l'armée  que  des  recrues  impuissantes.  »  Echos  d'Orient,  igiS, 
p.  260.) 


172  ECHOS    D  ORIENT 


OÙ  le  déclin  des  mœurs  va  de  pair  avec  celin  de  la  religion.  Dans  ce 
dernier  pays,  la  jeunesse  si  nombreuse  des  deux  sexes  qui  fréquente 
les  gymnases  est  effroyablement  corrompue.  La  Serbie,  qui  s'était  mieux 
conservée,  est  bien  atteinte  à  son  tour,  surtout  depuis  les  dernières 
guerres.  En  Russie  et  en  Roumanie,  le  mauvais  exemple  vient  malheu- 
reusement des  hautes  classes.  L'ivrognerie,  fort  répandue  dans  ces 
deux  États,  contribue  du  reste  à  augmenter  le  relâchement  des  mœurs. 
Une  autre  cause  très  importante  en  Roumanie,  c'est  la  diffusion  de  la 
presse  pornographique  et  des  cinémas  éhontés  qui  sont  entre  les 
mains  des  Juifs. 

Les  orthodoxes  allient  fort  bien  d'ailleurs  l'inconduite  avec  la  dévo- 
tion. Les  pèlerins  russes  qui  vont  à  Jérusalem  et  qui  montrent  tant  de 
ferveur  n'ont  pas  le  plus  souvent  une  vie  très  édifiante,  et  le  gouver- 
nement du  tsar  avait  dû  faire  des  règlements  très  sévères  pour  mettre 
une  limite  aux  désordres.  C'est  ainsi  qu'aucune  femme  de  moins  de 
trente  ans  ne  pouvait  se  rendre  en  Palestine.  Les  fêtes  patronales,  les 
pèlerinages  à  certains  sanctuaires  vénérés,  sont  des  prétextes  à  des 
réunions  mondaines  où  les  mœurs  sont  gravement  compromises.  C'est 
un  fait  connu  aussi  que  les  monastères,  en  Bulgarie  et  en  Roumanie, 
sont  des  lieux  de  villégiature  recherchés  pendant  l'été,  parce  qu'ils 
sont  en  général  bâtis  dans  des  vallées  fraîches  et  pittoresques.  La  vie 
n'y  est  pas  différente  de  celle  des  plages  et  des  villes  d'eau  en  renom. 
On  peut  s'imaginer  ce  que  moines  et  religieuses  y  gagnent  au  point 
de  vue  spirituel. 

La  grande  plaie  morale  de  toutes  les  Eglises  schismatiques  d'Orient, 
c'est  le  divorce,  qui  est  un  événement  en  quelque  sorte  quotidien.  Les 
causes  canoniques  permettant  de  dissoudre  le  mariage  sont  nombreuses 
chez  les  Grecs  et  les  autres  peuples  de  la  presqu'île  balkanique  :  l'adul- 
tère et  diverses  pratiques  immorales,  la  conjuration  contre  le  souve- 
rain, lorsque  le  conjoint  coupable  a  été  exilé,  la  tentative  d'assassinat 
de  la  part  d'un  des  époux,  l'avortement  procuré  par  la  femme,  la  folie 
persistante,  une  maladie  contagieuse,  l'absence  prolongée  et  méprisante 
(la  durée  de  l'absence  est  fixée  à  trois  ans),  le  changement  de  religion 
survenu  après  le  mariage,  même  pogr  se  faire  catholique  ou  protestant, 
la  condamnation  à  une  peine  infamante,  etc.  Les  Russes  n'admettent  que 
rois  cas  :  l'adultère,  l'absence  prolongée  et  la  perte  des  droits  civils. 
Encore  empêchaient-ils  autrefois  la  partie  coupable  d'adultère  de  con- 
voler en  de  nouvelles  noces.  Un  édit  du  24  mai  (v.  s.)  1904  l'a  auto- 
risée à  se  remarier  une  fois.  Depuis  cette  époque,  il  y  a  une  tendance 
marquée  chez   les  théologiens   russes  à  admettre  les  mêmes  cas  de 


LA   VIE   RELIGIEUSE    DANS   LES    ÉGLISES    SÉPARÉES   D  ORIENT       l']} 

divorce  que  chez  les  Grecs  et  à  ne  pas  limiter  le  nombre  de  noces  per- 
mises à  l'adultère  (i).  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étonner  outre  mesure 
qu'un  Comité  bolchevik  soit  allé  jusqu'à  la  nationalisation  des  femmes. 
Une  fois  qu'on  a  renoncé  à  l'indissolubilité  du  mariage,  il  est  bien 
difficile  de  s'imposer  une  limite  dans  cette  voie. 

La  famille  ne  peut  être  sérieusemerlt  constituée  quand  il  y  a  tant  de 
moyens  de  s'en  évader.  Dans  la  haute  société  de  certains  pays,  comme 
la  Russie  et  la  Roumanie,  le  divorce  fait  des  ravages  effrayants,  à  tel 
point  que  certaines  dames  peuvent  compter  leurs  années  de  vie  mon- 
daine par  le  nombre  de  leurs  divorces!  Dans  le  peuple,  le  mal  n'est  pas 
aussi  profond,  il  y  a  encore  beaucoup  de  familles  très  unies,  mais  on 
remarque  un  peu  partout  une  tendance  de  plus  en  plus  forte  à  imiter 
sur  ce  point  l'exemple  de  la  haute  société.  11  faut  noter  aussi  que  l'édu- 
cation familiale  ne  ressemble  en  rien  à  celle  de  nos  pays'd'Occident.  La 
mère  ne  compte  presque  pas  dans  sa  propre  maison;  ses  fils,  quand 
ils  ont  dix  ou  douze  ans,  ne  se  gênent  pas  pour  lui  manquer  d'égards. 
Par  contre,  le  père  est  respecté,  mais  surtout  craint.  Dès  qu'il  rentre, 
le  silence  se  fait  dans  la  maison,  chacun  s'empresse  de  satisfaire  ses 
goûts  et  ses  manies.  L'influence  de  l'islamisme  est  visible  dans  cette 
différence  de  traitement  des  deux  époux. 

La  vie  chrétienne  se  manifeste  non  seulement  dans  la  morale  privée, 
mais  encore  dans  la  morale  publique.  Deux  grands  vices  font  que 
l'Orient  est  un  sujet  d'étonnement  pour  l'Occidental  fraîchement  arrivé 
et  qui  ne  sait  pas  se  mettre  en  garde  contre  eux.  Ce  sont  le  mensonge 
et  le  vol. 

Le  premier  se  rencontre  surtout  dans  les  pays  encore  soumis  aux 
Turcs  ou  qui  se  sont  déjà  libérés  de  leur  joug.  Il  s'explique  en  partie 
par  le  fait  que,  ne  pouvant  opposer  la  force  à  leurs  oppresseurs,  les 
chrétiens  choisirent  la  ruse  pour  se  rattraper.  Mais  il  faut  bien  recon- 
naître aussi  qu'après  plusieurs  siècles  de  pratique  elle  est  devenue  chez 
eux  comme  une  seconde  nature.  Ni  dans  les  relations  commerciales, 
ni  dans  la  vie  ordinaire,  on  ne  peut  se  fier  à  la  majorité  des  Orientaux. 
Cela  ne  les  empêche  pas  d'avoir  constamment  à  la  bouche,  des  mots 
comme  :  parole  d'honneur!  et  autres  équivalents.  Les  serments  dont 
ils  accompagnent  le  plus  souvent  leurs  affirmations  ne  sont-ils  pas  la 
preuve  évidente  qu'ils  ne  comptent  pas  beaucoup  être  crus  d'une  façon 
générale?  Le  mensonge  affecte  les  formes  les  plus  diverses;  les  faux 


(I)  J.  Hamberger,  «  Le  divorce  en  Russie  »,  dans  Echos  d'Orient,  igo5,  p.  25. 


174  ECHOS    D  ORIENT 


témoignages  en  justice  sont  quotidiens  (i),  le  parjure  n'est  pas  regardé 
comme  déshonnête,  s'il  est  profitable,  les  contrats  écrits  eux-mêmes 
sont  reniés  avec  une  aisance  déconcertante. 

Le  vol  est  aussi  une  plaie  orientale.  11  se  manifeste  de  façons  mul- 
tiples, bien  qu'il  ne  soit  pas  aussi  courant  que  le  mensonge.  Dans 
beaucoup  de  pays,  cependant,  on  n'a  pas  une  notion  très  précise  de 
la  propriété,  quand  il  s'agit  de...  celle  du  voisin.  Un  officier  français 
en  a  donné  récemment  des  exemples  typiques  pour  la  Roumanie  (2). 

Nous  verrons  plus  loin  que  le  clergé  n'entreprend  à  peu  près  rien 
pour  faire  disparaître  ces  vices  indignes  d'une  société  chrétienne.  Le 
sens  de  la  morale  s'émousse  de  plus  en  plus.  Les  bouleversements 
qui  ont  agité  l'Orient  depuis  la  guerre  balkanique  de  1912-1913  ne 
sont  pas  faits  pour  remettre  les  schismatiques  dans  le  chemin  de  la 
vertu. 

V.  Charité.  —  Enfin,  voyons  comment  est  pratiquée  la  charité, 
cette  pierre  de  touche  du  vrai  christianisme. 

Les  diverses  Eglises  ne  manquent  pas  d'associations  de  bienfaisance, 
qui  entretiennent  des  hôpitaux,  des  orphelinats,  des  dispensaires, 
mais  ce  sont  là  des  œuvres  laïques,  plus  philanthropiques  que  chari- 
tables, car  la  religion  n'y  occupe  à  peu  près  aucune  place.  Le  clergé 
n'y  participe  que  comme  membre  honoraire  ou  pour  les  besoins  du 
culte.  11  ne  dirige  rien,  il  n'inspire  rien.  Pas  de  Congrégation  chari- 
table, sauf  un  peu  en  Russie,  rien  qui  ressemble,  même  de  très  loin, 
à  nos  Sœurs  de  Charité,  à  nos  Petites-Sœurs  des  Pauvres,  à  nos 
Petites-Sœurs  de  l'Assomption,  à  nos  Frères  de  Saint-Jean  de  Dieu. 
Les  soins  des  malades  et  des  orphelins  sont  donnés  uniquement  par 
des  mercenaires.  Le  dévouement  des  gens  du  monde  ne  supplée  nul- 
lement au  manque  de  Congrégations  charitables.  On  ne  trouve  nulle 
part  ou  à  peu  près  de  ces  exemples  magnifiques  d'humbles  vies 
consacrées  tout  entières  au  soin  des  pauvres  et  des  infirmes,  comme 
il  en  existe  tant  en  France  et  dans  d'autres  pays.  On  aurait  pu  croire 
que  le  spectacle  des  maux  de  la  guerre  aurait  excité  la  pitié  et  décidé 
un  grand  nombre  de  personnes  à  se  dévouer  au  chevet  des  soldats 
malades  ou  blessés.  11  n'en  a  rien  été.  Les  Croix-Rouges  indigènes 
n'ont  pu  recruter  qu'un  nombre  infime  de  dames  de  bonne  volonté. 
Athènes  n'en  compta  jamais  plus  d'une  demi-douzaine  de  Grecques 
authentiques  pour  ses  huit  hôpitaux.  On  pourrait  donner  la  même 

(i)  Il  n'y  a  pas  qu'en  Turquie  qu'on  trouve  des  faux  témoins  à  louer  devant  les 
tribunaux. 
•    (2)  Nouvelles  religieuses.  Paris,  1919,  p.  5o2. 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    EGLISES    SÉPARÉES    D  ORIENT       I75 

proportion  pour  les  divers  pays  d'Orient.  Les  quêtes  faites  au  profit 
des  orphelins  ou  des  réfugiés  obtinrent  le  plus  souvent  des  résultats 
dérisoires.  A  Athènes,  il  fallut  menacer  de  publier  dans  les  journaux 
les  noms  de  ceux  qui  restaient  sourds  aux  appels  répétés  des  divers 
Comités  pour  décider  les  gens  à  souscrire.  II  est  vrai  qu'ils  n'avaient 
qu'une  médiocre  confiance  aux  Sociétés  de  secours  qui  se  constituaient 
de  tout  côté,  même  à  celles  que  l'Etat  patronnait  directement. 

Voilà  rapidement  esquissé  le  tableau  que  présentent  de  nos  jours 
les  Eglises  séparées  d'Orient.  Dix  siècles  de  schisme,  de  divisions  intes- 
tines et  d'ignorance  ont  suffi  pour  éteindre  la  lumière  de  la  vérité  dans 
les  âmes  et  la  flamme  de  la  vraie  charité  dans  les  cœurs.  Triste  spectacle 
qui  ne  peut  manquer  de  frapper  toute  âme  droite  qui  le  considère  sans 
parti  pris.  Qu'il  y  a  loin  de  tout  ce  que  nous  venons  de  voir  à  la  doc- 
trine du  Christ  dont  se  réclament  toutes  les  Eglises  orientales! 

Nous  ne  faisons  pas  difficulté  de  reconnaître  que  les  reproches 
que  nous  adressons  aux  schismatiques  peuvent  être  retournés  à  trop 
de  catholiques  occidentaux,  qui  le  sont  de  nom  plus  qu'en  réalité.  Mais 
du  moins  l'Eglise  romaine  peut  montrer,  même  dans  les  pays  les  moins 
religieux,  une  élite  de  fervents  qu'on  chercherait  vainement  chez  les 
schismatiques  orientaux.  La  source  de  la  vraie  piété  et  de  la  vie  chré- 
tienne semble  tarie  chez  ces  derniers. 

VI.  Causes  de  la  décadence  de  la  vie  religieuse  en  Orient.  —  Nous 
allons  voir  maintenant  quelles  sont  les  causes  de  cette  lamentable 
décadence.  Outre  le  schisme  qui  les  a  privés  en  grande  partie  des 
faveurs  célestes,  nous  en  trouvons  quatre  principales  :  l'infériorité  du 
clergé,  l'ignorance  générale  de  la  religion,  l'hostilité  du  pouvoir,  le 
manque  d'apostolat.  ' 

Infériorité  du  clergé.  —  Toutes  les  Églises  orientales  choisissent 
leurs  évêques  uniquement  dans  le  clergé  non  marié  que  les  Russes 
appellent  clergé  noir,  par  opposition  au  clergé  marié  ou  clergé  blanc. 
11  s'en  faut  de  beaucoup  que  tous  aient  été  moines,  surtout  de  nos 
jours.  Comme  il  existe  un  certain  nombre  de  Séminaires,  c'est  parmi 
les  anciens  élèves  de  ces  établissements  que  l'on  prend  plus  volontiers 
les  dignitaires  ecclésiastiques.  Il  semblerait  que  l'instruction  qu'ils  ont 
reçue  et  l'éducation  qu'on  a  dû  leur  donner  les  préparent  à  remplir 
d'une  façon  à  peu  près  digne  les  devoirs  de  leur  charge.  11  n'en  va 
pas  ainsi  dans  la  réalité.  Outre  que  la  plupart  d'entre  eux  sont  devenus 
rationalistes  ou  même  athées  pour  n'avoir  eu  entre  les  mains  que 
des  manuels  protestants  ou  à  tendances  protestantes,  les  élèves  ecclé- 
siastiques considèrent  la  profession  qu'ils  embrassent  comme  une  car- 


176  ÉCHOS    d'orient 


rière  lucrative,  et  rien  de  plus.  11  en  est  très  peu  qui  acceptent  des 
paroisses,  à  moins  que  les  bénéfices  ne  méritent  une  sérieuse  considé- 
ration. Ils  tâchent  plutôt  d'entrer  dans  une  chancellerie  épiscopale  ou 
de  se  faire  donner  une  chaire  dans  un  établissement  d'enseignement 
supérieur,  en  attendant  qu'ils  puissent  obtenir  un  siège  épiscopal.  Entre 
temps,  ils  ne  négligent  rien  pour  arriver  à  ce  résultat.  Pour  se  faire 
élire,  ils  doivent  compter  avec  l'élément  laïque,  ministres  dans  les  pays 
balkaniques  et  Russie,  divers  Conseils  laïques  en  Turquie.  Ce  n'est  pas 
le  mérite  qui  préside  à  leur  choix,  mais  la  faveur  de  celle-ci  s'achète 
très  cher,  dit-on.  Aussi  n'a-t-on  pas  encore  vu  disparaître  la  race  de  ces 
tchihouhdjis  (i)  ou  autres  fonctionnaires  du  sultan,  qui,  aux  xvif  et 
xvme  siècles,  se  faisaient  nommer  métropolites  par  le  Commandeur 
des  croyants  et  qui  s'abattaient  ensuite  sur  quelque  province  serbe, 
roumaine,  bulgare  ou  même  grecque,  dont  les  habitants  devaient  payer 
et  au  delà  les  frais  de  leur  élévation  à  l'épiscopat.  On  n'en  est  plus  là, 
sans  doute,  mais,  pour  être  moins  criante,  la  simonie  existe  quand 
même.  II  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  les  fidèles  témoignent  si  peu 
de  considération  à  leurs  pasteurs.  La  lecture  de  la  presse  est  instructive 
à  cet  égard.  Voici  ce  qu'écrivait  en  19 10  le  journal  semi-officieux  du 
Phanar,  la  Proodos  (2)  : 

Ventrus,  flanqués  de  leurs  cuisiniers  et  de  leurs  marmitons,  ces  vénérables, 
avec  leur  indispensable  train  de  maison,  ennuient  des  mois  entiers  le  public 
par  leurs  querelles  byzantines  sur  des  questions  de  règlement  ou  sur  l'àpKTTtv5f|V  (3) 
et  se  désintéressent  absolument  du  sort  de  leurs  diocèses.  Toute  leur  action 
dans  leséparchies  dont  ils  sont  chargés  consiste,  quand  ils  les  visitent,  à  célébrer 
une  liturgie  archiépiscopale  et  à  débiter  un  sermon  composé  de  lieux  communs 
sur  la  vanité  de  toutes  choses. 

Le  tableau  est  peut-être  un  peu  chargé,  mais  à  peine.  11  est  certain 
que  le  grand  souci  des  chefs  de  diocèses  est  de  faire  rentrer  les  rede- 
vances des  paroisses.  Comme  c'est  le  prêtre  qui  est  le  ministre  ordi- 
naire du  sacrement  de  Confirmation,  les  tournées  pastorales  n'ont  pas 
la  même  raison  d'être  que  chez  nous.  Elles  sont  assez  rares,  en  général, 
sauf  dans  les  centres  importants  qu'il  serait  impolitique  de  négliger. 
Mais  combien  n'y  a-t-il  pas  de  paroisses  rurales  qui  n'ont  jamais  vu 
leur  évêque?  Ces  visites  coïncident  généralement  avec  une  fête  patro- 
nale. L'évêque  officie  pour  faire  honneur  à  ses  ouailles  et  attirer  leurs 
cadeaux.  Beaucoup  de   métropolites  et  d'évêques  disent  rarement  la 


(i)  Chargés  de  la  pipe  ou  tchibouk  du  sultan. 

(2)  La  Proodos,  19  et  26  septembre  (v.  s.),  dans  Echos  d'Orient,  1910,  p.  36o. 

(3)  Choix  extra-légal  par  ordre  de  mérite  des  membres  du  saint  synode. 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    EGLISES    SÉPARÉES    D  ORIENT       I77 

Messe  ou  seulement  quand  il  y  a  un  très  bon  honoraire.  Nous  pourrions 
citer  tel  despote  qui  ne  célébrait  pas  à  moins  de  cinq  livres  turques 
(plus  de  1 12  francs!) 

Une  autre  occupation  importante  des  hauts  dignitaires  ecclésiastiques 
est  l'intrigue  :  intrigues  pour  avoir  un  diocèse  mieux  coté,  intrigues 
pour  se  faire  nommer  membre  du  saint  synode,  intrigues  pour  arriver 
à  être  patriarche,  là  où  c'est  possible,  ou  pour  défendre  la  place  quand 
on  y  est  parvenu.  On  peut  affirmer  que  le  souci  des  âmes  est  bien  la 
dernière  chose  qui  les  tourmente.  Jamais  de  mandement,  sauf  pour 
tonner  contre  les  écoles  de  «  propagande  papique  »  et  menacer 
d'excommunication  les  parents  qui  y  envoient  leurs  enfants. 

Avec  un  épiscopat  semblable  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  rencontrer 
chez  ses  membres  de  fréquents  scandales.  Outre  que  leur  conduite 
ordinaire  n'est  pas  brillante,  puisque  Msr  Mélétios  Méthaxakis,  métro- 
polite d'Athènes  par  la  grâce  de  Vénizélos,  justifiait  son  projet  d'avoir 
des  évêques  mariés  en  disant  qu'il  ne  ferait  que  légitimer  de  la  sorte 
une  situation  de  fait,  de  temps  à  autre  la  presse  s'occupe  d'incidents 
plus  notoirement  scandaleux.  Nous  ne  rappellerons  pas  les  luttes  vio- 
lentes que  les  métropolites  phanariotes  de  Macédoine  entreprirent 
contre  leurs  ouailles  bulgares,  serbes  ou  roumaines,  pendant  les  dix 
ou  douze  ans  qui  précédèrent  la  guerre  balkanique  de  1912-1913,  il 
suffira  de  relire  quelques-unes  des  chroniques  publiées  dans  cette 
revue  à  la  même  époque.  Ils  ne  faisaient  du  reste  que  continuer  les  faits 
et  gestes  de  leurs  prédécesseurs  depuis  trois  siècles.  Nous  donnerons 
simplement  les  noms  de  quelques  prélats  qui  ont  laissé  une  triste  répu- 
tation dans  ces  dernières  années.  Hiéronyme  d'Héraclée  se  signale  en 
1900  par  sa  conduite  privée  scandaleuse  et  la  façon  brutale  dont  il  fait 
rentrer  les  redevances  de  ses  fidèles  (i).  Son  neveu,  Hiéronyme  de 
Gallipoli,  excite  les  colères  du  peuple  par  ses  procédés  de  rapine  (2). 
Léonce  d'Ainos  en  1906  et  Jean  de  Cassandra  en  1907  mènent  une 
vie  telle  qu'ils  se  font  chasser  par  leurs  ouailles  et  sont  déposés  par 
le  saint  synode  (3).  En  1919,  Dorothée  de  Serrés,  que  les  Grecs  con- 
sidèrent comme  un  de  leurs  plus  valeureux  champions,  se  fait  prendre 
en  flagrant  délit  de  scandale  public,  ce  qui  n'empêche  pas  une  Com- 
mission d'enquête  de  le  déclarer  innocent!  Les  autres  Eglises  n'ont 
rien  à  envier  aux  Grecs  sur  ce  point.  Nous  n'en  donnerons  pour 
preuve  que  deux  faits  récents.  Le  métropolite  de  Bucarest,  Mg^  Athanase 


(i)  Echos  d'Orient,  1900,  p.  242. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid.,  1907,  p.  179. 


178  ÉCHOS    d'orient 


Mironesco,  arrivé  au  pouvoir  par  la  protection  toute-puissante  d'un 
ministre  libéral,  dont  il  favorise  les  tendances  protestantes,  se  voit 
accuser  en  19 10  par  l'évêque  de  Roman  d'hérésie,  de  plagiat  et  de  for- 
nication. C'est  lui-même  qui  préside  le  tribunal  qui  doit  le  juger  !  Malgré 
les  dépositions  accablantes  des  témoins,  ce  n'est  pas  lui,  mais  l'accu- 
sateur qui  est  condamné.  Le  dégoût  populaire  devint  tel  que  le  prélat 
indigne  fut  obligé  de  donner  sa  démission  en  1911  (i).  Un  autre  chef 
d'Église,  Mgr  Lucien  Bogdanovitch,  patriarche  serbe  de  Carlovitz,  dis- 
paraît mystérieusement  pendant  l'été  de  1913,  au  cours  d'une  saison 
dans  une  ville  d'eau  et  on  finit  par  retrouver  son  corps  dans  un  ravin. 
Les  hypothèses  les  plus  diverses  sont  mises  en  avant  pour  expliquer 
cette  mort!  elles  se  basent  sur  des  faits  malheureusement  trop  réels. 
Celle  du  suicide  est  certainement  la  plus  vraisemblable  (2). 

Avec  un  haut  clergé  si  peu  recommandable  dans  son  ensemble, 
peut-on  espérer  que  celui  des  paroisses  sera  meilleur  ?  Dans  tous  les 
pays  orientaux,  le  choix  des  curés  ne  dépend  à  peu  près  en  rien  de 
l'évêque.  Celui-ci  n'intervient  le  plus  souvent  que  pour  donner  l'ordi- 
nation après  avoir  perçu  la  taxe  fixée  par  les  règlements  ou  par  sa 
propre  volonté.  En  Grèce,  s'il  lui  arrive  d'ordonner  un  prêtre  surnu- 
méraire, il  est  passible  la  première  fois  d'une  suspense  d'un  ou  deux 
ans;  la  deuxième,  il  est  purement  et  simplement  déposé  et  déclaré 
suspens  pour  la  vie  !  Le  plus  souvent,  le  choix  du  candidat  à  la  prêtrise 
dépend  uniquement  de  la  paroisse  à  pourvoir.  Les  chefs  de  la  com- 
munauté se  réunissent  et  discutent  le  choix  de  celui  qui  doit  remplacer 
le  curé  défunt.  Autant  que  possible  on  ne  cherche  pas  en  dehors  de  la 
localité.  L'intéressé  ne  se  prête  pas  toujours  volontiers  à  cette  vocation 
imprévue.  Il  discute  les  bénéfices  à  percevoir  et  finit  par  se  laisser 
convaincre.  La  communauté  le  présente  alors  à  l'évêque,  et,  après  un 
temps  assez  court  de  préparation,  il  reçoit  l'onction  sacerdotale.  Cela 
demande  six  semaines  en  général,  parfois  trois  mois,  rarement  six. 
Dans  la  plupart  des  cas,  le  nouveau  prêtre  n'a  qu'une  instruction  très 
élémentaire  et  pas  de  formation  religieuse.  Il  a  appris  à  chanter  l'office 
et  la  Messe,  à  administrer  les  sacrements  et  à  faire  les  nombreuses 
bénédictions  que  renferme  le  rituel  oriental.  En  19 16,  en  Bulgarie,  qui 
est  peut-être  celui  des  pays  balkaniques  où  l'instruction  est  le  plus 
développée,  335  prêtres  seulement  sur  1791  avaient  passé  par  les 
Séminaires,  grands  ou  petits.  En  Roumanie,  sur  4696  prêtres  appliqués 


(i)  Echos  d'Orient,  1910,  p.  48,  i83,  242;  1911,  p.  3i  ;  Bulletin  de  la  semaine,  gaoùt 
191 1,  p.  898;  La  Croix,  des  8  et  9  septembre  191 1. 
(2)  Echos  d'Orient,  1913,  p.  556. 


LA   VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    EGLISES    SEPAREES    D  ORIENT       1 79 

au  ministère  paroissial  en  1907,  3797  sortaient  des  Petits  Séminaires 
dont  le  niveau  est  très  médiocre  et  675  des  Grands  Séminaires.  Les 
autres  pays  sont  encore  moins  favorisés.  Les  chrétientés  de  l'empire 
turc  et  de  l'île  de  Chypre  sont  les  plus  arriérées  à  cause  du  manque  de 
Séminaires. 

Quand  ils  ne  trouvent  pas  chez  eux  de  candidats  à  leur  cure,  les 
gens  vont  en  chercher  au  dehors.  En  Bulgarie,  on  recourt  souvent  aux 
journaux  qui  publient  fréquemment  des  annonces  dans  le  genre  de 
celle-ci  : 

Les  paroissiens  du  village  de  Stoudena  (département  de  Sofia)  font  savoir 
qu'ils  ont,  à  partir  du  19  janvier,  une  cure  vacante,  et  prient  les  intéressés  qui 
voudraient  s'en  charger  de  venir  à  l'église  de  Stoudena.  Ce  village  compte 
200  maisons,  se  trouve  à  une  heure  de  la  station  de  Tserkva,  possède  un  pro- 
gymnase, jouit  d'un  bon  climat  et  d'un  site  pittoresque;  il  ne  manque  pas  non 
plus  d'une  élite  de  gens  éclairés  (i). 

Les  évêques  n'hésitent  pas  recourir  à  ce  mode  de  recrutement.  Le 
métropolite  de  Sofia,  dans  une  annonce  plusieurs  fois  publiée,  deman- 
dait naguère  cinq  prêtres  pour  cinq  paroisses  de  la  capitale  bulgare. 

Le  grand  souci  des  curés  schismatiques  n'est  pas  le  profit  spirituel 
de  leurs  ouailles,  qu'ils  sont  presque  toujours  incapables  d'assurer, 
mais  bien  de  faire  vivre  leur  famille.  On  conçoit  que  cette  nécessité 
leur  enlève  le  peu  de  zèle  qu'ils  pourraient  avoir.  Le  casuel,  fort 
modeste  en  général,  va  en  grande  partie  au  Conseil  de  fabrique  ;  quant 
aux  dons  volontaires  des  fidèles,  ils  sont  plutôt  rares.  Certains  pays, 
comme  la  Bulgarie,  la  Roumanie,  la  Serbie,  etc.,  donnent  aux  prêtres 
un  traitement  qui  varie  suivant  leur  degré  d'instruction  et  selon 
l'importance  de  la  paroisse.  11  est  généralement  faible.  Dans  d'autres 
régions,  le  nouveau  titulaire  discute  le  prix  de  ses  services  avec  les 
fidèles  eux-mêmes.  Chez  les  Arméniens,  la  situation  est  pire  encore. 
11  n'y  a  pas  de  curé  proprement  dit.  Chaque  localité  a  deux  ou  plusieurs 
prêtres,  dont  chacun  est  comme  le  chapelain  attitré  d'un  certain  nombre 
de  familles;  c'est  lui.  à  l'exclusion  de  tout  autre,  qui  fait  les  baptêmes, 
mariages,  enterrements,  etc.,  de  ces  familles.  11  en  résulte  pour  eux 
une  véritable  sujétion  vis-à-vis  des  fidèles. 

Forcés  de  travailler  pour  vivre,  la  plupart  des  curés  de  campagne 
vaquent  toute  la  semaine  à  leurs  occupations  ordinaires  et  ne  rem- 
plissent les  fonctions  de  leur  ministère  que  le  dimanche.  Ignorants,  ils 
sont  incapables  de  donner  un  enseignement  religieux  dont  ils  n'ont  pas 


(i)  Echos  d'Orient,  191 2,  p.  265. 


i8o  ÉCHOS  d'orient 


toujours  eux-mêmes  les  notions  essentielles;  ils  se  bornent  à  chanter 
les  offices  solennels  et  à  administrer  vaille  que  vaille  les  sacrements. 
Le  peuple  ne  les  a  pas  en  haute  estime  et  ne  regarde  pas  la  carrière 
ecclésiastique  comme  très  honorable.  On  en  trouve  la  preuve  dans  ce 
fait  qu'on  dit  communément  à  un  homme  qui  ne  réussit  dans  aucune 
entreprise  :  «  Fais-toi  pappas  (prêtre).  »  Quelques  citations  suffiront 
à  indiquer  le  sentiment  populaire  sur  le  bas  clergé. 

Voici  ce  qu'écrivait,  en  1 910,  un  rédacteur  de  la  Proodos,  journal  grec 
de  Constantinople  au  sujet  du  clergé  d'Asie  Mineure  : 

Vous  ne  trouverez  nulle  part  en  Anatolie  un  prêtre  cultivé,  en  mesure  de  tra- 
vailler utilement.  Le  bagage  spirituel  de  presque  tous  consiste  à  pouvoir  réciter 
par  cœur  quelques  prières  banales  ou  à  exécuter  quelques  bribes  d'un  chant 
nasillard  qui  défigure  hideusement  la  musique  ecclésiastique.  Tous  leurs  soucis 
consistent  à  traîner  mélancoliquement  leurs  rassos  aux  cérémonies  de  funé- 
railles, de  mariages  ou  baptême  (i). 

En  Roumanie,  la  situation  n'est  pas  meilleure,  si  on  en  croit  un 
homme  qui  doit  être  bien  informé,  l'archimandrite  Scriban,  directeur 
du  Séminaire  central.  Il  écrivait  en  19 13  : 

Notre  Église,  telle  qu'elle  est  représentée  aujourd'hui  par  un  grand  nombre 
de  prêtres,  est  un  repaire  de  fainéants  et  d'incapables,  une  caverne  de  brigands^ 
une  école  de  perversion...  Bref,  elle  est  la  négation  du  christianisme...  Quand 
on  voit  un  clergé  faire  la  risette  aux  dames,  aux  moments  les  plus  solennels  des 
offices  et  pratiquer  le  foeticide,  on  ne  peut  plus  dire  qu'on  a  affaire  à  des  chré- 
tiens... Hélas,  dans  l'atmosphère  de  notre  Église,  les  caractères  fléchissent  d'une 
manière  fatale,  car  quiconque,  dans  les  diverses  Églises  orthodoxes,  s'inspire 
dans  sa  conduite,  du  point  de  vue  religieux  et  surnaturel,  est  infailliblement 
persécuté  (2). 

On  pourrait  en  dire  à  peu  près  autant  de  tous  les  pays  orientaux. 
En  Russie,  la  grande  plaie  du  bas  clergé  est  l'ivrognerie.  C'est,  d'ail- 
leurs, un  vice  en  quelque  sorte  obligatoire.  Quand  un  pope  bénit  les 
maisons,  ce  qui  lui  arrive  au  moins  une  fois  par  mois,  il  ne  peut 
décemment  refuser  le  verre  de  vodka  que  lui  présente  chaque  famille 
sans  lui  faire  un  affront.  Si  la  tournée  est  un  peu  longue,  il  arrive 
souvent  que,  le  soir,  les  paroissiens  sont  obligés  de  ramener  leur  curé 
ivre-mort  dans  sa  demeure  (3).  Les  prêtres  serbes,  autant  du  moins 
qu'il  nous  a  été  possible  de  les  juger,  n'ont  pas  montré  de  grandes 
qualités  sacerdotales  durant  la  guerre  mondiale.  Il  nous  souvient  de  les 


(i)  Proodos  du  26  septembre  1910  (v.  sO,  dans  Echos  d'Orient,  1910,  p.  36o. 

(2)  Echos  d'Orient,  191 1,  p.  261. 

(3)  A.  Leroy-Beaulieu,  L'Empire  des  tsars,  1889,  III,  a86. 


LA   VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES   ÉGLISES    SÉPARÉES    d'oRIENT       i8i 

avoir  vus  quotidiennement  attablés  aux  terrasses  des  cafés,  à  Marseille, 
à  Bizerte,  à  Salonique,  dans  les  divers  lieux  où  les  avait  dispersés  la 
tourmente.  Ce  spectacle  ne  laissait  pas  d'étonner  les  Français  même 
non  pratiquants. 

On  conçoit  dès  lors  que  les  fidèles  méprisent  souvent  leurs  prêtres. 
Mais  est-ce  bien  la  faute  de  ces  derniers  s'ils  sont  incapables  de  rem- 
plir dignement  leurs  fonctions?  Rien  de  vraiment  sérieux  n'a  été  fait 
pour  remédier  à  la  situation  lamentable  dans  laquelle  vivent  la  plupart 
d'entre  eux.  D'ailleurs,  nous  verrons  plus  loin  dans  quelle  sujétion  les 
laïques  tiennent  le  clergé  paroissial  et  le  peu  d'initiative  qu'ils  lui 
laissent. 

Les  moines  ont-ils  du  moins,  à  défaut  du  clergé  séculier,  gardé  les 
traditions  des  ancêtres?  Une  rapide  revue  nous  convaincra  du  contraire. 
Leur  nombre  diminue  de  jour  en  jour,  en  sorte  que  beaucoup  de  pays, 
comme  la  Serbie,  la  Bulgarie,  la  Roumanie,  etc.,  n'auront  bientôt  plus 
que  des  couvents  vides,  dont  l'État  s'empare  de  plus  en  plus.  Une  simple 
visite  dans  un  monastère  grec  ou  russe  en  dit  assez  long  sur  la  déca- 
dence dans  laquelle  la  vie  religieuse  est  tombée  en  Orient.  A  l'église, 
le  célébrant  et  les  chantres  sont  les  seuls  à  participer  aux  offices  d'une 
façon  active;  les  autres  somnolent  dans  leurs  stalles  ou  font  la  cau- 
sette quand  le  surveillant  n'est  pas  trop  rapproché.  L'office  est-il  un 
peu  long,  ils  sortent  de  temps  en  temps  pour  prendre  l'air.  En  dehors 
des  offices  religieux  et  de  la  pratique  du  jeûne  qui  est  rigoureuse  dans 
les  couvents  réguliers,  rien  ne  distingue  les  moines  des  paysans  d'alen- 
tour. Les  uns  sont  entrés  en  religion  pour  être  à  l'abri  du  besoin, 
d'autres  pour  s'enrichrr,  d'autres  pour  devenir  évêques,  quelques-uns 
enfin  pour  faire  leur  salut.  S'il  en  est  qui  ont  amassé  des  fortunes 
assez  rondelettes,  tel  cet  higoumène  du  mont  Athos,  qui  avait  débuté 
comme  muletier  dans  le  couvent  et  qui  avait  trouvé  moyen  de 
s'assurer  des  revenus  suffisants  pour  se  permettre  des  saisons  d"eau, 
par  contre  il  en  est  qui  se  font  les  esclaves  de  quelques  potentats  et 
qui  vivent  dans  une  profonde  mjsère.  Plus  de  vie  spirituelle  pro- 
prement dite.  Au  lieu  de  la  contemplation,  il  n'y  a  plus  que  le  doux 
farniente  pour  ceux  qui  en  ont  le  temps  et  les  moyens.  Le  mona- 
chisme  est  figé  depuis  de  longs  siècles.  On  n'a  pas  vu  naître  de  nou- 
veaux Ordres;  il  n'existe  pas  d'oeuvres  charitables  congréganistes,  plus 
de  vie  intellectuelle.  C'est  la  routine  et  la  momification  (i). 


(i)  Cf.  B.  Laurès,  «  La  vie  cénobitique  à  l'Athos  »,  dans  Echos  d'Orient,  1901,  p.  80, 
145;  «  Les  monastères  idiorrhythmes  de  l'Athos  *,  Ibid.,  iioi,  p.  288. 


l82  ÉCHOS   d'orient 


Ignorance  générale  de  la  religion.  —  Dans  tous  les  pays  d'Orient, 
l'ignorance  de  la  religion  règne  du  haut  en  bas  de  la  hérarchie  ecclé- 
siastique et  parmi  les  fidèles.  On  trouve  encore  un  certain  nombre 
d'ecclésiastiques  de  valeur,  particulièrement  en  Russie,  mais  on  ne 
peut  pas  en  citer  un  seul  à  notre  époque  qui  ait  vraiment  tranché  par 
sa  science  ou  son  érudition.  11  est  rare,  du  reste,  que  ceux  qui  ont 
étudié  croient  encore  à  Dieu  et  à  la  mission  de  Jésus-Christ,  parce  qu'ils 
sont  allés  chercher  la  lumière  chez  les  protestants  d'Allemagne  et  d'ail- 
leurs, qui  deviennent  de  plus  en  plus  classiques  dans  les  Séminaires 
orthodoxes.  Il  nous  souvient  d'un  archimandrite  russe,  aumônier  d'une 
ambassade  importante,  homme  distingué,  parlant  couramment  plusieurs 
langues,  diplômé  d'Académie  ecclésiastique  dans  son  pays,  et  qui  admet- 
tait la  théosophie  comme  parfaitement  compatible  avec  le  christianisme. 
Il  avait  sur  celui-ci  des  notions  si  vagues  qu'il  se  retirait  dès  qu'on  abor- 
dait une  discussion  théologique  quelconque.  Cela  ne  l'a  pas  empêché, 
du  reste,  de  devenir  évêque.  Nous  avons  déjà  dit  que  malgré  quelques 
efforts  sérieux  faits  en  Russie  et  dans  les  pays  balkaniques,  l'instruction 
du  clergé  laisse  beaucoup  à  désirer.  Les  vocations  sont  rares  d'ailleurs 
et  les  élèves  des  Séminaires  qui  entrent  dans  les  Ordres  sont  généra- 
lement la  minorité.  Dans  l'empire  ottoman  et  en  Chypre,  la  situation 
est  plus  lamentable  encore. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  le  peuple  soit  très  ignorant  de  sa 
religion.  Qui  lui  en  apprendra  les  éléments,  si  le  clergé  en  est  lui-même 
incapable?  On  trouverait  difficilement  une  église  où  l'on  fait  le  caté- 
chisme. Dans  les  écoles  c'est  ordinairement  un  professeur  laïque  qui 
l'enseigne  et  cela  se  borne  le  plus  souvent  à  quelques  bribes  d'histoire 
sainte  et  à  la  réfutation  des  «  erreurs  papiques  ».  Les  enfants  qui  fré- 
quentent* les  écoles  catholiques  sont  les  seuls  à  recevoir  l'instruction 
religieuse.  En  Bulgarie,  beaucoup  d'instituteurs  sont  incroyants,  et 
au  lieu  d'enseigner  la  religion,  la  tournent  en  dérision.  11  suffit»  pour 
s'en  convaincre,  de  lire  ce  qu'écrivait  en  1903  la  Vetcherna  Pochia  : 

A  notre  grand  malheur,  ceux  qui  se  font  chez  nous  les  prédicateurs  de 
l'athéisme,  ce  sont  précisément  ceux  que  l'État  et  la  société  ont  payés  et  payent 
encore  pour  préparer  les  jeunes  citoyens  au  rôle  sérieux  et  difficile  qui  les 
attend  dans  la  vie.  Ils  ont  abandonné  absolument  leur  devoir,  quand  ils  s'en 
vont  prêcher  non  pas  dans  des  coins  retirés,  mais  dans  des  séances  publiques 
comme  en  ont  fourni  récemment  un  exemple  les  instituteurs  réunis  par  ordre 
de  l'inspecteur  du  district  de  Kustendil  pour  se  prononcer  sur  le  nouveau  projet 
de  loi  relatif  à  l'enseignement  primaire  et  supérieur  (i). 


(i)  Vètcherna  Pochta,  igoS,  n'  570,  dans  Echos  d'Orient,  1903,  p.  333, 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    ÉGLISES    SÉPARÉES    d'oRIENT       1 83 

L'enseignement  religieux  est  done  partout  négligé  dans  les  écoles. 
Rien  ne  remplace  le  catéchisme  que  n'enseignent  ni  prêtres  ni  profes- 
seurs. Les  parents  apprennent  à  leurs  enfants  le  peu  de  vérités  qui 
leur  sont  arrivées  par  la  tradition  orale,  encore  ne  distinguent-ils  pas 
la  religion  de  la  superstition,  l'essentiel  de  l'accessoire. 

A  l'église,  ni  catéchisme  ni  prédication.  Il  semble  que  les  Églises 
séparées  d'Orient  soient  devenues  muettes.  C'est  là  une  plaie  universelle 
et  qui  s'explique  très  facilement.  Comment  peut-on  demander  à  un 
pauvre  prêtre  qui  sait  tout  juste  les  cérémonies  de  la  Messe,  de  l'office 
et  des  sacrements  et  qui  le  plus  souvent  ne  comprend  même  pas  les 
prières  qu'il  lit,  d'enseigner  au  peuple  ce  que  lui-même  ignore? 
Seuls,  les  Séminaires  peuvent  remédier  à  un  état  de  choses  aussi 
lamentable.  Il  semble  bien  que  les  résultats  obtenus  par  ceux-ci  ne 
soient  pas  encore  merveilleux.  Nous  ne  citerons  que  deux  exemples, 

11  y  a  une  trentaine  d'années,  l'évêque  grec  de  Zante,  M&i"  Latas,  plaçait 
parmi  les  causes  de  la  multitude  des  maux  de  l'Eglise  le  manque  com- 
plet de  la  parole  de  Dieu  dans  les  églises.  En  réalité,  disait-il,  l'Eglise 
grecque  depuis  des  siècles  est  devenue  l'Eglise  de  la  lettre  sèche  et  des 
formes,  et  elle  continue  à  demeurer  telle  jusqu'à  ce  jour.  Dans  cette 
Eglise,  la  parole  est  depuis  longtemps  morte  et  enterrée;  demeurant 
au  tombeau,  le  mort  est  saint  et  peut  en  sortir  pour  éclairer  et  sancti- 
fier, et  fortifier,  et  il  conserve  toute  sa  vertu  et  sa  sainteté  sous  la  pous- 
sière et  sous  la  tombe  (i). 

Vingt  ans  plus  tard,  la  situation  n'avait  pas  sensiblement  changé, 
car  l'Eglise  du  royaume  hellénique  ne  comptait,  en  1908,  que  22  pré- 
dicateurs pour  }2  diocèses! 

Le  Zadroujen  Troud  faisait  la  même  constatation  pour  la  Bulgarie 
en  1903  : 

Le  devoir  de  tout  pasteur  est  de  prêcher  et  d'expliquer  les  vérités  du  cliris- 
tianisme  en  toute  occasion  favorable;  le  devoir  du  clergé  est  de  faire  comprendre 
au  peuple,  par  ses  prédications,  que  la  propagation  des  idées  antireligieuses,  d'où 
qu'elles  viennent,  ne  sert  qu'à  désorganiser  notre  jeune  société...  Or,  pour  notre 
grand  malheur,  jusgu'ici  il  n'a  paru  chez  nous  aucun  traité  sérieux  sur  la 
religion,  au  sein  d'une  jeune  société  comme  la  nôtre,  qui  n'a  pas  encore  réussi 
à  se  délivrer  complètement  d'un  esclavage  cinq  fois  séculaire  et  qui  est  déjà 
sur  le  chemin  de  la  ruine  religieuse  (2). 

Nous  pourrions  passer  en  revue  les  divers  pays,  partout  nous  trou- 
verions à  peu  près  la  même  pénurie  de  prédicateurs  et  la  même  insuffi- 

(i)  Revue  dé  l'Eglise  grecque  unie,  novembre  1887,  p.  55i.  Cf.  Echos  d'Orient.  1898, 
L  I",  p.  86, 
(2)  Zadroujffh  Troud,  igoS,  p.  208.  Cf.  Echos  d'Orient,  igoS,  p.  334. 


184  ÉCHOS    d'orient 


sance  du  clergé  à  exercer  le  ministère  de  la  parole  de  Dieu.  De-ci,  de-là, 
nous  verrions  même  dans  les  chaires  des  laïques,  avocats,  professeurs, 
qui  le  plus  souvent  ne  croient  même  pas  à  la  divinité  de  Jésus-Christ. 
Encore  faut-il  remarquer  que  les  sermons  ne  sont  ordinairement  que 
des  assemblages  de  lieux  communs  sur  la  vanité  des  choses  du  monde, 
la  fuite  du  péché,  ou  des  exhortations  à  célébrer  telle  ou  telle  fête,  etc., 
sans  rien  de  doctrinal  ni  de  pratique. 

Comment  s'étonner,  dès  lors,  que  le  peuple  suive  si  mal  une  religion 
.dont  il  ne  connaît  même  pas  les  éléments  essentiels?  Sans  doute,  on 
peut  en  partie  rejeter  sur  les  Turcs  la  faute  de  cette  ignorance  univer- 
selle. Ils  traquèrent,  en  effet,  de  tout  temps  les  écoles  chrétiennes  dans 
toute  l'étendue  de  leur  empire,  parce  qu'ils  les  regardaient  ajuste  titre 
comme  des  foyers  de  nationalisme.  Mais,  depuis  leur  libération,  cer- 
tains pays  auraient  eu  le  temps  de  remédier  à  ce  triste  état  de  choses, 
s'ils  avaient  eu  à  cœur  de  revenir  aux  traditions  vraiment  chrétiennes. 
La  Grèce  fête  l'année  prochaine  le  centenaire  de  son  indépendance.  La 
Serbie  pourra  en  faire  autant  dans  dix  ans.  La  Roumanie  est  libre 
depuis  plus  de  soixante  ans,  etc.  Qu'a-t-on  fait  dans  ces  divers  pays 
pour  remédier  au  manque  de  la  parole  de  Dieu? Rien  ou  à  peu  près  rien. 
Le  monde  ecclésiastique  se  montre  d'ailleurs  plutôt  hostile  aux  tentatives 
de  réaction.  Les  quelques  pieuses  associations  qui  se  sont  fondées  dans 
ce  but,  comme  VEusébeia  de  Smyrne  en  1893  (i)  et  les  deux  ou  trois 
qui  existent  à  Constantinople,  sont  vues  d'un  œil  plutôt  hostile  par  les 
métropolites  grecs. 

Hostilité  des  pouvoirs  publics.  —  Nous  ne  voulons  pas  dire  par  là  que 
les  divers  gouvernements  orthodoxes  persécutent  la  religion,  encore 
que  cela  commence  à  se  voir  dans  certains  pays,  mais  qu'ayant  réussi 
à  la  domestiquer,  ils  lui  ont  enlevé  le  peu  de  vitalité  et  d'initiative  qui 
lui  restait.  Une  rapide  revue  suffira  à  nous  en  convaincre. 

La  Russie  était  depuis  bientôt  deux  siècles  régie  au  point  de  vue 
ecclésiastique  par  le  fameux  Règlement  de  Pierre  le  Grand  (2),  quand 
le  bolchevisme  J'a  jetée  dans  le  chaos.  Or,  ce  règlement  donnait  au 
gouvernement  une  autorité  prépondérante  dans  *les  décisions  du 
saint  synode  appelé  à  gouverner  l'Église.  L'ober-procouror,  désigné 
par  le  tsar,  menait  à  la  baguette  non  seulement  les  synodiques,  mais 
encore  tous  les  dignitaires  ecclésiastiques  de  l'empire.  Le  clergé  ne 
pouvait  avoir  aucune  initiative.  11  s'habitua  si  bien  à  cette  servitude 


(1)  Echos  d'Orient,  1898,  p.  86. 

(2)  G.  Bois,  «  Le  Règlement  ecclésiastique  de  Pierre  le  Grand  ■»,  dans  Echos  d'Orient, 
1904,  p.  85  sq,  i5i  sq.  * 


I 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    ÉGLISES    SÉPARÉES    d'oRIENT       185 

dorée  qu'il  ne  fit  jamais  rien  de  sérieux  pour  s'en  affranciiir.  L'Eglise 
était  devenue  un  simple  ministère  des  Affaires  ecclésiastiques,  un 
rouage  de  l'Etat  et  rien  de  plus.  Elle  étouffait  sans  doute  sous  les  pri- 
vilèges que  le  gouvernement  lui  accordait,  mais  c'était  aux  dépens  de 
sa  propre  vitalité. 

La  situation  est  à  peu  près  la  même  dans  le  royaume  de  Roumanie. 
Officiellement,  c'est  le  saint  synode  seul,  composé  de  tous  les  évêques 
du  royaume,  qui  prend  les  décisions;  mais  le  ministre  des  Cultes  assiste 
aux  séances.  Bien  qu'il  n'ait  que  voix  consultative,  le  synode  ne  peut 
en  réalité  prendre  aucune  mesure  sans  avoir  son  assentiment.  Or,  le 
ministre  peut  être  animé  de  très  mauvaises  intentions  vis-à-vis  de 
l'Eglise.  C'est  ainsi  que,  depuis  une  quinzaine  d'années,  le  parti  libéral 
s'est  employé,  durant  son  passage  au  pouvoir,  à  démocratiser,  disons 
à  protestantiser  l'Eglise  nationale  en  admettant  le  clergé  inférieur  dans 
les  Conseils  dirigeants.  M.  Haret,  ministre  ultra-libéral,  s'est  particu- 
lièrement distingué  dans  cette  voie  (i).  On  peut  dire  que  l'Eglise 
de  Roumanie,  asservie  au  pouvoir,  est  en  train  de  perdre  le  peu  de 
vitalité  qu'elle  avait  encore. 

Les  Serbes  ont  copié  les  méthodes  russes.  Le  gouvernement  cherche 
de  plus  en  plus  à  domestiquer  l'Eglise  orthodoxe  du  royaume.  11  exerce 
un  contrôle  rigoureux  sur  presque  tous  les  actes  du  synode,  sur  le 
gouvernement  des  diocèses,  sur  l'administration  des  biens  ecclésias- 
tiques. Aucune  décision  synodale  n'a  force  de  loi  sans  l'approbation 
du  ministre  des  Cultes.  Comme  en  Roumanie,  le  pouvoir  civil  encou- 
rage le  bas  clergé  dans  ses  efforts  pour  participer  au  gouvernement 
de  l'Eglise.  Certaines  mesures  prises  par  lui  ne  rehausseront  pas  le 
prestige  de  la  religion.  C'est  ainsi  qu'en  191 1  il  diminuait  les  hono- 
raires des  professeurs  d'instruction  religieuse  (2). 

L'Etat  bulgare  n'a  jamais  été  très  tendre  pour  l'Eglise  nationale. 
11  s'en  est  servi  comme  d'un  instrument  utile  pour  arriver  à  ses  fins 
politiques,  mais  il  n'a  jamais  cherché  à  rehausser  son  prestige.  L'irré- 
ligion de  plus  en  plus  accusée  des  dirigeants  n'est  pas  pour  elle  une 
bonne  raison  d'espérer  un  avenir  meilleur.  C'est  ainsi  que  le  parti 
actuellement  au  pouvoir  voudrait  arriver  à  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat,  mais  non  pas  pour  donner  à  celle-là  plus  de  liberté. 

La  Grèce  nous  offre  à  peu  près  le  même  spectacle  que  les  autres 
pays  balkaniques.   L'Eglise  y  est  considérée   comme  une  institution 


(i)  Cf.  Echos  d'Orient,  1912,  p.  555. 

(2)  E.  GouDAL,  «   L'Eglise  de  Serbie   »,  dans    Echos   d'Orient,  1907,   p.   235   sq.; 
«  L'Eglise  de  Serbie  de  1909  à  1912  »,  Ibid.,  1912,  p.  345  sq. 


i86  ÉCHOS  d'orient 


nationale  et  rien  de  plus.  Le  gouvernement  lui  a  tellement  mesuré  la 
liberté  qu'un  évêque  ne  peut  même  pas  ordonner  un  prêtre  sans  avoir 
un  poste  à  lui  donner  !  Rien  n'est  fait  pour  empêcher  l'irréligion  de 
pénétrer  dans  la  masse.  Vénizélos,  l'homme-Providence  qu'exalte  une 
presse  stipendiée,  ne  comprend  pas  l'Église  dans  son  projet  de  réor- 
ganisation nationale  sinon  pour  la  domestiquer  davantage. 

Les  Églises  constituées  dans  les  pays  qui  n'ont  pas  encore  réussi  à 
avoir  leur  indépendance  offrent  une  situation  analogue.  Que  ce  soient 
les  divers  patriarcats  grecs  de  l'ancien  empire  turc,  les  trois  ou  quatre 
autonomies  arméniennes,  les  groupes  serbes  et  roumains  du  défunt 
empire  austro-hongrois,  partout  les  laïques  ont  une  part  prépondérante 
dans  le  gouvernement  de  l'Église.  Byzance,  qui  refusa  jadis  de  courber 
la  tête  devant  le  pape  de  Rome,  se  voit  aujourd'hui  avec  ses  nombreuses 
filles  à  la  merci  d'une  assemblée  laïque.  Nulle  part  on  ne  rencontre 
dans  le  clergé  un  homme  sincèrement  résolu  à  rompre  cette  servitude 
funeste  au  bien  des  âmes.  Conseils  mixtes,  tonseils  laïques,  épitropies 
ou  Commissions  diverses  disputent  le  pouvoir  au  clergé  et  décident  des 
choses  les  plus  graves,  sans  qu'aucune  autorité  ecclésiastique  ait  un 
droit  de  contrôle.  Si  les  fidèles  commandent,  c'est  peut-être  la  démo- 
cratie, ce  n'est  plus  l'Église  de  Jésus-Christ  et  des  apôtres. 

Manque  d'apostolat.  —  De  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  résulte 
clairement  que  les  Églises  schismatiques  d'Orient,  à  moitié  momifiées, 
ne  peuvent  montrer  beaucoup  de  vitalité.  C'est  à  la  fois  une  des  causes 
et  un  des  effets  de  la  triste  situation  que  nous  avons  exposée. 

Si  la  vie  se  prouve  par  l'action,  comme  le  prétend  une  saine  philo- 
sophie, il  faut  reconnaître  que  les  Églises  orientales  n'en  ont  guère 
à  l'heure  actuelle.  Il  y  a  longtemps  qu'elles  ont  renoncé  à  l'apostolat 
en  pays  étranger.  Depuis  la  conversion  des  Slaves,  du  vn«  au  x»  siècle, 
et  les  succès  des  nestoriens  dans  l'Asie  centrale  durant  une  bonne 
partie  du  moyen  âge,  on  ne  voit  pas  les  missionnaires  du  schisme  et 
de  l'hérésie  traverser  mers  et  continents  pour  répandre  la  bonne  nou- 
velle. Seule,  l'Église  russe  a  essayé  et  obtenu  quelques  résultats  appré- 
ciables. Sans  parler  de  ceux  qu'elle  a  eus  dans  les  limites  de  l'empire 
et  qui  sont  sujets  à  caution  pour  qui  connaît  les  méthodes  du  gouver- 
nement tsarien,  les  missions  de  la  Chine  et  du  Japon  dénotent  un 
effort  sérieux,  surtout  ces  dernières  (i).  En  dehors  de  cela  vous  ne 
découvrirez  rien,  car  on  ne  peut  appeler  missions  les  groupements 
nouveaux  qui  se  sont  constitués  un  peu  partout,  principalement  en 


(i)  Sur  les  missions  russes,  lire  A.  Palmieri,  La  Chiesa  Russa,  p.  523  sq. 


LA    VIE    RELIGIEUSE    DANS    LES    ÉGLISES    SÉPARÉES    d'oRIENT       187 

Amérique,  où  ils  ne  comprennent  guère  que  des  émigrants  orientaux. 

Dans  les  divers  pays  où  elles  sont  établies,  les  Églises  schismatiques 
recueillent  bien  de  temps  à  autre  quelques  épaves  des  autres  commu- 
nautés, principalement  à  la  suite  de  mariages  mixtes,  mais  ce  n'est  pas 
là  non  plus  un  apostolat,  surtout  quand  il  se  fait  à  coups  de  knout, 
comme  les  Russes  le  pratiquèrent  à  l'égard  des  Ruthènes  catholiques 
aux  xvin«  et  xix«  siècles. 

Vis-à-vis  de  leurs  propres  fidèles,  les  divers  clergés  schismatiques 
d'Orient  ne  font  pas  non  plus  preuve  de  beaucoup  de  sollicitude. 
Outre  que  l'ignorance  est  le  cas  le  plus  fréquent  chez  leurs  membres, 
ils  n'ont  même  pas  l'idée  d'un  apostolat  quelconque.  Où  l'auraient-ils 
prise,  du  reste?  Les  Séminaires  se  préoccupent  de  donner  un  peu  de 
science  aux  futurs  prêtres,  mais  nullement  de  les  former  à  la  piété  et  au 
zèle  des  âmes.  Et  quand  même  les  évêques  et  les  curés  voudraient  tenter 
quelque  chose  de  sérieux,  ils  n'en  auraient  pas  les  moyens  matériels. 
Ils  se  heurteraient  constamment  à  l'élément  laïque,  qui  se  montre  à  peu 
•près  partout  rebelle  aux  innovations.  11  faut  se  rappeler  que  le  plus 
souvent  ils  n'ont  même  pas  la  clé  de  leur  église,  celle-ci  demeurant 
au  pouvoir  des  membres  de  l'éphorie  ou  Conseil  de  Fabrique  !  Et  puis, 
comment  remonter  le  courant  et  tenter  quelque  chose  de  nouveau? 
Ne  serait-ce  pas  rompre  avec  les  sacro-saintes  traditions  contre  les- 
quelles personne  n'ose  rien  entreprendre  en  Orient?  Dès  lors,  on  ne 
sera  pas  étonné  de  ne  rencontrer  nulle  part  les  œuvres  paroissiales 
auxquelles  nous  sommes  accoutumés  en  Occident  :  associations  pieuses, 
catéchismes,  patronages,  bibliothèques  paroissiales,  ouvroirs,  etc.,  etc. 
Pas  de  presse  religieuse,  sauf  quelques  revues  ecclésiastiques  inacces- 
sibles au  peuple  et  quelques  publications  pieuses,  qui  sont  le  plus 
souvent  l'œuvre  de  laïques  et  non  de  prêtres.  La  vie  paroissiale  se 
résume  donc,  dans  les  grandes  villes  aussi  bien  que  dans  les  plus 
modestes  villages,  dans  les  offices  des  dimanches  et  jours  de  fête  et 
dans  l'administration  des  sacrements. 

En  terminant  ce  rapide  aperçu  sur  la  situation  lamentable  des  Eglises 
schismatiques  d'Orient  au  point  de  vue  religieux,  nous  ne  pouvons 
nous  empêcher  de  songer  au  candide  orgueil  de  ces  Grecs>  qui  se 
donnent  avec  ostentation  le  titre  de  «  chrétiens  »,  comme  s'il  était 
leur  propriété  exclusive.  Si  le  vrai  christianisme  s'est  conservé  chez 
eux,  il  faut  avouer  qu'il  a  bien  dégénéré  depuis  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  ou  même  depuis  ces  admirables  Pères  de  l'Eglise  du  iv«  et  du 
ye  siècle,  qui  sont  une  des  gloires  les  plus  pures  de  l'Orient  chrétien. 

R.  Janin. 


\ 


Coup  d'œil  sur  l'histoire  politique  et  religieuse 

DU     MONTÉNÉGRO   ^'^ 


Quand  le  flot  dévastateur  de  l'invasion  turque,  submergeant  l'empire 
byzantin,  atteignit  les  peuples  de  la  presqu'île  balkanique,  le  royaume 
serbe  était  sans  contredit  le  plus  fort  et  le  plus  florissant.  En  1347, 
son  chef,  Etienne  Douchan,  pouvait  en  effet  s'intituler  empereur  serbe, 
grec  et  bulgare. 

Mais,  à  la  malheureuse  journée  de  Kossovo  (1389),  ce  royaume 
tomba  victime  d'une  trahison,  et  les  Serbes  durent,  comme  les  autres 
peuples  des  Balkans,  se  soumettre  pour  de  longs  siècles  au  joug  impi- 
toyable des  Turcs, 

Parmi  les  terres  serbes  se  trouvait  la  principauté  florissante  de  Zêta, 
qui  tirait  son  nom  du  petit  fleuve  qui  coule  au  sud  du  Monténégro 
actuel,  vers  le  lac  de  Scutari.  Alors  que  tout  cédait  devant  le  Turc, 
seule  cette  principauté  se  maintenait  sous  l'autorité  de  la  famille  prin- 
cière  des  Balchidi.  Petit  à  petit  cependant  elle  voyait  reculer  ses  fron- 
tières; en  1478,  c'était  la  prise  de  Scutari,  au  Sud;  en  1483,  la  soumis- 
sion de  l'Herzégovine,  au  Nord.  De  tous  côtés  les  ennemis  encerclaient 
le  Monténégro.  Jean  Tchernoévitch,  qui  gouvernait  alors  le  petit  peuple, 
se  tourna  vers  Venise  pour  lui  demander  secours,  mais  celle-ci  répondit 
par  un  refus. 

Jean  Tchernoévitch,  suivi  de  tout  son  peuple,  dut  alors  abandonner 
les  plaines  fertiles  sur  lesquelles  ses  ancêtres  avaient  vécu  pendant 
sept  cents  ans,  pour  se  réfugier  dans  la  montagne  (1484).  Caché  au 
milieu  des  rochers  déserts,  des  gouffres  et  des  abîmes,  il  entreprit  de 
défendre  sa  foi  et  sa  liberté. 

Il  ne  pouvait  compter  que  sur  une  poignée  d'hommes,  mais  braves 
et  résolus.  Ils  constituèrent  une  Société  en  se  liant  par  une  loi  fonda- 
mentale d'après  laquelle  aucun  Monténégrin  ne  pouvait  descendre 
dans  la  plaine  sans  la  permission  du  chef.  Celui  qui  la  transgressait 


(i)  Cet  article  a  été  écrit  avant  la  guerre  de  1914-1918.  Nous  croyons  utile  de  le 
publier,  à  titre  d'information  documentaire,  au  moment  où  le  Monténégro  rentre 
dans  le  sein  de  la  grande  famille  serbe.  (N.  D.  L.  R.)  Pour  plus  de  détails  concernant 
cet  héroïque  petit  pays,  on  peut  voir,  entre  autres,  les  deux  ouvrages  suivants  : 
G.  Frilley  et  J.  Wlahovitj,  le  Monténégro  contemporain.  Paris,  Pion,  1876,  in-12, 
504  pages;  A.  MuzET,  Aux  pays  balkaniques,  Monténégro,  Serbie,  Bulgarie.  Paris, 
Pierre  Roger,  1912,  in-S",  236  pages,  spécialement  p.  23-69. 


HISTOIRE    POLITIQUE    ET    RELIGIEUSE    DU    MONTÉNÉGRO  1 89- 

se  déshonorait  à  tout  jamais.  Il  se  voyait  revêtu  d'habits  de  femme  et 
muni  d'une  quenouille,  puis  les  femmes  le  chassaient  du  pays  à  coups 
de  quenouilles. 

Depuis  lors,  pendant  plus  de  quatre  cents  ans,  le  peuple  monténégrin 
tout  entier  garda  et  garde  encore  la  remarquable  et  indestructible  tra- 
dition qui  le  caractérise.  Le  centre  de  la  nation  était  le  monastère  bâti 
par  Jean  Tchernoévitch  à  Cettigné,  qui  devint  la  capitale  de  la  contrée. 

Malgré  cette  fidélité,  on  comprend  toutefois  qu'il  était  impossible  de 
conserver  d'une  manière  uniforme  dans  la  masse  du  peuple  cette 
énergie  extraordinaire  que  la  position  exigeait.  De  temps  en  temps 
apparaissaient  des  faibles  qui  se  séparaient  de  leurs  frères  ou  qui  fai- 
saient entendre  à  Jean  les  mêmes  reproches  que  les  Juifs  à  Moïse  : 
«  Pourquoi  nous  as-tu  amenés  ici  ?  » 

Jean  mourut  en  1490.  11  eut  pour  successeur  l'aîné  de  ses  fils,. 
Georges,  qui  avait  épousé  une  Vénitienne.  En  1489,  cédant  aux  ins- 
tances de  sa  femme,  Georges  était  allé  se  fixer  à  Venise,  mais  il  revint 
à  la  mort  de  son  père.  Sous  son  règne,  le  plus  jeune  de  ses  frères 
alla  à  Constantinople  avec  un  groupe  de  Monténégrins  et  proposa 
à  Bajazet  11(1482-1512)  de  lui  livrer  sa  patrie.  Le  sultan  leur  posa  comme 
condition  de  se  faire  musulmans,  ce  qu'ils  acceptèrent.  Ils  s'unirent 
aux  Turcs  et  partirent  avec  eux  à  la  conquête  du  Monténégro.  Georges 
fut  d'abord  heureux  et  les  battit  à  la  première  rencontre.  Cependant, 
comme  la  situation  empirait  chaque  jour,  il  résolut  finalement  de  quitter 
son  pays  et  de  se  retirer  à  Venise.  C'était  en  15 16.  11  laissa  le  gouver- 
nement entre  les  mains  du  métropolite,  et  depuis  cette  époque  les  deux 
pouvoirs  spirituel  et  temporel  furent  unis  au  profit  d'un  seul.  Le 
gouvernement  du  métropolite  dura  trois  cent  trente-six  ans. 

I.    Les   PRINCES-ÉVÊQUES, 

On  compte  une  vingtaine  d'évêques  à  se  succéder  ainsi,  pendant 
trois  siècles,  dans  la  double  mission  de  conserver  la  religion  au  sein 
du  peuple  et  de  le  mener  au  combat.  Ceux  qui  s'illustrèrent  le  plus 
furent  ceux  de  la  famille  de  Négocha,  qui  obtint,  le  pouvoir  en  1687  et 
le  conserva  pendant  plus  d'un  siècle  et  demi.  Le  pouvoir  avait  des- 
facilités si  petites  et  amenait  des  soucis  et  des  responsabilités  tels  que 
personne  ne  le  désirait  et  que  ceux  qui  le  détenaient  n'avaient  pas  de 
raison  pour  en  abuser. 

Les  Monténégrins  luttèrent  contre  les  Turcs  sans  discontinuer  et 
avec  acharnement.  Leur  histoire  est  une  suite  merveilleuse  d'exploits- 


190  ECHOS   D  ORIENT 


héroïques  d'une  poignée  de  chrétiens  défendant  leur  foi  et  leur  liberté 
contre  les  troupes  innombrables  des  infidèles. 

Les  Turcs  voulaient  imposer  de  force  leur  autorité  en  percevant 
certains  impôts.  Ils  purent  y  réussir  dans  quelques  endroits  plus 
accessibles,  mais  la  lutte  ne  cessait  pas  pour  cela.  Les  scènes  les  plus 
terribles  des  autres  peuples  pâlissent,  on  peut  le  dire,  devant  la  vie 
des  Monténégrins  pendant  les  époques  critiques.  La  Porte  envoyait 
sans  cesse  des  hordes  entières  soumettre  le  Monténégro,  mais  toujours 
elles  venaient  échouer  contre  les  rochers  infranchissables  et  les  poi- 
trines de  fer  des  fils  de  la  Montagne  Noire. 

C'est  ainsi  qu'en  17 12,  sous  l'évêque  Daniel,  50000,  d'autres  disent 
100  000  Turcs  traversèrent  la  Zêta  entre  Spoujé  et  Podgoritza.  La 
population  monténégrine  ne  dépassait  pas  40000  âmes.  Le  22  juin, 
à  l'aurore,  Daniel  attaqua  le  camp  turc,  composé  de  trois  divisions  de 
12000  hommes  chacune.  L'évêque  perdit  3  189  soldats,  mais  il  tua 
20  000  Turcs. 

Voici  comment  le  peuple  a  célébré  cet  exploit  dans  une  vieille  ballade  : 

Sérasker  écrivit  à  Daniel  :  Envoie-moi  ton  impôt  et  trois  de  tes  plus  braves 
comme  otages,  sinon  je  détruirai  tout  le  territoire  de  la  Morée  jusqu'à  la  mer 
par  le  feu  et  le  glaive  et  je  te  prendrai  vif  et  je  te  tourmenterai  terriblement. 

L'évêque  lut  la  lettre  et  pleura  amèrement.  Il  réunit  les  anciens.  Les  uns 
disaient  :  «  Paye-lui  l'impôt  »,  les  autres  criaient  :  «  Au  lieu  d'impôt,  envoie-lui 
de  nos  pierres.  »  On  résolut  de  se  battre  jusqu'au  dernier  homme.  On  jura  qu'on 
lui  enverrait  comme  impôt  une  pluie  de  balles. 

Après  cela,  trois  Monténégrins  se  faufilent  pendant  la  nuit  dans  le  camp  turc 
et  le  traversent  au  milieu  des  dormeurs.  Vouko,  un  des  trois,  dit  aux  autres  : 
«  Retournez,  moi  je  resterai  pour  aider  notre  œuvre.  »Les  deux  autres  reviennent 
à  Cettigné  et  ils  disent  :  «  Les  Turcs  sont  si  nombreux  que,  s'ils  nous  avaient 
broyés  tous  les  trois  comme  du  sel,  ils  n'en  auraient  pas' eu  assez  pour  un  seul 
repas.»  Puis  ils  ajoutent,  pour  encourager  les  leurs,  que  la  plupart  des  ennemis 
étaient  infirmes. 

Et  le  peuple  va  à  l'église,  reçoit  la  bénédiction  de  son  évêque  et  part  pour  le 
combat,  à  la  vie  ou  à  la  mort. 

Et  Vouko,  pendant  ce  temps,  persuada  à  l'ennemi  de  se  placer  près  de  la 
rivière  Vladania,  lui  affirmant  que  près  de  Cettigné  il  n'y  avait  pas  d'eau. 

Là,  à  l'aurore,  une  pluie  de  balles  monténégrines  réveilla  tout  le  pays,  et 
pendant  trois  jours  les  Monténégrins  poursuivirent  et  tuèrent  les  Turcs  fugitifs. 

Et  voici  comment  l'auteur  finit  son  poème: 

Oh!  mes  frères  serbes,  et  vous  tous  chez  qui  bat  un  coeur  amoureux  de  la 
liberté,  réjouissez-vous!  Notre  ancienne  liberté  ne  périra  jamais  tant  que  nous 
combattrons  et  tant  que  nous  défendrons  notre  bien-aimé  Monténégro. 


HISTOIRE    POLITIQUE    ET    RELIGIEUSE    DU    MONTENEGRO  I9I 

Pour  le  plus  grand  bonheur  du  peuple  monténégrin  la  Providence 
lui  donna,  à  la  veille  du  xix^  siècle,  le  plus  célèbre  de  ces  princes- 
évêques,  Pierre  \^^,  qui  prit  le  pouvoir  en  1772.  Ses  compatriotes  l'ont 
surnommé  Pierre  le  Saint.  C'était  un  bel  homme,  doué  d'un  esprit 
remarquable,  de  manières  distinguées.  En  qualité  d'évêque,  de  prince, 
de  législateur  et  de  général,  il  dirigea  heureusement  son  pays,  au  milieu 
d'une  lutte  continuelle,  pendant  plus  de  quarante-huit  ans. 

Le  gouvernement  du  Monténégro  était  alors  tout  à  fait  patriarcal.  Le 
prince  remplissait  à  la  fois  les  charges  de  pontife,  de  juge  et  de  chef. 
Il  présidait  aussi  les  réunions  qui  se  composaient  non  de  représentants, 
mais  du  peuple  entier.  Les  décisions  prises  dans  ces  réunions  obligeaient 
tout  le  monde  comme  des  lois. 

Ces  assemblées  (sbor)  se  tenaient  en  plein  air;  quand  le  tumulte 
devenait  trop  grand,  on  sonnait  les  cloches  de  l'église  voisine  pour 
rétablir  le  silence. 

Pour  la  première  fois,  Pierre  l^r  publia,  en  1796,  des  Dispositions  pour 
le  gouvernement  du  Monténégro.  Jusqu'alors  le  pays  n'avait  été  gouverné 
que  d'après  les  coutumes  anciennes  restées  purement  orales.  En  1798, 
il  désigna  des  juges,  très  habilement  répartis,  et  en  1803  il  publia  le 
complément  du  Code. 

.    Depuis  l'avènement  de  Pierre  l^r,  on  n'entendit  plus  parler  de  haratch, 
ou  impôts  demandés  par  les  Turcs. 

Occupé  continuellement  par  la  lutte  contre  l'ennemi  héréditaire,'  Pierre 
n'avait  pu  jusqu'alors  s'occuper  beaucoup  des  affaires  ecclésiastiques. 
Malgré  la  position  difficile  du  pays  et  les  combats  incessants,  il  prit 
soin,  non  seulement  d'apaiser  les  différends  qui  éclataient  assez  souvent 
parmi  le  clergé,  mais  aussi  de  veiller  sur  la  bonne  conduite  de  celui-ci 
et  l'accomplissement  fidèle  de  ses  devoirs.  II  défendit  aux  prêtres,  entre 
autres  choses,  de  porter  des  armes  à  la  ceinture  et  de  se  raser  la  barbe. 

Dans  une  lettre  au  métropolite  de  Saint-Pétersbourg,  Séraphim, 
Pierre  indiquait  la  grande  utilité  qu'il  y  aurait  à  propager  une  traduc- 
tion serbe  du  Nouveau  Testament  parmi  le  peuple  afin  de  le  pénétrer 
davantage  de  l'esprit  chrétien  (1826). 

Pierre  vivait  encore  quand  le  saint  synode  russe  reconnut  comme 
autocéphale  l'Eglise  du  Monténégro.  11  mourut  le  18  octobre  1830  et 
fut  enseveli  dans  l'église  de  la  Blagovéichénié,  c'est-à-dire  de  l'Annon- 
ciation, à  Cettigné.  Quatre  ans  après,  il  était  canonisé. 

En  1895,  fut  imprimé,  avec  l'approbation  et  la  bénédiction  du 
métropolite  Métrophane,  l'office  de  Pierre  I«'"  le  Saint,  composé  par  le 
métropolite  serbe  Michel. 


192  ECHOS    D  ORIENT 


Parmi  nous,  racontaient  les  Monténégrins  à  la  fin  du  siècle  dernier,  il  y  a  encore 
des  hommes  qui  ont  vécu  sous  le  gouvernement  de  Pierre  le  Saint.  Ils  ont 
entendu  ses  discours,  ils  ont  vu  comment  il  vivait.  Pendant  cinquante  ans 
entiers  il  nous  dirigea,  il  se  battit  pour  nous,  amena  des  ententes,  et  chaque 
jour  il  marcha  devant  nous  dans  une  pureté  et  une  simplicité  d'âme  remar- 
quables. 11  nous  donna  de  bonnes  lois  et  organisa  notre  pays.  Il  étenc^it 
nos  limites  et  fit  fuir  nos  ennemis.  Sur  son  lit  de  mort,  il  se  tourna  vers  les 
anciens  et  les  exhorta  à  vivre  tous  en  paix.  Quand  il  était  en  vie,  nous  jurions 
par  lui. 

Pierre  !•"•  eut  comme  successeur  son  neveu,  Radoton,  qui  n'avait  alors 
que  dix-sept  ans.  Le  nouveau  prince-évêque  prit  le  nom  de  Pierre  II. 
II  fut  sacré  évêque  le  6  août  1833,  à  Saint-Pétersbourg,  en  présence  de 
l'empereur  Nicolas  l^"".  Un  témoin  dit  qu'il  était  de  taille  très  élevée  et 
d'une  très  forte  constitution.  11  était  si  bon  tireur  qu'il  perçait  un  citron 
après  l'avoir  jeté  en  l'air.  Il  n'avait  encore  que  dix-neuf  ans  quand  les 
Turcs  firent  irruption  vers  Scutari,  parce  qu'il  avait  refusé  de  recevoir 
un  bérat  de  la  Porte  et  de  se  reconnaître  vassal  de  la  Turquie.  L'avant- 
garde  ennemie,  composée  de  plusieurs  milliers  d'hommes,  fut  détruite 
par  une  troupe  de  800  Monténégrins.  L'invasiofi  turque  cessa  complè- 
tement après  cet  échec. 

Le  nouvel  évêque  entreprit  de  lutter  vigoureusement  contre  les 
-désordres  intérieurs  et  les  vestiges  des  mœurs  sauvages  du  pays. 
Parmi  ses  dispositions  judiciaires,  il  s'en  trouve  de  particulièrement 
•curieuses.  C'est  ainsi  que  les  assassins  devaient  être  fusillés,  tandis  que 
les  voleurs  étaient  pendus.  Mais  il  fut  difficile  d'appliquer  la  première 
de  ces  peines.  L'usage  de  la  vendetta  était  en  effet  enraciné  au  Monté- 
négro, il  obligeait  les  parents  à  tuer  celui  qui  avait  mis  à  mort  un  des 
leurs.  Pour  que  personne  ne  pût  être  réputé  assassin,  il  fallut  faire 
exécuter  les  criminels  par  une  troupe  entière. 

Le  problème  le  plus  important  du  règne  de  Pierre  II  fut  l'organisation 
intérieure  qui  favorisait  beaucoup  l'œuvre  militaire. 

Presque  toutes  les  luttes  qu'il  supporta  contre  les  Turcs  finirent  par 
des  victoires.  En  1835,  dix  Monténégrins  prirent  d'une  façon  tout  à  fait 
inattendue  l'ancienne  forteresse  de  Zabliak,  jadis  capitale  de  la  Zêta;  ils 
s'y  fortifièrent  et  résistèrent  pendant  trois  semaines  à  3  000  Turcs.  A  la 
fin,  l'évêque  leur  ordonna  de  céder,  parce  qu'il  voulait  éviter  une  nou- 
velle guerre  avec  le  sultan. 

Ce  géant  était  bien  doué  et  avait  étudié  à  Pétersbourg.  On  le  sur- 
nomma évêque-héros,  prince  et  poète.  Ses  poèmes  lui  ont  valu  une 
place  très  brillante  dans  la  littérature  slave. 


HISTOIRE    POLITIQUE   ET   RELIGIEUSE    DU   MONTÉNÉGRO  I93 

Voici  le  portrait  qui  a  été  tracé  de  lui  : 

Il  est  tantôt  chef,  l'épée  à  la  main,  à  la  tête  de  ses  compagnies,  exemple  vivant 
de  bravoure  guerrière,  tantôt  juge  inflexible,  ordonnant  de  mettre  à  mort  les 
malfaiteurs,  tantôt  enfin  prince-gouverneur,  gardant  son  indépendance  de 
toute  souillure. 

II.  Séparation  des  deux  pouvoirs. 

Pierre  II  fut  le  dernier  prince  qui  centralisa  en  sa  personne  l'autorité 
civile  et  religieuse.  Son  neveu,  Daniel  Pétrovitch,  qui  lui  succéda,  ne 
voulut  pas  recevoir  la  consécration  épiscopale.  L'Assemblée  nationale 
consentit  à  la  séparation  des  pouvoirs  civil  et  religieux.  Daniel  désigna 
comme  métropolite  Nicanor  Ivanovitch,  qui  fut  sacré  évêque  à  Saint- 
Pétersbourg  en  1856.  Ainsi  s'éteignit  la  lignée  des  princes-évêques.  Ils 
avaient  rempli  leur  mission. 

Pendant  son  gouvernement  assez  court,  Daniel  resta  fidèle  aux  tradi- 
tions de  ses  prédécesseurs.  Son  but  principal  fut  d'affermir  l'ordre 
intérieur.  Dans  la  lutte  contre  Omer-Pacha  (i 832-1 853),  les  Monténé- 
grins justifièrent  une  fois  de  plus  la  gloire  militaire  de  leur  pays.  Sous 
la  direction  de  vaillants  chefs,  ils  battirent  les  Turcs  malgré  l'infériorité 
de  leur  nombre  et  de  leur  armement. 

Pendant  la  guerre  de  Crimée,  Daniel  garda  une  neutralité  complète. 
Cette  attitude  occasionna  une  guerre  civile,  et  c'est  à  grand'peine  qu'on 
évita  la  séparation  de  la  Berda  d'avec  l'ancien  Monténégro. 

Au  mois  de  mai  1858,  Mirko,  frère  de  Daniel,  fit  revivre  à  Grabovo 
les  vieilles  traditions  de  la  gloire  guerrière  des  Monténégrins.  Sans 
canons,  les  montagnards  s'élancèrent  sous  ses  ordres  sur  l'artillerie 
turque  et  la  détruisirent. 

La  victoire  de  Grabovo  émut  fortement  les  sujets  chrétiens  du  sultan. 
Mais  les  grandes  puissances  vinrent  subitement  au  secours  de  la  Porte 
et  protégèrent  l'immense  empire  turc  contre  le  tout  petit  Monténégro. 
Celui-ci  dut  fléchir  devant  les  décisions  des  diplomates.  Cependant  la 
Commission  qui  siégea  à  Constantinople  lui  permit  de  profiter  des 
frontières  que  les  derniers  événements  lui  avaient  données.  En  1859, 
elle  réussit,  malgré  la  protestation  d'Ali  Pacha,  à  faire  assister  aux  déli- 
bérations le  représentant  du  Monténégro.  Au  Congrès  de  Paris,  les 
puissances  résolurent  de  donner  à  ce  pays  une  issue  vers  la  mer,  mais 
à  la  condition  qu'il  reconnaîtrait  la  suzeraineté  de  la  Porte.  Daniel 
voulait  se  soumettre  à  cette  exigence,  mais  le  peuple  s'y  opposa 
énergiquement. 

Échos  d'Orient.  —  T.  XIX.  7 


194  ÉCHOS   D  ORIENT 


Au  mois  d'août  1860,  le  prince  fut  tué  au  bord  de  la  mer,  à  Cattaro. 
Son  corps  fut  transporté  dans  une  église  où,  pendant  plusieurs 
semaines,  se  succédèrent  ses  sujets  éplorés. 

m.  Le  roi  Nicolas. 

A  Daniel  succéda  son  neveu  Nicolas,  le  roi  actuel.  En  montant 
sur  le  trône,  ce  prince  se  proposa  deux  buts  :  i»  civiliser  son  peuple, 
et  2°  délivrer  complètement  les  terres  serbes  du  joug  des  Turcs. 
A  peine  au  pouvoir,  il  fut  entraîné  contre  son  gré  dans  une  guerre  avec 
la  Turquie.  La  lutte  fut  terrible,  mais  sa  vaillance  sortit  victorieuse  de 
toutes  les  difficultés.  Lors  de  la  guerre  russo-turque,  les  Monténégrins 
sont  de  nouveau  au  premier  rang  de  ceux  qui  luttent  pour  la  liberté  du 
slavisme.  Enfin,  Nicolas  eut  l'honneur  de  commencer  la  lutte  finale 
contre  les  Turcs  en  19 12  et  de  voir  toutes  les  terres  serbes  rendues 
à  la  liberté,  La  défaite  de  l'Autriche-Hongrie  a  permis  l'affranchissement 
de  tous  les  frères  irrédimés,  mais  il  faut  bien  reconnaître  qu'il  se 
montra  d'une  faiblesse  intéressée  devant  les  exigences  de  Vienne  (1915). 

Après  la  mort  de  Daniel  l^i',  le  métropolite  Nicanor  avait  donné  sa 
démission.  Le  prince  Nicolas  désigna  alors  Hilarion  Roganovitch,  qui: 
fut  sacré  évêque  à  Saint-Pétersbourg  en  1863. 

C'est  sous  ce  prélat  que  s'ouvrit  à  Cettigné  l'école  théologique 
destinée  à  former  des  candidats  à  la  prêtrise. 

Le  Monténégro  s'étant  annexé  le  territoire  de  la  Berda  et  ayant  poussé 
ses  frontières  jusqu'à  l'Herzégovine,  Nicolas  créa  en  1878  une  nouvelle 
éparchie,  celle  de  Rachko-Zahoumska.  Le  siège  en  fut  établi  au  monas- 
tère d'Ostrog,  et  le  premier  évêque  fut  Bessarion  Lioubitza. 

A  la  mort  d'Hilarion  Roganovitch  (1882),  Nicolas  choisit  pour  lui 
succéder  ce  même  Bessarion.  Le  nouveau  métropolite  essaya  d'établir 
dans  son  pays  un  synode  sur  le  modèle  de  celui  de  Zara  en  Dalmatie, 
mais  il  ne  put  y  réussir.  Il  ne  gouverna  d'ailleurs  pas  longtemps  sa 
métropole  et  mourut  en  1884.  Son  successeur  fut  Métrophane  Ban,  qui 
fut  sacré  évêque  à  Saint-Pétersbourg  en  1885. 

IV.  Situation  ecclésiastique  actuelle. 

Telle  est,  brièvement  esquissée,  l'histoire  politico-religieuse  du 
Monténégro. 

Aujourd'hui,  le  métropolite  monténégrin  n'a  plus  le  pouvoir  civil,, 
mais  cela  ne  l'empêche  pas  déjouer  un  rôle  considérable  dans  le  pays.. 


HISTOIRE    POLITIQUE    ET   RELIGIEUSE    DU    MONTÉNÉGRO  I95 

Aucun  acte  important  ne  s'accomplit  sans  qu'il  soit  consulté,  et  le 
peuple  le  vénère  profondément.  Il  ne  reçoit  aucun  traitement  du  gou- 
vernement et  ne  vit  que  des  revenus  ecclésiastiques  provenant  de  la 
ocation  des  terres  des  monastères  de  Cettîgné  et  d'Ostrog.  Ces  revenus 
assurent  aussi  le  service  du  culte  dans  toutes  les  églises  du  royaume. 
L'extrême  pauvreté  des  églises  monténégrines  prouve  que  ces  revenus 
sont  insuffisants. 

On  s'en  fera  une  idée  en  lisant  la  description  de  la  cathédrale  de 
Cettigné  faite  par  un  témoin,  il  y  a  une  trentaine  d'années  : 

Elle  est  aussi  grande  qu'une  chambre;  il  n'y  a  de  place  que  pour  le  prince, 
la  princesse,  quelques  sénateurs  et  des  étrangers.  La  garde  se  tient  à  la  porte 
et  le  peuple  s'amasse  autour  de  l'édifice.  Les  icônes  sont  en  petit  nombre;  par 
contre,  sur  les  murs  on  voit,  à  côté  des  reliques  de  Pierre  le  Saint,  beaucoup 
de  pistolets,  de  revolvers  et  de  yatagans. 

Et  le  même  témoin  dit  encore  : 

Le  métropolite  en  habits  usés  se  tenait  debout  sur  un  vieux  tapis,  les  prêtres 
étaient  chaussés  de  t^arvouli  (mocassins)  et  on  entrevoyait  des  revolvers  sous 
leurs  habits. 

La  situation  s'est  un  peu  améliorée  dans  la  capitale,  mais  elle  laisse 
toujours  à  désirer  dans  les  campagnes.  Actuellement,  la  cathédrale 
possède  un  assez  grand  nombre  d'ornements,  tous  offerts  par  la  muni- 
ficence des  tsars  de  Russie  ou  par  les  Slaves  de  diverses  villes,  surtout 
par  ceux  de  Moscou. 

Le  bas  clergé  atteint  le  chiffre  de  500  membres  environ  :  les  simples 
prêtres  sortent  tous  des  rangs  du  peuple  et  s'en  distinguent  bien  peu; 
souvent  même  ils  ne  portent  pas  l'habit  ecclésiastique  en  dehors  des 
cérémonies  du  culte.  Tout  leur  savoir  consiste  à  lire  les  livres  litur- 
giques et  à  observer  les  rites  de  l'Église. 

Les  jours  de  fête,  il  n'y  a  pas  encore  bien  longtemps,  on  pouvait 
rencontrer  dans  les  rues  de  Cettigné  un  prêtre  au  manteau  noir  orné 
de  décorations  militaires,  portant  fièrement  une  belle  barbe  brune  et 
laissant  voir  à  tout  le  monde  sa  large  ceinture  rouge.  C'était  Stépho 
Kapitzine,  le  premier  prêtre  de  la  capitale.  Que  de  fois,  dans  les  com- 
bats avec  les  Turcs,  ne  s'était-il  pas  jeté  aux  premiers  rangs,  Tépée 
d'une  main  et  le  drapeau  de  l'autre,  pour  entraîner  ses  compatriotes! 

La  vie  monastique  ne  put  jamais  se  développer  beaucoup  au  Monté- 
négro, qui  avait  sans  cesse  à  lutter  pour  conserver  son  indépendance. 
Les  quelques  anciens  monastères  qui  restent  sont  presque  tous  inha- 


196  ÉCHOS    d'orient 


bités.  Le  service  religieux  y  est  assuré  par  de  simples  prêtres.  Les 
deux  couvents  les  plus  remarquables  sont  celui  de  Cettigné  et  celui 
d'Ostrog. 

Le  premier,  bâti  par  Jean  le  Noir  ou  Tchernoévitch,  en  1484,  fut 
détruit  deux  fois  :  le  prince  Daniel  le  rebâtit,  mais  en  le  plaçant  dans 
un  endroit  plus  élevé;  il  en  fit  une  sorte  de  citadelle  contre  les  invasions- 
turques.  L'extérieur  est  remarquable.  On  y  voit  deux  monastères,  l'un 
inférieur,  l'autre  supérieur;  les  voûtes  cintrées,  non  ornées,  s'appuient 
sur  des  colonnes  basses  et  minces.  Toutes  les  constructions,  même 
l'église,  sont  d'une  architecture  primitive.  La  tour  carrée  qui  s'élève 
au-dessus  du  monastère  ressemble  plus  à  un  colombier  qu'à  un  clocher. 

Au  monastère  même  est  adossé  un  édifice  d'architecture  plus 
moderne;  le  sous-sol  sert  de  prison  pour  les  femmes,  le  premier  étage 
est  une  école  primaire,  le  second  est  le  logement  de  l'évêque  et  de 
l'archimandrite,  La  petite  église  possède  des  vases  et  des  ornements 
sacrés  d'une  grande  richesse  pour  la  plupart  offerts  par  le  tsar  de 
Russie.  Cette  église  n'aurait  rien  de  remarquable  si  elle  ne  contenait  les 
restes  de  trois  hommes  illustres  du  Monténégro.  Des  deux,  côtés  de 
l'entrée  sont  les  tombeaux  de  Daniel  et  de  son  frère  Mirko  Petrovitch,, 
le  père  du  roi  Nicolas.  Le  troisième  tombeau  contient  les  reliques  de 
Pierre  1er,  que  les  Monténégrins  vénèrent  comme  un  saint  depuis 
quatre-vingts  ans.  Aux  grands  jours  de  fête,  on  découvre  ces  reliques, 
et  les  Monténégrins  de  toute  la  région  y  viennent  en  pèlerinage. 

Cependant,  on  remarque  qu'un  plus  grand  nombre  de  pèlerins 
viennent  visiter  le  monastère  d'Ostrog,  situé  non  loin  de  la  bourgade 
récente  de  Danilograd.  Pour  s'y  rendre,  on  marche  d'abord  dans  une 
plaine,  le  long  de  la  Zêta,  que  l'on  traverse  à  gué  oii  en  barque,  puis  on 
entre  dans  les  sombres  montagnes  où  se  trouve  le  monastère.  On 
y  voit,  comme  à  celui  de  Cettigné,  deux  divisions.  Le  monastère  infé- 
rieur possède  un  vaste  caravansérail  où  s'arrêtent  les  pèlerins,  une  petite 
église  et  différentes  constructions.  A  vingt  minutes  de  là,  se  trouve  le 
monastère  supérieur,  bâti  à  l'endroit  le  plus  désert  de  la  montagne,  au 
fond  d'une  vaste  caverne  que  domine  un  immense  rocher  à  pic.  C'est  là 
qu'en  1857  Mirko  Pétrovitch  tint  en  échec  les  Turcs.  Ce  monastère 
renferme  des  reliques  de  saint  Basile  et  les  pèlerins  de  presque  tous  les 
pays  balkaniques  viennent  les  vénérer. 

La  veille  de  la  Trinité,  toutes  les  hôtelleries  du  monastère  se  rem- 
plissent de  gens;  les  uns  dressent  des  tentes,  tandis  que  les  autres 
logent  à  la  belle  étoile.  Des  marchands  de  Scutari  et  de  Podgoritza 
organisent  des  étalages.  Tout  pèlerin  se  croit  obligé  d'apporter  quelque 


HISTOIRE    POLITIQUE    ET    RELIGIEUSE    DU    MONTÉNÉGRO  I97 

offrande  au  Saint  ;  le  riche  donne  de  l'argent  ou  quelque  objet  précieux; 
le  pauvre,  un  vêtement  ou  quelque  ustensile  de  ménage.  Quand  la 
fête  est  terminée,  on  ramasse  les  cadeaux  en  nature  et  on  les  vend  aux 
enchères;  la  somme  qu'on  en  retire  atteint  parfois  600  francs;  elle 
va  rejoindre  dans  le  trésor  de  saint  Basile  les  trois  ou  quatre  mille  flo- 
rins des  pèlerins  riches.  Quand  le  roi  n'assistait  pas  personnellement 
à  la  fête,  il  s'y  faisait  représenter  par  le  président  de  l'Assemblée  ou 
par  quelque  prince  de  la  famille  royale.  Cependant,  il  venait  le  plus 
souvent  à  la  cérémonie,  qui  lui  fournissait  un  excellent  moyen  de  pro- 
pager l'influence  de  son  pays  dans  les  provinces  voisines  habitées  par 
des  Slaves.  Aussi  les  Turcs  faisaient-ils  subir  toutes  sortes  de  vexations 
aux  habitants  de  la  Macédoine  qui  allaient  au  Monténégro  pour  vénérer 
les  reliques. 

Le  monastère  d'Ostrog  possède  de  grandes  étendues  de  terres  et  de 
forêts,  également  mal  exploitées.  Les  revenus,  qui  se  montent  à  une 
vingtaine  de  mille  francs,  sont  employés  aux  besoins  religieux  du 
royaume. 

V.  Ecoles,  littérature,  coutumes  populaires. 

C'est  au  monastère  inférieur  d'Ostrog  que  se  trouve  le  principal  éta- 
blissement scolaire  du  royaume,  le  Séminaire.  II  fut  établi  après  un 
voyage  du  prince  Nicolas  en  Russie  et  avec  un  capital  donné  par  le  tsar. 
Il  avait  d'abord  été  établi  dans  l'ancien  palais  épiscopal,  à  Cettigné» 
Le  remarquable  littérateur  et  théologien  Milan  Kostitch  réussit,  pendant 
son  rectorat  de  trois  ans,  à  donner  au  Séminaire  l'allure  d'un  établis- 
sement sérieux.  C'est  en  1873  qu'eut  lieu  le  transfert  à  Ostrog.  Dans 
ce  coin  retiré,  les  jeunes  Monténégrins  reçoivent  une  éducation  variée  : 
grammaire,  histoire,  sciences,  théologie,  etc.  Ils  sont  tous  destinés 
à  être  prêtres  ou  instituteurs. 

Pierre  II  fut  le  premier  à  ouvrir  deux  petites  écoles.  Plus  tard,  son 
successeur  Daniel  constitua  dans  son  palais  une  petite  association  de 
jeunes  gens  des  meilleures  familles,  dont  il  dirigea  lui-même  les_  tra- 
vaux et  les  efforts.  Sous  le  prince  Nicolas,  l'instruction  se  développa, 
surtout  grâce  à  la  constance  remarquable  de  Milan  Kostitch.  Dans 
l'espace  de  trois  années,  il  réussit  à  préparer  40  élèves,  qui  par  leurs 
connaissances  surpassaient  tous  leurs  devanciers.  Aujourd'hui,  presque 
tous  les  villages  ont  une  école.  On  en  compte  plus  de  200.  Les  Monté- 
négrins se  décidèrent  très  lentement  à  payer  des  professeurs.  On  fixa 
finalement  la  somme  de  120  thalers  (450  francs)  par  an  pour  chacun. 


198  ÉCHOS    d'orient 


C'était  beaucoup  pour  un  pays  où  les  membres  de  l'Assemblée  nationale 
se  contentaient  de  600  francs. 

Mentionnons  aussi  l'institut  des  filles,  placé  jadis  sous  la  haute  pro- 
tection de  la  tsarine  de  Russie  et  sous  la  surveillance  de  la  princesse 
monténégrine  Miléva.  H  fut  fondé  après  le  séjour  du  prince  Nicolas 
à  Pétersbourg.  11  y  a  deux  lycées  de  jeunes  gens  à  Cettigné  et  à  Podgo- 
ritza.  Dans  les  écoles  monténégrines,  on  parle  et  on  enseigne  le  dialecte 
serbe  du  pays.  Au  Séminaire,  on  apprend  aussi  le  slave. 

Les  Monténégrins  n'ont  pas  oublié  que  c'est  au  milieu  d'eux  que  les 
livres  liturgiques  slaves  apparurent  pour  la  première  fois  ;  or,  ce  sont 
les  premiers  monuments  de  la  littérature  slave  où  est  employé  l'alphabet 
cyrillique.  C'est  à  Georges  Tchernovitch,  fils  de  Jean  Tcherni,  que 
revient  l'honneur  de  ces  premières  éditions  (vers  1490).  Les  livres 
liturgiques  étaient  imprimés  au  Monténégro  et  envoyés  delà  en  Russie. 
En  1591,  l'imprimerie  fut  détruite  par  le  vandalisme  turc.  Ce  n'est  que 
sous  Pierre  II  qu'elle  fut  de  nouveau  organisée,  mais  elle  n'eut  pas  une 
aussi  longue  existence.  Sous  Daniel,  les  Monténégrins,  attaqués  par  les 
Turcs  et  n'ayant  plus  de  balles,  se  virent  obligés  de  couler  les  caractères 
pour  en  faire  des  projectiles.  Depuis  une  quinzaine  d'années,  il  existe 
à  Cettigné  une  imprimerie,  qui  édite  le  journal  Glas  Tc})ernogort:{a 
(Voix  du  Monténégro),  d'abord  hebdomadaire,  puis  quotidien.  Quant 
aux  livres  liturgiques,  on  les  achète  désormais  à  Belgrade. 

La  vie  religieuse  du  peuple  donne  lieu  à  d'intéressantes  remarques. 
Enfermé,  enclavé  dans  ses  montagnes,  le  peuple  monténégrin  a  gardé 
fidèlement  toutes  les  coutumes  religieuses  qu'il  a  héritées  de  ses 
ancêtres,  mais  il  les  a  malheureusement  altérées  sous  l'influence  de 
l'islam. 

Chaque  maison  a  son  saint  patron,  dont  le  jour  de  fête  est  célébré 
avec  une  solennité  extraordinaire.  On  invite  à  dîner  tous  les  parents 
et  amis.  Les  membres  de  la  famille  ne  prennent  pas  place  à  table,  ils 
servent  leurs  hôtes  et  mangent  après  eux.  Cet  usage  est  observé  par 
tout  le  monde,  excepté  par  le  roi.  En  effet,  au  palais  c'est  le  prince 
héritier  qui  doit  assurer  le  service.  Au  milieu  de  la  table,  on  dépose 
dans  chaque  famille  un  grand  pain  de  seigle,  dans  lequel  est  planté  un 
cierge  bénit.  Il  est  sévèrement  défendu  d'allumer  quoi  que  ce  soit  à  sa 
flamme. 

Les  Monténégrins  aiment  beaucoup  les  processions  religieuses  : 
hommes  et  femmes  y  prennent  part.  Ces  cérémonies  s'accomplissent 
quand  on  doit  vénérer  des  reliques,  quand  on  bénit  la  moisson  ou 
l'eau,  et  quand  on  fait  un  vœu. 


HISTOIRE    POLITIQUE    ET    RELIGIEUSE    DU    MONTÉNÉGRO  I99 

VI.  Activité  du  métropolite  Métrophane. 

Le  dernier  métropolite,  Métrophane,  s'est  tracé  un  vaste  programme 
pour  le  développement  religieux  de  son  peuple.  Une  de  ses  plus  sages 
mesures  a  été  de  donner  un  traitement  à  chaque  prêtre.  Ceci  mit  fin 
aux  tristes  querelles  occasionnées  par  les  offrandes  volontaires  des 
fidèles.  Cette  mesure  suffirait  à  faire  ressortir  les  talents  d'administra- 
teur du  métropolite.  Il  s'est  occupé  en  même  temps  de  littérature,  et. 
surtout  de  la  traduction  en  langue  serbo-monténégrine  d'ouvrages  théo- 
logiques russes.  Il  trouva  un  collaborateur  très  actif  dans  la  personne 
du  protodiacre  de  la  cour,  Philippe  Raditchévitch,  poète  et  écrivain 
remarquable,  dont  les  œuvres  sont  très  appréciées.  L'histoire  de,  sa, 
patrie  lui  sert  de  thème  inépuisable  pour  ses  compositions  poétiques.  _ 

Notons,  en  passant,  que  le  roi  Nicolas  est  aussi  un  poète  distingué.. 
Ses  œuvres  jouissent  d'une  grande  notoriété  dans  le  monde  slave. 

«  ' 

J.  Chichkof. 


Le  cou\)enl  b^jantin  de  femmes  à  Prinkipo 


(0 


Le  promeneur  en  villégiature  à  Prinkipo  qui,  d'un  pas  nonchalant, 
fait  le  petit  tour  de  l'île  ne  tarde  pas  à  arriver,  dès  qu'il  a  quitté  les 
dernières  maisons  du  village,  au  pont  de  pierre  situé  dans  le  quartier 
de  Maden  (à  la  mine).  Ce  quartier,  intéressant  à  plusieurs  points  de 
vue,  renferme  une  exploitation  de  fer  abandonnée,  avec  les  substruc- 
tions  de  hauts  fourneaux  qui  ont  été  presque  entièrement  détruits. 
Les  vieillards  se  rappellent  fort  bien  encore  ses  débuts  assez  brillants 
et  le  toile  général  qui  s'ensuivit  parmi  les  habitants  et  les  visiteurs 
de  Prinkipo,  lorsque  les  hautes  cheminées  commencèrent  à  vomir,  du 
matin  au  soir,  et  toute  la  nuit,  des  torrents  de  fumée  qui  ne  tardèrent 
pas  à  mettre  du  noir  sur  toutes  choses,  sur  les  plantes,  dans  le  ciel 
pur  et...  dans  les  cœurs.  Aussi  les  beaux  caïques  à  quatre  rameurs,  qui 
de  l'échelle  de  Top-Hané  menaient  chaque  soir  avec  diligence  les  villé- 
giaturants, les  riches  commerçants  grecs  et  arméniens  pressés  de  revoir 
leurs  familles,  ne  tardèrent  pas  à  venir  moins  nombreux.  Décidément 
on  abandonnait  la  grande  île,  au  profit  de  Halki  particulièrement  qui 
connut  vers  1840- 1850  quelques  années  de  gloire  arrachées  à  Prinkipo. 
Les  protestations  de  tous  et  peut-être  aussi  les  affaires  peu  brillantes 
de  la  mine  rendirent  plus  patent  le  barbarisme  que  l'on  avait  commis, 
et  la  mine  fut  abandonnée.  D'ailleurs,  le  service  des  bateaux,  qui  date 
de  1846,  en  facilitant  le  voyage,  redonna  à  Prinkipo  un  renom  et  une 
vogue  qu'elle  a  reconquis  de  nos  jours.  Si  j'ai  parlé  de- la  mine,  c'est 
qu'elle  a  eu  une  influence  néfaste,  non  seulement  pour  l'île  de  Prinkipo 
elle-même,  mais  aussi  et  spécialement  sur  des  ruines  très  anciennes  qui 
se  trouvent  dans  les  environs  immédiats.  Ces  ruines,  que  chacun 
connaît  sous  le  nom  de  «  Camarès  »,  nom  générique  d'ailleurs  que 
nous  retrouvons  souvent  et  qui  veut  désigner,  dans  le  langage  popu- 
laire, des  voûtes  anciennes,  ces  ruines,  dis-je,  étaient  très  importantes 
encore  au  début  du  xix^  siècle.  Les  voyageurs  et  la  tradition  conservée 
dans  certaines,  familles  patriciennes  nous  montrent  ces  ruines  fort 
imposantes,  ayant  gardé  quelque  aspect  de  leur  grandeur  passée.  Mais, 
pour  notre  malheur,  les  mineurs  et  la  mine  vinrent,  et  comme 
à  Stamboul,  où  aucun  progrès  municipal  ne  peut  être  fait  qu'aux 
dépens    de  Byzance,  et  où  toute  amélioration  moderne  est  entachée 


(i)  Conférence  donnée  au  syllogue  littéraire  grec  de  Constantinople,  le  16  mars  1919. 


LE    COUVENT    BYZANTIN    DE    FEMMES    A    PRINKIPO  20I 

d'un  barbarisme,  les  ingénieurs  se  servirent  des  pierres  des  ruines  des 
Camarès  pour  élever  les  hauts  fourneaux,  les  cheminées  et  les  habi- 
tations. De  plus,  ils  élevèrent  une  grande  partie  de  ces  bâtiments  sur 
les  substructions  des  Camarès,  détruisant 'a  jamais  ce  qu'ils  auraient 
dû  respecter.  Et  le  promeneur  qui,  avant  de  passer  sur  le  pont  de 
Maden,  s'égare  dans  le  petit  sentier  à  main  gauche  vers  le  bord  de  la 
mer,  voit  quelques  substructions  à  l'aspect  ancien  quasi  couvertes  de 
scories  de  fer  et  de  minerai  non  utilisées.  Ce  sont  les  restes  des  hauts 
fourneaux  de  la  mine.  S'il  continue  son  chemin,  il  arrive  bientôt  à  la 
porte  d'une  modeste  maisonnette  en  bois,  au  milieu  d'un  agreste 
jardin,  entouré  d'une  barrière  composée  d'éléments  hétéroclites.  C'est 
la  demeure  d'un  laitier.  Si  le  promeneur,  intrigué  par  la  présence  de 
nombreux  murs  ruinés,  contourne  la  maison  et  se  dirige  le  long  de  la 
mer.  il  arrive  bientôt  à  une  maisonnette  en  pierre,  précédée  de  sub- 
structions en  forme  de  voûtes  et  de  ruines  anciennes.  Si  le  promeneur 
est  doublé  d'un  amateur,  d'un  curieux  des  choses  archéologiques  et 
historiques,  il  rayonnera  autour  de  ces  deux  maisons  et  il  ne  tardera 
pas  à  découvrir  dans  cet  assez  vaste  terrain,  qui  va  de  la  route  de 
Maden  à  Saint-Nicolas  et  à  la  mer  sur  une  longueur  de  quatre  cents 
mètres  depuis  le  pont,  tout  un  monde  de  ruines  intéressantes,  pré- 
sentant un  ensemble  assez  curieux  et  assez  complet.  Des  colonnes 
gisent  çà  et  là;  des  débris  de  sculpture,  des  morceaux  de  moulures  et 
de  marbres,  des  fragments  de  briques  avec  inscriptions  gisent  sur  le 
sol,  enguirlandés  de  plantes  aromatiques.  Dans  la  mer,  il  observera  des 
fondations  de  murs;  sur  la  route  de  Saint-Nicolas,  il  verra  une  espèce 
de  vaste  tour.  A  n'en  pas  douter,  il  se  trouve  en  présence  d'un  de  ces 
fameux  témoins  du  passé  qui  pourrait  en  conter  long  sur  les  vicissi- 
tudes qu'il  a  endurées. 

Ce  que  notre  promeneur  vient  de  découvrir,  ce  sont  les  restes  du 
grand  couvent  de  femmes  de  Prinkipo  :  il  n'y  a  aucun  doute  à  ce 
sujet,  car  tous  les  auteurs  sont  d'accord.  D'ailleurs,  il  n'existe  aucune 
autre  ruine  byzantine  visible  dans  les  environs  avec  laquelle  il  puisse 
y  avoir  confusion.  D'après  les  textes  anciens,  les  «  Camarès  »  occupent 
bien  l'emplacement  du  couvent  de  femmes;  donc  tout  cet  immense 
développement  de  substructions  qui  avoisine  les  «  Camarès  »  fait 
partie  intégrante  de  l'antique  couvent.  Quand,  il  y  a  quelques  années, 
je  parcourus  moi-même  le  terrain,  je  fus  frappé  de  certains  détails 
d'architecture  visibles  dans  les  ruines;  puis  le  plan  même  des  substruc- 
tions, avec  ses  immenses  développements,  attira  mon  attention.  Après 
un  examen  attentif,  je  parvins  à  concevoir  le  plan  général  :  la  chapelle, 


202  ECHOS   D  ORIENT 


les  cellules,  les  dépendances,  le  port,  la  citerne,  etc.;  aussitôt  il  me 
vint  à  l'idée  de  faire  une  étude  plus  approfondie  des  ruines. 

En  1916,  lors  d'un  séjour  prolongé  que  je  fis  à  Prinkipo,  j'eus  le 
loisir  de  mettre  à  exécution  mon  projet,  et  ce  sont  les  résultats  de 
celui-ci  que  j'ai  l'honneur  de  vous  soumettre  aujourd'hui. 

Les  terrains  renfermant  les  ruines  du  grand  couvent  de  femmes 
appartiennent  au  couvent  actuel  de  Saint-Georges.  Celui-ci  en  est  le 
possesseur  depuis  un  temps  immémorial,  qu'il  ne  m'a  pas  encore  été 
possible  de  déterminer  avec  exactitude.  Les  substructions,  plus  consi- 
dérables qu'on  a  bien  voulu  le  dire,  accusent  un  développement  de 
façade  de  250  mètres  environ  et  longent  la  côte  avec  laquelle  elles  sont 
presque  toujours  parallèles.  L'étude  du  plan  que  j'en  ai  dressé  permet 
de  se  faire  une  idée  assez  exacte  de  ce  qu'était  le  fameux  couvent. 
D'ailleurs,  je  dois  lé  dire,  et  cela  constitue  toujours  pour  moi  un  sujet 
d'étonnement,  à  l'heure  qu'il  est,  on  est  loin  d'être  complètement  fixé 
sur  les  plans  affectés  par  les  couvents  byzantins.  Aussi  l'élaboration  du 
plan  du  couvent  de  femmes  de  Prinkipo,  tout  incomplet  qu'il  soit, 
ayant  été  fait  sans  l'aide  de  fouilles,  apporte  une  première  pierre  à  l'étude 
de  l'architecture  des  monastères  de  Constantinople.  En  règle  générale, 
dans  tout  couvent,  l'église  ou  la  chapelle  constitue  l'Ame  des  édifices; 
tout  est  subordonné  à  elle,  tout  rayonne  autour  d'elle,  les  bâtiments 
et  les  jardins,  comme  les  yeux  et  les  pensées  des  humbles  caloyers  ou 
caloyères.  Quelle  que  soit  la  forme  du  monastère,  carrée  ou  rectan- 
gulaire, en  ligne  droite  ou  en  éventail,  l'église  occupe  le  centre  des 
bâtisses.  Au  grand  couvent  de  femmes  de  Prinkipo,  le  plan,  dans  sa 
forme  actuelle  visible,  affecte  une  ligne  incurvée  selon  les  caprices  de 
la  rive.  Trois  groupes  sont  distincts  :  deux  sur  le  bord  de  la  mer  et 
dans  le  prolongement  l'un  de  l'autre  ;  le  troisième  est  constitué  par  la 
citerne.  Le  premier  groupe,  de  beaucoup  le  plus  important,  renferme 
des  chambres  voûtées,  d'où  son  nom  actuel  de  «  Camarès  ».  Ces 
voûtes,  ou  plutôt  cette  voûte,  car  il  n'en  reste  plus  qu'une  intacte, 
<:ommuniquaient  auparavant  avec  deux  autres  voûtes  dont  la  paroi 
intermédiaire  a  disparu,  au  moyen  de  trois  portes  actuellement  murées. 
Un  examen  approfondi  nous  révèle  immédiatement  que  nous  sommes 
en  présence  des  sous-sols  de  l'église  du  couvent.  L'église  affectait  la 
forme  d'une  basilique  à  trois  nefs  précédées  de  deux  narthex,  et  devait 
avoir  deux  rangées  de  trois  colonnes  séparant  les  nefs  entre  elles.  Sa 
largeur  était  de  13  mètres,  dont  4^,50  pour  la  voûte  du  milieu  et 
3  mètres  pour  les  bas  côtés.  Sa  longueur,  depuis  le  mur  du  narthex 
jusqu'à  la  séparation  précédant  l'autel,  était  de  14  mètres  environ.  Les 


LE    COUVENT    BYZANTIN    DE    FEMMES    A    PRlNKiPO  207 

murs  de  l'abside  ont  disparu,  mais  il  est  certain  que  des  fouilles  même 
peu  profondes  nous  mettraient  en  possession  complète  du  plan  de 
l'abside.  Ces  voûtes,  qui  actuellement  servent  de  grange  à  paille  et  de 
jardin,  devaient  être  des  dépendances  du  couvent  pour  les  provisions  : 
c'est  l'impression  que  l'on  a  à  voir  les  nombreuses  petites  chambres  qui 
s'ouvrent  dans  la  nef  de  droite.  Les  deux  narthex  sont  visibles  dans 
leurs  formes  exactes,  car,  à  cet  endroit,  les  ruines  montrent  le  sous- 
sol  et  le  rez-de-chaussée.  Ces  deux  narthex,  de  2^,50  de  largeur,  étaient 
percés  de  trois  portes  qui  correspondaient  aux  trois  portes  de  l'église 
et  donnaient  de  chaque  côté  sur  les  corridors  aboutissant  aux  cellules 
des  religieuses.  Outre  ce  plan  typique  des  basiliques  des  premiers 
siècles,  les  détails  d'architecture,  la  distribution  des  portes  et  des  piliers, 
l'inclination  de  15  degrés  à  partir  de  l'Est  vers  le  Sud,  nous  prouvent 
que  nous  sommes  bien  en  présence  de  l'église  du  couvent.  Le  niveau 
de  ce  sous-sol  n'est  guère  que  d'un  mètre  au-dessus  de  la  mer. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  le  plan  du  couvent,  c'est  la  situa- 
tion symétrique  et  presque  homothétique  des  cellules,  placées  de  chaque 
côté  de  l'église,  comme  les  ailes  étendues  d'un  oiseau  par  rapport  au 
corps  de  l'animal,  et  cela  sur  un  développement  de  70  mètres  environ 
de  chaque  côté.  Le  plan  des  ruines  actuelles  des  cejlules  nous  montre 
une  suite  de  sous-sols  affectant  la  forme  de  corridors  variables  mais 
alternés  de  2^,'yO  à  4^,50,  des  deux  côtés  de  l'église.  On  est. naturel- 
lement amené  à  songer  que  les  cellules  n'avaient  pas  de  fenêtres  donnant 
sur  la  mer,  à  part  peut-être  celles  de  l'extrémité  du  corridor,  et  que 
toutes  les  autres  prenaient  jour  dans  les  couloirs  de  service.  Cette  sup- 
position découle  de  l'étude  du  plan,  et  cela  n'a  rien  d'invraisemblable 
pour  qui  a  pu  soulever  un  coin  du  voile  mystérieux  des  cloîtres  byzan- 
tins. En  tout  cas,  l'état  actuel  des  ruines  ne  permet  pas  de  déterminer 
les  dimensions  des  cellules,  ni  leur  nombre;  mais  des  fouilles,  même 
superficielles,  nous  mettraient  en  possession  de  presque  tous  les  secrets 
architectoniques  que  recèlent  les  terres  accumulées.  Les  ailes  du 
couvent  étaient-elles  munies  d'un  corridor  central  sur  lequel  venaient 
aboutir  les  couloirs  latéraux  desservant  les  cellules?  je  le  crois,  mais 
ce  n'est  qu'une  simple  hypothèse,  que  des  fouilles,  espérons-le,  ne  tar- 
deront pas  sans  doute  à  vérifier.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  basilique 
de  près  de  160  mètres  carrés  pouvait  bien  contenir  au  moins  300 
à  400  personnes,  ce  qui  laisse  supposer  que  ce  couvent  méritait  bien  le 
nom  qu'on  lui  donnait  de  grand  couvent  de  femmes  de  Prinkipo. 

Entre  le  couvent  proprement  dit  et  le  deuxième  groupe  de  substruc- 
tions,  il  y  a  un  espace  vide  où  les  terres  forment  une  espèce  de 


204  ECHOS    D  ORIENT 


vallée  légèrement  encaissée  (comme  le  prouvent  les  courbes  de  niveau), 
et  où  on  ne  rencontre  aucun  vestige  de  ruines.  C'était  probablement 
un  jardin  ou  un  espace  ménagé  pour  séparer  l'habitation  des  religieuses 
d'avec  celle  de  la  domesticité  masculine  qui  était  absolument  néces- 
saire, surtout  vers  les  derniers  siècles. 

C'est  dans  ce  deuxième  groupe  que  se  trouvait  le  port  ou  débarcadère 
du  couvent,  qui  devait  constituer  la  seule  porte  ouverte  du  côté  de  la 
mer.  On  distingue  très  bien  encore  l'endroit  abrité  où  abordaient  les 
galères;  il  me  semble  voir  la  galère  apportant  à  la  hâte  les  tristes  restes 
royaux  de  la  grande  Irène  :  il  me  semble  entendre  aussi  les  cris  de  joie 
des  bateliers  abordant  à  l'échelle  du  cloître  et  venant  chercher  la 
caloyère  Euphrosyne,  sur  l'ordre  du  Basileus  Michel  le  Bègue,  qui 
voulut  faire  de  cette  religieuse,  cloîtrée  depuis  son  enfance,  la  com- 
pagne de  son  trône.  Que  de  grandeurs  déchues!  que  de  larmes  amères, 
que  de  sentiments  contradictoires  n'a  pas  vus  ce  port  monastique!  Nul 
ne  le  saura  jamais  exactement.  L'extrémité  de  ce  groupe  est  terminée 
par  les  murs  de  base  d'une  terrasse,  dont  le  pied  baignant  dans  la 
mer  est  encore  très  visible.  La  domesticité  masculine  nécessaire  pour 
les  gros  travaux,  pour  la  garde  des  portes  et  des  murs,  habitait  près 
du  port.  Le  couvent  devait  posséder  une  galère  qui  allait  chercher 
à  Byzance  les  denrées  pour  l'entretien  de  la  communauté;  tout  cela 
nécessitait  des  bras  puissants  habitués  aux  rudes  travaux;  sans 
compter  que  ces  hommes  avaient  parfois  à  défendre  les  nonnes  contre 
les  attaques  toujours  possibles  des  brigands.  Du  côté  de  la  mer,  il  y 
avait  un  grand  mur,  dont  les  bases  sont  encore  visibles  et  qui  devait 
régner  tout  le  long  des  bâtiments  à  une  hauteur  défiant  toute  attaque; 
ces  murs  étaient  sans  doute  crénelés  et  donnaient  au  couvent  l'aspect 
d'un  redoutable  château  fort. 

Le  troisième  groupe  de  ruines  est  constitué  par  une  citerne  cylin- 
drique de  18™, 30  de  diamètre  intérieur,  distante  d'environ  120  mètres 
de  réglise,  et  dans  l'axe  de  celle-ci.  Actuellement,  elle  est  comblée  en 
grande  partie  de  terres  ravinées,  mais  on  distingue  très  bien  l'escalier 
qui  aboutissait  à  une  espèce  de  plate-forme  intérieure.  Elle  devait  être 
couverte  afin  de  pouyoir  fournir  le  monastère  d'eau  potable,  celle-ci 
manquant  totalement  dans  l'île  de  Prinkipo.  Entre  la  citerne  et  l'église, 
quelques  pans  de  murs  isolés,  des  colonnes  et  d'autres  débris  paraissent 
çà  et  là.  C'est  dans  cet  espace  que  devait  se  trouver  le  cimetière;  il  fut 
plusieurs  fois  profané,  et  peut-être  que  des  fouilles  heureuses  nous 
feraient  retrouver  la  tombe  d'Irène,  respectée  par  les  Latins,  mais  pro- 
fanée par  les  conquérants  qui  les  suivirent,  ainsi  qu'une  foule  de  stèles 


LE    COUVENT    BYZANTIN    DE    FEMMES    A    PRINKIPO  20^ 

de  nobles  dames  qui  finirent  leur  vie  dans  la  pénitence  et  la  contrition. 
L'histoire  nous  apprend  que  le  couvent  de  femmes  de  Prinkipo  fut 
élevé  sous  Justin  dans  le  courant  du  vi«  siècle,  et  restauré  par  la  grande 
Irène  vers  la  fin  du  viii^  siècle.  11  est  hors  de  doute  que  la  restauration 
d'Irène  fut  aussi  un  agrandissement;  en  tous  cas,  les  substructions 
visibles  des  «  Camarès  »  portent  bien  l'empreinte  du  vi«  siècle.  Les 
briques  des  arcs,  au  lieu  de  continuer  régulièrement  à  rayonner  jusqu'à 
la  retombée  du  montant  des  portes,  s'arrêtent  à  une  inclinaison  de 
30  degrés  et  deviennent  horizontales.  On  rencontre  cette  façon  de 
construire  dans  tous  les  bâtiments  des  vi«,  vu*  et  viii*  siècles,  spécia- 
lement à  Odalar  Djâmi,  à  Bodroum  Djami,  et  même  dans  les  grands 
palais  édifiés  par  Basile.  Détail  curieux  :  l'on  remarque,  dans  les  arcs 
des  portes,  de  grandes  briques  de  0^,50  X  o^,}2,  comme  à  Bodroum 
Djamr.  A  part  ces  deux  constructions,  je  n'ai  jamais  rencontré  la  brique 
de  o'Mj^G  X  0^,32  nulle  part  ailleurs.  Le  bâtiment  réservé  à  la  domes- 
ticité porte  bien  des  traces  du  viii*  siècle  dans  les  lits  de  briques,  de 
sept  briques,  dont  quatre  apparentes,  les  trois  autres  étant  en  rétrait 
de  5  centimètres  et  recouvertes  entièrement  avec  du  mortier.  Un  point 
intéressant  à  noter  également,  c'est  l'emploi  des  chaînages  en  bois  pour 
soutenir  les  murs  maritimes.  N'en  déplaise  à  plusieurs  byzantinistes, 
qui  ne  se  sont  pas  toujours  donné  la  peine  d'étudier  sur  place  les 
palais  existants,  si  les  Byzantins  ont  utilisé  les  briques  pour  chaîner 
les  murs  en  leur  donnant  une  grande  élasticité,  ils  employaient  aussi 
le  chaînage  en  bois  dans  la  maçonnerie.  Ces  chaînages  en  bois  sont 
constitués  par  des  poutres  de  chêne  d'environ  20  centimètres  de  côté, 
placées  toujours  par  paires  d'une  manière  régulière  dans  le  mur,  de 
telle  façon  que  le  mur  soit  divisé  en  cinq  parties  égales  et  que  la  force 
des  chaînages  soit  uniformément  répartie.  Ces  chaînages  sont  le  plus 
souvent  noyés  dans  le  ciment;  cependant,  dans  les  tours  carrées  de 
l'enceinte  de  Constantinople,  les  chaînages  en  bois  sont  enfermés  dans 
une  armature  de  briques  qui  ajoute  encore  à  leur  puissance.  De  fait,  je 
n'ai  jamais  rencontré  de  chaînage  en  bois  dans  les  murs  droits.  Cepen- 
dant, au  grand  couvent  de  femmes  de  Prinkipo,  tous  les  murs  des 
dépendances  touchant  au  port  sont  chaînés;  il  n'y  a  rien  là  qui  doive 
surprendre,  car  partout  où  une  poussée  violente  extérieure  pouvait  se 
faire,  on  renforçait  le  mur  par  des  chaînages  de  ce  genre.  Et  que  la 
poussée  soit  faite  au  moyen  de  béliers  ou  de  bombardes,  comme  c'était 
le  cas  possible  pour  les  tours  de  la  ville,  ou  par  les  secousses  violentes 
des  vagues  de  la  jner,  la  nécessité  de  renforcer  ces  murs  était  évidente. 
En  tout  cas,  quoique  la  construction  des  murs  soit  faite  dans  le  style 


206  ÉCHOS    d'orient 


classique  byzantin,  l'appareillage  des  murs  de  soutènement  de  l'église 
laisse  un  peu  à  désirer.  Des  fragments  de  briques  sont  fréquemment 
intercalés,  verticalement  ou  horizontalement,  entre  les  assises  de 
pierres  :  ce  qui  atténue  beaucoup  la  régularité  rigide  des  belles  cons- 
tructions de  l'époque.  Cependant,  telles  qu'elles  sont,  les  «  Camarès  » 
constituent  un  des  rares  exemples  de  ces  grands  monastères  qui  eurent 
tant  d'influence  sur  la  civilisation  byzantine.  A  ce  point  de  vue-là,  et 
dans  le  but  d'illustrer  aussi  des  études  comme  celles  de  Zhisman  : 
Das  Stifterrecht ;  de  Nissen  :  Die  Regelung  des  Klosterwesens  in  Romaër- 
r-eiche;  de  l'abbé  Marin  :  les  Monastères  de  Constantinople ;  de  Ferradou  : 
les  Biens  des  Monastères  à  By^^ance,  il  y  aurait  lieu  d'exhumer,  par  des 
fouilles  intelligentes,  les  restes  de  ce  grand  couvent  où  tant  de  hautes 
destinées  sont  venues  s'éclipser  de  la  scène  du  monde. 

L'histoire  intérieure  de  ce  grand  couvent  ne  sort  guère  de  la  vie 
ordinaire  de  ces  sortes  d'institutions.  Les  auteurs  byzantins  n'ont  pas 
été  très  curieux  de  ce  qui  se  passait  derrière  ces  murailles  saintes.  Tou- 
tefois, le  monastère  ayant  été  l'asile  de  très  hautes  pénitentes,  grâce 
à  elles,  on  peut  suivre  son  histoire  à  travers  les  siècles. 

Le  grand  couvent  fut  construit  sous  Justin  II,  qui  régna  de  565  à  578.. 
Les  fragments  de  briques  retrouvés  nous  indiquent,  comme  date  de 
leur  fabrication,  la  6^  indiction.  Or,  Justin  II  monta  sur  le  trône  en  565, 
c'est-à-dire  entre  la  13e  et  la  14^  indiction  de  la  17e  série,  et  termina 
son  règne  en  578,  entre  la  ii^  et  la  12^  indiction  de  la  i8e  série  ;  son 
règne  n'a  eu  qu'une  seule  indiction  qui  porte  le  rang  de  6^,  et  cette 
dernière  se  trouve  dans  la  \^^  série,  dans  les  années  572  et  573.  Nous 
concluons  donc  que,  si  les  fragments  de  briques  retrouvés  appar- 
tenaient à  l'époque  de  la  construction  et  non  à  la  restauration  d'Irène, 
on  est  porté  à  fixer  la  date  de  la  construction  du  monastère  à  573-574 
ou,  en  tout  cas,  peu  après. 

Ce  point,  qui  a,  certes,  son  importance,  ne  pourra  cependant  être 
établi  d'une  manière  définitive,  que  le  jour  où  des  fouilles  méthodiques 
nous  mettront  en  possession  de  nombreux  fragments  de  briques 
variées. 

De  573  au  règne  de  l'impératrice  Irène,  le  couvent  ne  fait  pas  trop 
parler  de  lui.  A  quelle  date  la  restauration  eut-elle  lieu?  La  découverte 
de  briques  à  inscriptions  nous  l'apprendra  peut-être  un  jour;  mais  il 
faut  supposer  que  c'est  vers  la  fin  de  la  vie  d'Irène,  lorsque,  minée  par 
la  maladie,  elle  entrevit  le  terme  de  sa  vie  politique;  elle  voulut  se 
ménager  une  retraite  qui  fût  à  elle,  la  malheureuse  ne,  fit  que  se  cons- 
truire un  tombeau.  En  août  797,  après  avoir  fait  lâchement  crever  les 


LE    COUVENT    BYZANTIN    DE    FEMMES    A    PRINKIPO  2O7 

yeux  à  son  fils  Constantin  IV,  Irène  fit  enfermer  dans  les  murs  du 
grand  couvent  de  Prinkipo  sa  petite-fille  Euphrosyne,  fille  de  l'Armé- 
nienne Marie,  première  femme  de  son  fils.  Cette  Marie  elle-même  était 
enfermée  dans  un  couvent  des  îles,  mais  il  n'est  point  sûr  que  ce  fût 
à  Prinkipo.  Cinq  ans  après,  en  802,  après  avoir  usé  et  abusé  du  pou- 
voir, cette  même  Irène  était  saisie  dans  sa  villa  d'Eleuthère,  et  après 
avoir  abandonné  toute  sa  fortune  au  nouveau  règne,  elle  se  voyait 
envover  au  couvent  de  Prinkipo  par  son  triste  successeur  Nicéphore. 
Celui-ci  l'envoya  ensuite  mourir  misérablement  à  Mitylène.  Son  corps 
fut  ramené  en  803  au  couvent  de  Prinkipo. 

En  823,  une  nouvelle  mention  du  couvent  est  faite.  Michel  le  Bègue, 
qui  venait  d'acquérir  par  un  meurtre  le  trône  impérial,  après  la  tour- 
mente sanglante  qui  avait  emporté  successivement  Nicéphore,  Michel 
Rangabé  et  Léon  l'Arménien  dans  l'espace  de  dix-huit  ans,  tomba 
amoureux  d'Euphrosyne,  petite-fille  de  la  grande  Irène.  Quoique  marié 
à  Thécla,  de  laquelle  il  avait  eu  un  fils,  Théophile,  qui  lui  succéda, 
Michel  ne  recula  devant  aucun  sacrifice  pour  épouser  Euphrosyne. 
Grâce  à  la  complicité  du  Sénat  et  à  celle  du  patriarche  iconoclaste 
Antoine  de  Sylée,  il  parvint  à  ses  fins  et  fit  retirer  du  couvent  la  chaste 
Euphrosyne  pour  la  mettre  sur  le  trône  de  sa  grand'mère.  Cette  union 
stérile,  qui  dura  six  ans,  fut  brusquement  terminée  par  la  mort  de 
Michel.  Théophile,  son  fils  et  successeur,  n'eut  rien  de  plus  pressé  que 
de  réexpédier  l'impératrice  Augusta  dans  le  même  couvent  d'où  elle 
était  venue;  c'était  en  829.  Le  18  juin  860,  les  Russes  firent  une  incur- 
sion hardie  dans  la  Marmara,  ils  pillèrent  tous  les  monastères  des  îles, 
tuant,  massacrant,  détruisant  tout  ce  qu'ils  ne  pouvaient  emporter.  Le 
couvent  de  Prinkipo  eut  beaucoup  à  souffrir  de  ces  barbares.  En  1041, 
le  monastère  fut  de  nouveau  illustré  par  une  noble  recluse.  Michel  IV 
le  Paphlagonien,  deuxième  époux  de  Zoé  la  Messaline,  avait  décidé 
d'abandonner  le  pouvoir  et  de  se  retirer  au  couvent  des  Saints-Côme 
et  Damien,  où  il  mourut  au  bout  de  quelque  temps.  11  laissait  sur  le 
trône  sa  femme  Zoé  et  son  ne^eu  Michel  le  Calaphate,  dont  il  avait 
fait  son  fils  adoptif.  Michel,  avide  de  gouverner,  ne  tarda  pas  à  faire 
saisir  sa  bienfaitrice  et  à  la  faire  conduire  au  couvent  de  femmes  de 
Prinkipo.  Elle  n'y  resta  pas  longtemps,  réclamée  qu'elle  fut  par  la  foule. 
Michel  dut  se  résoudre  à  la  faire  revenir  pour  calmer  l'effervescence 
populaire;  mais  la  révolution  grondait,  qui  obligea  le  Calaphate  à  se 
réfugier  à  Saint-Jean  de  Stoudion,  d'où  il  fut  conduit  sur  le  lieu  du 
supplice. 

En    1060,   le   monastère  hébergea  pour   quelques   mois   seulement 


208  ÉCHOS    d'orient 


Anne  Delassène,  la  mère  des  Comnènes,  condamnée  par  l'indolent 
Michel  Vil.  Cinquante-cinq  ans  après,  en  1115,  une  autre  Comnène, 
l'impératrice  Irène,  épouse  d'Alexis  Comnène,  vint  habiter  de  sa  propre 
volonté  le  couvent  de  femmes  pour  être  plus  près  de  son  mari  dont 
l'état  de  santé  était  fort  précaire.  L'année  1204,  qui  apporta  la  domi- 
nation latine  à  Byzance,  n'épargna  pas  les  îles  des  Princes...  Prinkipo 
fut  pillée  de  fond  en  comble;  mais  les  croisés,  par  respect  pour  le 
souvenir  de  la  grande  Irène,  respectèrent  sa  tombe  et  son  monastère. 
11  faut  arriver  jusqu'en  1302  pour  rencontrer  un  pillage  en  règle  des 
îles,  et  particulièrement  des  couvents.  C'était  sous  Andronic  Paléo- 
logue;  des  galères  latines,  armées  en  course  par  les  Vénitiens  brouillés 
avec  l'empereur,  vinrent  jeter  l'ancre  devant  les  îles,  brûlèrent  maisons 
et  monastères,  emmenèrent  captifs  les  moines  et  les  Sœurs.  11  fallut 
que  le  vieil  Andronic  vidât  son  trésor  impérial  pour  payer  la  rançon 
de  tout  ce  monde  ecclésiastique. 

On  ne  sait  si  le  couvent  se  releva  complètement  de  cette  destruc- 
tion et  s'il  resta  encore  longtemps  prospère;  mais  en  1453,  ^^rs  de  la 
prise  de  la  «  ville  bien  gardée  de  Dieu  »,  il  disparut  soit  par  la  fuite  de 
ses  nonnes,  soit  par  leur  captivité  ou  leur  massacre. 

La  tâche  de  la  génération  actuelle,  de  ses  archéologues,  de  ses  savants, 
est  de  tirer  de  l'oubli  ce  vénérable  témoin  de  douze  siècles  d'histoire*^ 
elle  doit  lui  arracher  ses  secrets,  jalousement  conservés  et  enfouis  sous 
une  épaisse  couche  de  terre.  Ces  cinq  derniers  siècles  ont  été  pour 
tous  les  monuments  byzantins,  à  tous  les  points  de  vue,  funestes. 
Mais  nous  devons  encore  nous  estimer  heureux  que  leurs  traces  et 
leur  souvenir  ne  se  soient  point  entièrement  effacés.  Si  la  grande  guerre 
a  fait  des  pauvres  et  des  malheureux,  elle  a  fait  aussi  des  riches;  espé- 
rons donc  qu'un  Mécène  généreux  voudra  attacher  son  nom  au  sou- 
venir de  la  grande  Irène  et  permettra  que  ce  coin  sacré  de  l'antique 
banlieue  byzantine  tressaille  de  nouveau  sous  les  efforts  intelligents  de 
pieux  chercheurs. 

« 

Ernest  Mamboury, 

Péra,  mars  igig. 


CHRONIQUE 


/.  Ji  propos  de  Sainte- Sophie.  —  //.  Etat  actuel  de  la  vie  monas- 
tique en  Grèce.  —  ///.  Le  Séminaire  Rhizarios  d'Athènes. 
—  IV.  Dans  l'Eglise  grecque.  —   V.  Dans  l'Eglise  bulgare. 

I.  A  propos  de  Sainte-Sophie 

1.  Une  leçon  d'histoire  sur  le  philhellénisme  des  Papes. 

Dans  une  revue  athénienne  de  fondation  récente,  Tô  MéA).ov 
(=  V Avenir),  nous  avons  remarqué  une  série  d'articles  de  M.  P.  Carolidès 
ancien  député,  ancien  professeur  d'histoire  à  l'Université  d'Athènes, 
provoqués  par  la  question  de  Sainte-Sophie  et  par  de  récentes  tenta- 
tives d'union  entre  OrthodoJJes  et  Anglicans  (i).  En  voici  la  substance  : 

«  Point  de  question  de  Sainte-Sophie  aux  yeux  des  Grecs  et  point 
d'union  possible  entre  Grecs  et  Anglicans  »,  ne  fait  que  répéter 
M.  Carolidès. 

Point  de  question  de  Sainte-Sophie  aux  yeux  des  Grecs  :  cela  veut 
dire  que  cette  question  n'est  pas  purement  du  domaine  religieux,  mais 
se  rattache  à  la  question  plus  générale  de  Constantinople.  Et  pourquoi? 
Parce  que  Sainte-Sophie  est  le  symbole  de  trois  grandes  idées  :  victoire 
future  de  la  Croix  sur  l'Islam,  grandeur  de  l'hellénisme,  et  union 
panhellénique  de  demain.  Or,  ces  trois  aspects  sont  inséparables,  car 
chez  nous,  dit  notre  publiciste,  religion,  politique  et  nation  ne  font 
qu'un.  Conclusion  :  Sainte-Sophie  revient  aux  Grecs. 

Autre  conséquence,  que  M.  Carolidès  adresse  à  des  hauts  person- 
nages ecclésiastiques  grecs  qui  ont  fait  beaucoup  de  bruit  autour  de 
cette  question  :  Si  la  Grèce  ne  réclamait  que  Sainte-Sophie,  ce  serait  lui 
faire  tenir  ce  langage  absurde  :  «  Je  ne  suis  pas  difficile,  aussi  suis-je 
toute  disposée  à  sacrifier  le  gros  morceau  —  entendez  Constantinople 


(i)  Tb  MeXXov  =  L'Avenir,  revue  des  sciences  politiques  et  sociales  (Athènes, 
rue  Nikis,  28),  t.  I,  anné  1919,  d'avril  à  décembre  :  P.  Carolidès,  Ta  iul  Tr,v  'Ayc'av 
i^ocpi'av  6ixatw[j.a(Ta  tou  'EXXriVcy.oû  Févou;  (:=  Les  droits  de  la  nation  grecque  sur 
Sainte-Sophie),  p.  Sii-SaS;  Tô  Ç-iÎTYiîJia  tt,;  évaxTcw;...  (=  La  question  de  l'union  des 
Eglises...),  p.  677  et  suiv.,  75i,  878,  971,  i023;  cf.  t.  II  (décembre  1919),  p.  154-157. 
Dans  ce  dernier  article,  M.  Carolidès  aborde  à  sa  manière  la  question  du  Filioque; 
il  est  absolument  inutile  que  nous  le  suivions  sur  ce  terrain. 


2  10  ECHOS    D  ORIENT 


—  pourvu  qu'on  me  livre  la  merveille  de  Justinien.  »  «  Parler  ainsi, 
c'est  ni  plus  ni  moins  ouvrir  la  porte  à  l'usurpateur  »,  observe 
M.  Carolidès.  Quant  à  lui,  si  par  hasard  il  recevait  le  mandat  de  faire 
valoir  les  prétentions  de  son  pays,  il  parlerait  net  à  ces  messieurs  de 
la  Conférence  :  «  Le  gros  morceau  d'abord!  »  De  cette  façon  Sainte- 
Sophie  deviendra  sûrement  nôtre,  —  major  pars  trahit  ad  se  minoreni, 
qui  a  le  tout  a  la  partie. 

Au  lieu  d'un  mandat,  M.  Carolidès  a  reçu  du  ciel  ce  minimum  de 
modestie  qui  l'empêche  de  se  mêler  des  affaires  confiées  à  la  compé- 
tence d'autrui.  Mais,  par  malheur,  ce  grain  de  sagesse  est  rare,  même 
chez  des  personnages  de  l'importance  de  S.  G.  le  métropolite  d'Athènes, 
Mgr  Mélétios  Métaxakis,  et  de  celui  que  M.  Carolidès  appellerait  presque 
son  mauvais  génie,  l'archimandrite  Chrysostome  Papadopoulos,  direc- 
teur du  Séminaire  Rizarios.  Ils  firent  naguère,  l'un  et  l'autre,  au  cours 
d'un  voyage  en  Europe  et  en  Amérique,  un  assez  long  séjour  parmi 
leurs  amis  anglicans.  Le  métropolite  en  revint  chargé  de  vœux  plato- 
niques et  rayonnant  d'espoir.  Son  enthousiasme  lui  délia  même  la 
langue,  il  parla  d'union  entre  orthodoxes  et  protestants,  non  sans 
glisser  d'ailleurs,  dans  l'exposé  de  ses  impressions,  des  réflexions  à 
tout  le  moins  peu  obligeantes  à  l'adresse  des  catholiques.  Quant 
à  l'archimandrite,  historien  et  écrivain  plutôt  qu'homme  d'action,  il 
renouvela  sa  provision  de  fiel  et  aborda  la  tribune  du  Messager  ecclé- 
siastique, bulletin  hebdomadaire  de  la  métropole.  La  vérité  historique 
en  sortit  avec  des  entorses  et  des  éclaboussures.  Dans  l'intention  de 
jeter  le  ridicule  sur  les  prétentions  du  Vatican  à  la  possession  de 
Sainte-Sophie,  il  osa  écrire  :  «  Au  lendemain  de  la  prise  de  Constanti- 
nople  par  les  Turcs,  le  Pape  fut  au  comble  de  la  joie.  »  (i)  Le  men- 
songe est  révoltant.  Aussi  M.  Carolidès  écume  d'indignation.,  A  lire 
les  pages  serrées  de  sa  réplique,  ses  phrases  enchevêtrées  au  point 
d'en  devenir  parfois  obscures,  on  se  prend  à  regretter  qu'une  si  noble 
cause,  la  défense  de  la  vérité  historique,  n'ait  pas  inspiré  à  son  loyal 
champion  plus  de  sobriété  littéraire.  Toujours  est-il  qu'il  s'estime  très 
heureux  de  donner  une  leçon  sur  l'histoire  des  Papes  à  son  adversaire 
de  circonstance  (a). 


(ij  Chrys.  Papadopoulos,  dans  le  Messager  ecclésiastique,  1919,  p.  198. 

(2)  P.  Carolidès,  loc.  cit.,  p.  5i8-522.  Le  langage  du  fougueux  polémiste  laïque  va 
souvent  jusqu'à  une  violence  qui  étonne  des  lecteurs  catholiques,  mais  qui  n'effa- 
rouche pas  tellement  les  lecteurs  orthodoxes.  «  Ils  s'intitulent  théologiens  »,  écrit-il, 
par  exemple,  au  sujet  de  M"  Mélétios  et  de  l'archimandrite  Chrysostome  Papado- 
poulos, «  ils  s'intitulent  théologiens,  et  ils  ne  sont  que  de  simples  amateurs  de 
théologie  politicisante».  La  phrase  grecque  dont  nous  venons  de  traduire  la. substance 


CHRONIQUE  2  I  I 


Le  Pape,  accusé  par  ce  dernier  d'avoir  applaudi  à  la  nouvelle  de  la 
chute  de  Constantinople,  s'appelle  Nicolas  V,  le  même  qui  venait  pré- 
cisément d'expédier  une  armée  au  secours  de  la  ville  menacée.  La  flotte 
n'eut  pas  le  temps  d'arriver  avant  la  catastrophe,  car  la  mer  était  très 
mauvaise.  La  sinistre  nouvelle  jeta  le  Pape  dans  la  consternation  et  ne 
fit  que  précipiter  sa  fin.  Mais  avant  de  descendre  dans  la  tombe,  il  tint 
à  inviter  auprès  de  lui  des  savants  grecs  pour  leur  confier  le  commen- 
taire de  leurs  auteurs  classiques.  A  cette  invitation  magnanime  il  ajouta 
les  dons  de  sa  libéralité.  Son  amour  de  la  science  et  des  arts  était 
remarquable;  il  fit  sonner  toutes  les  cloches  de  Rome  pour  célébrer  la 
découverte  de  l'Apollon  du  Belvédère.  Enfin  il  eut  la  joie  d'obliger  les 
princes  italiens  à  s'équiper  pour  aller  délivrer  Constantinople.  Pie  II 
était  sur  le  point  de  mettre  à  exécution  ce  projet,  en  allant,  prendre  lui- 
même  le  haut  commandement  des  troupes  hongroises  et  vénitiennes, 
lorsqu'il  mourut  à  Ancône.  11  était  réservé  à  Pie  V  de  frapper  un  grand 
coup  dans  la  bataille  de  Lépante  (1571).  Le  Pape  insista  pour  qu'on 
poussât  jusqu'à  Constantinople,  mais  il  ne  fut  pas  écouté.  A  peine  sur 
le  trône  pontifical,  Léon  X  fonde  un  gymnase  grec  au  pied  du  Capitole, 
son  rêve  est  d'en  faire  un  foyer  de  l'hellénisme.  Les  réfugiés  de  Byzance 
sentent  leurs  espoirs  renaître,  le  Pape  est  à  leurs  yeux  le  grand  ami 
des  Grecs,  leur  père,  celui  de  qui  dépend  le  salut  de  la  race  hellène. 
Pie  VII  n'a  qu'un  regret,  celui  de  ne  pas  être  assez  libre  pour  favoriser 
davantage  la  nation  naissante.  Durant  la  révolution  de  Crète,  Pie  }X  fait 
appel  à  la  générosité  des  souverains  en  faveur  des  réfugiés  qui  affluent 
en  Grèce;  mais  il  n'y  a  que  lui  et  le  roi  de  Roumanie  à  venir  en  aide  aux 
malheureux.  Que  dire  de  Léon  XIII?  Son  souvenir  évoque  à  nos  esprits 
«  l'ami  de  tout  ce  qui  est  grec,  l'admirateur  et  le  panégyriste  des  Pères 


est  plus  dure  encore  dans  les  termes:  ÛTroYpàçovTai  OsoXôvoi  ot  ttjç  TroXtTixoXoyixr,; 
tiEoXoYt'aç  àOeoÀoYriTOt  âpaaTac.  (L'Avenir,  Th  MéXXov,  août-septembre  1919,  p.  891.) 
Lisez  encore  les  lignes  suivantes,  et  vous  aurez  de  nouveau  le  ton  de  cet  ensemble 
d'articles:  «  Malheureusement,  le  très  docte  archimandrite  nous  a  fourni  une  nou- 
velle preuve  de  l'absence,  en  lui,  d'humilité  chrétienne  et  de  sincérité  dans  l'aveu. 
11  a  dit  des  mensonges  et  des  calomnies  contre  le  Pape  (ou  contre  la  Papauté,  comme 
il  veut),  des  choses  indignes  d'un  savant  qui  se  respecte.  Il  a  été  réfuté  par  nous. 
Et  maintt-nant,  au  lieu  de  garder  un  silence  d'or...  »  [Ibid.,  p.  892-893.)  Notons  enfin, 
pour  achever  de  nous  édifier,  les  réflexions  ci-après  :  «  Sainte-Sophie  ni  n'est  en 
péril  de  la  part  du  Pape,  ni  ne  sera  sauvée  par  M»'  Mélétios.  'II  'Ay'*  — oyta  o<J-r£ 
C/Tiô  Toy  XlaTta  /hvô-j/î-js'.  où'ts  Jttc»  toj  — s^.  MEXe-rtou  o-wÇsxat...  La  mégalomanie  et  la 
vaine  prétention  de  grandes  entreprises  e^t  cause  de  beaucoup  de  maux.  'II  (A£YaXo(xavta 
xal  ri  x£v6ôo?o;  jjL£Ya).o7rpaY|J.oo"ûvr|  ttoXàwv  ytveTac  aÎTt'a  xaxtôv.  Chacun  doit  s'en  tenir 
à  sa  vocation.  'ExaiTo;  irpsires  va  7:£p'.op'.cr9rj  ziç  tT|V  xXf|0-iv  aÙTOj  »  (L'Avenir,  avril  1919, 
p.  524.)  Et  un  peu  plus  bas,  M.  Carolidés  va  jusqu'à  rappeler  la  phrase  cinglante  de 
saint  Augustin  :  Habent  mercedem  suam  vani  vanam.  (Ibid.) 


212  ECHOS    D  ORIENT 


de  notre  Église  »  (i);  selon  la  tradition  des  grands  Papes,  il  fut  un 
philhellène. 

C'est  un  Pape  qui  fit  illuminer  la  ville  de  Rome,  lorsque,  vingt-sept 
ans  après  la  prise  de  Constantinople,  il  apprit  la  mort  de  Mahomet  le 
Conquérant;  —  Sélim  11  en  fit  autant,  quelque  cent  ans  plus  tard,  à  la 
mort  de  Pie  V.  Peut-on  dire,  enfin,  qu'ils  manquent  de  sympathie  à 
notre  égard,  ces  Pontifes  qui,  depuis  des  siècles,  permettent  à  des 
Grecs  de  suivre  leur  rite,  en  pleine  Italie,  et  favorisent  de  tout  leur 
pouvoir  le  déploiement  de  la  liturgie  byzantine  au  célèbre  monastère 
de  Grottaferrata? 

La  leçon  de  M.  Carolidès  se  termine  par  une  considération  de  cir- 
constance :  si  chacun  s'occupait  des  affaires  de  son  ressort,  le  monde 
n'en  irait  que  mieux.  D'autant,  ajoute-t-il  par  manière  de  transition, 
que,  «  pour  offrir  un  encens  d'adulation  au  clergé  anglican,  on  calomnie 
ignominieusement  la  Papauté,  non  pas  simplement  comme  pouvoir 
ecclésiastique,  mais  même  comme  personnalité  historique,  et  on  la 
dénigre  par  la  falsification  de  l'histoire  »  (2). 

2.  Union  des  Églises:  orthodoxes  et  anglicans. 

«  Les  hiérarques  de  l'anglicanisme  auraient-ils  donc,  par  hasard,  fait 
plus  et  mieux  que  les  Papes  pour  la  cause  de  l'hellénisme?  »  se  demande 
M.  Carolidès,  non  sans  une  pointe  de  malicieuse  ironie.  11  est  vrai, 
répond-il,  qu'ils  ont  reçu  avec  courtoisie  et  écouté  avec  bienveillance 
S.  Exe.  le  métropolite  d'Athènes.  Mais  ce  n'est  point  là  une  chose 
tellement  nouvelle  et  dont  Mg""  Mélétios  doive  faire  un  cas  tellement 
personnel.  »  Et  là-dessus,  notre  écrivain  aborde  la  question  de  l'union 
des  Églises,  à  laquelle  sont  consacrés  ses  six  autres  articles. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois,  on  le  sait,  que  les  autorités' de  l'Église 
grecque  essayent  un  rapprochement  avec  les  Anglicans.  M.  Carolidès 
ne  compte  que  sur  une  union  purement  d'estime  et  de  respect,  qu'il 
appelle  union  morale.  L'histoire  du  passé  et  la  situation  des  deux  Églises 
justifient  assez  cette  façon  de  voir.  «  C'est  tout  ce  qu'on  peut  faire 
pour  le  moment,  et  il  faut  savoir  s'en  contenter.  Dieu  fera  le  reste, 
c'est-à-dire  l'unité  de  foi.  »  D'ailleurs,  aux  yeux  de  l'auteur,  cette  unité 
est  moins  qu'une  nécessité,  ce  n'est  qu'un  souhait,  même  quand  il 
s'agit  d'union  avec  l'Église  catholique.  En  attendant,  M.  Carolidès  ne 


(i)  P.  Carolidès,  loc.  cit.,  p.  522. 
(2)  Ibid. 


3 


CHRONIQUE  213 


croit  possible  que  l'union  dans  le  Christ  et  dans  l'amour  de  tous  les 
chrétiens  entre  eux.  Qu'il  nous  permette  une  simple  réflexion  :  nous 
voudrions  bien  savoir  en  quoi  consiste  au  juste  l'union  dans  le  Christ 
qui  ne  comporte  pas  l'unité  de  foi  (i), 

3.  Un  regard  sur  le  clergé  catholique  :  l'archevèq.ue  latin 

d'Athènes. 

A  propos  des  démarches  inopportunes  de  Mg»'  Mélétios,  M.  Carolidès, 
comme  pour  humilier  davantage  son  pasteur,  se  répand  en  éloges  au 
sujet  de  la  valeur  morale  et  intellectuelle  du  clergé  catholique.  11  ne 
peut  assez  admirer  «  la  science  ecclésiastique,  étendue,  sérieuse,  remar- 
quable et  profonde  des  prêtres  catholiques.  Les  moindres  dignitaires 
de  cette  Église  sont  des  hommes  d'une  science  complète,  tant  profane 
que  sacrée  »  (2).  C'est  alors  qu'il  invite  le  vénérable  métropolite 
à  imiter  l'exemple  de  labeur  paisible  et  assidu  donné  par  l'archevêque 


(i)  Nous  ne  pouvons  pas  suivre  ici  dans  le  détail  cette  longue  discussion  d'un 
laïque  orthodoxe  avec  de  hauts  personnages  ecclésiastiques,  touchant  l'union  des 
Eglises.  Voici  seulement  quelques  citations  qui  en  donneront  le  ton  général.  «  Pour 
comprendre  la  grandeur  morale,  l'idée  élevée  et  le  sens  profond  d'une  telle  union,  son 
influence  bienfaisante  et  salutaire  sur  la  vie  chrétienne,  il  faut  s'élever  soi-même  à  la 
hauteur  morale  et  spirituelle  de  l'idée  de  l'Eglise;  il  faut  comprendre,  embrasser  cette 
idée  et  s'y  conformer  dans  le  secret  de  la  conscience.  »  (L'Avenir,  octobre  1919,  p.  971.) 
Ecoutez  maintenant  l'application  immédiate  que  fait  M.  Carolidès  de  ce  principe,  en 
lui-même  tiès  juste  :  «  La  première  et  la  plus  grande  faute  de  M"  Mélétios  est  qu'il 
ne  comprend,  ni  ne  cherche  à  comprendre,  ni  n'étudie  l'idée  de  l'Eglise...  Il  va  pro 
clamant  que  l'Eglise  est  une  simple  assemblée  ou  association  de  clercs  et  de  laïques 
qui  dogmatisent  au  sujet  de  l'Eglise,  comme  si  celle-ci  était  une  institution  humaine 
et  terrestre,  soumise  dans  ses  dogmes  aux  suffrages  de  clercs  et  de  laïques,  et  non 
point  une  institution  basée  sur  les  dogmes  de  la  révélation  divine.  »  (Ibid.) 

En  ce  qui  concerne  spécialement  l'union  entre  orthodoxes  et  anglicans,  après  un 
examen  historique  des  essais  de  rapprochement  maintes  fois  tentés,  iM.  Carolidès 
résume  ainsi  son  avis  :  «  1°  Il  ne  peut  exister,  entre  l'Eglise  anglicane  et  l'Eglise  ortho- 
doxe, d'autre  union  que  l'union  morale  existant  depuis  l'époque  du  patriarche  Gré- 
goire VI.  [En  dehors  de  cette  union  morale],  ni  l'Eglise  anglicane  n'en  veut  d'autre, 
ni  elle  ne  peut  en  vouloir,  et  notre  Eglise  pas  davantage.  2.'  M"  Mélétios  ne  connaît 
pas  l'histoire  des  relations  entre  Eglise  anglicane  et  orthodoxe,  il  ne  sait  pas  et  ne 
comprend  pas  ce  qu'est  l'Eglise  anglicane,  il  n'a  même  pas  une  notion  claire  et  objec- 
tive de  l'union  sollicitée  par  lui;  mais  il  est  poussé...  simplement  par  des  mobiles 
subjectifs,  qui  sont  tout  à  fait  étrangers  à  la  vérité  objective,  au  point  de  vue  religieux, 
scientifique  et  moral.  3'  En  conséquence,  l'union  ainsi  recherchée  menace  de  troubler 
l'unité  morale...  »  [L'Avenir,  juillet  1919,  p.  762.)  Dans  la  livraison  de  novembre  1919, 
p.  io32-io33,  M.  Carolidès  revient  encore,  sous  forme  de  conclusion  et  de  récapitulation, 
à  son  appréciation  d'ensemble  sur  ce  qu'il  affectionne  d'appeler  «  une  théologie 
pseudo-théologique  politicisante  ».  Nous  laissons  aux  hellénistes  le  soin  de  goûter 
eux-mêmes  toute  la  saveur  de  l'original  :  Oî...  iL^ySoOso/.ÔYO'.  Oia^w-rat  to-j  çypàtiaTo;  -r,- 
(xpc[i3t<Tiv  01;  ùiZz  K-Jpto;  £V(Ty.T,ça(jr|Ç  iv  (xÉao)  tq-j  £Û<7£poû;  opOoôôïoy  ""EXÀriViy.oO  Xxoû) 
'JysuôoôeoXoYtxf,;  uoXiT'.xoXoYf/.r,;  ÔîoXoYtaç... 

(2)  Me'XXov,  novembre  1919,  p.  1026. 


214  ECHOS    D  ORIENT 


catholique  d'Athènes,  Mgr  Petit.  «  Comparez  seulement  N[s'^  Mélétios 
avec  l'archevêque  des  Latins  »,  qui  se  livre  avec  tant  de  calme  à  sa 
tâche  pastorale  et  scientifique.  «...  Cet  homme  a  complété,  pour  la  partie 
qui  concerne  l'Église  orientale,  le  colossal  monument  de  Mansi  (Col- 
lection des  Conciles);  il  a  écrit  l'histoire  contemporaine  de  notre  Eglise 
sous  le  premier  patriarcat  de  Joachim  111  avec  une  impartialité  et  une 
objectivité  inconnues  parmi  nous;  il  s'occupe  assidûment  d'éclaircir 
l'histoire  de  la  hiérarchie  orientale  {évéchés  et  évèques),  avec  une  patience 
et  une  persévérance  qui  excitent  notre  admiration...  »  (i) 

Rappelant  la  solennité  donnée  par  l'Église  catholique  aux  fêtes  du 
quinzième  centenaire  de  saint  Jean  Chrysostome,  célébrées  avec  tant 
d'éclat  à  Rome  et  ailleurs  en  1907-1908,  M.  Carelfdès  fait  remarquer 
que  l'Église  grecque  a  gardé,  par  contre,  un  silence  qui  étonne. 

De  cette  polémique,  parfois  assez  violente,  soutenue  par  un  savant 
laïque  contre  des  dignitaires  ecclésiastiques,  il  ressort  nettement  que 
l'Église  grecque  souffre  de  plus  en  plus  du  désarroi  et  de  l'isolement. 
En  haut,  en  fait  de  dogme  et  de  morale,  on  est  devenu  éclectique  ;  en 
bas,  le  respect  du  clergé  est  chose  inconnue  et  inconcevable.  11  faut  la 
main  de  Dieu  pour  régénérer  les  âmes,  au  fond  religieuses  encore  pour 
la  plupart,  mais  laissées  trop  exclusivement  à  elles-mêmes. 


II.  État  actuel  de  la  vie  monastique  en  Grèce 


(2) 


Le  rôle  joué  dans  l'Église  par  les  Ordres  monastiques  a  été  reconnu 
et  célébré  par  les  voix  les  plus  autorisées.  L'Orient  fut,  jusqu'à  la 
consommation  du  schisme,  un  foyer  très  riche  où  la  vie  religieuse  était 
souvent  pratiquée  dans  sa  perfection  et  où  l'orthodoxie  est  allée,  aux 
heures  graves  des  hérésies  et  des  dissidences,  prendre  ses  défenseurs- 
et  ses  champions. 

C'est  ce  que  paraît  reconnaître  le  métropolite  d'Athènes  dans  un 
récent  mémoire  au  saint  synode  sur  les  moines  du  royaume  hellénique, 
paru  dans  les  colonnes  du  Messager  ecclésiastique .  L'éloge  quasi  forcé 
qui  coule  de  §a  plume  est  noyé  dans  le  blâme.  Oui,  sans  doute, 
semble-t-il  dire  avec  un  demi-sourire,  les  moines  ont  rendu  des  ser- 
vices à  la  religion,  l'histoire  d'ailleurs  le  reconnaît,  mais  on  exagère 


(i)  Ibid.,  p.  1027. 

{2)  'ExxX'/jffiadTtHÔç  Kripu?  (=  Messager  ecclésiastique),  bulletin  religieux  hebdoma- 
daire de  la  métropole  d'Athènes,  i"  janvier  1920,  p.  2-5.  Extrait  du  mémoire  de 
M"  le  Métropolite  au  Saint-Synode  ;  Le  clergé  monacal. 


CHRONIQUE  215 


et  il  y  a  une  tache  :  les  moines  ont  privé  l'empire  byzantin  d'armées 
plus  nombreuses  d'ouvriers  et  de  soldats,  car  à  cette  époque-là  on 
préférait  les  consolations  de  la  vie  contemplative  aux  ennuis  du  ménage 
et  de  la  caserne.  Heureusement  pour  le  prestige  du  monachisme,  ajoute 
Mo»"  Mélétios,  ce  grand  tort  a  été  redressé  par  les  honneurs  et  la  pro- 
tection tombés  du  trône  de  Mahomet  et  de  ses  successeurs;  grâce  à  ces 
faveurs  inattendues,  les  moines  ont  bien  travaillé  et  mérité...  de  la 
patrie  (i). 

Signalons  également,  tout  de  suite,  cette  autre  réflexion  initiale  du 
mémoire  sur  laquelle  il  y  aura  lieu  de  revenir  plusieurs  fois  au  cours  de 
ces  quelques  pages.  Le  clergé  paroissial  est  chargé  de  diriger  les  âmes 
dans  les  voies  de  la  vie  chrétienne;  le  moine,  lui,  a  l'obligation 
d'atteindre  à  la  perfection  morale  enseignée  par  le  Christ.  La  perfection 
chrétienne  n'est  donc  plus  du  ressort  de  celui  qui  a  charge  d'âmes,  et 
pourtant  le  sacerdoce  est  un  état  qui  réclame  une  haute  vertu. 

Quelle  est  la  situation  actuelle  du  monachisme  grec? 

D'après  le  mémoire  mentionné,  on  constate  une  décadence  lamen- 
table du  monachisme  dans  le  royaume  hellénique;  en  voici  la  preuve 
et  la  cause.  La  preuve  est  péremptoire.  En  1833,  on  comptait  en  Grèce 
3000  moines  et  593  couvents;  aujourd'hui  on  ne  compte  plus  que 
I  462  moines  ou  moniales  et  217  novices,  répartis  entre  131  monastères. 

Voici  la  statistique  du  mémoire  (2). 

Métropole  d'Athènes  :  monastères,  4;  moines,  io3;  novices,  8. 


ÉVÉCHÉS  DE 

MONASTÈRES 

MOINES 

NOVICl 

Acarnanie. 

4 

16 

3 

Arta. 

5 

21 

5 

Argolidc. 

3 

i5 

3 

Gortyne. 
Dèméiriade. 

4 
3 

23 

24 

3 
2 

Naupacte. 
Zante. 

3 
5 

14 
63 

6 
6 

Elia. 
Thèbes. 

4 
6 

33 
68 

9 

25 

Thessaliotide. 

2 

22 

7 

Théra  (Saniorin). 

4 

3i 

2 

Céphalonie. 
Corfou. 

10 
4 

129 
3o 

4 
5 

Corinthe. 

2 

54 

17 

Calavryta. 

9 

178 

25 

A    REPORTER  : 

68 
p.  3. 

721 

122 

(i)  Ibid.,  p.  2  et  3. 

(2)  Messager  ecclésiastique, 

2l6  ÉCHOS    d'orient 


ÉVÊCHÉS  DE 

MONASTÈRES 

MOINES 

NOVICES 

Report  : 

68 

721 

122 

Larissa. 

I 

2 

I 

Leucade. 

6 

20 

I 

Messénie. 

4 

3o 

8 

Mantinée. 

12 

71 

10 

Monembasie. 

5 

34 

5 

Paros-Naxos. 

2 

42 

6 

Patras. 

7 

43 

9 

Syra. 

7 

179 

10 

Triklca. 

li 

64 

18 

Hydra. 

3 

28 

2 

Phthiotide. 

7 

25 

4 

Phocide. 

3 

42 

i3 

Chalcis. 

9 

58 

II 

Gytheion. 

0 

0 

0 

Cythères. 

0 

0 

0 

Total  :  i5i  1462  217 

Les  couvents  d'hommes  sont  au  nombre  de  143,  avec  un  personnel 
de  I  180  moines  dont  900  résident  dans  les  monastères;  quant  aux 
280  autres,  ils  remplissent  diverses  charges  ecclésiastiques.  Parmi 
les  900  reclus,  on  en  trouve  plus  de  450  qui  sont  plus  que  sexagénaires» 
En  moyenne,  il  y  a  un  monastère  pour  10  moines  ou  moniales  ou 
novices.  Ajoutons  les  90  couvents  de  la  nouvelle  Hellade  qui  dépendent 
du  Conseil  ecclésiastique  de  Salonique,  et  les  30  monastères  de  Crète 
et  de  Samos  régis  par  des  «  épitropies  »  indépendantes. 

Pour  mitiger  l'impression  pénible  produite  par  la  constatation  de 
cette  triste  réalité,  le  statisticien  escalade  le  mont  Athos,  le  pic  du  Sinai, 
pénètre  au  Saint-Sépulcre  ;  et,  de  cette  chasse  aux  chiffres,  il  revient 
avec  les  résultats  suivants  :  8  000  moines  grecs  de  l'un  et  de  l'autre 
sexe,  dont  la  moitié  appartiennent  aux  couvents  du  mont  Athos,  du 
Sinai  ou  du  Saint-Sépulcre.  Les  4000  moines  du  royaume  hellénique 
passent,  paraît-il,  leur  existence  à  s'occuper  des  biens  du  monastère, 
pour  pouvoir,  à  la  fin  de  l'année,  verser  au  budget  du  culte  la  somme 
de  deux  millions  de  drachmes.  En  définitive,  pour  en  revenir  à  la  sta- 
tistique relative  à  la  Grèce,  en  1830,  sur  une  population  d'un  million 
on  avait  3000  moines;  aujourd'hui,  sur  une  population  de  plus  de 
deux  millions  et  demi  on  n'en  a  que  i  650;  donc,  à  cette  époque, 
100000  habitants  donnaient  300  sujets,  et  de  nos  jours  moins 
de  70  (i).  Est-il  besoin  d'ajouter,  d'ailleurs,  que  la  quantité  n'est  point 
compensée  par  la  qualité  ? 

(i)  Ibid.,  p.  4. 


CHRONIQUE  217 


Le  métropolite  va  lui-même  nous  indiquer  les  causes  de  cette  déca- 
dence. Le  développement  de  la  société,  les  dures  conditions  de  la  loi 
militaire  et,  avant  tout,  l'absence  chez  le  moine  d'un  but  d'ordre  supé- 
rieur ont  paralysé  la  vie  monastique.  Ne  pas  admettre  aux  exercices 
de  l'ascèse  un  jeune  homme  qui  n'a  pas  satisfait  à  l'obligation  du  ser- 
vice militaire,  c'est  sagesse;  mais  ne  pas  soumettre  le  religieux  à  une 
discipline  vigoureuse  et  négliger  absolument  de  l'entretenir  dans  des 
sphères  supérieures,  c'est  ni  plus  ni  moins  faire  comprendre  qu'on 
n'entend  pas  le  premier  mot  de  la  vie  cénobitique.  Alors  pourquoi 
va-t-on  au  cloître?  Pour  prendre  soin  des  biens  temporels  du  monastère. 
Chaque  couvent  est  donc  conçu  comme  une  ferme,  le  budget  du  culte 
en  profite  pour  grossir.  Que  deviendra,  par  conséquent,  le  monachisme 
le  jour,  peut-être  proche,  où  l'on  aliénera  les  propriétés  monastiques? 
Une  institution  inutile.  C'est  l'avis  du  métropolite.  Car  «  le  but  prin- 
cipal de  la  vie  religieuse  n'est  pas  l'administration  des  biens  temporels, 
qui  ne  sont  qu'un  moyen  de  subsistance  pour  les  moines  »,  mais  bien 
tout  autre  chose,  comme  on  nous  le  dira  tout  à  l'heure. 

On  alléguera  peut-être  que  le  moine  devrait  néanmoins  continuer 
à  séjourner  dans  son  couvent  pour  faire  rayonner  autour  de  lui  les 
exemples  d'une  vie  austère,  pauvre,  chaste  dans  l'obéissance,  la  prière 
et  la  charité  fraternelle.  Mais  le  métropolite  ne  se  fait  pas  illusion 
là-dessus  :  la  réalisation  de  cet  idéal  n'est  point  le  fait  de  la  grande 
majorité. 

Très  rares  sont  les  communautés  religieuses  où  l'on  suive  le  cérémonial  des 
offices  liturgiques  et  les  règles  de  la  vie  cénobitique.  L'union  intérieure  et  réelle 
fait  totalement  défaut  dans  la  plus  grande  partie  de  ces  communautés  :  ce  ne 
sont  que  disputes  et  factions  continuelles,  que  batailles  autour  de  la  fonction 
d'higoumène.  Les  dénonciations  entre  frères  parviennent  tellement  nombreuses 
aux  deux  pouvoirs  religieux  et  civil  que  le  saint  synode,  en  vue  d'amoindrir  cet 
abus,  a  décidé,  en  chaque  accusation,  de  commencer  par  dépouiller  le  dossier 
de  l'accusateur.  On  n'observe  même  plus  les  règles  élémentaires  de  la  vie 
cénobitique  :  comme  il  n'y  a  pas  de  table  commune,  chacun  s'improvise  cuisi- 
nier. On  rencontre  des  moines  qui  vivent  hors  du  couvent,  vrais  chefs  de 
famille  entourés  de  parents,  de  beaux-frères,  de  belles-sœurs.  Ils  revoient  une 
fois  par  an  le  monastère  pour  toucher  le  pécule.  On  en  voit  qui  vont  porter 
plainte  auprès  des  tribunaux  civils  contre  leur  propre  monastère  jusqu'à  dix- 
huit  fois  de  suite...  (i) 

A  quoi  bon  maintenir  l'état  religieux  s'il  est  le  foyer  de  tant  de 
désordres  et  d'abus?  11  ne  recouvrera  le  droit  à  l'existence  que  le  jour 


(i)  Messager  ecclésiastique,  p.  4. 


2l8  ÉCHOS    d'orient 


OÙ  «  il  deviendra  de  nouveau  le  refuge  des  âmes  pieuses  que  la  vie 
a  blessées,  la  maison  où  les  gens  honorables  peuvent  se  livrer  à  la 
méditation,  où  l'on  exerce  la  philanthropie  et  l'apostolat  extérieur,  où 
l'on  se  livre  aux  études  théologiques,  aux  travaux  artistiques,  bref,  le 
jour  où  la  vie  monastique  nous  sera  présentée  comme  le  type  du 
sacrifice  volontaire,  de  la  chasteté  et  de  la  prudence  ;  alors  personne 
n'osera  la  déclarer  une  institution  inutile  ». 

Ne  voyez-vous  pas,  continue  le  métropolite,  cette  même  Eglise 
anglicane,  qui  fut  si  longtemps  partisan  des  idées  antimonastiques  des 
protestants,  admettre  dans  son  sein,  depuis  soixante  ans,  les  Ordres 
religieux? 

C'est  par  milliers  que  l'on  compte  aujourd'hui,  dans  cette  Église  les  per- 
sonnes qui  se  livrent  avec  une  énergie  admirable  aux  œuvres  de  la  prédication 
et  de  la  philanthropie.  Nous-même,  nous  avons  eu  l'occasion  de  visiter  en  plein 
Londres  des  couvents  de  femmes  où  des  centaines  d'orphelins  reçoivent  l'en- 
tretien et  l'éducation.  Nous  n'oublierons  jamais  les  vingt-quatre  heures  passées 
dans  le  couvent  de  Saint-Jean  l'Évangéliste,  à  Oxford,  habité  par  «  les  prêtres 
de  la  Prédication  »  savants  théologiens  et  ministres  zélés  de  la  parole  évangé- 
lique.  Leur  règle  n'est  que  la  copie  des  prescriptions  de  l'ancienne  Église  grecque 
avec  cette  unique  addition  que  pour  être  admis  au  noviciat  on  doit  être  doc- 
teur en  théologie. 

Devant  ce  renouveau  monacal  constaté  dans  l'anglicanisme,  pré- 
tendre que  la  vie  monastique  est  un  anachronisme,  ce  serait 
une  ineptie,  poursuit  le  métropolite  revenant  à  son  sujet.  Mais  son 
exposé,  on  n'aura  point  de  peine  à  le  remarquer,  présente  ici  une 
certaine  incohérence. 

Il  existera  toujours  des  hommes  prêts  à  renoncer  au  droit  «  de  mener  avec 
eux  une  femme  comme  compagne  »  {ICor.  ix,  5)  (i),  ainsi  qu'à  d'autres  droits 
légitimes,  en  vue  de  l'œuvre  du  royaume  de  Dieu. 

Il  incombe  donc  à  l'Église,  à  l'État  et  à  la  société  l'obligation  de  réprouver 
les  abus  de  l'heure  présente  et  de  rendre  le  monachisme  de    nouveau  utile 


(i)  Allusion  à  un  passage  où  saint  Paul  répond  aux  attaques  portées  contre  lui  par 
des  Palestiniens  judai'sants.  «  N'avais-je  pas  le  droit,  dit  l'Apôtre,  de  vivre  aux  frais 
des  fidèles  comme  les  autres  apôtres  et  de  me  faire  accompagner  d'une  femme  chré- 
tienne chargée  de  me  servir?  »  D'après  cette  interprétation  générale,  qui  ne  fait  pas 
de  doute  puisque  saint  Paul  n'était  pas  marié  (/  Cor.  vu,  7),  le  métropolite  emploie 
ici  à  contre-sens,  croyons-nous,  l'expression  qu'il  cite  de  la  première  épître  aux 
Corinthiens.  Nous  avons  tenu  à  le  signaler,  par  respect  pour  le  texte  sacré  et  pour  le 
délicat  sujet  du  célioat  ecclésiastique  dont  le  sens  manque  tant,  héiasl  dans  l'ortho- 
doxie orientale.  Mais  au  demeurant,  malgré  cette  importante  inexactitude  d'exégèse, 
le  lecteur  comprend  que  le  métropolite  entend  désigner  ici  la  vie  religieuse  par  le 
renoncement  spontané  au  droit  du  mariage. 


CHRONIQUE  219 


à  l'Église  grecque.  Ce  qui  doit  nous  porter  à  opérer  cette  réforme,  c'est  encore 
notre  propre  intérêt. 

En  effet,  c'est  à  l'état  monastique  qu'appartiennent  la  plupart  de  nos  digni- 
taires ecclésiastiques,  de  nos  prédicateurs,  de  nos  chanceliers  épiscopaux  et  de 
nos  curés,  tant  en  Grèce  que  dans  la  Dispersion.  Cette  influence  de  l'état  reli- 
gieux est  représentée  chez  nous  par  plus  de  deux  cents  moines  constitués  dans 
les  charges  mentionnées.  Nous  devons  cependant  noter  que  cette  influence  ne 
représente  qu'un  aspect  de  la  vie  monastique,  le  célibat. 

En  dernière  analyse,  la  vie  monastique  est  en  baisse,  néanmoins  c'est 
encore  elle  qui  fournit  les  meilleurs  prêtres,  mais  ces  moines  n'en 
sont  pas  de  vrais,  ils  sent  célibataires  et  pas  plus.  Est-ce  bien  logique 
tout  cela  ? 

Nous  reprenons  les  citations;  ce  qui  suit  est  significatif. 

La  plupart  de  ceux-ci  (des  moines  exerçant  une  charge  ecclésiastique)  sont 
inscrits  dans  les  registres  d'un  couvent  —  cette  loi  atteint  tous  les  clercs  non 
mariés,  —  mais  en  réalité  il  n'y  a  jamais  eu  pour  eux  ni  vie  de  communauté, 
ni  noviciat,  ni  tonsure  monastique.  D'autres  ont  sans  doute  satisfait  à  ces  obli- 
gations; mais  une  fois  leurs  études  théologiques  terminées,  ils  se  consacrent 
au  ministère  paroissial  après  avoir  eu  soin  de  couper  leurs  communications 
avec  le  monastère  et  l'état  religieux.  Une  seule  chose  les  inquiète  désormais  :  la 
perspective  du  retour  forcé  à  leur  cellule,  tant  est  insupportable  le  commerce 
de  frères  sans  instruction  !  Et  pourtant  ce  séjour  hors  du  couvent  des  moines 
instruits  —  plus  ou  moins  justifié  —  n'a  fait  que  précipiter  la  décadence  inté- 
rieure des  monastères  et  par.  contre-coup  produire  des  irrégularités  dans  l'exer- 
cice du  ministère  paroissial.  En  effet,  si  un,  clerc  non  marié  est  à  même  de 
remplir  les  fonctions  de  ministre  de  la  parole  sacrée,  d'aumônier  militaire,  de 
professeur,  de  protosyncelle,  de  secrétaire  d'un  synode  ou  d'un  évêque,  il  n'est 
pas  possible  de  le  considérer  comme  étant  bien  à  sa  place  dans  les  fonctions  de 
curé  de  paroisse. 

La  raison?  la  mentalité  de  la  hiérarchie  orthodoxe  permet  au  lecteur 
de  la  deviner  d'avance;  la  voici  formulée  par  le  métropolite:  le  minis- 
tère paroissial  requiert  un  clergé  marié  !  Ecoutez,  d'ailleurs,  pour 
continuer  de  nous  édifier,  sur  quel  ton  absolu  ces  choses-là  sont  dites. 

L'Église  orthodoxe,  fidèle  à  suivre  dès  le  commencement  le  juste  milieu  rela- 
tivement à  la  liberté  chrétienne,  nourrit  un  égal  respect  pour  le  genre  de  vie 
du  clerc  marié  et  du  clerc  non  marié.  Cependant  la  logique  même  des  choses 
veut  que  la  charge  du  ministère  paroissial  revienne  au  prêtre  vivant  dans  l'état 
matrimonial,  pour  cette  raison  prépondérante  que  celui-ci  possède  l'expérience 
personnelle  de  l'administration  domestique  —  femme  et  enfants,  —  qualité 
à  laquelle  l'apôtre  saint  Paul  attache  une  grande  importance.  Du  reste,  même 
au  point  de  vue  monastique,  c'est  détruire  l'idée  de  l'état  religieux  que  de  vouloir 
confier  une  paroisse  à  des  moines.  C'est  pourquoi  également  les  prêtres  séculiers 
qui  ont  ensuite  embrassé  la  vie  monastique  sont  écartés  désormais  du  ministère. 


220  ÉCHOS   d'orient 


Cette  coutume,  quoique  sanctionnée  par  décret  royal  et  passée  en  loi,  n'a  pas 
encore  reçu  son  application,  à  cause  des  nécessités  présentes,  on  attend  des 
circonstances  plus  favorables.  Toutefois,  les  moines-curés  ne  doivent  pas  se 
considérer  comme  stables  ou  inamovibles. 

11  ressort  de  cet  extrait  du  mémoire  —  nous  ne  le  possédons  pas  en. 
entier  —  que  M^''  Mélétios  n'a  pas  à  se  féliciter  des  moines  grecs  : 
nombre  quasi  dérisoire,  vie  religieuse  à  peu  près  nulle.  Les  considéra- 
tions tombées  de  si  haut  et  les  réformes  ou  plutôt  les  velléités 
de  réformes  révèlent  une  mentalité  antimonastique  assez  prononcée, 
renforcée  d'une  prédilection  marquée  pour  le  clergé  marié;  les 
protestations  d'égal  respect  —  manière  de  parler  d'ailleurs  purement 
diplomatique  —  en  sont  une  preuve  décisive.  Enfin,  l'évocation,  en 
termes  émus,  de  souvenirs  récents  d'un  voyage  en  pays  anglican  nous 
renseigne  amplement  sur  les  dispositions  du  métropolite  à  l'égard 
d'autres  dissidents;  par  malheur,  11  n'est  pas  allé  au  delà  de  l'écorce. 
Assurons-le  cependant  —  et  il  aurait  pu  s'en  rendre  compte,  même 
à  Londres  !  —  que  le  jour  ou  la  vie  monastique  reprendra  ses  traditions 
de  discipline  et  d'austérité  sera  aussi  le  jour  où  les  moines  non  catho- 
liques auront  mis  fin  et  à  leur  vagabondage  et  à  leur  éloignement  de 
l'Église  vraie,  qui,  grâce  à  Dieu,  peut  offrir  des  exemples  de  science 
et  de  sainteté  aptes  à  faire  vibrer  toutes  les  âmes  sincèrement  reli- 
gieuses. Or,  pour  cela,  il  faudrait  aller  voir.  Mais  on  trouve  que  le 
chemin  qui  mène  à  Rome  est  plus  étroit  que  celui  qui  mène  à  Londres 
ou  à  New-York. 

III.  Le   Séminaire   Rhizarios  d'Athènes   (1844-1919)  ^'' 

Soixante-quinze  années  d'histoire 
d'une  Ecole  ECCLÉsiASTiauE  orthodoxe 

L'histoire  de  l'Ecole  Rhizarios  est  une  véritable  odyssée  de  soixante- 
quinze  années.  Le  directeur  actuel,  l'archimandrite  Chrysostome  Papa- 
dopoulos,  en  est  le  premier  historien.  Dans  un  volume  de  250  pages 
il  retrace  la  vie  des  fondateurs,  la  fondation  de  l'école  et  sa  marche 
générale  de  1844  à  nos  jours.  Il  suffit  d'être  tant  soit  peu  au  courant  des 


(1)  Papadopoulos  (Chrysostome),  'laxopta  xr^i;  Pt^^apet'o-j  èy.y.>, r,(Tta(TTiXTiç  SxoXrjç  inl  tt) 
£^So|jLYixovTaTC£VTa£Tr,pt6t  a-jTT^ç  =:  Histoire  de  l'École  ecclésiastique  Rhizarios,  à  l'occa- 
sion de  son  soixante-quinz^ième  anniversaire.  Athènes,  1919.  Imprimerie  Pétrakou, 
in-8°,  248  pages.  Prix  :  10  drachmes. 


I 


CHRONIQUE  221 


choses  grecques  pour  remarquer  que  certaines  œuvres  d'intérêt  général 
et  absolument  nécessaires  sont,  par  la  force  même  des  choses,  qui 
s'appelle  là-bas  incurie  de  l'Etat,  l'affaire  des  citoyens  de  bonne  volonté. 
Le  gouvernement  se  charge  du  reste  :  contrôle  ou  opposition.  L'his- 
toire du  Rhizarion  (i)  est  loin  de  donner  un  démenti  à  ce  phénomène. 

Les  deux  frères  Rhizarios,  Matthieu  et  Georges,  quittent  de  bonne 
heure  l'Épire,  leur  pays  natal,  pour  aller  pérégriner  à  travers  la  Russie 
où  ils  gagnent  des  roubles  et  des  sympathies.  S'ils  ont  la  main 
heureuse,  ils  ont  également  un  patriotisme  généreux.  On  est  en  pleine 
révolution  en  Grèce,  le  Turc  doit  être  chassé;  les  deux  Rhizarios 
n'épargnent  pas  leur  finance.  On  a  aussi  les  yeux  sur  le  lendemain  de 
l'indépendance  conquise  à  la  pointe  de  l'épée.  Aussi  voyons-nous 
Georges,  au  jour  de  la  mort  de  son  frère  (1824),  héritier  d'une  grande 
fortune  et  d'une  noble  idée  :  la  fondation  d'une  école  en  Épire.  Homme 
de  peu  d'instruction,  mais  d'une  remarquable  hospitalité  pour  les 
idées  d'autrui,  l'héritier  des  Rhizarios  élargit  la  conception  de  son 
frère  aîné  :  Athènes  va  avoir  une  école  ecclésiastique.  Vers  1836,  il  se 
rend  à  la  capitale  du  nouveau  royaume.  Après  les  achats  de  terrain 
nécessaires  et  une  revision  scrupuleuse  de  son  testament,  Rhizarios 
meurt  (i  841)  sans  avoir  pu  assister  à  la  réalisation  de  son  rêve. 

Par  son  testament  Rhizarios  laissait  à  l'école  future  sa  fortune,  une 
organisation  et  une  ébauche  de  programme.  11  est  évident  que  le  grand 
Evergète  n'a  pas  pu  tout  prévoir  :  l'expérience  des  choses  ecclésias- 
tiques ne  s'acquiert  pas  précisément  dans  le  maniement  des  affaires. 
Ainsi,  pour  ne  signaler  que  le  vice  radical  de  l'institution,  le  tort  du 
fondateur  est  d'avoir  livré  son  œuvre  entre  les  mains  de  deux  maîtres 
fort  peu  au  courant  de  la  théologie,  mais,  en  revanche,  fort  habiles  dans 
l'art  de  ne  jamais  s'entendre  :  le  Conseil  des  laïques  qui  règle  tout,  et 
l'Etat  qui  a  l'œil  sur  ces  messieurs.  Or.  quand  on  passe  son  temps  à  des 
disputes  et  des  explications^  on  risque  fort  de  ne  pas  avancer. 

Aussi  l'État  n'a  pas  pu,  dans  l'espace  de  soixante-dix  ans,  trouver 
l'occasion  d'opérer  la  suppression  d'un  autre  défaut  de  l'œuvre  de 
Rhizarios.  Le  jeune  homme  passe  cinq  années  dans  la  nouvelle  école, 
après  quoi  on  lui  indique  la  porte  de  sortie;  et  le  candidat  au  sacer- 
doce, qui,  selon  les  «  divins  et  saints  canons  »,  ne  sera  prêtre  qu'à 
trente  ans,  n'a  qu'à  choisir.  Est-il  riche  et  suffisamment  sérieux  ?  11  ira 
probablement  frapper  à  la  porte  de  l'Université.  Est-il  pauvre,  au  con- 


(i)  Nous  emploierons  indifféremment,   pour  désigner  le  même  établissement,  le 
substantif  neutre  Rhizarion  ou  l'adjectif  Rhizarios  joint  au  mot  École. 


222  ECHOS    D  ORIENT 


traire  ?  Il  n'a  qu'une  chose  à  faire  :  primum  vivere,  se  servir  de  ses  bras. 
Alors,  adieu  l'autel!  Du  reste,  la  seule  lecture  du  testament  de  Rhizarios 
fait  pressentir  un  avenir  tourmenté,  tandis  que  l'apathie  gouvernemen- 
tale laisse  entrevoir  pour  ce  grave  problème  une  solution  qui  se  perd 
dans  le  chaos  des  contingences  futures. 

Rhizarios  mort,  on  se  met  aux  travaux  de  la  fondation.  En  1844,  on 
inaugure  le  cycle  scolaire.  Le  programme  de  ce  prétendu  Séminaire  ne 
dépasse  pas  les  exigences  d'un  collège.  La  cinquième  année,  la  seule 
qui  ait  une  teinte  théologique,  n'a  qu'un  inconvénient,  c'est  qu'on  peut 
la  faire  au  Rhizarios  ou  ailleurs.  En  somme,  en  suivant  les  indications 
du  programme,  on  arrivera,  tout  au  plus,  à  former  de  bons  institu- 
teurs primaires. 

Autre  inconvénient,  non  prévu  par  les  règlements,  mais  conséquence 
nécessaire  du  vice  radical  signalé  tout  à  l'heure.  Le  premier  directeur 
est  nommé  par  le  Conseil  d'administration;  comme  il  n'a  pas  l'honneur 
d'être  du  goût  de  M.  le  ministre  de  l'Instruction  publique,  il  a  aussitôt 
un  rival,  un  vieillard  tout  cassé,  l'archimandrite  Néophyte  Doucas,  qui 
accepte  la  charge  pour  avoir  le  plaisir  de  démissionner.  Misaël  Aposto- 
lidès,  le  premier  directeur,  continue  à  diriger,  mais  il  reste  dans  les 
-coulisses  (1845).  Tout  ce  tapage  des  contestations  autour  de  l'école  finit 
par  faire  naître  les  distractions  et  les  mutineries  qui  aboutissent  à  une 
rébellion  (1852).  La  force  publique  réduit  les  élèves  récalcitrants,  elle 
directeur  s'empresse  de  les  remercier.  Du  coup,  la  maison  se  vide. 

On  profite  du  calme  pour  élaborer  un  nouveau  règlement  et  donner 
au  programme  une  franche  couleur  théologique.  Mais  à  quoi  bon, 
puisqu'on  n'a  pas  sous  la  main  un  seul  professeur  de  dogmatique?  Des 
jeunes  étudiants  s'en  vont  alors  en  Russie,  pour  en  revenir  docteurs 
en  théologie.  En  attendant,  les  diplômés  du  Rhizarion  se  livrent  pour 
la  plupart  à  un  métier  lucratif,  et  des  parents  sérieux  y  envoient  leurs 
fils  afin  de  leur  assurer  une  instruction  solide  et  une  bonne  formation 
morale.  Le  gouvernement  s'agite  aussi;  il  nomme  un  directeur,  Denys 
Cléopas,  qui  n'a  qu'un  défaut  :  il  préfère  sa  chaire  de  théologie  univer- 
sitaire aux  tracasseries  de  l'administration. 

Entre  temps,  on  reçoit  des  externes,  des  offrandes  et  des  plaintes. 
On  imagine  de  nouvelles  réformes,  de  nouvelles  constructions,  un 
nouvel  éclairage  :  l'âge  de  l'huile  est  passé,  on  en  est  à  celui  du  pétrole. 
Enfin,  en  1863,  ^^  ^  ^^  nouveau  la  bonne  fortune  de  vivre  sous  une 
direction,  celle  de  Socrate.Koliastos,  ancien  Rhizarite,  prêtre  zélé,  qui  a 
de  bons  yeux  et  qui  s'en  sert.  Les  jeunes  gens  fuient  l'état  clérical.  Quoi 
d'étonnant?  répond-il.  Nos  prêtres  risquent  tous  les  jours  de  mourir 


CHRONIQUE  223 


de  faim.  Cette  réflexion  laisse  à  penser  sur  la  mentalité  des  candidats 
au  sacerdoce.  Et  puis,  il  reste  toujours  la  question  de  l'intervalle  entre 
la  fin  des  études  et  le  jour  de  l'ordination.  Directeur,  professeurs, 
membres  de  l'administration,  remuent  ciel  et  terre  pour  obtenir  du 
gouvernement  des  diplômes  d'instituteurs  pour  les  Rhizarites  dénués 
de  moyens  de  subsistance.  Peine  perdue,  on  se  heurte  à  l'insouciance 
personnifiée. 

Malgré  ces  multiples  épreuves,  l'œuvre  fait  de  réels  progrès.  L'au- 
teur les  enregistre  avec  une  certaine  emphase.  Il  se  laisse  aller  sur  les 
ailes  de  Pégase  et,  naturellement,  il  rencontre  sur  son  chemin  le  cheval 
de  Troie  :  le  Rhizarion  fournit  des  apôtres  de  lumière,  tandis  que  le 
monstre  de  bois  ne  crachait  que  de  vulgaires  hoplites! 

De  nouvelles  constructions  et  améliorations  matérielles  font  ouvrir 
les  bourses,  mais  tout  cela  ne  réconcilie  pas  le  directeur  et  les  messieurs 
du  Conseil,  par  hasard  encore  brouillés.  Le  bruit  du  canon  de  1870 
arrive  jusqu'à  Athènes;  des  Rhizarites  s'évadent  pour  aller  se  mesurer 
contre  le  Prussien.  Où  étais-tu,  Constantin? 

Enfin  éclate  la  crise  inévitable.  La  surexcitation  et  le  méconten- 
tement sont  à  leur  comble.  Au  Heu  de  s'entre-dévorer,  on  préfère  licen- 
cier l'école  et  mettre  à  la  porte  le  personnel  dirigeant,  pour  élever  de 
nouvelles  bâtisses.  La  même  année,  1882,  on  reprend  la  vie  normale; 
le  nouveau  directeur  (par  le  plus  grand  des  hasards,  il  y  en  a  un!)  est 
feu  et  flamme;  l'indifférence  de  ces  messieurs  du  Conseil  refroidit  son 
zèle,  et  Mgi"  Ambroise  de  Platamona  les  laisse  à  eux-mêmes  (1883). 

On  en  était  encore,  après  quarante  années  d'existence,  à  se  poser  la 
banale  question  de  savoir  ce  qu'on  voulait  faire  au  juste.  Un  collège, 
un  Séminaire?  Le  ministre  de  l'Instruction  publique  opine  pour  un 
Séminaire  et  accouche  d'un  programme  nouveau.  Son  successeur  en 
fait  autant.  On  se  remet  sérieusement  au  travail,  l'évolution  suit  sa 
marche  lente,  mais  sûre;  l'œuvre  prend  conscience  de  son  but,  sa 
physionomie  d'école  ecclésiastique  s'accuse  de  plus  en  plus.  En  outre, 
grâce  à  des  instances  et  à  des  réclamations,  les  directeurs  ont  fini  par 
obtenir  les  diplômes  tant  désirés;  ils  sont  valables  pendant  cinq  ans. 
Le  programme  actuel  répond  suffisamment  aux  exigences  d'une  for- 
mation ecclésiastique.  Durant  la  cinquième  année  on  initie  à  la  péda- 
gogie (quatorze  heures  par  semaine)  les  Rhizarites  qui  seront  obligés 
de  se  livrer  à  l'enseignement  jusqu'au  jour  de  l'ordination  sacer- 
dotale. Pour  permettre  au  lecteur  de  se  rendre  compte  du  progrès 
réalisé,  nous  donnons  ici  deux  programmes,  celui  de  1844  et  celui 
de  19 19. 


224 


ECHOS    D  ORIENT 


PROGRAMME    DE     1844 


PREMIERE  ANNEE 


Langue  grecque 

Langue  latine 

Introduction  à  la  géographie  générale 
et  à  la  géographie  de  la  Terre  Sainte. 

Histoire  sainte 

Calligraphie,  Dessin 

Arithmétique 

Musique  sacrée 


Heures 

par 

semaine. 


DEUXIEME  ANNEE 


Grec 

Catéchisme 

Histoire  générale  . . . . 
Géographie  politique. 

Algèbre 

Latin 

Dessin 

Musique  sacrée 


Heures 

par 

semaine. 


TROISIÈME  ANNÉE 


par 
semaine. 


QUATRIÈME  ANNÉE 


Heures 

par 

semaine. 


Grec 

Eloquence  

Latin 

Géographie 

Histoire  générale.. . 
Morale  évangélique 

Français 

Musique  sacrée 


Grec 

Latin 

Hébreu 

Débit 

Musique  sacrée. 


CINQUIÈME  ANNÉE  :   Introduction  à  l'Ecriture  Sainte.  —  Histoire  ecclésiastique. 
Dogmatique.  —  Morale.  —  Droit  Canon.  —  Pastorale.  —  Littérature  patristjque. 


PROGRAMME    ACTUEL    (1919) 


MATIERES 


Histoire  sainte  et  herméneutique. 

Catéchisme 

Introduction  biblique,  A.  T.  Her- 
méneutique   

Introduction  biblique,  N.  T.  Her- 
méneutique  

Histoire  de  l'Eglise 

Dogme 

Morale 

Eloquence  sacrée 

Liturgie 

Cérémonies 

Pastorale,  Droit  Canon 

Commentaire  des  Pères 

Grec 

Latin 

Français 

Histoire 

Géographie 

Mathématiques 

Physique,  Hygiène,  Science  agri- 
cole   

Science  agricole.  Hygiène 

Pédagogie 

Pédagogie,  Psychologie  et  Logique. 

Droit 

Musique  et  chant 

Calligraphie  et  dessin 

Travaux  et  métiers 

Gymnastique 


1"  ANNEE 


Heures. 


2«  ANNÉE 


Heures. 
3 


3«  ANNEE 


Heures. 


4«  ANNÉE 


Heures. 


les  deux 
sections. 


Heures. 


5'  ANNÉE 


Section 


gique. 


Heures. 


Section 
prépara- 
toire. 


Heures. 


CHRONIQUE  225 


L'historien  du  Rhizarion,  préoccupé  de  traiter  à  fond  son  sujet,  croit 
devoir  dire  tout  ce  qu'on  peut  en  dire.  Certains  paragraphes  sont  de 
vrais  registres  où  l'on  voit  défiler  tous  les  noms  propres  possibles  et 
imaginables.  Plus  de  concision,  moins  de  digressions,  plus  de  réserve 
au  sujet  de  la  question  financière  (car  on  est  riche  au  Rhizarios,  six 
millions  de  fortune!),  et  parfois  un  peu  moins  de  rhétorique  auraient 
probablement  permis  à  l'auteur  de  nous  initier  à  la  vie  intime  de 
l'école,  classes,  méthodes,  examens,  relations  entre  les  différents 
membres  de  l'établissement,  etc.  Pour  avoir  une  idée  de  l'intérêt  que 
présenteraient  ces  détails,  le  lecteur  peut  se  référer  à  un  article  paru 
dans  la  revue  Échos  d'Orient,  1908,  t.  XI,  p.  27-35,  au  sujet  de  l'Ecole 
théologique  Sainte-Croix  à  Jérusalem.  Cette  simple  note  suggère  certai- 
nement un  complément  au  livre  de  l'archimandrite  Chrysostome 
Papadopoulos  :  à  savoir  un  tableau  de  ce  qu'a  été  la  vie  spirituelle  et 
intellectuelle  du  Rhizarion. 

En  résumé,  l'école  Rhizarios  a  donné  quelques  bons  résultats,  em 
même  temps  qu'elle  a  prouvé  l'impuissance  où  se  trouve  l'Eglise 
séparée  de  former  un  clergé  à  la  fois  instruit,  zélé,  pieux  et  prêt  à  faire 
face  à  toutes  les  éventualités.  Hors  de  la  véritable  Eglise,  on  ne  fait 
que  végéter,  malgré  tous  les  efforts  accumulés. 

IV.  Dans  l'Eglise  grecque 

Les  renseignements  que  nous  allons  donner  sont  pris  dans  une 
revue  grecque  intitulée  «  Zwr,,  Vie  »,  revue  religieuse,  hebdomadaire, 
numéros  de  janvier  1920. 

Projet  de  réformes  du  gouvernement  de  l'Église  de  Grèce.  —  L'Eglise 
autonome  de  Grèce  est  entrée  dans  l'ère  des  réformes.  Voici  quelques 
points  du  projet  que  Mg^  Mélétios  Métaxakis,  métropolite  d'Athènes, 
a  proposés  au  saint  synode,  concernant  le  gouvernement  de  son 
Église. 

1 .  Autorité  suprême.  —  Elle  est  entre  les  mains  du  synode  de  tous- 
les  évêques  de  Grèce,  qui  tient  deux  séances  par  ah. 

2.  Nombre  et  étendue  des  diocèses.  —  Autant  de  départements  civils,, 
autant  de  diocèses  ecclésiastiques.  Chaque  diocèse  comprend  plusieurs 
épitropies.  A  la  tête  de  l'épitropie  se  trouve  un  épitrope  revêtu  de 
la  dignité  épiscopale.  Un  inspecteur  diocésain  sera  chargé  de  l'in- 
spection de  la  vie  ecclésiastique  et  religieuse. 

3.  Conseil  paroissial.  —  Les  membres  du  Conseil  paroissial  sont 

Échos  d'Orient.  —  T.  XIX.  8 


226  ÉCHOS    d'orient 


élus  par  les  paroissiens  eux-mêmes.  Le  président  du  Conseil  paroissial 
n'est  autre  que  le  curé. 

4.  Le  curé  est  nommé  par  l'évêque,  sur  la  proposition  des  parois- 
siens. Ne  sont  stables  dans  leur  bénéfice  que  les  curés  engagés  dans 
l'état  matrimonial.  Leur  pension  est  assurée  par  les  fonds  du  trésor 
épiscopal. 

5.  Communautés  religieuses.  —  Chaque  communauté  religieuse  devra 
se  fixer  un  but  d'utilité  formellement  et  concrètement  sociale.  Le 
supérieur  du  couvent,  qui  sera  élu  comme  par  le  passé,  sera  stable. 
Les  moines  pratiqueront  la  vie  religieuse  dans  la  continence  et  la 
communauté  de  biens.  Ils  mèneront  la  vie  cénobitique. 

6.  La  justice  ecclésiastique  est  attribuée  à  un  tribunal  épiscopal  ou 
diocésain,  composé  de  trois  membres,  à  une  Cour  d'appel  ecclésias- 
tique pour  toute  l'Église,  composée  de  trois  évêques,  et  enfin  au  tri- 
bunal suprême,  juge  des  délits  épiscopaux  çt  qui  n'est  autre  que  le 
saint  synode. 

7.  Élection  de  l'évêque.  —  Les  représentants  du  clergé  diocésain  et  du 
peuple  présentent  trois  candidats,  et  le  synode  des  évêques  choisit 
parmi  les  trois.  L'élection  du  métropolite  a  lieu  dans  l'assemblée  des 
évêques,  des  membres  du  Conseil  de  la  métropole,  des  représentants 
de  tous  les  Conseils  épiscopaux,  du  président  et  des  membres  du  Con- 
seil des  ministres  et  d'autres  personnages  ecclésiastiques  ou  laïques. 

Voyages  en  Amérique,  Divorce,  Organisation  des  communautés  grecques 
en  territoire  turc.  Commissions  ecclésiastiques.  Académie  de  Halki.  — 
Depuis  quelque  temps  déjà,  les  yeux  se  tournent  du  côté  de  l'Eglise 
anglicane  d'Amérique,  et  nombre  de  pappas  grecs  passent  l'océan  pour 
aller  créer  des  embarras  à  l'épitrope  synodique  établi  dans  le  Nouveau 
Monde.  Aussi,  pour  couper  court  à  toutes  les  irrégularités,  le  saint 
synode  vient  de  prohiber,  par  circulaire,  tout  voyage  de  prêtres  grecs 
en  Amérique,  sans  autorisation  préalable  de  ce  même  saint  synode. 

Autre  intervention  du  saint  synode  à  propos  des  lois  sur  le  divorce. 
Il  demande  ou  plutôt  il  a  décidé  de  demander  au  ministère  de  la  Justice 
une  modification  de  l'article  5,  touchant  le  divorce,  et  l'addition  d'un 
nouvel  article  concernant  les  sujets  grecs  deia  dispersion.  Mais  le  Con- 
seil ecclésiastique  de  Salonique  n'est  pas  de  cet  avis.  11  prétend  qu'avant 
de  modifier  il  faut  réfléchir. 

Le  ministre  hellénique  des  Affaires  étrangères  s'adresse  au  patriarcat 
de  Constantinople  pour  avoir  une  réponse  autorisée  à  la  question  sui- 
vante :  «  Quel  est  le  meilleur  système  de  gouvernernent  à  demander 
(sans  doute,  à  la  Conférence  de  la  Paix)  pour  les  communautés  grecques 


CHRONIQUE  227 


qui  seront  soit  en  territoire  turc,  soit  dans  un  État  indépendant,  soit  enfin 
dans  la  péripiiérie  du  futur  royaume  autonome  de  Constantinople?  » 
Le  patriarcat  a  eu,  comme  de  juste,  recours  aux  lumières  d'une  Com- 
mission, présidée  par  le  métropolite  des  Dardanelles  et  comprenant  le 
premier  secrétaire  du  saint  synode  et  trois  laïques.  Les  résultats  des 
travaux  de  la  Commission  seront  soumis  aux  divers  patriarches,  qui 
communiqueront  leur  avis  au  gouvernement  grec.  En  dehors  de  cette 
Commission,  le  patriarcat  de  Constantinople  en  a  nommé  une  autre» 
composée  des  métropolites  d'Amasé,  des  Dardanelles  et  de  Séleucîe, 
du  premier  secrétaire  du  saint  synode  et  des  professeurs  de  théologie 
de  l'Académie  de  Halki.  La  Commission  est  chargée  de  délibérer  sur  la 
réforme  de  la  prédication  sacrée  dans  les  églises  de  Constantinople. 
De  son  côté,  le  Conseil  ecclésiastique  de  Salonique,  allant  plus  loin, 
a  déposé  aux  bureaux  du  ministère  des  Cultes  la  demande  suivante.  On 
devrait  ménager,  à  Constantinople  même,  une  réunion  de  tous  les  chefs 
de  l'Église  orthodoxe  pour  régler,  de  concert  avec  les  représentants  de 
la  nation  grecque,  les  grandes  questions  ecclésiastiques. 

Le  II  décembre  191 9,  l'nicole  théologique  de  Halki,  transformée  en 
Académie  de  théologie,  a  inauguré  ses  cours  par  une  allocution  du 
métropolite  de  Séleucie. 

Mémoire  sur  les  relations  de  l'Église  grecque  autocéphale  avec  le  patriarcat 
œcuménique.  —  Un  journal  grec  d'Athènes,  le  Courrier  des  Balkans, 
a  publié  l'an  dernier  un  document  «  très  important  à  tous  les'  points 
de  vue  »  et  relatif  aux  rapports  entre  l'Église  autocéphale  de  Grèce  et 
le  patriarcat  œcuménique.  Ce  mémoire,  qui  date  du  mois  de  février 
1913,  est  de  la  main  du  métropolite  actuel  d'Athènes,  M&r  Mélétios 
Métaxakis,  rapporteur  à  cette  époque  d'une  Commission  chargée  de 
l'étude  des  questions  suivantes,  soulevées  par  les  suites  de  la  guerre 
balkanique:  1°  Situation,  au  point  de  vue  ecclésiastique,  des  pays  qui 
vont  être  détachés  de  la  Turquie;  3°  Position  à  tenir  vis-à-vis  du 
schisme  bulgare;  y  Sauvegarde  de  la  nationalité  des  Grecs  qui  ne 
seront  pas  englobés  dans  le  royaume  hellène;  4°  Dispositions  qui 
s'imposent  aux  Grecs  qui  vont  continuer  à  demeurer  sous  la  domination 
ottomane  ;  5°  Régler  le  sort  du  Mont  Athos  en  tenant  compte  des  pré- 
tentions russes;  6°  Manière  de  fortifier  la  position  du  patriarcat  œcu- 
ménique, considéré  comme  institution  nationale. 

Voici  la  substance  du  mémoire. 

Le  canon  s'est  tu,  l'Europe  essaye  un  nouvel  équilibre;  le  gâteau  turc 
est  entamé,  des  nations  nouvelles  surgissent  qui  ont  besoin  de  chefs 
religieux  et  civils.  Quelle  doit  être  la  situation,  au  point  de  vue  cano- 


228  ÉCHOS   d'orient 


nique,  des  populations  qui  vont  être  soustraites  à  la  domination  du 
sultan?  Question  compliquée  s'il  en  fut.  Mgr  Mélétios  présente  deux 
solutions  possibles.  Les  pays  libérés  du  joug  turc  passeront  sous  la 
juridiction  de  l'Eglise  autocéphale  de  leur  nouvelle  patrie,  ou  bien  ils 
continueront  à  vivre  sous  la  juridiction  du  patriarcat  œcuménique  de 
Constantinople.  Le  métropolite  donne  ses  préférences  à  la  seconde  solu- 
tion, mais  non  pas  précisément,  comme  on  va  le  voir,  pour  des  raisons 
d'ordre  religieux.  11  s'efforce  d'étayer  sa  thèse  sur  la  critique  de  la  pre- 
mière solution  et  sur  les  avantages  de  la  seconde. 

La  première  solution  pourrait  se  réclamer  du  principe  qui  veut  que 
la  répartition  de  la  juridiction  ecclésiastique  soit  calquée  sur  celle  de  la 
juridiction  civile.  Marche  parallèle  entre  l'Église  et  l'État;  autant  d'auto- 
nomies politiques,  autant  d'autocéphalies  religieuses.  Or,  ce  principe 
n'est  pas  absolu  dans  son  application.  En  fait,  dans  l'empire  byzantin, 
-on  n'a  pris  pour  base  les  «  thèmes  »  que  pour  créer  des  sièges 
métropolitains  et  épiscopaux,  et  non  pour  constituer  des  Églises  autocé- 
phales.  Si  le  principe  était  absolu,  pourquoi  la  juridiction  des  quatre 
patriarches  s'étendait-elle  au  delà  des  frontières  de  l'empire  des  basileis? 
En  conséquence  :  a)  Ne  renfermons  pas  une  Église  dans  les  frontières 
de  l'État;  b)  Pas  d'obligation  pour  le  patriarche  œcuménique  à  renoncer 
à  étendre  sa  juridiction  sur  des  sièges  métropolitains  qui  lui  sont  léga- 
lement soumis.  A  plus  forte  raison,  ne  doit-il  pas  laisser  le  diocèse  de 
Thrace  échapper  à  son  autorité,  sous  peine  de  contrevenir  au  28®  canon 
du  quatrième  concile  œcuménique.  Outre  ces  raisons,  qui  militent  en 
faveur  du  maintien  de  la  juridiction  intégrale  du  patriarche  œcuménique, 
il  en  est  d'autres  plus  convaincantes.  Continuer  à  morceler  la  juridic- 
tion du  patriarcat  œcuménique,  c'est,  ni  plus  ni  moins,  saper  par  la  base 
-les  institutions  fondamentales  de  l'Église  orientale,  c'est  même,  faute 
plus  grave,  aller  contre  les  intérêts  de  la  nation  hellène.  Que  devien- 
dront, en  effet,  et  le  prestige  du  patriarcat  œcuménique,  institution 
essentiellement  grecque,  et  les  millions  de  ses  sujets  passant  sous  la 
juridiction  des  Églises  autocéphales  de  Bulgarie  et  de  Serbie?  Prestige 
du  patriarcat  et  nationalité  des  Grecs  dispersés  n'existeront  plus  que 
de  nom. 

Accepter,  au  contraire,  la  seconde  solution,  c'est  du  même  coup 
obvier  à  tous  les  inconvénients  précédents  et  servir  la  cause  de  l'hel- 
lénisme. Cette  solution  veut  que  tous  les  Grecs,  où  qu'ils  soient,  con- 
tinuent à  dépendre  du  patriarcat  œcuménique.  Le  métropolite  souhaite 
(ou  plutôt  souhaitait,  car  le  mémoire  était  écrit  en  19 13)  que  l'Église 
iiutocéphale  de  Grèce  se  remette  sous  la  tutelle  spirituelle  du  patriarche 


CHRONIQUE  229 


de  Constantinople,  car  de  cette  façon  elle  sera  plus  près  de  la  tète  et, 
par  elle,  plus  voisine  de  l'Anatolie.  Il  est  donc  clair  comme  de  l'eau  de 
roche  que  l'hellénisme  a  tout  intérêt  à  ce  que  le  patriarche  congédie 
tous  les  quémandeurs  qui  viennent  l'importuner  avec  leurs  prétentions 
à  l'autonomie  ecclésiastique.  Nul  doute,  au  point  de  vue  canonique  et 
surtout  national,  M^""  Mélétios  est  pleinement  satisfait  de  sa  solution. 
En  va-t-il  de  même  au  point  de  vue  politique? 

Que  les  Grecs  du  royaume,  que  les  Bulgares  et  les  Serbes  ne  s'ima- 
ginent pas  qu'on  leur  va  demander  de  renoncer  à  leurs  droits  d'ingé- 
rence, déjà  reconnus,  dans  les  affaires  ecclésiastiques  de  leurs  Eglises 
respectives.  Il  vaut  sans  doute  mieux,  pour  éviter  tout  malentendu, 
avoir  recours  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  des  concordats.  L'opération 
sera  d'autant  plus  aisée  que  le  patriarche  œcuménique  ne  procédera 
à  ces  démarches  qu'animé  des  sentiments  d'un  esprit  franchement 
libéral.  Les  métropolites  qui  devront  être  ordonnés  par  lui  auront  à  faire 
mémoire  de  sa  personne  dans  la  sainte  liturgie  et  reconnaîtront  son 
autorité  judiciaire.  Voilà  la  nouvelle  juridiction  du  patriarche.  Il  est 
à  souhaiter  que  le  retour  au  système  des  sièges  métropolitains  entraîne 
également  la  célébration  annuelle  de  synodes,  auxquels  le  métropolite 
convoquerait  ses  suffragants.  Voici  comment  on  pourrait  d'après  les  indi- 
cations de  Mgr  Mélétios,  organiser  les  nouveaux  sièges  métropolitains. 

Pour  le  royaume  de  Grèce  : 

1°  Siège  métropolitain  de  la  Macédoine  orientale,  Salonique  ; 

20  Siège  métropolitain  de  la  Macédoine  occidentale,  Bérée; 

30  Siège  métropolitain  de  l'Épire,  Janina; 

40  Siège  métropolitain  de  l'archipel  septentrional,  Mitylène; 

50  Siège  métropt)litain  de  l'archipel  méridional,  Rhodes; 

6°  Siège  métropolitain  de  Crète,  Héraclion  (nom  grec  de  la  ville  de 
Candie). 

Pour  la  Bulgarie,  deux  sièges  métropolitains,  Andrinople  et  Drama. 

Pour  la  Serbie,  un  seul  siège  métropolitain,  celui  de  Monastir. 

Pour  l'Albanie  autonome,  un  seul  siège  également. 

L'élection  du  métropolite  revient  au  patriarche  et  à  l'Etat. 

Le  saint  synode  du  patriarcat  de  Constantinople  choisit  trois  can- 
didats, et  le  gouvernement  se  prononce  entre  ceux-ci.  Quant  à  l'évêque, 
il  est  élu  par  les  évêques  du  diocèse  métropolitain  et  par  le  gouver- 
nement. Le  métropolite  devra  être  toujours  grec,  tandis  que  les 
évêques,  dans  le  cas  de  populations  mixtes,  pourront  être  d'une  autre 
nationalité,  conformément  à  la  majorité  de  l'élément  prépondérant. 
Ainsi,  en  Serbie,  on  n'aura  que  des  évêques  serbes,  mais  le  métropolite 


2  30  ECHOS    D  ORIENT 


de  Monastir  sera  Grec.  II  est  entendu  que  ces  dix  métropolites  n'au- 
ront pas  à  intervenir  dans  le  gouvernement  du  patriarcat  œcuménique, 
ils  prendront  cependant  part  à  la  célébration  des  synodes  généraux  de 
tous  les  chefs  hiérarchiques.  II  est  évident  aussi  que  si  ce  projet  est  mis 
à  exécution,  l'Eglise  autocéphale  de  Grèce  sera  ramenée  sous  la  juri- 
diction du  patriarche  œcuménique.  Ce  sera  la-  réalisation  du  désir  de  la 
nation,  d'autant  plus  que  ce  retour  à  une  dépendance  légitime,  loin  de 
nuire  au  peuple  grec,  est  tout  à  fait  dans  la  logique  de  ses  intérêts. 
N'est-il  pas  certain,  en  effet,  que  la  Sublime  Porte  verra  d'un  mauvais 
œil  ces  relations  de  dépendance,  après  tout  ce  qu'elle  a  fait  contre 
l'exarchat  bulgare? 

Mgi'  Mélétios  nous  apprend  que  dans  le  sein  de  la  Commission  dont 
il  fut  rapporteur,  certains  membres  ont  émis  la  même  opinion  :  retour 
à  la  juridiction  du  patriarcat  œcuménique  et  répartition  nouvelle  des 
sièges  métropolitains.  Il  y  aura  en  tout  de  douze  à  quinze  sièges  métro- 
politains pour  tout  le  royaume  de  Grèce.  La  Grèce  d'avant  191 2  compren- 
drait les  sièges  métropolitains  suivants  :  Athènes,  Syra,  Corinthe,  Patras, 
Monembasie,  Corfou  et  Larissa.  Si  la  Grèce  (qui  a  tout  à  gagner)  agit 
ainsi  vis-à-vis  du  patriarcat  œcuménique,  pourquoi  son  exemple  ne 
pourrait-il  pas  être  suivi  par  les  Eglises  slaves?  Pour  réveiller  les 
bonnes  volontés,  il  faudrait  accorder  aux  métropolites  de  tous  ces  pays 
une  part  active  au  gouvernement  du  patriarcat  œcuménique;  autrement, 
ce  retour  à  l'unité  serait  tout  à  fait  désintéressé,  c'est-à-dire  impossible. 
De  son  côté,  le  gouvernement  grec  devrait  toucher  à  la  Constitution, 
qui  est  contraire  à  la  réalisation  du  projet  proposé.  L'Eglise  autocéphale 
du  royaume,  entourée  de  ses  filles  de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  Grèce, 
irait  se  prosterner  aux  pieds  du  patriarche  œcuménique  pour  le  recon- 
naître comme  son  chef  hiérarchique.  Voilà  qui  est  clair,  mais  la  loi  s'y 
oppose.  Il  faut  changer  la  loi.  Qui  veut  la  fin  veut  les  moyens.  Il  est 
juste  de  souhaiter  la  cessation  du  schisme  et  méritoire  d'en  indiquer 
les  moyens;  mais  si  l'intérêt  national  venait  à  en  souffrir,  il  faudrait 
s'abstenir  d'en  parler  et  même  souhaiter  la  continuation  de  la  sépara- 
tion. Tout  Grec  devrait  raisonner  ainsi.  Or,  il  est  antinational  de  pro- 
mouvoir le  retour  à  l'unité  de  l'Eglise  autocéphale  bulgare.  Une  fois  le 
schisme  éteint,  l'exarque  bulgare  renoue  ses  relations  avec  le  patriarcat 
œcuménique  et  quitte  Constantinople  pour  la  Bulgarie;  il  a  désormais 
sous  sa  juridiction  les  Grecs  habitant  son  pays.  N'y  a-t-il  pas  là  un  grave 
danger  pour  la  nationalité  de  ces  Hellènes  dispersés?  Tout  l'intérêt 
ne  se  trouve-t-il  pas  du  côté  bulgare?  En  conséquence,  le  patriarche  ne 
peut-il  pas  se  reconnaître  le  droit  de  poser  certaines  conditions  à  cette 


CHRONIQUE  231 


faveur  qu'est  le  retour  à  l'unité?  N'est-ce  pas  avec  raison  qu'il  pourrait 
réclamer  une  garantie  personnelle  pour  les  métropoliteâ  grecs  actuels 
de  Bulgarie  et  leur  maintien  à  vie,  la  non-reconnaissance  de  la  part  de 
l'État  bulgare  de  tout  métropolite  schismatiqueet  la  réparation  des  dom- 
mages spirituels  et  temporels  qui  sont  le  fait  du  schisme.  Tous  ces 
problèmes  angoissants  ont  reçu  une  solution  de  la  part  des  membres 
d'une  autre  Commission  fonctionnant  à  Constantinople. 

En  tout  cas,  il  est  indispensable  de  parer  au  péril  qui  menace  les 
Grecs  fixés  en  Bulgarie,  en  Serbie  et  en  Albanie.  D'où  nouvelles  études 
et  intéressantes  trouvailles.  Mg"'  Mélétios,  pasteur  très  patriote,  propose 
de  choisir  un  des  trois  moyens  suivants  pour  la  sauvegarde  de  la 
nationalité  des  Grecs  dispersés  :  1°  Se  rattacher  personnellement  à  la 
mère-patrie  et  constituer  des  communautés  à  part,  régies  par  les  lois 
civiles  de  la  nation  grecque  et  soumises  au  point  de  vue  ecclésiastique 
au  métropolite  du  pays  qu'ils  habitent;  2°  que  les  gouvernements  bul- 
gare, serbe  et  albanais  reconnaissent  à  ces  populations  le  droit  de 
former  des  groupements  homogènes,  composés  de  personnes  suijuris, 
avec  des  établissements  pédagogiques  et  ecclésiastiques  propres  sous 
l'autorité  d'un  Conseil  central.  Leurs  prêtres  seront  élus  par  Ja  com- 
munauté et  soumis  à  l'évêque  du  lieu.  Les  établissements  ecclésias- 
tiques seront  sur  le  même  pied  d'égalité  que  ceux  du  pays,  dans  la 
mesure  où  ils  se  conformeront,  pour  l'instruction  à  donner,  aux  pro- 
grammes officiels,  en  ce  sens  que  leurs  sujets  diplômés  auront  entrée 
libre  dans  les  écoles  supérieures  de  l'Etat  et  les  fonctions  publiques. 
L'instruction  sera  donnée  dans  la  langue  nationale,  sans  pourtant 
négliger  l'étude  suffisante  du  parler  officiel.  Liberté  absolue  dans  le 
choix  des  manuels  scolaires,  toujours,  bien  entendu,  dans  les  limites 
du  respect  dû  au  régime  établi.  Quant  à  la  direction  des  écoles,  elle 
sera  l'œuvre  de  la  communauté,  toujours  sous  la  haute  inspection  du 
gouvernement;  y  les  États  bulgares,  serbe  et  albanais  auront  à  recon- 
naître les  établissements  publics  déjà  existants,  comme  propriété  natio-  . 
nale  du  royaume  hellénique,  et  à  ce  dernier  le  droit  de  procéder  à  la 
fondation  et  à  l'entretien  de  nouveaux  établissements  dans  l'intérêt  de 
ses  nationaux. 

Les  préférences  de  Mg^"  Mélétios'  vont  à  la  première  solution,  c'est-à- 
dire  à  une  utopie.  Ses  raisons,  paraît-il,  sont  très  opportunes  et,  par- 
tant, très  convaincantes. 

Un  peu  plus  loin,  le  métropolite  réformateur  développe  les  lignes 
d'un  projet  «  étendu  et  méthodique  »  sur  la  situation  des  chrétiens 
qui  pourraient  rester  sujets  ottomans.  Suit  une  étude  détaillée  de  la 


2J>2  ECHOS   D  ORIENT 


question  du  Mont  Athos,  couronnée  par  des  considérations  sur  le  ren- 
forcement de  l'autorité  du  patriarche  œcuménique.  Voici  le  plus  urgent, 
en  ce  qui  concerne  cette  dernière  question.  Que  les  éparchies  ecclé- 
siastiques  de  Thrace,   de  Macédoine,  d'Epire  et  des  îles   continuent 
à  dépendre  du  pouvoir  patriarcal  de  Constantinople;  que  dans  le  traité 
de  demain  le  patriarcat  trouve  la  garantie  de  ses  privilèges  en  Turquie, 
pour  lesquels  il  lutte  depuis  des  siècles,  et  la  liberté  d'action  nécessaire 
à  sa  reconstitution  et  au  développement  des  forces  nationales  dont  il 
est  le  dépositaire;  que  l'on  prenne  enfin  les  mesures  nécessaires  pour 
lui  assurer  des  revenus  en  rapport  avec  son  rang.  Le  royaume  grec 
pourrait  pourvoir  à  cela,  vu  les  obligations  des  sièges  métropolitains, 
compris  dans  son  territoire,  vis-à-vis  du  patriarcat  œcuménique.  Dans 
le  même  but,  le  métropolite  met  en  avant  la  célébration  «  plus  fré- 
quente »  (!?)  des  synodes  généraux.  Quels  avantages  moraux  pour 
toutes  les  Eglises  et  en  particulier  pour  le  patriarcat  œcuménique,  qui 
ne  manquerait  pas  alors  «  de  paraître  »  comme  le  chef  de  toute  l'Église  1 
A  ces  mesures  «  en  quelque  sorte  externes  »,  on  pourrait  en  ajouter 
de  purement  internes.  Mais  c'est  déjà  beaucoup  d'avoir  indiqué  ce  qui 
précède  ;  aux  hôtes  du  Phanar  de  compléter  le  mémoire  de  Mgr  Mélétios. 
Allocation  annuelle  du  gouvernement  hellénique  au  patriarcat  de  Con- 
stantinople. —  M.  Vénizélos  vient  d'ajouter  quatre  cent  mille  drachmes 
aux  quatre  cents  versées  jusqu'aujourd'hui  au  Phanar  comme  tribut, 
annuel  par  l'Eglise  de  Grèce.  Espoir  donc,  devrait  conclure  Mg^  Mélétios  ! 
Projet  de  réformes  ecclésiastiques  à  Constantinople.  —  Le  vent  de  la 
réforme  ecclésiastique  souffle  également  sur  les  rives  du  Bosphore. 
Voici  un  projet  élaboré  par  le  métropolite  d'Éphèse  en  réponse  à  la 
question  que  lui  avait  posée  le  métropolite  d'Enos,   rapporteur  des 
réformes  ecclésiastiques  auprès  du  saint  synode  de  Constantinople. 

10  Abréger  tous  les  longs  offices,  épouvantail  et  cause  de  fatigue 
pour  le  peuple  chrétien.  Commencer  par  la  Messe,  l'office  du  Jeudi- 
Saint  dit  des  «  Douze  Evangiles  »,  celui  du  Vendredi-Saint  dit  des 
«  Heures  Royales  »,  et  les  invocations  récitées  à  genoux  le  jour  de  la 
Pentecôte  (il  suffit  d'en  garder  une  seule). 

2°  Abréger  également  les  prières  des  sacrements  de  Baptême  et  de- 
Mariage,  qui  ne  sont  qu'un  «  verbiage  fatigant  et  insupportable  ». 

3°  Réforme  du  système  actuel  du  jeûne.  Abstinence  de  viande  deux 
fois  par  semaine  pour  des  raisons  hygiéniques.  Xérophagie  et  absti- 
nence de  toute  boisson  alcoolisée,  aux  temps  suivants  :  la  semaine  pré- 
paratoire à  la  fête  de  Noël,  la  Semaine  Sainte,  les  trois  jours  qui  pré- 
cèdent l'Assomption  —  pour  permettre  aux  fidèles  d'approcher  de  la 


CHRONIQUE  233 


Table  sainte,  —  la  vigile  de  l'Epiphanie  et  le  jour  de  la  Décollation  de 
saint  Jean-Baptiste. 

40  Les  empêchements  de  mariage.  Pour  la  consanguinité,  les  res- 
treindre jusqu'au  quatrième  degré  inclusivement;  et  pour  l'affmité, 
jusqu'au  second  inclusivement. 

50  L'acceptation  du  calendrier  grégorien  s'impose  pour  une  double 
raison.  Outre  que  ce  calendrier  est  plus  exact,  il  est  vraiment  déplacé 
que  tous  les  chrétiens  ne  célèbrent  pas  aux  mêmes  jours  les  grandes 
fêtes  de  la  religion  chrétienne.  Toute  fête  du  Seigneur  et  de  la  Vierge 
doit  être  transférée  au  dimanche  suivant.  Il  faudrait  en  faire  autant 
pour  les  fêtes  des  saints  qui  sont  vraiment  célébrées  comme  telles. 

6°  Le  célibat  ecclésiastique  (i)  est  en  partie  la  cause  des  médisances, 
justifiées  ou  non,  contre  le  clergé.  Les  raisons  qui  imposaient  cet  état 
de  choses  ont  disparu,  il  serait  donc  nécessaire  de  permettre  à  tous  les 
membres  dp  clergé,  aussi  bien  avant  qu'après  leur  ordination,  de  con- 
tracter mariage. 

70  Notre  habit  clérical,  «  dépourvu  de  toute  esthétique,  est  aussi  peu 
commode  qu'embarrassant  »  en  toute  saison.  11  faudrait  adopter  l'habit 
porté  par  ceux  de  nos  prêtres  qui  résident  en  Europe,  et  ne  réserver  le 
vêtement  actuel  que  pour  les  fonctions  liturgiques. 

8°  11  faudrait  également  abattre  le  kalimafki,  supprimer  le  chignon 
et  adopter  un  couvre-chef  convenable. 

90  Le  règlement  de  l'Ecole  de  théologie  est  aussi  à  retoucher,  con- 
formément aux  circonstances  nouvelles.  Il  nous  faut  des  prêtres  d'une 
instruction  solide  au  point  de  vue  social,  afin  de  remédier  au  désarroi 
actuel,  produit  de  l'infériorité  du  clergé. 

Il  est  évident  que  la  réforme  touchera  à  d'autres  points;  mais  enfin 
les  vues  du  métropolite  d'Ephèse  aussi  bien  que  celles  de  Mg»"  Mélétios, 
les  intentions  mises  à  part,  tendent  à  faire  sortir  l'Eglise  grecque  de 
l'ornière  de  ses  traditions.  Nous  pensons  que  le  renouveau  qui 
serait  à  désirer  et  à  réaliser  sur  des  points  autrement  essentiels  sera 
facilement,  tel  qu'il  est  prôné,  désastreux  pour  une  Eglise  hors  de  la 
vérité  et  en  rupture  avec  l'autorité.  On  ira  très  loin. 

Faculté  de  théologie  de  l' Université  d'Athènes.  —  Le  métropolite 
i'Éphèse  se  plaignait  tout  à  l'heure  que  l'École  de  théologie  constanti- 
nopolitaine  ne  forme  pas  des  clercs  bien  armés  pour  les  luttes  sociales 
présentes.  Et  pourtant,  les  programmes  sont  magnifiques.  Voici  celui 


(i)  Point  n'est  besoin  d'attirer  l'attention  des  lecteurs  catholiques  sur  la  triste  men- 
talité que  suppose,  chez  nos  frères  séparés,  le  présent  paragraphe. 


2  34  ECHOS    D  ORIENT 


de  la  Faculté  de  théologie  de  l'Université  d'Athènes,  tel  qu'il  a  été 
publié  dans  le  Messager  ecclésiastique  àt  la  métropole,  en  janvier  1919, 
no  187.  Les  chaires  régulières  sont  au  nombre  de  huit  :  1°  Introduction 
et  Herméneutique  pour  l'Ancien  Testament  et  langue  hébraïque; 
20  Introduction,  Herméneutique  et  critique  pour  le  Nouveau  Testament; 
30  Histoire  générale  de  l'Église;  40  Patrologie  et  Archéologie  chrétienne  ; 
50  Dogme  et  Morale;  6°  Droit  Canon  et  Pastorale;  7»  Eloquence  sacrée 
et  art  catéchétique;  8^  Apologétique  chrétienne  et  Encyclopédie  théo- 
logique. 

Chaires  extraordinaires  :  1°  Histoire  des  confessions  anglicanes  et 
catholiques;  2»  Archéologie,  Paléographie  et  Art  chrétiens  :  y  Histoire 
de  la  Bible,  Histoire  des  dogmes  et  Histoire  des  religions.  Ajoutons  la 
chaire  auxiliaire  suivante  :  Histoire  de  l'Eglise  grecque,  de  l'Apostolat, 
c'est-à-dire  de  la  propagation  du  christianisme  et  de  la  littérature  de 
l'Eglise  grecque  depuis  le  ix«  siècle.  Les  étudiants  sont  tenjus  de  suivre 
également  des  cours  de  philosophie  et  de  langues  grecque  et  latine. 

On  voit  que  le  travail  est  abondant,  mais  malheureusement  on  n'y  con- 
sacre que  quatre  années.  Dès  lors,  quoi  d'étonnant  que  la  majorité 
n'arrive  pas  à  parcourir  le  programme  honnêtement!  Voici  comment 
sont  réparties  les  différentes  matières  pour  les  quatre  années. 

Première  année  :  Langue  hébraïque.  Encyclopédie  de  la  théologie,  Intro- 
duction au  Nouveau  Testament,  Liturgie,  Archéologie  chrétienne.  Grec, 
Latin,  Histoire  de  la  Philosophie,  Psychologie,  Logique  et  Pédagogie. 

Deuxième  année  :  Langue  hébraïque,  Introduction  et  Herméneutique 
pour  le  Nouveau  Testament  de  même  que  l'Herméneutique  critique. 
Éloquence,  Histoire  delà  Philosophie,  Latin,  Grec,  Pédagogie  et  Histoire. 

Troisième  année  :  Herméneutique  de  l'Ancien  Testament,  Hermé- 
neutique du  Nouveau  Testament,  Histoire  ecclésiastique,  Patrologie^ 
Morale,  Pastorale  et  Art  catéchétique. 

Quatrième  année  :  Herméneutique  de  l'Ancien  Testament,  Hermé- 
neutique du  Nouveau  Testament,  Histoire  ecclésiastique,  Patrologie, 
Droit  Canon,  Dogmatique  et  Apologétique. 

Une  concurrente  de  la  Société  des  nations.  —  L'idéaliste  M.  Wilson  est 
supplanté  par  le  directeur  de  l'école  Rhizarios  d'Athènes,  l'archiman- 
drite Chrysostome  Papadopoulos  fM(?ssa^^r  ^f^/^'sî^5/z^M^^  1919»  "°  I93)« 
L'idée  réalisée  (?)  de  la  Société  des  nations,  écrit-il,  nous  place  à  un 
tournant  de  l'histoire  et  nous  reporte  à  cette  société  des  chrétiens  si 
florissante  avant  le  schisme  de  l'Église  de  Rome  (?).  Mais  la  société 
des  chrétiens  et  des  nations  chrétiennes  est  sans  déclin.  C'est  une 
société  au  sens  large,  bien  entendu,  puisqu'elle  subsiste  malgré  les 


i 


CHRONIQUE  235 


divisions  survenues  et  toujours  entretenues;  mais  c'est  une  société, 
car  il  y  a  toujours  des  nations  qui  ont  même  foi  ;  il  existe  une  Église, 
une,  sainte,  apostolique  et  catholique,  qui  n'est  autre  que  la  «  société 
des  Églises  ».  Grecs,  Russes,  Roumains,  Serbes,  Bulgares  forment  la 
«  société  des  nations  chrétiennes  ».  Les  Églises  de  Constantinople, 
d'Alexandrie,  d'Antioche,  de  Jérusalem,  de  Chypre,  de  Roumanie  et 
de  Grèce  forment  une  «  société  idéale  »  dans  une  unité  respectueuse 
de  leur  indépendance.  Cette  société  compte  deux  chefs,  Jésus-Christ 
et  le  patriarche  de  Constantinople. 

Voilà  ce  qui  est...  dans  le  domaine  des  abstractions.  Voici  qui  pour- 
rait habiter  le  royaume  de  l'Utopie. 

Une  nouvelle  «  société  des  Églises  »  serait  possible,  ce  serait  la 
«  supersociété  »  des  Églises  orthodoxes  et  hétérodoxes.  L'auteur  accor- 
derait volontiers  à  l'évêque  de  Rome  le  titre  de  chef  suprême  de  cette 
société;  mais  ce  dernier,  obstiné  «  malheureusement  »  dans  ses  idées 
d'un  absolutisme  diamétralement  opposé  à  l'esprit  démocratique  du 
nouvel  organisme,  n'est  pas  en  état  de  prendre  la  direction  de  la  vaste 
«  confrérie».  Force  nous  est  donc  de  retourner  sur  les  rives  du  Bosphore 
et  de  faire  du  patriarche  œcuménique  un  superpatriarche.  Ce  dernier 
emboucherait  la  trompette  et  sonnerait  un  appel  à  tous  les  chrétiens  de 
la  terre.  Conséquences  inévitables  de  cette  fraternité  universelle  :  prépara- 
tion immédiate  de  l'union  tant  désirée  des  Églises,  occasion  pour  l'Église 
orthodoxe  d'éclairer  les  égarés  et  de  se  délivrer  des  missions  catho- 
liques en  Orient,  etc.  Bref,  le  monde  serait  ravi  d'admiration  devant  un 
nouvel  organisme  avec  un  corps  robuste,  la  «  Société  des  nations  », 
pétrie  par  les  mains  d'un  petit-fils  de  l'oncle  Sam,  et  une  âme,  la  «  super- 
société des  Églises  »  infusée  par  un  archimandrite.  Nous  ne  connaissions 
pas  M.  C.  Papadopoulos  architecte  pour  châteaux  en  Espagne  ! 

V.  Grégoire. 

Athènes,  avril  1920. 

V.  Dans  l'Eglise  orthodoxe  bulgare 

Depuis  trois  mois  on  parle  beaucoup,  en  Bulgarie,  du  projet  du  saint 
synode  de  réunir  un  concile  national  pour  la  réforme  de  l'Église  et  en 
particulier  pour  la  réforme  de  la  loi  organique  qui,  sous  le  nom  de 
«  Statut  de  l'Exarchat  »,  régit  l'Église  nationale. 

Un  pareil  projet  était  à  l'ordre  du  jour  depuis  fort  longtemps  et  bon 
nombre  de  ligues  ecclésiastiques  ou  «  fraternités  »  (comme  on  les 


2}6  ÉCHOS    d'orient 


appelle  en  Bulgarie)  n'attendaient  que  le  futur  concile  pour  faire  valoir 
leurs  droits  démocratiques  contre  le  haut  clergé  ou  «  aristocratie  cléri- 
cale »  qui,  disaient-ils,  les  tyrannisait. 

Une  des  revendications  les  plus  bruyantes  était  le  droit  aux  secondes 
noces  pour  les  prêtres  demeurés  veufs.  On  sait,  en  effet,  que  si  l'Eglise 
orientale  a  coutume  de  conférer  le  sacerdoce  aux  gens  déjà  mariés,  elle 
s'est  toujours  refusée,  par  contre,  à  reconnaître  la  validité  du  mariage 
des  prêtres  une  fois  ordonnés. 

Mais  les  réformateurs  ont  bien  d'autres  exigences  que  celle-là.  Nous 
citons,  à  titre  d'exemple,  les  suivantes,  tirées  d'un  récent  mémoire 
adressé  à  la  Commission  du  concile  que  préside,  paraît-il,  Mgr  Siméon,. 
métropolite  de  Varna.  On  y  verra  un  curieux  état  d'esprit  de  bolche- 
visme  religieux. 

I  o  Rejeter  résolument  la  dure  loi  romaine  de  la  paternité  dans  la  famille 
et  la  remplacer  par  le  principe  plus  élevé  et  plus  chrétien  du  culte  de 
la  mère.  C'est  le  sentiment  maternel  et  le  droit  sacré  de  la  maternité 
qui  doivent  tout  régir. 

2°  Faciliter  le  divorce,  tout  en  faisant  garantir  par  l'époux  divorcé 
l'entretien  de  la  mère  et  de  l'enfant. 

30  Permettre  le  divorce  par  consentement  mutuel.  Le  mariage  doit 
être  un  lien  de  coordination  et  non  de  subordination. 

40  Légitimer  les  enfants  naturels  en  leur  imposant  le  nom  de  la  mère. 
L'Église  doit  combattre  cette  appellation  barbare  d  '«  enfants  illégi- 
times »  et  relever  par  la  maternité  la  femme  déchue.  Naturellement, 
il  faut  prévoir  des  mesures  sociales  pour  venir  en  aide  à  ces  «  nou- 
velles ennoblies  de  la  maternité  », 

50  Contrôle  médical  sévère  avant  tout  mariage. 

60  Tout  mariage  -demeuré  stérile  après  une  durée  de  trois  ans  est 
annulé  de  droit  sur  la  demande  de  l'une  des  parties.  (Journal  Zora, 
7  mars  1920.) 

Malheureusement  pour  le  moderne  bogomile  dont  nous  venons 
d'exposer  le  programme,  il  paraîtrait  que  le  saint  synode  de  Bulgarie 
aurait  perdu  depuis  1895  le  droit  de  convoquer  des  conciles  nationaux» 
Les  réformes  proposées  n'ont  donc  pas  de  chances  d'aboutir. 

L'ancien  statut  de  l'exarchat  donnait  bien  droit  aux  conciles  par  son 
article  134,  mais  ce  statut  ayant  été  revisé  par  la  Chambre  des  députés 
ouSobranié,  en  1895,  on  oublia  ou  retrancha  alors  le  fameux  article  134, 
et  l'Eglise  orthodoxe  de  Bulgarie  se  trouve  n'avoir  plus  droit  aux  con- 
ciles, à  moins  que  le  Sobranié  ne  vote  une  nouvelle  loi  pour  cela. 

En  fait  de  lois  nouvelles,  la  Chambre  des  députés  bulgare  serait 


CHRONIQUE  237 


plutôt  disposée  à  voter  la  séparation  radicale  de  l'Église  et  de  l'État,  en- 
la  faisant  suivre,  bien  entendu,  de  la  série  de  spoliations  qui  ont  accom- 
pagné cette  mesure  chez  la  plupart  des  nations  occidentales.  Un  député 
ne  proposait-il  pas  dernièrement  de  confisquer  le  palais  même  du  saint 
synode  pour  en  faire  un  hospice  d'invalides?  Les  derniers  biens  des" 
monastères,  déjà  si  durement  décimés,  ne  sont  pas  moins  menacés. 

X. 

Rome,  mai  1920. 


BIBLIOGRAPHIE 


M.  JuGÏE,  A.  A.,  Le  plus  ancien  recueil  canonique  slave  et  la  primauté  du  Pape 
(Extrait  du  Bessarione).  Rome,  1918,  in-8%  11  pages. 

Dans  cet  article  de  la  revue  Bessarione,  notre  savant  confrère  et  collaborateur 
souligne  avec  clarté  et  précision  le  relief  spécial  que  reçoit  l'argument  de  tra- 
dition en  faveur  de  la  primauté  du  Pape,  du  très  explicite  témoignage  renfermé 
dans  le  plus  ancien  recueil  canonique  slave,  compilation  due  à  la  plume  de 
saint  Méthode,  le  grand  apôtre  des  nations  slaves.  Celui-ci  fit  cette  rédaction 
quelque^  mois  avant  sa  mort  (6  avril  885),  sur  un  Nomocanon  grec  de  cinquante 
titres,  différent  du  Nomocanon  en  quatorze  titres  dont  Photius  ou  un  de  ses 
disciples  donna,  en  883,  une  édition  revue  et  augmentée.  Or,  le  recueil  slave,  tout 
comme  le  manuscrit  grec  du  xii®  siècle  trouvé  à  Florence,  et  qui  a  dû  servir 
de  base  à  la  traduction,  contient  un  article  «  sur  les  privilèges  du  très  saint  siège 
de  Constantinople  »,  mais  avec  ce  que  le  canoniste  russe  Pavlov  appelle  très 
justement  «  deux  additions  importantes  ». 

Il  s'agit  d'un  court  commentaire  du  28®  canon  de  Chalcédoine.  Voici  les 
«  deux  additions  importantes  »  dont  le  recueil  slave  fait  suivre  ce  commentaire; 
on  n'aura  pas  de  peine  à  voir  qu'elles  constituent,  du  point  de  vue  catholique, 
la  plus  magistrale  réfutation  du  fameux  principe  du  schisme  posé  par  le 
28«  canon  et  par  son  commentateur  grec.  Le  traducteur  slave  écrit  donc  : 

//  faut  savoir  que  cette  décision  (le  28*  canon  de  Chalcédoine)  ne  fut  pas 
acceptée  par  le  bienheureux  pape  Léon,  qui  occupait  alors  le  siège  de  l'ancienne 
Rome.  Il  n'approuva  pas  sur  ce  point  le  saint  concile  de  Chalcédoine,  mais 
il  lui  écrivit  de  ne  pas  accepter  une  pareille  proposition  due  à  l'initiative  du 
douteux  Anatole,  alors  évêque  de  Constantinople.  Quelques-uns  des  évêques  qui 
assistaient  au  concile  ne  souscrivirent  pas  non  plus  à  ce  canon.  Et  il  n'est  pas 
vrai,  comme  l'affirme  ce  canon,  que  les  saints  Pères  ont  accordé  la  pritnauté 
à  l'ancienne  Rome  parce  qu'elle  était  la  capitale  de  l'empire,  mais  c'est  d'en 
haut,  c'est  de  la  grâce  divine  que  cette  primauté  a  tiré  son  origine.  A  cause 
du  degré  de  sa  foi,  Pierre,  le  plus  élevé  des  apôtres,  a  entendu  ces  paroles  de 
la  bouche  même  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  :«,  Pierre,  7n' aimes-tu?  Pais 
mes  brebis.  »  C'est  pourquoi  il  possède  parmi  les  hiérarques  le  rang  prééminent 
et  le  premier  siège.  Car  si,  comme  l'affirme  la  décision  précitée,  c'est  parce 
qu'elle  était  capitale  que  l'ancienne  Rome  possède  la  primauté,  c'est  évidemment 
Constantinople,  actuellement  capitale  de  l'empire,  qui  a  hérité  de  cet  honneur. 

Mais  tout  le  monde  sait  que,  bien  que  les  empereurs  aient  siégé  à  Milan  et 
à  Ravenne,  et  que  leurs  palais  s'y  trouvent  jusqu'à  nos  jours,  ces  villes  n'ont 
pas  reçu  pour  cela  la  primauté,  car  la  dignité  et  la  prééminence  de  l'ordre 
sacerdotal  n'ont  pas  été  établies  par  la  faveur  du  pouvoir  civil,  mais  par  le 
choix  divin  et  l'autorité  apostolique.  Si  donc  les  saints  Pères,  voulant  honorer 
la  ville  de  Jérusalem  à  cause  du  Roi  des  rois  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  et 
de  sa  Passion  digne  de  toutes  louanges,  lui  confirmèrent  bien  le  rang  de 
métropole,  mais  ne  lui  donnèrent  pas  les  privilèges  patriarcaux,  parce  qu'il 
ne  leur  était  pas  possible  de  changer  les  bornes  fixées  par  les  prédicateurs  de 
la  vraie  foi,  comment  serait-il  possible,  à  cause  d'un  empereur  terrestre,  de 
déplacer  les  dons  divins  et  les  privilèges  apostoliques,  et  d'introduire  des 
innovations  dans  les  prescriptions  de  la  foi  immaculée? 

C'est  pourquoi  les  privilèges  de  l'ancienne  Rome  sont  inamovibles  jusqu'à  la 


BIBLIOGRAPHIE  239 


fin;  ainsi  pensent  toutes  les  Eglises.  A  cause  de  sa  primauté,  le  Pontife  de 
Rome  n'est  pas  obligé  de  se  rendre  à  tous  les  saints  conciles  œcuméniques; 
7nais,  sans  sa  participation  manifestée  par  l'envoi  de  quelques-uns  de  ses  subor- 
donnés, tout  coticile  œcuménique  est  inexistant,  et  c'est  lui-même  qui  ratifie  ce 
qui  a  été  décidé  dans  le  concile.  S'il  y  a  quelqu'un  qui  paraisse  opposé  à  ce 
que  nous  disons,  qu'il  veuille  bien  examiner  ce  que  le  même  très  saint  pape 
Léon  écrivit  à  Marcien  et  à  Pulchérie,  de  pieuse  mémoire,  ce  qu'il  écrivit  aussi 
à  l'évêque  de  Constantinople  déjà  nommé,  Anatole,  et  il  sera  convaincu  de  la 
vérité  de  ces  choses. 

Le  texte  slavon  de  ces  importantes  déclarations  a  été  publié  par  A.  Pavlov, 
dans  la  revue  Vi^antiishii  Vremennik,  t.  IV,  1897,  p.  i5o-i52.  Le  canoniste 
russe  croirait  volontiers  que,  dans  ces  déclarations  tout  comme  dans  le  reste  de 
sa  compilation,  saint  Méthode  n'aurait  été  que  le  traducteur  d'un  original  grec, 
lequel,  par  conséquent,  aurait  été  plus  complet  que  le  manuscrit  florentin  du 
XII®  siècle.  Le  R.  P.  Jugie  pense,  au  contraire,  que  ce  magnifique  témoignage  sur 
la  primauté  romaine  appartient  en  propre  à  saint  Méthode.  Il  lui  semble  même 
«  qu'il  y  a  comme  une  leçon  discrète  adressée  à  Photius  et  à  ses  partisans  dans 
la  finale  du  morceau:  S'il  y  a  quelqu'un,  etc  ».  L'hypothèse  du  P.  Jugie  nous 
paraît  bien  préférable  à  celle  de  Pavlov. 

Au  demeurant,  comme  conclut  très  justement  notre  confrère,  «  la  question 
de  savoir  si  saint  Méthode  a  fait  ici  œuvre  originale  ou  s'il  a  été  simple  traduc- 
teur reste  secondaire.  L'important,  c'est  que  l'apôtre  des  Slaves  ait  inséré  le 
passage  dans  le  recueil  canonique  qu'il  livrait  à  ses  enfants  spirituels.  Or,  le  fait 
de  cette  insertion  est  incontestable  et  il  est  gros  de  conséquences».  Il  dissipe  tous 
les  nuages  qui,  au  dire  de  certains  auteurs  tendancieux,  auraient  enveloppé  «  le 
catholicisme  »  des  dernières  années  de  saint  Méthode.  En  outre,  le  recueil 
méthodien  a  été  en  usage  chez  les  peuples  slaves  jusqu'au  xiii*  siècle;  et  même 
après  cette  époque,  des  extraits  importants  en  ont  passé  dans  les  recueils  posté- 
rieurs, tel  le  passage  sur  la  primauté  romaine  que  l'on  trouve  encore  dans  une 
Konntchaïa  ou  Pidalion  du  xv*  siècle  et  dans  une  autre  du  xvi®  siècle.*  Ce  fait, 
conclut  le  R.  P.  Jugie,  nous  montre  que  les  copistes  bulgares,  serbes  et  russes 
n'ont  pas  été  trop  effarouchés  par  l'affirmation  des  privilèges  de  Pierre  et  de  ses 
successeurs.  Il  nous  permet  en  même  temps,  en  terminant,  d'inviter  nos  frères 
séparés  de  Russie  et  des  Balkans  à  relire  et  à  méditer  les  écrits  authentiques  de 
leurs  Pères  dans  la  foi.  Ils  pourront  constater  qu'en  suivant  Byzance  schisma- 
tique  ils  se  sont  éloignés  de  l'antique  tradition.  »  C'est  une  conclusion  que 
nous  soulignons  très  volontiers,  en  signalant  à  l'attention  de  nos  lecteurs  ces 
pages  du  savant  professeur  de  l'Institut  romain  d'études  orientales. 

S.  Salaville. 

Mémoires  de  l'ambassadeur  Morgenthau.  Paris,  Payot,  1919,  in-8',  848  pages.  Prix  : 
10  francs. 

Les  Français  qui  quittèrent  Constantinople  à  l'automne  19 14,  après  l'entrée  en 
guerre  de  la  Turquie,  se  souviennent  avec  reconnaissance  de  tout  ce  qu'ils 
durent,  en  ces  heures  critiques,  à  l'ambassade  américaine.  Ils  liront  avec  passion 
ces  Mémoires  dont  certaines  pages  ont  été  vécues  par  eux,  d'autres  par  tant  de 
leurs  amis.  Mais  l'intérêt  de  ce  livre  déborde  de  toutes  parts  ce  cercle  étroit; 
il  acquiert  une  portée  générale  immense  par  tout  ce  qu'il  révèle  sur  la  politique 
de  guerre  allemande,  dont  la  clé  de  voûte  fut  longtemps  Constantinople. 

Arrivé  en  cette  ville  vers  la  fin  de  191 3,  M.  Morgenthau  a  pu,  pendant  plus  de 
deux  ans,  observer  comment  la  Turquie  a  été  amenée  à  nous  déclarer  la  guerre. 


240  ÉCHOS    D  ORIENT 


comment  elle  a  repoussé  avec  succès  les  premières  attaques  de  l'Entente, 
comment  elle  a  célébré  son  triomphe  provisoire  par  le  massacre  d'une  nation 
chrétienne,  11  manque  à  cette  œuvre  un  tableau  :  le  déclin,  la  catastrophe.  Le 
retour  de  M.  Morgenthau  en  Amérique  (janv.  1916)  l'a  empêché  de  l'écrire. 
Tous  le  regretteront. 

L'auteur,  bien  entendu,  ne  fait  pas  une  histoire.  Il  se  contente  de  relater  les 
scènes  dans  lesquelles  il  a  eu  un  rôle  important  à  jouer.  Comme  sa  situation  lui 
donnait  un  crédit  spécial,  tant  parmi  les  Turcs  que  chez  les  Allemands,  ses  récits 
sont  pleins  d'aperçus  nouveaux,  de  traits  révélateurs.  Il  donne,  brossé  de  main 
sûre,  un  portrait  authentique  de  Talaat,  Enver,  Djemal,  ces  sinistres  assassins 
qui  ont  conduit  la  Turquie  aux  abîmes  après  l'avoir  plongée  dans  le  sang  de 
centaines  de  mille  de  victimes  innocentes.  En  relations  continuelles  avec  eux  tant 
pour  les  affaires  courantes  de  son  ambassade  que  pour  la  défense  des  étrangers 
dont  l'Amérique  avait  assumé  la  protection  et  celle  des  malheureux  Arméniens 
dont,  par  un  sentiment  d'humanité  qui  l'honore,  M.  Morgenthau  essaya,  inuti- 
lejnent  du  reste,  d'adoucir  le  martyre,  il  eut  cent  occasions  de  connaître  leurs 
projets,  de  leur  arracher  des  aveux. 

Les  principaux  agents  de  la  politique  allemande  à  Constantinople  y  sont 
aussi  finement  pénétrés,  et  leurs  basses  intrigues  mises  à  nu  par  un  homme 
qui  en  a  percé  tous  les  dessous.  Entre  tous,  l'ambassadeur  de  Guillaume  II, 
Wangenheim,  ce  super- Allemayid,  y  est  caractérisé  par  des  faits  suggestifs, 
résumés  en  traits  cinglants,  dont  voici  le  dernier,  écrit  quelques  jours  avant  sa 
mort:  «  il  est  la  parfaite  image  de  Wotan  ».  De  ses  relations  avec  lui  ressortent 
clairement  pour  M.  Morgenthau  —  et  pour  le  lecteur  —  deux  certitudes,  celle 
de  la  préméditation  allemande  de  la  guerre,  et  celle  de  la  complicité  tacite  du 
gouvernement  impérial  dans  l'extermination  méthodique  de  la  race  arménienne. 
Cette  affirmation  n'est  pas  le  fruit  d'une  simple  conjecture.  Elle  est  la  conclusion 
logique  de  l'étude  de  faits  nombreux  et  de  confidences  importantes  reçues  par 
un  homme  dont  les  Allemands  ne  se  méfiaient  pas,  le  regardant  presque  comme 
un  des  leurs  :  M.  Morgenthau  est  d'origine  allemande,  devenu  citoyen  américain 
à  l'âge  de  dix  ans.  A  l'heure  où  la  question  des  responsabilités  se  pose,  ses 
Mémoires  ont  une  valeur  de  tout  premier  ordre. 

La  traduction  française  que  nous  présentons  ici  est  parfaite  de  tout  point,  et 
rend  agréable  et  facile  la  lecture  de  cet  ouvrage  composé  par  un  écrivain  de 
talent. 

Jean  Daubray. 


V.  CoLOCOTRONis,  La  [Macédoine  et  l'hellénisme.  Etude  historique  et  ethttologique. 
Paris,  Berger-Levrault,  1919,  in-8°,  xxiii-658  pages,  avec  24  planches  ou  cartes  hors 
texte.  Prix  :  3o  francs. 

M.  V.  Colocotronis,  directeur  du  Bureau  de  la  presse  au  ministère  des 
Affaires  étrangères  d'Athènes,  vient  d'ajouter  un  ouvrage  fort  complet  à  l'énorme 
Uttérature  de  la  question  macédonienne.  Il  nous  est  impossible  d'aborder  ici  un 
examen  détaillé  de  ces  65o  pages.  Bornons-nous  à  en  présenter  brièvement  le 
contenu.  Le  volume  comprend  deux  parties  :  le  domaine  historique  (p.  3-454) 
et  le  domaine  ethnologique  (p.  457-616).  La  première  partie  se  subdivise  en  trois 
sectionSj  à  savoir  :  I.  L'antiquité:  la  Macédoine  avant  l'apparition  des  Bulgares; 
II.  Le  moyen  âge  :  les  Bulgares  et  la  Macédoine;  III.  Le  joug  ottoman  :  Grecs 
et  Bulgares.  La  seconde  partie,  après  avoir  exposé  la  physionomie  ethnique 
actuelle  de  la  Macédoine,  étudie  successivement  les  éléments  grec  et  slave,  la 
propagande  slavo-bulgare,  et  enfin  les  statistiques.  Voici  la  conclusion  générale, 
que  nous  citons  à  titre  documentaire  : 


BIBLIOGRAPHIE  24 1 


«  L'histoire  ne  donne  aux  Bulgares  aucun  appui  à  leurs  revendications 
macédoniennes;  bien  plus,  lorsqu'on  évoque  tout  ce  que  ce  malheureux  pays 
a  dû  subir  à  cause  d'eux,  tant  au  moyen  âge  que  dans  les  temps  modernes, 
elle  s'élève  comme  une  barrière  morale  à  toute  extension  bulgare  sur  cette  terre. 
La  conclusion,  d'autre  part,  qui  se  dégage  de  l'étude  ethnologique  de  la  Macé- 
doine n'est  ni  moins  nette  ni  moins  catégorique.  Nous  croyons  avoir  suffi- 
samment établi  que  les  populations  slavophones  de  Macédoine,  revendiquées 
comme  leurs  par  les  Bulgares,  n'ont  pas  avec  eux  d'autre  rapport  que  le 
rapport  artificiel  créé  par  l'activité  de  la  propagande  bulgare.  Mais,  même  si 
nous  considérons  comme  Bulgares  les  Ma'cédoniens  qui  ont  adhéré  à  l'Exarchat 
bulgare,  les  statistiques  officielles,  la  statistique  bulgare  comprise,  sont  toujours 
loin  de  donner  la  majorité  à  cet  élément  artificiellement  bulgarisé  et  sont,  au 
contraire,  unanimes  à  reconnaître  la  majorité  de  l'élément  grec,  lequel  constitue 
au  surplus  l'élément  civilisateur  du  pays.  »  (P.  617.) 

Le  volume  se  termine  par  une  liste  bibliographique  qui  ne  comprend  pas 
moins  de  trente  pages.  Il  faut  aussi  remercier  l'auteur  d'avoir  reproduit,  parmi 
les  planches  hors  texte,  un  bon  nombre  de  cartes  anciennes  des  xvi*,  xvii^  et 
xviii*  siècles,  ainsi  que  les  cartes  ethnographiques  de  Bianconi,  de  Stanford, 
d'Amadore-Virgili,  de  Kiepert. 

Que  l'on  adopte  ou  non  toutes  ses  conclusions,  l'ouvrage  de  M.  Colocotronis 
mérite  de  retenir  l'attention  de  tous  ceux  qui  fréquentent  les  milieux  politiques 
€t  économiques.  Pour  donner  seulement  un  exemple  des  réserves  qui  s'imposent 
parfois  à  la  critique  d'un  lecteur  averti,  je  noterai  ici  l'impression  que  m'a 
produite  la  mention  et  l'utilisation  de  deux  études,  l'Histoire  de  la  Bulgarie, 
par  M.  G.  Songeon,  et  le  Monastère  de  Notre-Dame  de  Pitié  en  Macédoine, 
par  M^"^  Louis  Petit.  L'Histoire  de  la  Bulgarie,  quels  qu'en  soient  les  défauts 
et  les  lacunes,  est,  en  vérité,  beaucoup  trop  longuement  prise  à  partie.  (Voir 
p.  140-264.)  Quant  au  monastère  de  Notre-Dame  de  Pitié,  voici  l'argument 
qu'en  tire  M.  Colocotronis.  «  Près  de  Stroumnitza  fut  fondé  en  1080  le  monas- 
tère de  Notre-Dame  de  Pitié,  dont  plusieurs  documents  furent  publiés,  il  y  a 
quelques  années,  par  l'archevêque  catholique  d'Athènes,  M^'  Louis  Petit.  Ces 
documents,  rédigés  tous  en  grec,  témoignent  de  l'activité  et  de  l'importance  de 
la  population  hellénique  de  cette  région  et  ne  font  absolument  aucune  mention 
ni  de  Slaves  ni  de  Bulgares.  »  (P.  469.)  A  ce  compte-là  et  si  l'on  doii  reven- 
diquer pour  l'hellénisme  tous  les  pays  où  existent  des  documents  en  langue 
grecque,  chacun  sait  que  les  «Macédoines  »  se  multiplieront  à  foison.  Ajoutons, 
à  titre  de  précision  bibliographique,  que  la  mention  de  la  revue  I^vestija,  oh 
a  paru  la  publication  de  Ms""  Petit,  est  vraiment  un  peu  trop  vague.  (Voir  aussi 
p.  640.)  C'est  comme  si  l'on  disait  :  la  revue  Bulletin;  or,  il  s'agit  du  Bulletin 
de  l  Institut  archéologique  russe  de  Constantinople,  t.  VI  (1900),  p.  i-i53. 

D.  Servière. 

S.  Zankow.  Die  Verfassung  der  bulgarischen  orthodoxen  Kirche  {=  La  constitution 
de  l'Eglise  bulgare  orthodoxe).  Zurich,  1918,  Leemann  et  C'%  éditeurs,  in-8°,  xxii- 
223  pages.  Prix  :  6  francs. 

M.  Stéphane  Zankow,  docteur  en  théologie  et  en  droit,  a  présenté  une  partie 
de  cet  ouvrage  comme  thèse  de  doctorat  en  droit  public  à  l'Université  de  Zurich. 
Le  volume  lui-même  constitue  le  premier  livre  d'un  travail  plus  complet.  Ce 
complément,  annoncé  comme  de  publication  très  prochaine  (p.  xix),  sera  inti- 
tulé :  «  L'administration  de  l'Eglise  orthodoxe  bulgare  ■»  :  entendez  «  adminis- 
tration »  au  sens  le  plus  général  du  mot,  conformément  d'ailleurs  à  l'usage 
protestant  et  orthodoxe.  C'est  dire  que  M.   Zankow  s'est  proposé   de  nous 


242  ECHOS    D  ORIENT 


donner    sur    l'Eglise    bulgare    une    monographie    juridique   «   exhaustive  ». 

La  première  partie,  celle  que  nous  présentons  aujourd'hui  à  nos  lecteurs, 
comprend  quatre  sections:  1°  Introduction  renfermant  un  aperçu  historique 
depuis  la  christianisation  des  Bulgares  jusqu'à  nos  jours  (p.  i-5o),  puis  un 
bref  examen  des  sources  documentaires  du  droit  ecclésiastique  bulgare;  2»  Les 
bases  delà  constitution  de  l'Eglise  :  notion  de  l'Eglise,  ses  propriétés,  son 
unité,  son  caractère  national;  les  membres  de  l'Eglise,  le  domaine  de  l'Eglise, 
le  pouvoir  ecclésiastique,  la  forme  de  la  constitution  ecclésiastique;  3"  les  organes 
du  pouvoir  ecclésiastique  :  concile  œcuménique,  concile  particulier,  assemblée 
des  évéques,  saint  synode,  exarchat,'  évêques  diocésains  et  leurs  auxiliaires, 
autres  organes  ecclésiastiques;  4°  l'Eglise  et  l'Etat. 

Plusieurs  des  matières  traitées  dans  ce  volume,  on  le  voit  par  la  simple  énu- 
mération  ci-dessus,  ne  sont  pas  spéciales  à  l'Eglise  bulgare,  mais  bien  com- 
munes à  toutes  les  Eglises  de  l'orthodoxie.  De  ce  fait,  le  livre  eût  sans  doute  pu 
être  allégé  d'un  certain  nombre  de  pages,  dont  on  trouve  aisément  ailleurs 
l'équivalent.  Toutefois,  l'auteur  voulant  être  complet,  on  comprendra  qu'il  ait 
suivi  point  par  point  le  programme  qu'il  s'était  tracé.  Ceux-là  même  qui  sont 
suffisamment  renseignés  touchant  les  éléments  communs  à  toute  l'orthodoxie 
trouveront  du  moins  des  indications  utiles  dans  les  références  bibliographiques 
à  un  grand  nombre  d'ouvrages  russes,  bulgares  ou  serbes,  assez  peu  accessibles 
à  l'ensemble  des  travailleurs  occidentaux. 

A  signaler,  en  vue  de  leur  utilité  documentaire,  les  divers  tableaux  statistiques 
insérés  à  la  fin  de  l'aperçu  historique  (p.  43-5o).  Nous  y  relèverons  seulement 
les  chiffres  ci-après,  établissant  les  répartitions  de  la  population  du  royaume 
en  1910.  Population  totale:  4  337  5i3;  Orthodoxes  :  3643  i36;  Catholiques  :  32  149; 
Protestants:  6254;  Arméniens  grégoriens:  12270;  Israélites:  40070;  Mahomé- 
tans  :  602  084.  Au  chiffre  des  catholiques  du  royaume,  il  faut  ajouter  celui  des 
Bulgares  unis  de  Macédoine  qui,  en  igob,  étaient  2432  (p.  43  et  46).  Sur  la 
question  du  «  schisme  »  de  1872,  JVl.  Zankow  a  beau  jeu  pour  parler  du  pha- 
risaïsme  des  Grecs  (p.  73),  pour  rappeler  l'union  persistante  des  autres  Eglises 
orthodoxes  (sauf  le  Phanar  et  l'Eglise  hellénique)  avec  la  «  schismatique  » 
Eglise  bulgare,  en  dépit  des  anathèmes  du  synode  «  anticanonique  »  de  1872 
(p.  75).  Détail  piquant:  au  cours  de  la  guerre  balkanique  1912-1913,  on  put 
voir  des  ecclésiastiques  et  même  des  évêques  bulgares  concélébrer  avec  des 
ecclésiastiques  grecs,  voire  avec  des  métropolites  du  patriarcat;  ce  qui  prouve, 
conclut  l'auteur  (p.  76,  en  note),  que  l'acte  synodal  et  patriarcal  de  1872  est  de 
fado  un  acte  sans  valeur.  Toutefois,  M.  Zankow  reconnaît  loyalement  que 
«  la  position  interecclésiastique  de  l'Eglise  bulgare  comme  Eglise  autocéphale 
orthodoxe  n'est  pas  encore  légalisée  »,  faute  de  l'approbation  ou  «bénédiction» 
du  patriarcat  (p.  77).  Il  attend,  comme  une  des  conséquences  de  la  guerre,  la 
solution  de  cette  question  (i). 


(1)  Les  lignes  ci-dessus  étaient  déjà  écrites,  lorsque  j'ai  lu  dans  un  journal  athénien^ 
l'fiestia  du  11  novembre  1919,  «  l'assignation  »  suivante,  que  je  traduis  textuel- 
lement :  «  L'archimandrite  Bessarion  Tzonani,  ex-curé  de  la  communauté  grecque  de 
Sofia  (Bulgarie)  et  actuellement  de  domicile  inconnu,  est  cité  à  comparaître  devant 
nous  dans  le  délai  de  trente  jours  à  partir  d'aujourd'hui,  pour  être  soumis  à  un  inter- 
rogatoire, accusé  qu'il  est,  devant  le  saint  synode,  de  concélébration  avec  des  schis- 
matiques.  Athènes,  le  i"  novembre  1919.  Par  ordre  synodal  : 

»  Le  premier  secrétaire  du  saint  synode, 
»  Archimandrite  Alex.  Papadopoolos.  » 

On  voit  par  là  que  la  question  du  «  schisme  »  gréco-bulgare  garde  toujours  son 
actualité. 


BIBLIOGRAPHIE  243 


Quelle  que  soit  la  valeur  de  l'ouvrage  de  Burmof  sur  le  différend  ecclé- 
siastique bulgaro-grec  (Sofia,  1902),  il  ne  sera  jamais  facilement  accessible  et 
utilisable  hors  de  Bulgarie,  pas  plus  d'ailleurs  que  «  les  journaux  grecs  de  1872 
à  Constantinople  »  ou  même  les  brochures  auxquelles  on  renvoie  le  lecteur 
(p.  70,  note  3).  Il  eût  été  plus  simple  et,  somme  toute,  plus  scientifique  de 
renvoyer  à  la  continuation  de  VAtfiplissima  Conciliorum  Collectio  de  Mansi:  le 
tome  XLV  renferme  tous  les  documents  de  cette  affaire,  publiés  par  le  R.  P.  Louis 
Petit,  aujourd'hui  M^"^  Petit,  archevêque  d'Athènes.  Il  a  même  paru  quelques 
tirés  à  part  sous  ce  titre  :  Acta  dissidii  ecclesiastici  grœco-bulgarici,  Paris, 
A.  Welter,  1911,  in-fol.,  662  colonnes.  L'ombre  assomptioniste  du  savant 
prélat  catholique  aurait-elle  effarouché  l'orthodoxie  de  M.  Zankow?  Je  n'ose 
pas  le  penser.  En  tout  cas,  les  lecteurs  des  Echos  d'Orient  ont  droit,  plus  que 
quiconque,  à  ce  rappel  d'un  recueil  que  la  plupart  des  grandes  bibliothèques 
permettent  d'aborder.  Puisque  l'occasion  s'en  présente,  j'en  profiterai  même  pour 
suggérer  discrètement  que  les  détenteurs  de  la  série  complète  de  notre  revue 
pourront  y  trouver,  dispersés  à  travers  les  dix-huit  volumes,  une  quantité 
assez  considérable  de  renseignements  sur  l'Eglise  bulgare.  Signalons  notam- 
ment, aux  tomes  XIII  et  XIV  la  publication  des  statuts  de  l'Exarchat,  au 
tome  II  une  étude  de  Théarvic  (=J.  Pargoire)  sur  «  l'Eglise  bulgare  »,  aux 
tomes  XII  et  Xlll  un  travail  de  C.  Armanet  résumant  l'histoire  du  mouvement 
des  Bulgares  vers  Rome  en  1860,  au  tome  XIV  un  substantiel  chapitre  de 
S.  Vailhé  sur  la  «  formation  de  l'Eglise  bulgare  »,  etc.,  sans  compter  un  bon 
nombre  de  «  chroniques  ».  Si  je  relève  ces  quelques  indications,  ce  n'est  point 
par  vaine  complaisance  de  rédacteur  de  revue  ou  par  esprit  de  solidarité  avec 
les  auteurs  que  je  viens  de  mentionner.  Mais,  rendant  compte  d'un  livre  dont 
la  bibliographie  est  faite,  à  peu  près  tout  entière,  de  références  à  des  publi- 
cations allemandes  ou  slaves,  il  m'a  paru  utile  de  rappeler  —  en  attirant 
l'attention  sur  le  petit  coin  que  nous  sommes  plus  à  même  de  connaître  — 
qu'il  existe  aussi,  grâce  à  Dieu,  sur  ces  matières,  des  travaux  de  langue 
française  et  d'esprit  catholique. 

Cet  esprit  catholique,  il  est  vrai,  ne  nous  permet  pas  de  souscrire  à  telles 
et  telles  déclarations  de  M.  Zankow  :  par  exemple,  que  Jésus-Christ  est 
l'unique  chef  de  l'Eglise  (p.  ii5);  que  l'idéal  de  la  constitution  ecclésiastique 
n'est  pas  réalisé  par  la  «  forme  monarchique  »  de  l'Eglise  catholique  romaine, 
mais  bien  par  l'Eglise  orthodoxe  bulgare  «  à  forme  coUégialo-épiscopale,  avec 
collaboration  du  clergé  et  des  laïques  »  (p.  120-124).  Sur  le  rôle  de  ces  derniers 
dans  l'Eglise,  le  lecteur  catholique  n'aura  point  de  peine  à  remarquer  les 
opinions  erronées  de  M.  Zankow  (p.  90-93).  Nous  ne  pouvons  pas,  au  surplus, 
ne  point  voir  la  contradiction  manifeste  qui  existe  entre  l'enseignement 
de  notre  auteur  touchant  le  «  domaine  »  de  l'Eglise  bulgare  (comme  de  toute 
autre  Eglise  nationale),  d'une  part,  et  l'idée  de  la  catholicité,  même  telle  que 
la  professent  les  théologiens  orthodoxes  (p.  96-97). 

Sur  la  question  des  relations  entre  l'Eglise  et  l'Etat,  je  rends  volontiers  justice 
à  M.  Zankow  :  son  étude  contient  des  pages  loyales  et  justes  concernant  les 
conséquences  déplorables  de  la  dépendance  de  l'Eglise  bulgare  par  rapport 
à  l'Etat,  notamment  à  propos  de  l'enseignement  religieux  (p.  219-222).  «  On  peut 
soutenir,  écrit-il  (p.  218),  que  l'Etat  bulgare  contemporain,  en  principe,  n'est 
pas  en  relation  plus  particulièrement  étroite  avec  l'Eglise  bulgare  dominante 
qu'avec  l'Eglise  catholique  romaine  ou  avec  l'islamisme.  »  Quant  à  l'avenir,  les 
vœux  de  M.  Zankow  semblent  bien  tendre  très  nettement  à  la  séparation.  Son 
livre  se  termine  sur  la  belle  parole  de  saint  Paul  :  «  Là  oîi  est  l'Esprit  du 
Seigneur,  là  est  la  liberté.  »  (//  Cor.  m,  17.)  Nous  souhaitons  de  tout  cœur  que, 
au  sein  de  l'Eglise  bulgare  comme  dans  toute  l'orthodoxie,  beaucoup  d'âmes 


244  ECHOS    D  ORIENT 


se  pénètrent  de  cet  Esprit  de  Dieu  —  vraiment  libérateur  —  et  que,  sous 
l'influence  de  la  grâce,  elles  arrivent  à  en  comprendre  la  signification  totale^ 
pour  aboutir  à  la  complète  libération.  Puisse  l'ouvrage  de  M.  Zankow  y  con- 
tribuer efficacement! 

S,  Salaville. 

D.  C.  Marmion,  Le  Christ  vie  de  l'âme.  Conférences  spirituelles.  Septième  édition.. 
Abbaye  de  Maredsous,  par  Maredret  (Belgique),  1919,  in-12,  xvi-626  pages- 
Prix  :  6  fr.  5o. 

Id.  —  Le  Christ  dans  ses  mystères.  Troisième  édition.  Abbaye  de  Mared.sous,  1919, 
in-i6,  xn-6i2  pages.  Prix  :  6  fr.  5o. 

Le  Christ  vie  de  l'âme  et  Le  Christ  dans  ses  mystères  exposent,  en  une 
double  série  de  très  substantielles  conférences,  un  sujet  dont  les  épîtres  de  saint 
Paul  et  de  saint  Jean  contiennent  les  éléments  essentiels,  et  qui  a  souvent  fourni 
à  la  littérature  patristique  ou  théologique  le  thème  de  féconds  développements. 
Il  est  intéressant  par  exemple  de  signaler  que,  vers  le  milieu  du  xiv®  siècle,  sous 
le  titre  de  La  vie  dans  le  Christ,  un  ouvrage  en  sept  livres  était  publié  par  un 
byzantin,  Nicolas  Cabasilas,  celui  que  Bossuet  appelait  avec  raison  «  un  des 
plus  solides  théologiens  de  l'Eglise  grecque  depuis  trois  à  quatre  cents  ans,  et 
au  reste  grand  ennemi  des  Latins  ».  (Bossuet,  Explication  de  quelques  diffi- 
cultés sur  les  prières  de  la  messe  à  un  nouveau  catholique.) 

Cette  coïncidence,  qui  ne  paraît  pas  avoir  été  connue  par  l'auteur  des  deux 
volumes  que  nous  recommandons,  nous  fournit  occasion  d'appeler  l'attention 
de  nos  lecteurs  sur  les  trésors  de  l'ancienne  littérature  ascétique  et  mystique 
grecque,  dont  le  De  vita  in  Christo  de  Cabasilas  demeure  une  des  plus  belles 
productions. 

Les  conférences  spirituelles  du  Rme  abbé  Bénédictin  de  Maredsous  ont  reçu, 
dès  leur  publication,  même  en  pleine  guerre,  un  très  encourageant  accueil, 
puisque  le  premier  volume  (préfacé  par  S.  Em.  le  cardinal  Mercier)  a  atteint 
en  moins  de  deux  ans  sa  septième  édition,  et  le  second  est  arrivé  à  sa  troisième 
en  huit  mois.  Un  tel  succès  à  notre  époque,  et  sur  un  pareil  sujet,  est  certai- 
nement significatif.  Exposer  les  caractères  fondamentaux  de  la  vie  chrétienne, 
qui  est  «  essentiellement  surnaturelle  et  ne  peut  se  puiser  que  dans  le  Christ, 
modèle  unique,  prix  infini  et  cause  efficiente  de  notre  sainteté  »  :  tel  est  le  but 
que  l'on  s'est  proposé.  Le  succès  de  librairie  obtenu  montre  que  sous  la  pres- 
sion des  événements  bien  des  âmes  se  sont  recueillies  pour  se  tourner  vers  ce 
Christ  qui  est  la  Voie,  la  Vérité  et  la  Vie.  Sincèrement  désireux  de  voir  repa- 
raître en  Orient  les  floraisons  de  vie  chrétienne  que  les  siècles  passés  ont  connues 
et  que,  même  après  le  schisme,  Cabasilas  décrivait  encore,  nous  souhaitons 
bien  volontiers  que  ces  deux  volumes  aillent  exciter  ce  désir  dans  un  grand 
nombre  de  nos  frères  et  les  préparer,  ne  fût-ce  que  de  loin,  à  en  favoriser  peu 
à  peu  la  réalisation. 

S.  Salaville. 

M.  Landrieux,  Un  légat  à  Jérusalem  au  xix'  siècle:  cardinal  Langénieux  (i8g3). 
Paris,  Feron-Vrau,  5,  rue  Bayard  [1914].  in-i6,  gS  pages.  Prix  :  o  fr.  60. 

Cette  plaquette,  imprimée  peu  de  jours  avant  qu'éclatât  la  grande  guerre, 
vient  seulement  de  tomber  sous  mes  yeux.  Malgré  le  retard  où  nous  sommes 
par  rapport  à  la  date  de  publication,  nous  croyons  devoir  signalera  nos  lecteurs 
cette  brochure,  oh.  un  ecclésiastique  distingué  qui  fut  secrétaire  du  cardinal 
Langénieux  et  vicaire  général  de  Reims,  qui  est  devenu  depuis  évêque  de  Dijon, 


BIBLIOGRAPHIE  245 


M»"^  Landiieux,  a  réuni,  avec  quelques  pages  très  littéraires  sur  la  physionomie 
du  Congrès  eucharistique  de  Jérusalem  en  iSgS,  les  deux  discours  du  cardinal 
légat  pour  l'ouverture  et  pour  la  clôture,  ainsi  que  le  rapport  présenté  aussitôt 
après  au  pape  Léon  XIII.  A  un  moment  où  la  question  des  Eglises  orientales 
se  pose  avec  plus-  d'intérêt  que  jamais,  il  y  a  dans  ces  documents  des  consi- 
dérations éloquentes  et  des  données  précises  qui  méritent  lecture  et  attention. 

S.  Salaville. 

G.  ScHLUMBERGER,  RécUs  de  By^ance  et  des  Croisades.  Paris,  Plon-Nourrit,  1916, 
in-i2,  36i  pages.  Prix  :  3  fr.  5o. 

Sous  ce  titre  assez  large,  M.  Gustave  Schlumberger  a  réuni  un  certain 
nombre  d'articles  publiés  par  lui  à  diverses  époques  dans  le  Journal  des 
Débats,  le  Gaulois,  le  Temps  et  la  Revue  hebdomadaire.  «  Presque  tous, 
écrit-il  lui-même,  sont  consacrés  à  la  tragique  histoire  de  Byzance  ou  aux 
actions  héroïques  des  guerriers  de  la  Croisade.  Le  lecteur...  trouvera  peut-être 
quelque  intérêt  à  ces  récits  de  sièges  et  de  combats  fameux  illustrés  par 
la  vaillance  de  nos  pères,  les  Francs  de  la  Croisade,  aux  rives  lointaines  du 
saint  royaume  de  Jérusalem,  comme  à  ceux  des  luttes  courageuses  des  basileis 
byzantins  durant  tant  de  siècles  contre  tant  d'ennemis  acharnés  d'Occident 
ou  d'Orient.  »  Ajoutons  cependant  que  les  cinq  «  récits  d'époques  diverses  », 
qui  terminent  le  recueil,  débordent  le  cadre  de  Byzance  et  des  Croisades.  Je 
dois  un  spécial  merci  à  M.  Schlumberger  pour  l'aimable  citation  qu'il  a  bien 
voulu  faire  (p.  336)  d'un  article  des  Echos  d'Orient,  à  propos  des  prisonniers 
de  guerre  en  Turquie  à  l'époque  des  guerres  napoléoniennes. 

S-.  Salaville. 

G.  Schlumberger,  Jean  de  Chateaumorand,  un  des  principaux  héros  français  des 
arrière-Croisades  en  Orient  à  la  fin  du  xiv'  siècle  et  à  l'aurore  du  xv*.  Paris, 
Société  littéraire  de  France,  10,  rue  de  l'Odéon,  1919,  in-S»,  52  pages. 

Le  titre  même  de  cette  notice  suffit  à  en  faire  deviner  le  haut  intérêt.  On  sait 
d'ailleurs  la  compétence  supérieure  de  M.  Gustave  Schlumberger,  membre  de 
l'Institut,  à  l'égard  de  ce  que  l'on  a  appelé  l'histoire  de  l'Orient  latin.  Or,  voici 
comment  il  présente  lui-même  l'opportunité  de  la  présente  brochure  :  «  Bien 
peu  de  personnes,  même  parmi  les  plus  cultivées,  connaissent  avec  quelque 
détail  l'action  militaire  française  incessante  en  Orient,  non  point  seulement  à 
l'époque  des  grandes  Croisades,  mais  bien  jusqu'à  la  fin  du  moyen  âge.  Nous 
nous  figurons  volontiers,  dans  notre  ignorance  extrême,  que  nos  aïeux,  empê- 
chés par  les  extraordinaires  péripéties  de  tout  déplacement  à  cette  époque, 
demeuraient  presque  constamment  sédentaires.  Erreur  profonde!  Jamais  on  n'a 
plus  voyagé  qu'en  ces  temps  agités.  Jamais  plus  qu'en  ces  années  lointaines  les 
routes  innombrables  de  l'Europe,  les  rivages  de  l'Afrique  du  Nord,  de  l'Asie 
Mineure,  de  la  Syrie,  les  flots  de  la  Méditerranée  ne  furent  sillonnés  par  de  plus 
hardis  et  patients  voyageurs  :  guerriers,  pèlerins  ou  trafiquants,  dédaigneux  des 
difficultés  infinies,  des  périls  sans  cesse  renaissants,  des  obstacles  en  apparence 
insurmontables.  Pour  peu  qu'on  étudie  avec  soin  les  chemins  parcourus  au 
milieu  de  mille  combats,  de  mille  embûches,  entre  Marseille,  Constantinople, 
la  Syrie  et  l'Egypte  par  un  Jean  de  Brienne,  un  Pierre  I",  roi  de  Chypre,  un 
Boucicaut,  un  Chateaumorand,  l'étonnement  et  l'admiration  deviennent  grands 
de  ces  espaces  immenses  si  facilement  traversés  parmi  tant  de  vicissitudes,  sur- 
tout des  grandes  actions  innombrables  à  l'éternel  honneur  de  la  vaillance  fran- 
çaise. »  (P.  5-6.) 


246 


ECHOS    D  ORIENT 


Le  chanoine  Reure,  professeur  à  la  Faculté  catholique  de  Lyon,  a  pu  tout 
récemment  écrire,  au  sujet  de  Chateaumorand,  un  article  sous  ce  titre  très 
suggestif:  «.Jean  de  Chateaumorand  a-t-il  retardé  de  cinquante  ans  la  prise 
de  Constantinople ?  »  C'est  en  utilisant  les  notes  érudites  du  chanoine  Reure 
que  M.  Schlumberger  a  rédigé  la  présente  notice.  Jean  de  Châtelus- 
Chateaumorand,  né  vers  i355,  fut  le  compagnon  fidèle  du  duc  de  Bourbon  et 
son  historiographe  attitré.  Nous  lui  devons  un  livre  charmant,  la  Chronique 
du  bon  duc  Loys  de  Bourbon,  où  «  il  se  cite  naturellement  à  chaque  page  aux 
côtés  de  son  maître  ».  Nous  pouvons  ainsi,  ei  également  grâce  au  Livre  des 
Faicts  du  maréchal  de  Boucicaut,  le  suivre  sans  peine:  dans  une  curieuse 
expédition  de  Barbarie  (Algérie  et  Tunisie)  en  iSgo;  puis  en  Orient,  à  Constan- 
tinople  et  à  Brousse  en  iSg/,  pour  négocier  la  rançon  des  chevaliers  français  faits 
prisonniers  après  la  terrible  défaite  de  Nicopolis;  de  nouveau  à  Constantinople, 
de  iSgg  à  1402,  sous  les  ordres  de  Boucicaut  d'abord  et,  après  son  départ,  comme 
son  lieutenant,  pour  secourir  Constantinople  enserrée  par  une  armée  turque. 
C'est  à  ces  derniers  événements  que  fait  allusion  le  titre,  cité  plus  haut,  d'une 
étude  du  chanoine  Reure.  «  Cette  merveilleuse  défense  passa  en  Occident  pour 
une  espèce  de  miracle.  Chateaumorand  devint  fameux  par  toute  la  France. 
Christine  de  Pisan,  dans  un  de  ses  poèmes,  parmi  les  héros  qui  avaient  bien 
mérité  de  la  religion  et  de  la  France,  citait  Chateaumorand, 

Qui  en  armes  sur  les  Sarrazins  veille 
En  la  cité  de  Constantin,  qu'il  conseille, 
Aide  et  garde,  pour  la  foy  Dieux  travaille. 

Cil  doit  avoir 
Pris  et  honneur,  car  il  fait  son  devoir. 

Un  chroniqueur  contemporain,  Juvénal  des  Ursins,  a  soin  de  noter,  lui,  l'im- 
pression de  réconfort  éprouvée  par  les  Byzantins  :  «...  Le  mareschal  Boussicaut 
s'en  partit,  et  laissa  ledit  Chateaumorand,  vaillant  chevalier.  Lequel  très  volon- 
tiers y  demeura,  dont  les  Grecs,  encore  qu'ils  feussent  peu  de  gens,  furent 
grandement  réconfortez.  »  'Rappelé  en  France  au  mois  d'août  1402,  quelques 
jours  après  la  fameuse  bataille  d'Angora,  Chateaumorand  ne  tarda  pas  à  rega- 
gner Constantinople,  où  il  assista  «  au  retour  quasi  triomphal  »  de  Manuel 
Paléologue  dans  sa  capitale  (1403).  Il  prit  part  à  l'attaque  du  château  turc  «  de 
l'Escandelour  »,  dans  la  baie  de  Sattalie,  sur  la  côte  de  Pamphylie,  puis  a 
une  campagne  contre  les  Sarrasins  sur  les  côtes  de  Syrie.  Fait  prisonnier 
par  les  Vénitiens  le  7  octobre  1408  dans  les  eaux  de  Modon,  il  fut  libéré  le 
26  mars  1404.  Les  renseignements  sur  notre  héros  deviennent  ensuite  plus 
rares,  et  d'ailleurs  moins  intéressants  pour  nous.  En  1429,  il  rédige  la  Chro- 
nique du  bon  duc  Loys,  et  il  meurt  le  3o  novembre  1429,  à  l'âge  de  soixante- 
quatorze  ans. 

C'est  assez  dire  que  les  pages  de  cette  mince  plaquette  dépassent  de  beaucoup 
la  portée  d'une  simple  notice  d'érudition  historique.  On  y  retrouve  en  réalité, 
dans  la  peu  banale  physionomie  de  ce  hardi  chevalier  qui,  suivant  sa  fière 
devise,  venait  en  Orient  «  quérir  honneur  par  armes  »,  —  on  y  retrouve  un  des 
plus  beaux  aspects  de  l'éternelle  «  âme  de  France  »  si  noblement  décrite  par 
Edouard  Montier  dans  un  livre  récent  (i). 

S.  S. 


(i)    Edouard    Montier,    L'âme    de    France.   Paris,    Bloud    et    Gay,    1919,    in-12, 
vn-277  pages. 


BIBLIOGRAPHIE  247 


S.-Ch.  Sakellariadès,  Ihçtl  to-j  èv  ©eacraXovtV.r,  vopioçûXaxo;  y.al  xptTOÛ  K.  'Ap[j.cvouoyXou 
(Bto;  xal  È'pYa)  =  Constantin  Harmenopouïos,  nomophylax  et  juge  à  Thessaloniqiie 
(Vie  et  ouvrages).  Athènes,  1916,  imprimerie  J.-B.  Vartsou,  21,  rue  Praxitèle;  in-8% 
40  pages.  Prix  :  2,5o  drachmes. 

Ce  fascicule  de  40  pages,  étude  sommaire  de  la  vie  et  de  l'œuvre  d'Har- 
menopoulos,  est  un  hommage  offert  au  Syllogue  «  ami  de  l'instruction  »  de 
Salonique.  Constantin  Harmenopouïos,  juriste  byzantin  connu  même  du  héros 
des  Plaideurs  {«.  Harmenopule  in  Prompt  »),  est  né  à  Constantinople,  vers 
l'an  i320,  d'une  famille  apparentée  au  basileus  Jean  Cantacuzène;  il  connaît 
à  fond  la  littérature  grecque  et  latine.  Agé  de  vingt-huit  ans,  il  écrit  un  opus- 
cule sur  les  lois;  deux  ans  après,  il  est  sur  le  pavois,  car  nous  le  voyons  siéger 
au  tribunal  suprême  et  présider  les  Conseils  royaux.  Il  est  même  nommé 
«  nomophylax  »,  c'est-à-dire  grand  chancelier  et  directeur  d'une  école  de  légistes 
fondée  en  1046  sous  Constantin  MonomaqUe.  En  i36o,  il  est  président  du  haut 
tribunal  de  Salonique.  Sa  vie  s'écoule  dans  le  calme  et  la  prospérité,  en  la  com- 
pagnie de  son  épouse,  la  riche  Bryennia,  et  il  meurt  à  soixante  ans  (i383).  Ses 
principaux  ouvrages  imprimés  sont  VHexabiblos  ou  Manuel  des  lois;  {'Abrégé 
des  saints  canons;  un  Traité  des  sectes  hérétiques  et  de  la  foi  orthodoxe  ; 
{'Ordonnance  de  l'empereur  Constantin  au  Pape  de  Rome  ;  un  recueil  sur  les 
trois  tomes  synodiques;  Nicolas  Comnène  Papadopoulo  lui  attribue,  en  outre, 
le  Tomos  contre  Grégoire  Palamas  édité  par  Allatius.  Sont  encore  inédits 
un  traité  sur  le  Carême  et  les  jeûnes,  un  Catalogue  des  dignités  politiques  et 
ecclésiastiques,  un  Lexique  des  verbes  grecs.  En  dépit  de  la  parenthèse  «  Vie 
et  œuvres  »  contenue  dans  le  titre  de  sa  brochure,  M.  Sakellariadès  se  borne 
à  l'analyse  de  VHexabiblos.  Ce  Manuel  se  compose  de  six  livres,  subdivisés  en 
titres,  où  il  est  traité  successivement  des  principes  du  droit  civil,  de  la  justice, 
des  crimes,  des  héritages,  etc.  Le  tout  est  flanqué  d'une  théorie  sur  le  droit  et 
d'un  appendice  à  quatre  titres  sur  divers  sujets,  comme  par  exemple  les  ordina- 
tions des  prêtres  et  des  évêques;  M.  Sakellariadès  les  tient  pour  authentiques. 
L'ouvrage,  paru  dans  une  époque  de  décadence  au  point  de  vue  juriste,  a  reu; 
contré  un  accueil  des  plus  bienveillants  de  la  part  des  éditeurs,  des  traducteurs 
et  des  gens  de  robe.  Les  Grecs,  sujets  ottomans,  en  ont  fait  le  code  des  tribu- 
naux ecclésiastiques;  tandis  que  les  Hellènes,  par  vote  du  18  décembre  1828, 
en  ont  fait  le  guide  obligatoire  des  tribunaux  civils. 

L'auteur  ne  manque  pas  de  faire  le  geste  si  familier  aux  Grecs  :  il  termine  en 
jetant  des  fleurs.  C'est  une  hymne  entonnée  en  l'honneur  de  la  civilisation  hel- 
lénique. On  aurait  peut-être  mieux  fait  de  creuser  davantage  le  sujet  et  de  tirer 
un  plus  grand  parti  des  sources.  Au  point  de  vue  scientifique,  on  s'attendait 
à  plus  et  à  mieux. 

V.  Grégoire. 

M''  SOPHRONE  EusTRATiADÈs,  Pa)[;.avbç  ô  MeÀtoSb;  xal  ô  'Axà6t(7Toç  (=  Romain  le  Mélode 
et  l'Acathiste).  Salonique,  librairie  Pantélis  et  Xénophontidés,  1917,  in-8%  64  pages. 
Prix  :  5  drachmes. 

Cette  brochure,  tirage  à  part  d'un  travail  publié  par  la  revue  Grégorios 
Palamas,  est  une  contribution  importante  à  l'histoire  des  origines  de  i'hymno- 
graphie  byzantine.  Elle  reprend  le  fameux  problème  de  la  «  chronologie  roma- 
nienne  »  et  lui  donne  la  solution  qui  paraît  bien  s'imposer  :  Romanos  le  Mélode 
a  vécu  au  vi*  siècle,  et  c'est  sous  le  règne  de  Justinien  qu'il  faut  placer  l'âge  d'or 
de  la  poésie  religieuse  byzantine. 

J'ai  lu  et  relu  attentivement  le  travail  de  MK""  Eustratiadès.  Il  est  écrit  con 
amore.  Il  est  plein  des  regrets  très  légitimes  qu'inspire  à  l'auteur  l'oubli  cou- 


248  ÉCHOS    d'orient 


pable,  de  la  part  de  ses  compatriotes,  des  gloires  littéraires  chrétiennes  du  passé. 
11  a  donc  un  but  patriotique. 

Il  a  surtout,  comme  son  titre  l'indique,  un  but  scientifique.  Romanos  le 
Mélode  et  l'Acathiste:  sujet  difficile,  matière  à  controverses  aiguësl  Et  pour- 
tant Mer  Eustratiadès  m'a  presque  convaincu.  Il  y  a  tout  lieu  de  croire,  après 
l'avoir  lu,  que  la  grande  hymne  liturgique  est  vraiment  l'œuvre  du  diacre 
byzantin.  Les  preuves  sont  bonnes  et  fortes,  de  valeur  très  inégale  pourtant. 
C'est  ainsi  qu'on  est  en  droit  de  rester  dans  le  doute  devant  l'explication  un 
peu  forcée,  me  semble-t-il,  du  caractère  belliqueux  du  kontakion  initial.  Certes, 
les  troubles  politiques  qui  éclatèrent  sous  Justinien  et  auxquels  on  veut  que 
l'hymnographe  ait  fait  allusion  furent  exceptionnellement  graves.  Suffisent-ils 
cependant  à  expliquer  «  ces  chants  de  victoire  »  entonnés  par  la  Cité  gardée  de 
Dieu,  en  l'honneur  de  la  Théotokos,  ou  cette  image  guerrière  de  Viniép\).oi.xoi 
arpatriféç?  Quand  nous.  Latins,  agenouillés  devant  l'Hostie,  nous  chantons: 
Bella  premunt  hostilia,  plus  heureux  que  nos  frères  séparés  d'Orient  quand 
ils  entonnent  leur  Acathiste,  nous  savons  quel  sens  donner  à  nos  vieux  vers. 
Les  meilleures  preuves  de  Me''  Eustratiadès,  les  meilleures  et  les  plus  originales, 
celles  qui  emportent  l'adhésion  du  lecteur  érudit,  ce  sont  les  rapprochements 
philologiques  sérieux  autant  qu'habiles,  établis  par  lui  entre  le  texte  de  l'Aca- 
thiste (ce  texte  fait  l'objet  d'une  bonne  édition)  et  les  autres  chants  de  Romanos. 
Ces  rapprochements  présentent  le  plus  vif  intérêt,  et,  comme  je  viens  de  le  dire, 
ce  sont  des  pièces  à  conviction.  Je  souhaite  à  M»'  Eustratiadès  de  pouvoir  en 
poursuivre  l'étude  et  de  leur  donner  de  plus  beaux  développements  encore.  Il  y 
a  dans  cette  dernière  partie  de  sa  brochure,  il  y  a  en  germe,  tout  un  lexique 
romanien  qu'il  ne  déplaira  pas  aux  philologues  et  aux  hellénistes  de  lire  et 
d'étudier. 

Je  souhaite  encore  à  M»"^  Eustratiadès  d'amasser  de  nouveaux  documents  (il 
semble  en  avoir  de  bien  précieux  à  sa  portée)  à  l'appui  d'une  thèse  aussi  impor- 
tante. Si  Romanos  le  Mélode  a  vraiment  vécu  au  vi*  siècle,  les  origines  de 
l'hymnographie  byzantine  nous  deviennent  claires.  J'en  indique  déjà  les  prin-» 
éipaux  points  à  qui  voudra  les  approfondir  :  période  de  la  psalmodie  respon- 
soriale  et  antiphonée,  apparition  des  oeuvres  grecques  (traduites  du  syriaque) 
de  saint  Ephrem,  préhistoire  du  kontakion  byzantin,  âge  d'or  de  la  poésie  reli- 
gieuse byzantine,  apparition  de  Romanos  le  Mélode  au  vi®  siècle. 

A.  Emereau. 

H.  Pernot,  Etudes  de  littérature  grecque  moderne.  2"  série  :  Le  roman  crétois  d'Ero- 
tokritos,  André  Kalvos,  Autobiographie  d'André  Laskaratos.  Paris,  librairie  Gar- 
nier,  1918,  in-12,  277  pages.  Prix:  3  fr.  5o. 

Les  Echos  d'Orient  ont  précédemment  annoncé  (juillet  1919,  t.  XVIII,  p.  429- 
43i)  la  première  série  des  Etudes  de  littérature  grecque  moderne  et  ils  en  ont 
alors  indiqué  le  caractère  général  et  la  méthode.  La  deuxième  série  contient 
trois  chapitres  seulement,  mais  qui  sont  d'un  très  vif  intérêt. 

C'est  d'abord  l'Erotokritos  qui  nous  est  présenté,  roman  et  poème  qui,  «pen- 
dant longtemps,  a  été  le  livr  e  de  prédilection  du  peuple  grec  ».  Un  grand  nombre 
de  paysans,  surtout  en  Crète,  en  savent  par  cœur  de  très  longs  passages  ;  «  et 
l'on  a  pu  dire,  sans  trop  d'exagération,  semble-t-il,  que  si,  à  l'heure  actuelle, 
tous  les  exemplaires  imprimés  ou  manuscrits  en  venaient  à  disparaître,  il  serait 
possible  de  reconstituer  le  poème  dans  son  intégrité,  en  s'adressant  à  la  seule 
mémoire  des  villageois  ».  Etudier  l'Erotokritos,  c'est  donc  «  faire  œuvre  psy- 
chologique dans  une  certaine  mesure  »  :  car  un  tel  livre,  ainsi  conservé  à  tra- 
vers les  siècles,  était  évidemment,  «  par  des  points  qui  du  reste  apparaissent 


BIBLIOGRAPHIE 


249 


pour  la  plupart  à  la  simple  analyse^  en  conformité  avec  l'âme  du  peuple».  Pour 
la  question  de  date  et  d'origine,  deux  opinions  sont  en  présence.  D'après 
M.  Poliiis,  le  poème  primitif  a  été  probablement  écrit  au  xiv®  siècle,  peut-être 
hors  de  Crète,  en  un  pays  grec  non  soumis  aux  Latins,  puis  remanié  par  un 
Cretois,  qui  n'était  pas  le  Vincent  Kornaros  mentionné  aux  derniers  vers.  Ce 
Vincent  Kornaros  serait  un  simple  copiste  et  n'aurait  introduit  dans  le  texte 
que  des  modifications  sans  importance.  D'après  M.  Xanthoudidis,  au  contraire, 
VErotokritos  a  été  composé  en  Crète,  un  peu  avant  1669,  et  par  Vincent 
Kornaros  lui-même.  M.  Pernot,  après  examen  attentif  des  données  historiques 
et  littéraires  du  problème,  adopte  une  solution  intermédiaire  :  «  Un  poème  basé 
sur  une  vieille  tradition  populaire,  rédigé  au  plus  tard  au  début  du  xvi*  siècle 
par  un  Cretois  qui  connaissait  la  littérature  italienne,  telle  est,  dans  ses  grandes 
lignes,  la  conclusion  à  laquelle  nous  arrivons.  »  (P.  90.)  Quant  au  jugement 
littéraire  à  porter  sur  cette  œuvre,  M.  Pernot,  après  avoir  signalé  les  longueurs 
qu'il  renferme,  résume  ainsi  son  appréciatioa  :  «  C'est  sans  hâte,  peu  à  peu, 
dans  la  nouvelle  et  si  complète  édition  de  M.  Xanthoudidis  (Candie,  Imprimerie 
Alexiou,  191 5,  in-8*»,  cxc-784  pages),  qu'il  faut  lire  aujourd'hui  VErotokritos. 
On  arrive  alors  à  la  conviction  qu'à  l'exception  peut-être  du  Sacrifice 
d'Abraham,  aucune  œuvre  Cretoise  ne  saurait  lui  être  comparée.  Dans  une 
période  littéraire  qui  est  loin  d'avoir  été  obscure,  VErotokritos  brille  d'un  éclat 
tout  particulier.  Ce  poème,  à  notre  goût,  est  une  des  meilleures  productions  de 
la  littérature  grecque  moderne  à  ses  débuts.  »  (P.  92.) 

Le  poète  André  Kalvos,  auquel  M.  Pernot  consacre  le  second  chapitre  de  son 
volume,  né  à  Zante  en  avril  1792,  fit  ses  études  en  Italie  sous  l'égide  de  son 
compatriote  Foscolo,  suivit  ce  dernier  en  Suisse,  puis  en  Angleterre,  vécut 
quelque  temps  à  Paris  en  1826,  puis  vint  habiter  Corfou  jusqu'en  1859.  A  cette 
date,  il  reprend  le  chemin  de  Londres,  «  malade,  pauvre  et  désillusionné  »;  il 
y  meurt  en  1867,  à  l'âge  de  soixante-quinze  ans,  La  meilleure  de  ses  œuvres 
est  VOde  à  Zante.  Notons,  avec  M.  Pernot,  que  deux  des  sujets  traités  par 
Kalvos  (Canaris  et  les  massacres  de  Chio)  l'ont  été  aussi  en  1828  par  Victor 
Hugo,  qui  d'ailleurs  avait  pu  lire  en  traduction  les  odes  du  poète  zantiote.  Que 
faut-il  penser  de  ce  poète  et  de  son  œuvre?  Voici  la  réponse  de  M.  Pernot  : 
«  ...  Il  est  un  nom  qui  reparaît  dans  tous  les  articles  consacrés  à  cet  auteur  et 
que  prononcent  tous  ceux  qui  le  lisent  ou  l'entendent  pour  la  première  fois; 
c'est  celui  de  Pindare.  Par  la  couleur  de  son  style,  Kalvos  fait  songer  à  Ronsard 
et,  dans  un  sens,  aussi  à  Chénier;  par  l'harmonie  du  vers,  il  rappelle  bien 
souvent  Lamartine.  Ses  qualités  l'empêcheront  toujours  d'être  le  poète  de  la 
foule;  mais  il  deviendra  sans  doute  de  plus  en  plus  le  poète  des  délicats.  Ses- 
défauts,  d'ailleurs,  sont  assez  graves  :  il  lui  arrive  d'être  inégal,  de  manquer  de 
souffle,  d'écrire  des  vers  qui  exigent,  pour  être  bien  compris,  une  certaine  ten- 
sion d'esprit.  Mais,  lorsqu'on  l'a  une  fois  goûté,  on  le  relit  volontiers,  et  l'on 
a,  de  temps  à  autre,  le  plaisir  d'y  découvrir  quelque  fine  nuance,  quelque 
beauté  nouvelle.  »  (P.  129.) 

Plus  étendu  que  chacun  des  deux  précédents,  le  chapitre  sur  André  Laska- 
ratos,  poète  céphalonien  (1811-1901),  est  aussi  le  plus  intéressant.  Telle  sera, 
du  moins,  l'impression  des  lecteurs  occidentaux:  car,  à  raison  de  la  persistante 
causticité  de  l'auteur  des  Mystères  de  Céphalonie,  un  grand  nombre  de  Grecs 
ont  beaucoup  de  peine  à  rendre  justice  à  l'homme  et  à  l'écrivain. 

Un  des  grands  mérites  de  l'écrivain  est  d'avoir  employé  avec  persévérance 
et  sans  réserve  ce  qu'il  appelait  «  la  langue  nationale  »,  et'non  pas  ce  «  com- 
posé artificiel  fabriqué  dans  laurs  bureaux  {dans  les  bureaux  des  «  logiotati  » 
ou  «  savantissimes  i>  pédants),  espèce  de  mannequin  littéraire,  corps  sans  âme,, 
sans  vie,  une  langue  telle  qu'en  se  mettant  à  l'apprendre  dans  les  écoles  de 


250  ÉCHOS    D  ORIENT 


grammaire  qui  pullulent  en  Grèce,  ils  désapprennent  leur  langue  vivante  et  en 
perdent  le  goût  »  (p.  261-262).  Ses  vers  n'avaient  rien  de  ce  caractère  fossile, 
«  et  l'harmonie  n'en  pouvait  être  sentie  par  des  oreilles  doublées  de  couenne  », 
explique-t-il  en  son  énergique  langage.  Il  ne  se  faisait  pas  illusion,  du  reste, 
sur  la  valeur  poétique  de  ses  œuvres;  mais  on  ne  saurait  lui  dénier  la  légitimité 
et  la  noblesse  de  sa  revendication  quand  il  déclare  que  ses  publications  seront 
«  aujourd'hui  un  aiguillon  pour  le  génie  grec  endormi,  et  demain  ou  après, 
des  témoignages  du  temps  présent  »  (p.  iSg).  C'est  ainsi  qu'il  s'exprimait  en 
une  préface  intitulée  Bout  de  conduite  et  où  il  s'adressait  directement  à  ses 
«  chers  poèmes  »,  pour  leur  dire,  entre  autres  choses  :  «  ...  Par-dessus  tout, 
n'ayez  pas  l'outrecuidance  de  vous  prendre  pour  des  poésies.  Vous  n'êtes  pas 
tels.  Votre  valeur  poétique  est  minime,  bien  minime,  et  elle  dépend  des  cir- 
constances. Le  génie  de  la  Grèce  dort  aujourd'hui  d'un  profond  sommeil  et  rêve 
de  sornettes.  Le  pédantisme  paralyse  et  ruine  les  esprits.  Vous  êtes  de  ceux,  peu 
nombreux,  qui  ne  pédantisent  pas.  Quand  l'esprit  de  la  Grèce,  l'esprit  hellé- 
nique, se  réveillera,  et  qu'il  se  réveillera  non  plus  pédant,  mais  grec,  déplorant 
le  temps  perdu  et  le  papier  gâché,  il  ne  trouvera  que  bien  peu  d'écrits  rédigés 
dans  sa  langue.  Vous  serez  parmi  ceux-là;  et  c'est,  et  ce  sera  votre  seule  valeur 
littéraire.  Mais  je  n'entends  pas  que  vous  soyez  timides  pour  autant  :  car,  à  côté 
de  votre  minime  personnalité  littéraire,  vous  avez  quelques  qualités  que  je  ne 
veux  pas  vous  cacher.  Vous  êtes  de  mes  écrits;  et  je  n'ai  guère  produit  qui 
ne  dise  quelque  chose  sur  le  caractère  de  notre  époque.  Peut-être  un  jour  vous 
interrogera-t-on,  pour  vous  demander  un  peu  plus  que  ce  que  vous  dites  main-- 
tenant  à  ceux  qui  vous  lisent  en  guise  de  passe-temps...  »  (P.  iSS-iSg.) 

Tel  est  l'écrivain,  et  il  semble  bien  que  l'on  puisse  s'en  tenir  à  son  propre 
jugement  sur  lui-même. 

L'homme,  lui,  vaut  aussi  la  peine  d'être  étudié  en  Laskaratos.  Ici  encore, 
d'ailleurs,  l'étude  nous  est  grandement  facilitée,  puisque  nous  possédons  de  lui 
une  autobiographie  assez  détaillée,  jusqu'ici  inédite,  et  dont  M.  Pernot  publie 
une  traduction  française  (p.  146-276).  Une  dame-auteur  parisienne.  M""®  Lamber, 
qualifia  un  jour  de  «  batailleur  »  le  poète  céphalonien.  Celui-ci  accepta  le  qua- 
lificatif, et  voici  comment  il  justifiait  cette  sorte  de  résumé  de  sa  vie  :  «  Un 
homme  apathique  et  de  caractère  froid  aurait  laissé  tranquilles  tous  ces  nids  de 
guêpes;  il  aurait  laissé  les  trompeurs  de  peuple  libres  de  faire  leur  besogne;  il 
ne  se  serait  point  exposé  à  .l'insolence  des  parvenus  qui,  même  abattus, 
ravalent  un  adversaire  honnête,  etc.!  Mais  je  n'ai  jamais  esquivé  un  différend. 
M"*®  Lamber  a  raison.  Le  caractère  du  batailleur  est  un  peu  le  mien,  et  je  le 
place  au  commencement  de  mes  Caractères,  comme  ceux  qui,  en  tête  d'un  de 
leurs  livres,  mettent  leur  portrait.  »  (P.  141.) 

Les  Souvenirs  biographiques  de  Laskaratos  furent  d'abord  rédigés  en  italien, 
pour  satisfaire  à  un  désir  exprimé  par  le  colonel  Witthingam.  Une  partie  fut 
écrite  en  i883;  plus  tard,  l'auteur  y  fit  quelques  légères  retouches.  La  fin  date 
de  1896.  Lors  d'un  séjour  à  Céphalonie,  en  igiS,  M.  Pernot  reçut  de  M.  Géra- 
sime  Laskaratos,  fils  du  poète,  l'autorisation  d'utiliser  le  manuscrit  même  de 
son  père.  «  Ces  Mémoires,  dont  des  considérations  étrangères  à  leur  contenu 
ont  seules  empêché  la  publication  en  Grèce,  écrit  l'éditeur,  sont,  par  bien  des 
passages,  une  œuvre  violente,  comme  beaucoup  de  celles  qu'a  écrites  Laskaratos. 
On  y  retrouve  à  la  fois  les  qualités  de  l'auteur  et  ses  défauts,  qui  ne  sont  sou- 
vent que  l'excès  même  de  ces  qualités.  Laskaratos  s'y  montre  tel  qu'il  fut;  c'est 
là  «  une  œuvre  de  bonne  foy  ».  On  y  fera  la  part  de  son  caractère  batailleur  et 
des  outrages  immérités  dont  il  a  été  souvent  l'objet;  ce  qui  tempérera  la  sévérité 
de  certains  de  ses  jugements...  Je  publie  ces  souvenirs,  uniquement  parce  qu'ils 
me  semblent  caractériser  un  temps,  un  lieu  et  une  personnalité.  »  (P.  143.) 


BIBLIOGRAPHIE  25 1 


Nous  ne  pouvons  songer  à  suivre  Laskaratos  dans  tous  les  détails  de  son 
autobiographie.  Signalons  seulement,  au  passage,  les  traits  le  plus  nettement 
accusés.  C'est  d'abord,  après  les  trois  années  d'études  à  Paris  et  à  Pise,  le  frois- 
sement de  cet  homme  cultivé  en  face  de  la  civilisation  —  encore  un  peu  pri- 
mitive à  cette  époque  —  des  îles  Ioniennes;  son  horreur  des  Logiotati  ou 
«  savantissimes  »  pédants.  En  i85i,  écrit-il,  «  dégoûté  de  la  société  de  Cépha- 
lonie,  j'essayai  de  trouver  à  vivre  dans  un  pays  plus  civilisé  et  plus  chrétien  » 
(p.  182).  Il  partit  pour  Londres,  d'où  il  revint  à  Argostoli  en  1854.  Il  publie, 
en  i856,  les  Mystères  de  Céphalonie,  ou  réflexions  sur  la  famille,  la  religion 
et  la  politique  à  Céphalonie.  Dans  nos  entretiens  de  famille,  dit-il  pour  expliquer 
l'origine  de  ce  livre  devenu  fameux,  «  nous  réfléchissions  sur  nos  coutumes 
semi-barbares,  sur  une  religion  d'apparat,  sans  âme,  sans  souffle  divin,  etc.,  etc. 
Je  pus  ainsi  mettre  en  ordre  et  donner  à  l'impression  ce  recueil  »  (p.  188).  On 
devine  la  tempête  que  souleva  une  telle  satire.  Elle  valut  à  l'auteur  une  excom- 
munication ecclésiastique,  qui  devait  peser  sur  tout  le  reste  de  la  vie  de  Laska- 
ratos pour  détourner  de  lui  ses  compatriotes  et  pour  augmenter  en  lui  le  dégoût 
et  le  dépit  déjà  tant  accumulés.  Notons  ces  lignes,  qui  paraissent  bien  sincères  : 
«  Je  cherchai  à  les  calmer  [les  prêtres,  alarmés  par  le  cri  :  «  Ne  faites  pas  de  la 
maison  du  Seigneur  une  maison  de  commerce  »].  Je  leur  demandai  de  me 
montrer  où  se  trouvaient  mes  blasphèmes,  offrant  de  les  désavouer  quand  ils 
me  les  auraient  fait  voir;  mais  ce  fut  inutile.  Ces  offres,  par  lettres  adressées 
à  l'évéque,  restèrent  sans  réponse,  et  quelques  jours  après  on  m'excommunia 
solennellement,  à  grand  bruit  de  clo:hes,  car  toutes  celles  de  la  ville  sonnèrent 
à  mort,  de  6  heures  à  midi!...  »  (P.  192.) 

Le  16  mars  i856,  il  se  réfugie  à  Zante,  où  il  signale  l'accusation  de  protestan- 
tisme lancée  contre  lui  par  un  ecclésiastique  à  l'occasion  de  son  insistance  sur 
«  la  religion  du  Christ  »  par  opposition  aux  «  déviations  »  orthodoxes.  M.  Pernot 
insère  ici  lui-même  une  note  qu'il  nous  paraît  utile  de  reproduire  :  «  L'obser- 
vation était  juste;  les  adversaires  de  Laskaratos  lui  firent  souvent  crime  de  ce 
protestantisme  qui,  en  revanche,  lui  conquit  des  sympathies  en  Angleterre  et 
en  Danemark.  »  (P.  196.) 

«  Désespérant  alors  de  pouvoir  demeurer  plus  longtemps  dans  les  Iles  »,  il 
partit  pour  Londres.  Il  y  écrivit,  dès  son  arrivée,  sa  Réponse  à  l'excommunica' 
tion,  qui  ne  devait  être  publiée  qu'en  1868.  Il  revient  dans  les  Iles  en  janvier 
1867  et  habite  Zante,  où  il  commence  un  petit  journal  intitulé  Le  Lurnignon. 
Les  persécutions  qu'il  subissait  entretenaient  sa  verve  :  «  Toute  calomnie, 
écrivait-il,  est  pour  moi  une  ânesse  dont  le  dos  me  sert.  »  (P.  2o5.)  Condamné 
à  trois  mois  de  prison,  à  la  suite  d'un  procès,  il  alla  les  faire  à  Céphalonie,  puis 
s'établit  à  nouveau  dans  cette  ville.  L'opposition  contre  lui  s'était  un  peu  apaisée, 
mais  ses  sentiments  à  lui  demeuraient  identiques.  Ecoutez-le  :  «  En  1862, 
j'envoyai  à  l'exposition  de  Corfou  mon  excommunication  de  i856,  comme  un 
produit  de  l'industrie  de  Céphalonie;  preuve  évidente  que,  dans  la  lutte  com- 
mencée en  i856  contre  l'Imposture,  je  me  trouvais  alors  maître  du  champ  de 
bataille.  A  ce  dernier  défi  il  n'y  eut  plus  personne  pour  oser  répondre.  Le  bon 
sens  et  la  conscience  de  la  population  commençaient  à  la  convaincre  que  ses 
prêtres  n'étaient  pas  des  vases  d'élection,  ni  ses  charlatans  politiques  des  héros.  » 
(P.  211.) 

A  propos  des  observations  sur  la  mort  et  les  enterrements  à  Lixouri  — 
réflexions  où  la  satire  a,  comme  en  tout  le  reste,  une  trop  grande  part,  —  on 
ne  sera  pas  surpris  de  nous  voir  noter  avec  une  certaine  satisfaction  la  réponse 
topique  que  fait  Laskaratos  à  un  absurde  préjugé  très  répandu  en  Orient  contre 
le  clergé  catholique.  «  C'est,  chez  nous,  un  des  préjugés  du  vulgaire  que  les 
prêtres  catholiques  hâtent,  dans  certains  cas,  le  décès  des  moribonds  en  leur 


2^2  ECHOS    D  ORIENT 


mettant  une  corde  au  cou.  La  haute  classe  de  notre  so:iét'  est  libérée,  à  vrai 
dire,  de  ce  préjugé  grotesque.  Mais  il  est  étrange  qu'on  ne  s'aperçoive  pas  que 
ce  sont,  au  contraire,  nos  prêtres  orthodoxe-;  qui  hâtent  le  décès  de  nos  mori- 
bonds, sinon  par  une  corde  au  cou,  du  moins  par  des  peurs  et  des  affres 
répandues  sur  le  lit  du  malheureux  qui  agonise.  »  (P.  214.) 

En  i865,  il  donna  i  ne  seconde  édition  de  son  excommunication  de  i85o. 
«  Je  l'ai  fait,  écrit-il,  parce  que  j'avais  besoin  d'un  exemplaire  et  ne  le  trouvais 
pas.  J'ai  tiré  à  400  exemplaires,  par  la  vente  desquels  a  été  payé  l'imprimeur.  » 
{P.,234.)  A  propos  de  sa  Réponse  à  l'excommunication,  publiée  en  1878,  il  note, 
toujours  non  sans  ironie,  des  indications  psychologiques  qu'il  est  intéressant 
de  souligner  :  «  Elle  contient  des  impulsions  et  des  sentiments  religieux  qui, 
j'en  suis  certain,  serviront  à  l'infime  fraction  du  genre  humain  que  forme  ma 
nation.  Ces  t  un  devoir  de  laisser  quelque  chose  d'utile  sur  la  terre  qui  nous 
a  nourris.  Il  faut  recompenser  l'hospitalité.  »  (P.  239.)  Le  résultat  fut  un  procès 
avec  le  Saint  Synode. 

En  1873,  il  se  présenta  à  la  Loge  maçonnique  de  Corfou.  «  On  m'y  aurait 
accueilli  avec  plaisir  parce  qu'on  m'avait  sollicité;  mais  je  ne  pouvais  accepter 
le  premier  article  des  devoirs  que  l'on  m'imposait  :  le  secret  absolu.  »  (P.  263.) 
Il  refusa. 

Les  dernières  pages  de  l'autobiographie  ont  trait  plutôt  à  des  préoccupations 
littéraires.  Laskaratos  rappelle,  par  exemple,  que,  dans  un  travail  sur  ['Art  de 
composer,  il  a  mis  tout  son  coeur,  «  parce  que  les  Logiotati  (pédants  d'Athènes) 
me  désespéraient  avec  leur  jargon  ».  (P.  271.) 'Et  M.  Pernot  transcrit  en  note 
cet  avis  inséré  entête  du  premier  numéro  du  Lumignon  :  «  Le  journa'  sera 
rédigé  en  grec,  mais  on  y  admettra  des  articles  en  italien  et  en  français.  Les 
articles  écrits  en  «  langue  savantissime  »  ou  autres  dialectes  ne  seront  imprimés 
qu'après  avoir  été  traduits  en  grec.  »  On  conçoit  que  pareille  fermeté  de  prin- 
cip  es  n'ait  pas  préparé  de  gros  succès,  dans  la  capitale  hellénique,  aux  publi- 
cations de  Laskaratos.  «  On  dit  aussi  qu'à  Athènes  il  y  a  une  Société  «  d'ad- 
miration mutuelle  »  composée  de  quelques  auteurs  qui  sont  convenus  de 
s'entre-louer  dans  les  journaux;  mais  je  n'en  faisais  pas  partie.  »  (P.  262.)  Et, 
après  avoir  signalé  certains  faits,  «  pour  montrer  la  moralité  présente  de  notre 
société  »,  il  nous  présente  une  statistique  de  librairie  au,  sujet  de  son  ouvrage 
Les  Caractères,  en  1886.  «  Plus  d'un  mois  après  [la  mise  en  vente],  on  en  avait 
vendu  cinq  exemplaires,  alors  qu'un  marchand  d'oiseaux,  venu  à  la  même 
époque  avec  cent  canaris,  les  avait  écoulés  en  moins  d'une  matinée,  à  i5  francs 
l'un.  »  (P.  274,) 

La  question  religieuse  reparaît  à  la  page  finale  des  Mémoires,  par  le  refus  de 
rapprochement  avec  l'Eglise  orthodoxe,  que  Laskaratos  oppose  en  1895  à  une 
proposition  de  l'évéque.  «  Je  refusai  immédiatement...,  disant  que,  depuis  que 
nctre  Eglise  m'avait  éloigné  d'elle,  j'étais  en  bonne  situation,  et  devant  ma. 
conscience  et  dans  l'opinion  des  hommes,  que  j'étais  content  ainsi  et  ne  dési- 
rais rien  de  plus...  Deux  jours  après,  je  lui  adressai  par  la  poste  un  écrit  où  je 
lui  disais  que  je  reviendrais  avec  plaisir  au  sein  de  notre  Eglise,  quand  celle-ci 
redeviendrait  chrétienne...  »  (P.  275.) 

Et  l'on  ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment  de  sympathie  à  la  fois  et  de  tris- 
tesse, à  lire  la  conclusion  de  cette  autobiographie  :  «  Maintenant,  pour  faire  le 
résumé  de  ma  longue  existence,  je  dirai  :  Etant  doué  de  ce  qu'on  appelle  un  bon 
naturel,  j'ai  été  bien  vu  et  aimé  de  tous  ceux  qui  m'ont  connu  de  près.  Assu- 
rément, j'ai  eu  des  déboires,  des  désastres  et  des  insultes,  dans  cette  longue 
existence;  mais,  grâce  toujours  à  ce  bon  naturel,  je  me  suis  relevé  moralement 
€t  me  suis  trouvé  relativement  content  et  heureux.  Aujourd'hui,  dans  la  quatre- 
vingt-septième  année  de  ma  vie,  je  remercie  Dieu  de  tout  ce  qu'il  m'a  accordé 


BIBLIOGRAPHIE  2^3 


dans  Ci  monde,  et  j'espère  en  sa  paternelle  bienveillance  pour  ce  qui  sera  de 
moi  après  la  mort.  »  (P.  276.) 

On  trouvera  sans  doute  que  je  me  suis  beaucoup  attardé  à  la  vie  et  à  l'œuvre 
d'André  Laskaratos.  J'ai  pour  excuse  le  très  spécial  intérêt  que  présente  cette 
étude  au  point  de  vue  —  très  important  et  néanmoins  trop  peu  considéré  —  de 
ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  psychologie  du  peuple  grec,  et  notamment  en 
matière  religieuse.  Quoi  qu'il  en  soit,  très  volontiers  je  fais  mien  le  souhait 
formulé  par  M.  Pernot  :  «  Un  jour  viendra  où  les  susceptibilités  s'apaiseront 
à  Céphaionie  même,  et  où  l'île  s'honorera  d'avoir  donné  le  jour  à  un  homme 
tel  que  lui.  »  (P.  143.) 

Le  lecteur  se  sera  rendu  compte,  par  l'étendue  de  cette  recension  et  par  son 
contenu,  combien  précieuse  est  la  contribution  qu'apporte  M.  Pernot  à  l'ana- 
lyse de  l'âme  hellénique  par  la  publication  de  ses  Etudes  de  littérature  grecque 
moderne. 

S.  Salaville. 

M.  JuGiE,  A.  A.,  La  prière  pour  l'unité  chrétienne.  Motifs  spéciaux  de  prier  pour  le 
retour  des  chrétiens  dissidents  d'Orient  à  l'unité  catholique.  Paris,  Bonne  Presse, 
5,  rue  Bayard  [1920],  in-16,  ix-356  pages.  Prix  :  6  francs. 

Science  et  piété  ont  toujours  été  associées  en  un  très  intime  parallélisme  dans 
l'œuvre  d'apostolat  du  clergé  catholique.  Le  R.  P.  Martin  Jugie,  professeur 
à  l'Institut  pontifical  oriental  de  Rome,  et  dont  nos  lecteurs  connaissent  la 
haute  compétence  en  matière  de  théologie  et  de  controverse,  nous  donne,  par 
la  publication  du  présent  opuscule,  une  nouvelle  preuve  de  cette  alliance 
caractéristique  du  zèle  et  de  l'érudition.  «  Inviter  les  enfants  de  l'Eglise 
à  recourir  à  cette  force  (la  prière)  pour  détruire  les  vieux  schismes  d'Orient, 
qui  tiennent  encore  éloignés  du  centre  de  l'unité  environ  i3o  millions  de 
baptisés;  leur  exposer  ensuite  les  principaux  motifs  qui  doivent  les  pousser 
à  prêter  à  l'Eglise,  leur  Mère,  une  collaboration  filiale  pour  la  restauration  de 
l'unité  chrétienne  et  le  salut  de  leurs  frères  séparés  d'Orient  :  tel  est  le  but  de 
cet  ouvrage.  »  (P.  vi.)  Les  événements  actuels  soulignent  mieux  que  des  paroles 
l'opportunité  d'une  si  pieuse  entreprise. 

Le  livre  comprend  deux  parties  :  I.  De  la  prière  pour  le  retour  des  chrétiens 
dissidents  à  l'unité  catholique  considérée  en  elle-même;  II.  Des  motifs  de  prier 
pour  le  retour  des  chrétiens  dissidents  d'Orient  à  l'unité  catholique;  plus  un 
supplément  sous  ce  titre  :  «  Recueil  de  formules  et  documents  relatifs  à  la 
prière  pour  l'unité  chrétienne  ».  Il  faut  qu'on  lise  ce  volume,  et  nous  ne 
saurions  prétendre  en  résumer  ici  la  doctrinale  et  apostolique  substance. 
Toutefois,  et  précisément  en  vue  d'en  suggérer  plus  instamment  la  lecture, 
nous  allons  dérouler  en  une  série  de  simples  assertions  successives  le  contenu 
de  ces  chapitres  très  logiquement  enchaînés  les  uns  les  autres. 

Le  schisme  est  un  grand  mal,  qui  s'oppose  directement  aux  desseins  de  Dieu 
dans  l'œuvre  du  salut  des  hommes  :  c'est  le  mal  de  la  haine  et  de  la  division, 
contre  l'amour  et  l'unité.  La  destruction  du  schisme  est  donc  pour  l'Eglise 
catholique  une  œuvre  capitale  à  laquelle  tout  fidèle  doit  prêter  son  concours. 
La  prière  étant  nécessaire  pour  toute  œuvre  surnaturelle  en  général,  et  pour  les 
œuvres  d'apostolat  en  particulier,  elle  l'est  spécialement  pour  la  destruction  du 
schisme,  en  raison  des  graves  obstacles  qui  s'y  opposent.  Cette  prière  doit 
revêtir  un  caractère  d'universalité  :  les  bienfaits  communs  s'obtiennent  par 
une  prière  commune.  Il  existe  des  formules  et  des  associations  pieuses  invo- 
quant à  cet  efiFet  Notre-Seigneur,  la  Sainte  Vierge,  saint  Pierre  :  elles  se 
recomm  andent  d'eiks-mémes   au  zèle  des  bons   chrétiens.  La  prièrepour  la 


2  54  ECHOS   D  ORIENT 


destruction  du  schisme  est  enfin  considérée  par  rapport  à  l'Eglise  triomphante 
des  saints  du  ciel,  puis  par  rapport  à  l'Eglise  souffrante  du  purgatoire,  et  par 
rapport  aux  grandes  dévotions  catholiques;  et  l'on  conclut  sans  peine  à  l'effica- 
cité assurée  de  la  prière  persévérante  pour  l'unité  chrétienne. 

Parmi  les  motifs  de  cette  prière,  le  P.  Jugie  signale  :  la  glorification  de  la 
Sainte  Trinité;  le  développement  du  culte  eucharistique  en  Orient;  le  relèvement 
du  sacerdoce  chrétien;  le  resplendissement  des  notes  de  l'Eglise,  unité,  sainteté, 
catholicité,  apostolicité;  l'ordre  de  la  charité,  suivant  lequel,  après  les  catho- 
liques nos  frères,  les  dissidents  orientaux  sont  nos  plus  proches  devant  Dieu  : 
or,  leur  grave  nécessité  spirituelle  nous  oblige  à  leur  venir  en  aide.  Prier  pour 
l'Orient  dissident  est,  d'ailleurs,  pour  l'Occident  catholique,  un  devoir  de  recon- 
naissance à  cause  des  bienfaits  reçus  dans  le  passé;  c'est  même  à  certains  égards 
un  devoir  de  justice  (et  ici  l'auteur  vise  certaines  responsabilités  historiques  du 
côté  des  latins).  C'est  en  tout  cas  une  pratique  sainte,  excellente  en  avantages 
personnels  de  mérite  et  de  sanctification;  bien  plus,  c'est  un  signe  de  prédesti- 
nation à  laquelle  on  peut  appliquer  la  belle  parole  de  saint  Augustin  :  «  Avez- 
vous  sauvé  une  âme?  Vous  avez  prédestiné  la  vôtre.  *  Enfin,  les  circonstances 
providentielles  de  l'heure  présente  sont  un  motif  des  plus  pressants  de  prier  pour 
l'unité  chrétienne;  à  la  prière  il  faut  joindre  le  sacrifice  sous  toutes  ses  formes, 
afin  de  lui  assurer  une  plus  grande  efficacité. 

Dans  le  recueil  de  formules  et  de  documents,  on  remarquera  les  spéciales 
«  Litanies  des  Saints,  composées  principalement  d'invocations  aux  saints  de 
de  l'Eglise  d'Orient  ».  En  rédigeant  ces  litanies,  le  P.  Jugie  a  obéi  à  une  très 
heureuse  inspiration;  qu'il  nous  permette  seulement  de  lui  faire  remarquer  — 
détail  de  pure  forme  —  que  le  vocatif  de  l'adjectif  numéral  None,  dans  l'invo- 
cation à  saint  Léon  IX,  Sancte  Léo  None,  nous  a  produit  l'impression  de 
quelque  chose  d'insolite  en  style  liturgique. 

Il  était  difficile  d'éviter  absolument  quelques  redites  dans  le  développement 
des  considérations  dont  on  vient  de  lire  le  sommaire.  Mais  ces  redites  mêmes 
auront  leur  utilité,  si  elles  contribuent  à  mieux  enraciner  dans  les  âmes  l'amour 
de  cette  prière  si  instamment  recommandée.  Je  souhaiterais  volontiers  voir  ce 
petit  livre  devenir  comme  le  manuel  d'apostolat  de  toutes  les  âmes  pieuses  que 
travaille  le  saint  désir  de  l'unité  chrétienne,  tant  en  Orient  qu'en  Occident. 

S.  Salaville. 

M.  A.  DuBOSCQ,  Syrie,  Tripolitaine,  Albanie.  Paris,  F.  Alcan,  1914  (Collection: 
Bibliothèque  d'histoire  contemporaine).  Un  vol.  in-12  de  220  pages,  avec  deux 
cartes  hors  texte.  Prix  :  3  fr.  5o. 

M.  Duboscq  publie  en  volume  des  articles  relatifs  aux  trois  questions  :  Syrie, 
Albaijie,  Tripolitaine.  Ce  sont  de  simples  «  notes  rédigées  à  la  suite  de  diverses 
missions  et  encore  sous  l'impression  du  voyage  ».  Les  post-scriptum  se  rappor- 
tent à  la  situation  de  igiS,  les  divers  voyages  ayant  eu  lieu  en  1912  et  igiS.  La 
grande  guerre  a  remis  tout  en  question,  et  la  Conférence  nous  aura  donné  un 
traité  de  paix  turc  qui,  espérons-le,  contiendra  des  solutions  justes  et  nettes. 
M.  Duboscq  commence  sa  tournée  en  Syrie  par  Beyrouth  qui,  du  bord  du 
«  Lotus  »,  ne  paraît  que  féerie.  A  terre,  le  charme  est  rompu.  La  politique, 
ennemie  née  des  mœurs  paisiblement  patriarcales,  défraye  toutes  les  conversa- 
tions. Le  mouvement  arabe  n'est,  paraît-il,  qu'un  cliquetis  de  mots;  il  est  sans 
avenir  et  il  végète,  puisqu'il  lui  manque  le  premier  élément  du  succès,  l'union. 
Les  agents  de  Constantinople  s'efforcent  d'étouffer  le  t  ouvement  en  entretenant 
soigneusement  cette  incohérence  de  visées  locales.  Les  choses  ont  l'air  d'avoir 
changé  de  face  depuis  que  les  Anglais  ont  occupé  la  Syrie  et  que  l'émir  Faïçal 


BIBLIOGRAPHIE  255 


a  paru  sur  la  scène  politique.  M.  Duboscq  pensait  qu'il  est  de  l'intérêt  des 
grandes  puissances,  et  principalement  de  la  France,  d'aider  les  indigènes 
à  obtenir  satisfaction  de  leurs  revendications.  A  propos  des  écoles,  l'organe 
véritable  de  l'influence  française  en  Orient,  l'auteur  constate  que  les  écoles 
confessionnelles  jouissent  d'un  crédit  énorme  auprès  des  indigènes.  L'école 
laïque  est  plutôt  déconsidérée.  D'où  provient  cette  inégalité  de  succès?  Il  n'y 
a  pas  que  le  désintéressement  au  point  de  vue  politique  qui  peuple  les  écoles 
confessionnelles,  la  religion  y  est  pour  beaucoup.  L'indigène  se  défie  du  maître 
qui  se  pose  en  libre  penseur,  en  indépendant  sur  le  terrain  religieux.  De  l'avis 
de  M.  Duboscq,  les  deux  écoles  sont  utiles.  Erreur;  même  au  point  de  vue 
influence  exclusivement  française,  l'école  confessionnelle  est  le  meilleur  organe 
de  la  diffusion  de  notre  civilisation.  C'est  la  France  catholique  qui  a  le  secret 
de  la  véritable  influence,  c'est  la  France  catholique  que  l'on  veut  voir  en  Orient. 
Ce  désir  a  été  constaté  et,  pratiquement,  il  existe  même  chez  le  Grec  orthodoxe. 
L'accueil  fait  récemment  à  la  mission  française,  composée  d'éminents  prélats 
de  l'Eglise  de  France,  devrait  servir  de  leçon  à  nos  hommes  d'E.tat. 

V.  Grégoire. 

Félix  Sartiaux,  L'Asie  mineure  grecque.  Extrait  de  l'ouvrage  «  La  Grèce  devant  le 
Congrès  ».  Publié  par  la  Ligue  française  pour  la  défense  des  droits  de  l'hellénisme. 
Paris,  Imprimerie  Chaix,  1919,  in-8%  93  pages,  avec  une  carte  hors  texte. 

M.  Sartiaux  a  soin  de  nous  avertir  qu'il  écrit  en  philhellène,  nous  ajouterions 
et  en  panégyriste.  Il  sait  aussi  qu'il  est  Français,  il  sait  que  la' France  jouit 
d'une  influence  considérable  dans  le  Levant;  mais  ce  qu'il  ne  sait  pas  ou  mieux 
ce  qu'il  feint  d'ignorer,  c'est  que  les  établissements  catholiques  sont  pour  une 
bonne  part  dans  cette  influence.  M.  Sartiaux  se  propose  de  prouver  que  l'Asie 
Mineure  est  une  terre  essentiellement  grecque.  L'auteur  retrace  à  grands  traits 
toute  l'histoire  des  colonies  grecques  de  l'Asie.  Rien  de  bien  neuf  dans  tout 
cela,  sinon  que  M.  Sartiaux  commet  des  oublis  regrettables.  Dans  son  enthou- 
siasme pour  l'idéal  de  la  civilisation  païenne,  il  passe  à  pieds  joints  sur  les  bien- 
faits de  la  religion  chrétienne  ou  plutôt  il  ne  mentionne  le  christianisme  que 
pour  nous  prouver  qu'il  n'a  pas  assez  creusé  les  origines  de  l'Eglise.  Après 
avoir  affirmé  que  l'idée  de  justice,  base  de  la  civilisation,  est  un  produit  essen- 
tiellement grec,  il  passe  en  revue  les  autres  civilisations  appuyées  sur  des 
gouvernements  théocratiques  pour  nous  faire  croire  que  si  nous  pouvons  nous 
estimer  peuples  civilisés  c'est  uniquement  grâce  à  cette  invention  merveilleuse, 
éclose  sous  le  ciel  de  l'Ionie,  que  la  justice  dérive  de  la  raison  et  du  droit.  Il  est 
bien  sévère  pour  «  la  petite  peuplade  sémitique,  qui,  sur  les  bords  du  Jourdain, 
s'est  posée  (d'après  les  découvertes  historiques  de  M.  Sartiaux)  en  élue  de  son 
dieu  despotique  ».  On  ne  saurait  être  un  peuple  civilisé  tant  qu'on  n'a  pas 
connu  les  douceurs  de  la  fraternité  et  de  l'égalité  de  la  démocratie,  M.  Sartiaux 
en  est  profondément  convaincu.  Autre  découverte.  Les  fondements  du  dogme 
et  du  culte  de  l'Eglise  n'ont  été  formés  que  par  la  fusion  d'idées  grecques,  juives, 
gnostiques  et  iraniennes,  opérée  par  les  membres  des  grands  conciles.  Ici  l'auteur 
confond  histoire  et  poésie. 

M.  Sartiaux  est  heureux  de  signaler  combien  l'élément  laïque  est  prépondérant 
dans  le  gouvernement  ecclésiastique  des  Grecs  ariates.  Cette  organisation 
a,  pense-t-il,  empêché  la  religion  d'entraver  le  progrès,  par  des  moyens  oppres- 
sifs, comme  cela  a  eu  lieu  en  Occident,  L'Inquisition  a  été  l'ennemie  de  la 
civilisation:  que  ne  le  dit-on  pas  plus  clairement?  Il  paraît  que  les  Grecs  ne 
sont  pas  gens  fanatiques;  sauf  cependant  quand  on  a  le  malheur  de  leur  parler 
de  catholicisme.  M.  Sartiaux  n'a  pas  fait  assez  d'expériences  sur  ce  point-là. 


2S6  ÉCHOS   d'orient 


Le  dernier  chapitre  est  consacré  aux  souffrances  des  Grecs  d'Asie  Mineure. 
Il  s'agit  des  déportations  et  des  massacres  de  1914-1918.  L'auteur  était  à  Phocée 
au  moment  où  les  bandes  turques,  paysans  armés  jusqu'aux  dents,  ont  accompli 
leurs  barbaries  et  leurs  massacres.  «  La  population  atteinte  avait  été,  en  mai- 
juillet  1914,  de  i5o  à  200000,  dont  i  à  2  pour  100  de  morts;  elle  s'est  élevée 
pendant  la  deuxième  période  de  700  000  à  800  000,  dont  plus  de  5o  pour  100  de 
morts.  » 

De  concert  avec  l'Allemagne  et  la  Bulgarie,  la  Turquie  avait  décidé  l'anéan- 
tissement des  Grecs  de  l'Asie  Mineure.  Enlever  le  commerce  des  mains  des 
Grecs,  rompre  toute  relation  commerciale  avec  eux,  réduire  les  privilèges  du 
patriarche,  défendre  l'enseignement  du  grec  à  l'avenir,  convertir  de  force 
à  l'Islam  la  population  des  groupements  chrétiens,  im  poser  les  mariages  mixtes, 
telles  étaient  les  clauses  de  l'accord  turco-bulgare.  «  En  résumé,  conclut 
M.  Sartiaux,  on  a  la  certitude  que  460  000  Grecs  ont  été  déportés  et  sont  morts, 
que  i5oooo  furent  enrôlés  dans  les  bataillons  des  travailleurs  et  sont  morts, 
que  25o  000  se  sont  enfuis  d'Asie  Mineure  et  de  Thrace  en  Grèce  et  que  35o  ooo- 
furent  déportés  après  les  guerres  balkaniques  et  avant  la  grande  guerre.  Et  ces 
événements  tragiques  continuent  à  se  dérouler.  » 

V.  Grégoire. 


333-20.  —  Imp.  P.  Feron-Vrau,  3  et  5,  rue  Bayard,  Paris,  VIII*. 


Où  en  est  la  question 

de  la  procession  du  Saint- Esprit 

DANS   L'ÉGLISE   GRÉCO-RUSSE? 


Tout  le  monde  sait  que  la  question  de  la  procession  du  Saint-Esprit 
a  été,  depuis  l'époque  de  Photius,  un  grand  sujet  de  discorde  entre 
l'Orient  et  l'Occident.  Depuis  plus  de  mille  ans  qu'elle  dure,  la  con- 
troverse n'est  pas  encore  éteinte,  et  de  nos  jours  comme  aux  siècle 
passés,  c'est  toujours  un  lieu  commun  de  la  polémique  ànticatholique 
en  Orient  d'affirmer  que  la  doctrine  latine  de  la  procession  du  Saint- 
Esprit  et  l'addition  du  Jilîoque  au  symbole  ont  été  la  principale  cause 
de  la  séparation  des  Eglises.  Certains  théologiens  dissidents,  il  est  vrai, 
mettent  actuellement  en  première  ligne,  comme  cause  fondamentale 
du  schisme,  l'orgueil  des  Pontifes  romains;  mais  tel  ne  fut  pas  le  point 
de  vue  qui  domina  à  Byzance  pendant  tout  le  moyen  âge  ni  celui  qui 
se  rencontre  le  plus  souvent  chez  les  théologiens  de  l'époque  moderne. 
La  thèse  classique  de  la  théologie  gréco-russe  est  que  l'addition  du 
'Jilioque  au  symbole  et  la  doctrine  qu'elle  exprime  ont  été,  dans  le 
passé,  le  vrai  motif  de  la  séparation,  et  qu'elles  constituent,  dans  le 
présent,  l'un  des  plus  graves  obstacles  à  l'union  avec  l'Eglise  romaine. 

11  serait  étonnant  que  depuis  un  si  long  temps  que,  de  part  et  d'autre, 
on  s'occupe  de  cette  question,  on  ne  soit  pas  arrivé  à  la  tirer  au  clair. 
Que  d'ouvrages  n'a-t-on  pas  écrits  là-dessus,  surtout  en  Orient!  Quel 
est  le  Grec  sachant  tant  soit  peu  manier  la  plume  qui  n'ait  pas  donné 
son  rispl  TY^ç  r/-op£'ja-£c.);  7oCi  àylo'j  lIvîjijLaTo;?  Beaucoup  de  ces  produc- 
tions ont  été  publiées  et  sont  accessibles  à  tout  lecteur  capable  d'un 
certain  degré  d'héroïsme.  Un  plus  grand  nombre  sont  encore  inédites, 
et  doivent  être  cherchées  dans  les  manuscrits  des  bibliothèques.  Ce 
serait  une  erreur  de  croire  que  les  traités  inédits  renferment  des  trésors 
cachés,  dont  on  ne  trouverait  nulle  trace  dans  ceux  qui  ont  vu  le  jour. 
En  parcourant,  en  effet,  les  échantillons  de  toutes  les  époques  qui  sont 
à  la  portée  de  tous,  on  s'aperçoit  qu'ils  sont  tous  taillés,  ou  à  peu  près, 
sur  le  même  patron.  Pour  la  preuve  scripturaire  et  le  raisonnement 
théologique,  Photius  reste  le  maître  incomparable  qu'on  reproduit  mot 
à  mot  ou  qu'on  tourne  en  mille  façons  ingénieuses.  Pour  l'exégèse  des 
textes  patristiques,  on  ne  dit  rien  de  nouveau  depuis  la  grande  con- 
troverse du  xiii«  siècle  occasionnée  par  les  tentatives  d'union  sous  Michel 

Echos  d'Orient.  —  20'  année.  —  -V°  11  g.  Juillet-Septembre  ig20. 


2^8  ÉCHOS    d'orient 


Paléologue.  A  partir  de  cette  époque,  après  les  éclatantes  expositions 
de  la  véritable  doctrine  des  Pères  grecs  écrites  par  Nicéphore  Blemmidès 
et  Jean  Veccos,  les  partisans  du  photianisme  rigide  se  trouvent  tout 
à  fait  en  mauvaise  posture  et  sont  condamnés  aux  plus  misérables 
ergotages.  C'est  alors  qu'ils  découvrent  une  dizaine  d'interprétations 
différentes  de  la  formule  :  ctA  Taire  per  filium  procedit.  Ce  n'est  plus 
le  souci  de  la  vérité,  mais  la  préoccupation  de  ne  pas  se  rendre,  qui 
domine  les  débats.  De  nos  jours  encore,  bon  nombre  de  polémistes 
nient  que  les  Pères  latins,  à  commencer  par  saint  Augustin,  aient 
enseigné  la  doctrine  catholique  du  filioque,  et  répètent  l'accusation  de 
falsification  des  textes  patristiques,  déjà  lancée  timidement  par  Photius 
contre  les  Occidentaux. 

C'est  qu'en  effet  le  témoignage  de  la  tradition  patristique,  sur  lequel 
le  père  du  schisme  avait  glissé  si  rapidement,  ne  soufflant  même  pas 
un  mot  sur  le  Sià  toû  Tloû  des  Pères  grecs,  se  trouve  être  fort  gênant 
pour  quiconque  veut  tenir  les  positions  défendues  dans  la  Mystagogie 
du  Saint-Esprit  (i).  La  procession  du  Saint-Esprit  du  Père  et  du  Fils,  ou 
du  Père  par  le  Fils,  n'est  pas  un  de  ces  dogmes  contenus  seulement 
d'une  manière  implicite  dans  l'ancienne  tradition.  C'est  une  des  vérités 
les  plus  clairement  et  les  plus  souvent  exprimées  dans  les  écrits  des 
Pères  tant  orientaux  qu'occidentaux.  11  est  établi  que  la  formule  A  Paire 
Filioque  apparaît  en  mêftie  temps,  en  Orient  et  en  Occident,  au  iv  siècle, 
que  les  Pères  alexandrins  l'affectionnent  particulièrement,  tandis  que 
des  Pères  latins  ne  font  nulle  difficulté  d'employer  la  formule  A  Paire 
per  Filium.  Plus  tard,  en  plein  septième  concile  œcuménique,  on  entend 
le  patriarche  de  Constantinople,  saint  Taraise,  proclamer  dans  sa  pro- 
fession de  foi  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  par  le  Fils,  et  peu  de 
temps  après,  le  pape  saint  Adrien  I'"'"  défend  la  légitimité  de  la  formule 
grecque  contre  Charlemagne,  qui  trouve  à  cette  formule  une  saveur 
arienne.  Sans  doute,  pendant  la  période  patristique,  la  doctrine  catho- 
lique de  la  procession  du  Saint-Esprit  n'a  pas  encore  acquis  toutes  les 
précisions  que  la  controverse  lui  fera  donner  dans  la  suite;  mais  le 
fond  du  dogme  est  clairement  formulé.  Saint  Augustin  a  dit,  et  les  Latins 
répètent  après  lui,  que  si  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  et  du  Fils,  c'est 
comme  d'un  seul  principe,  et  que  le  Père  reste  l'unique  principe  primor 
dial  de  qui  le  Fils  reçoit,  avec  sa  propre  existence,  le  pouvoir  spirateur. 
Aussi  quand  Photius,  en  plein  ix"  siècle,  vient  enseigner  que  le  Saint- 


(i)  On  sait  que  la  Mystagogie  du  Saint-Esprit  est  l'ouvrage  principal  de  Photius 
sur  la  procession  du  Saint-Esprit,  qu'il  composa  dans  les  dernières  années  de  sa  vie 


ou    EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT        259 

Esprit  procède  du  Père  seul,  qu'il  n'y  a  aucune  communication  vitale  entre 
le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  mérite-t-il  le  nom  à' inventeur  de  nouveaux  dogmes 
que  lui  donne,  à  plusieurs  reprises,  le  huitième  concile  œcuménique. 

La  doctrine  photienne.de  la  procession  du  Saint-Esprit  dxi  Père  seul 
a-t-elle  été  dans  le  passé,  et  est-elle  encore  de  nos  jours  un  dogme 
proprement  dit  de  l'Eglise  gréco-russe?  A-t-elle  été  enseignée  cons- 
tamment et  unanimement  dans  cette  Eglise,  depuis  le  ix«  siècle,  ou,  si 
l'on  veut,  depuis  le  xi«?  Telle  est  la  question  à  laquelle  nous  allons 
essayer  de  répondre  dans  cette  étude,  qui,  d'ailleurs,  n'a  pas  la  préten- 
tion d'épuiser  le  sujet,  mais  seulement  d'en  indiquer  les  grandes  lignes. 
Pour  procéder  avec  plus  de  clarté,  donnons  tout  de  suite  la  conclusion 
à  laquelle  a  abouti  notre  enquête.  Elle  tient  en  ces  deux  propositions: 

Première  proposition  :  La  doctrine  d'après  laquelle  le  Saint-Esprit  pro- 
cède du  Père  seul,  à  l'exclusion  de  toute  participation  du  fils  dans  la  pro- 
duction de  la  troisième  personne  de  la  Trinité,  ne  peut  pas  être  considérée 
comme  un  dogme  proprement  dit  de  l'Église  gréco-russe,  et  cette  doctrine 
n'a  jamais  été  reçue  unanimement  dans  cette  Église. 

Deuxième  proposition  :  La  doctrine  en  question  a  été  dans  le  passé  et 
demeure  dans  le  présent  seulement  l'opinion  la  plus  communément  admise 
dans  la  même  Église. 

Ces  deux  affirmations  vont  quelque  peu  à  rencontre  de  l'idée  qu'on 
se  fait  communément  en  Occident  de  l'enseignement  de  l'Église  orientale 
sur  cette  fameuse  question  de  la  procession  du  Saint-Esprit.  Les  théo- 
logiens catholiques  sont  portés  généralement  à  considérer  l'Eglise  gréco- 
russe  comme  une  société  religieuse  ayant  une  doctrine  bien  arrêtée  et 
bien  définie  sur  certains  points,  qui  ont  fait  l'objet  d'ardentes  contro- 
verses. Cette  conception  ne  répond  pas  à  la  réalité  des  faits.  Quand  on 
étudie  de  près  l'histoire  de  la  théologie  dissidente,  on  n'y  trouve  rien 
de  fixe  et  de  permanent,  même  sur  les  questions  qui  ont  été  les  plus 
remuées  par  la  polémique.  Tel  est  le  cas  pour  la  procession  du  Saint- 
Esprit.  Essayons  de  le  démontrer. 

I.  La  doctrine  d'après  laquelle  le  Saint-Esprit  procède 
du  Père  seul  n*est  pas  un  dogme  de  FEglise  gréco-russe. 

A.  —  TÉMOIGNAGE  DES  CONCILES  ET  DES  CONFESSIONS  DE  FOI 

Pour  que  la  doctrine  photienne  sur  la  procession  du  Saint-Esprit  pût 
être  considérée  comme  un  dogme  proprement  dit  de  l'Eglise  gréco- 
russe,  il  faudrait  qu'elle  eût  été  solennellement  définie  ou,  du  moins, 
clairement  enseignée  par  une  autorité  tenue  unanimement  ^o\ix  mhWWhXt 


26o  ÉCHOS    d'orient 


par  les  membres  de  cette  Église.  Or,  cette  autorité  fait  absolument 
défaut.  Celle-ci  ne  pourrait  être,  dans  le  fait,  que  l'un  des  sept  premiers 
conciles  œcuméniques,  ou,  si  l'on  veut,  des  huit,  puisqu'il  faut  toujours 
compter  le  concile  in  Trullo.  Le  concile  œcucnénique  est;  en  effet,  la 
seule  autorité  doctrinale  infaillible  reconnue  de  nos  Jours  (i)  par  tous  les 
théologiens  gréco-russes.  Si  ceux-ci  ne  s'entendent  pas  sur  le  nombre 
exact  des  conciles  œcuméniques,  comme  nous  l'avons  établi  dans  un 
précédent  article  (2).  ils  sont  du  moins  d'accord  pour  accepter  les  sept 
premiers,  plus  le  Quinisexte.  Or,  on  aura  beau  parcourir  les  définitions 
portées  par  ces  assemblées,  on  n'y  trouvera  nulle  part  formulé  le  dogme 
photien  :  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  seul.  Et  si  l'on  se  donne  la 
peine  de  lire  les  actes  de  ces  conciles  dans  leur  intégrité,  on  y  décou- 
vrira plus  d'un  passage  qui  insinue  ou  même  dit  tout  le  contraire  : 
par  exemple,  l'approbation  générale  donnée  par  le  cinquième  concile 
œcuménique  à  la  doctrine  des  Pères  latins  :  Hilaire,  Ambroise,  Augustin 
et  Léon,  qui  tous  les  quatre  ont  enseigné  explicitement  le  Filioque;  ou 
encore,  la  profession  de  foi  du  patriarche  Taraise,  lue  au  second  concile 
de  Nicée,  et  dont  nous  avons  déjà  parlé. 

A  côté  des  conciles  œcuméniques,  il  y  a  bien  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  les  livres  symboliques  de  l'Église  gréco-russe,  c'est-à-dire 
tout  spécialement  le  catéchisme  ou  Confession  orthodoxe  de  Pierre  Moghila 
et  la  Confession  de  Dosithée.  Ces  deux  documents  sont  mis  par  un  certain 
nombre  de  théologiens  sur  le  même  pied  que  les  définitions  des  conciles 
œcuméniques.  Mais  c'est  là  une  opinion  particulière,  qui  est  de  plus 
en  plus  abandonnée  de  nos  jours.  La  grande  majorité  des  théologiens 
actuels  ne  reconnaît  à  ces  confessions  de  foi  qu'une  valeur  relative. 
On  les  déclare  entachées  de  latinisme.  On  y  découvre  même,  et  non 
à  tort,  de  petites  contradictions,  et  l'on  ne  se  gêne  pas  pour  s'écarter 
de  leur  enseignement.  D'ailleurs,  chose  curieuse,  ces  deux  pierres  de 
touche  de  l'orthodoxie,  comme  les  appelle  le  théologien  Macaire,  ne 
disent  pas  explicitement  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  seul,  et 
ne  s'opposent  pas  directement  au  dogme  catholique.  Elles  affirmen 
simplement  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  :  c'est  le  cas  de  la  Con- 
fession de  Dosithée  (3);  ou  qu'il  procède  du  Père  seul  en  tant  que  celui-c 


(i)  Je  dis  «  de  nos  jours  »,  parce  qu'il  n'en  fut  pas  toujours  ainsi.  Pendant  un  siècle, 
en  Russie,  on  nia  communément  l'autorité  absolue  du  concile  œcuménique,  et  l'on 
proclama  l'Ecriture  Sainte  l'unique  règle  de  foi. 

(2)  Voir  Echos  d'Orient,  janvier  1919. 

(3)  \hn~j\}.a.  ûlytov  èx  to-j  Ilarpo;  âx7topîuô[jL£vov.  (Cap.  i.)  On  sait  que  la  Confession  de 
Dosithée  a  pour  but  de  réfuter  point  par  point  la  confession  calviniste  de  Cyrille 
Lucar.  Celui-ci  avait  écrit:  lIv£-j!J.a  àytov  H  roO  Harpo;  5i'  Y(ou  Tiposp/^oiicvov.   Il  est 


ou    EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT        26 1 

est  la  source  et  le  principe  de  la  divinité  :  c'est  la  doctrine  de  la  Confession 
orthodoxe  de  Moghila  (i);' doctrine  qui  est  susceptible  d'une  bonne 
interprétation;  car  il  est  bien  vrai  que  le  Père  est  l'unique  source  pri- 
mordiale de  la  divinité.  Pour  appuyer  cette  doctrine,  Pierre  Moghila 
cite,  il  est  vrai,  un  texte  embarrassant  du  pseudo-Athanase,  où  il  est 
dit  que  le  Saint-Esprit  a  pour  principe  de  sa  procession  le  Père  seul,  et 
qu'il  est  envoyé  dans  le  monde  par  le  Fils  (2).  Mais  de  ce  témoignage, 
qui  est  encadré  au  milieu  d'autres  tout  à  fait  anodins,  l'auteur  ne  retient, 
dans  sa  conclusion,  que  le  côté  positif: 

«  Qu'il  nous  suffise,  dit-il,  de  croire  d'une  foi  ferme  ce  que  le  Christ  nous 
a  enseigné  et  ce  que  l'Église  orientale,  catholique  et  orthodoxe  croit  et  a  confessé 
au  second  concile  œcuménique,  en  approuvant  le  symbole  sans  l'addition:  et 
du  Fils.  Contre  ceux  qui  avaient  ajouté  ces  mots  et  du  Fils  protestèrent  tant 
l'Église  orientale,  orthodoxe  et  catholique,  que  l'Église  occidentale  de  Rome  : 
témoin  les  deux  plaques  d'argent  portant  gravé  en  latin  et  en  grec  le  symbole 
sans  l'addition  «  et  du  Fils»  que  le  Pape  de  Rome,  Léon  III,  fit  suspendre  dans 
l'église  Saint-Pierre,  en  l'an  du  Christ  809,  comme  le  dit  Baronius.  C'est  pour- 
quoi quiconque  demeure  ferme  dans  cette  croyance  a  l'espoir  assuré  de  se  sauver, 
parce  qu'il  ne  s'écarte  en  rien  de  la  doctrine  commune  de  l'Église. 

Moghila,  on  le  voit,  s'arrête,  en  définitive,  à  la  simple  affirmation 
de  l'Évangile  et  du  symbole:  Le  Saint-Esprit  procède  du  Père.  11  ne  for- 
mule pas  la  doctrine  de  l'Église  orientale  par  la  proposition  exclusive  : 
Le  Saint-Esprit  procède  du  Père  seul.  Il  avait  agi  de  même  dans  une 
réponse  précédente,  en  parlant  du  mystère  de  la  Trinité  en  général  : 

Le  Saint-Esprit  procède  du  Père  de  toute  éternité  (3).  Et  il  reproduisit 
des  textes  de  saint  Jean  Damascène  et  de  saint  Grégoire  le  Théologien 
qui  disent  que  le  Père  est  le  principe  des  deux  autres  personnes  et  que 
lui-même  ne  tire  son  origine  de  personne. 

Aux  conférences  de  Bonn,  en  1875,  Dœllinger  voyait  juste  quand  il 
déclarait  : 

Les  confessions  de  foi  éditées  dans  le  recueil  de  Rimmel  et  composées  après 
la  séparation  des  Églises  par  les  prélats  ou  les  synodes  locaux  de  l'Église  orien- 
tale, ne  contiennent  rien  au  sujet  du  Saint-Esprit,  autant  que  je  m'en  rends 
compte,  que  nous  ne  puissions  accepter.  La  confession  de  Cyrille  Lucar,  il  est 
vrai,  est  rejetée  par  l'Église  orientale,  mais  ce  n'est  sans  doute  pas  à  cause  de 


remarquable  qu'à  cette  formule  patristique  Dosithée  n'oppose  pas  la  formule  photienne  : 
ïv.  u.6vo'j  To-j  lia-rpo;  èy.iropsuôfjiîvov,  mais  la  simple  affirmation  évangélique. 

(1)  Tb  nv£Û[J.a  TO  avtov  ixTtopeiiîTa'.  ïv.  [jLOVoy  to-j  Ilarpo;,  w;  7:r,yf,;  xal  àp/f,;  tt,;  Oîôry.To;. 
(I  p.,  q.  Lxxi.) 

(2)  'E/.  [j.ôvo'J  ToC  IlaTpô;  aÎT'.aTÔv  xal  èxTtopî'jTÔv,  ctà  ok  toC  YîoC  àv  to)  y.ôatxfi)  i-r-^tn-O  - 
/  vj-îvciv.  [Ibid.] 

(3)  IIvîC[j.x  ày.ùv  ait'    aùovo;  ây.7îoj;ï*j6[i.£vov  iv.  Ilarpo;.  (Q-  ix.) 


202  ÉCHOS    d'orient 


son  enseignement  sur  le  Saint-Esprit.  En  tous  cas,  la  confession  qu'on  appelle 
orthodoxe  (celle  de  Moghila)  est  généralement  acceptée,  et  nous  pouvons  admettre 
ee  qu'elle  dit,  et  même  cette  proposition  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père 
seul,  pourvu  qu'on  ajoute  en  tant  que  le  Père  est  le  principe  et  la  source  de  la 
divinité,  comme  le  fait  la  confession  (i). 

Le  recueil  deKimmel,  auquel  vient  de  faire  allusionDœllinger,  contient 
d'autres  pièces  qui  sont  loin  d'avoir  la  même  valeur  dans  la  théologie 
gréco-russe  que  les  deux  confessions  précédentes.  Plusieurs  théologiens 
attachent  cependant  une  grande  importance  à  deux  expositions  de  la 
foi  chrétienne,  composées  par  le  patriarche  œcuménique  Gennade 
Scholarios,  à  la  demande  du  sultan  Mahomet  II,  après  la  prise  de  Cons- 
tantinople.  De  ces  deux  morceaux,  le  premier  se  présente  sous  forme 
de  dialogue;  le  second  est  rédigé  à  la  manière  d'une  confession  de  foi 
et  comprend  vingt  articles  (2).  L'un  et  l'autre  sont  conçus  du  point  de 
vue  apologétique,  et  expriment  le  même  fonds  de  doctrine,  celui-ci 
d'une  manière  plus  développée,  celui-là  plus  brièvement.  Le  but  de 
Gennade  est  d'exposer  à  un  infidèle,  aussi  clairement  que  possible,  les 
croyances  fondamentales  de  la  religion  chrétienne,  et  spécialement  les 
deux  mystères  de  la  Trinité  et  de  l'Incarnation.  11  faut  reconnaître  qu'il 
s'en  tire  à  merveille.  Avec  beaucoup  d'à-propos,  il  choisit  les  compa- 
raisons les  plus  propres  à  rendre  accessibles,  dans  une  certaine  mesure, 
à  la  raison  humaine,  nos  dogmes  les  plus  mystérieux.  Ce  qu'il  y  a  de 
plus  remarquable,  et  qui  va  à  notre  sujet,  c'est  que  les  comparaisons 
employées  pour  donner  une  idée  du  mystère  de  la  sainte  Trinité  sug- 
gèrent toutes  la  doctrine  du  Filioque.  C'est  le  soleiL  le  rayon  et  la  lumière; 
c'est  l'âme,  la  parole  et  le  souffle;  c'est  le  feu,  sa  chaleur  et  sa  lumière; 
c'est  même  l'analogie  augustinienne  et  thomiste  de  l'âme  spirituelle  et 
de  ses  deux  facultés,  l'intelligence  et  la  volonté: 

«  Dieu  n'a  pas  seulement  l'idée  des  créatures  qu'il  a  faites;  il  a  aussi,  à  plus 
forte  raison,  l'idée  de  lui-même;  il  se  connaît  lui-même.  Et  voilà  pourquoi  il 
a  un  verbe  et  une  sagesse,  par  laquelle  il  se  saisit  lui-même.  De  même  Dieu  ne 
veut  pas  seulement;  il  n'aime  pas  seulement  ses  créatures;  mais  il  se  veut  aussi, 
il  s'aime  aussi  lui-même.  C'est  pourquoi  sortent  de  Dieu  de  toute  éternité  le  Verbe 
et  son  Esprit,  et  ils  sont  éternellement  en  lui.  Et  ces  deux  choses  avec  Dieu  sont 
un  seul  Dieu.  »  (3) 


(i)  On  sait  que  les  Conférences  de  Bonn  réunirent  des  théologiens  de  l'anglicanisme, 
du  vieux-catholicisme  et  de  l'orthodoxie  orientale.  Les  vieux-catholiques  se  montrérenij 
disposés  à  sacrifier  l'addition  du  Filioque,  mais  tinrent  ferme  sur  le  fond  même  d< 
la  procession  du  Saint-Esprit  ab  utroque. 

(2)  Ces  deux  pièces  se  trouvent  dans  Migne,  P.  G.,  CLXX,  333-352.  Voir  ce  qu'e 
dit  le  P.  Palmieri,  Theologia  dogmatica  orthodoxa,  1,  p.  434-452.  . 

(3)  Gennadii  Confessio  II,  c.  iv. 


ou    EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT        26} 

Dans  l'Exposition  dialoguée,  Gennade  va  jusqu'à  employer  la  formule 
latine  :  Â  Paire  Filioque  : 

De  même  qtie  le  disqtie  solaire  engendre  le  rayon,  et  que  du  soleil  et  de 
ses  rayons  procède  la  lumière,  ainsi  Dieu  le  Père  engendre  son  Fils  et  Verhe, 
et  du  Père  et  du  Fils  procède  (ex-opsûsTa-.)  le  Saint-Esprit  (i). 

On  a  contesté,  dans  ce  passage,  l'authenticité  des  mots  :  et  du  Fils, 
qui  sont,  en  effet,  surprenants  sur  la  plume  de  Gennade.  Mais  outre 
que  nous  savons  que  celui-ci  n'a  pas  toujours  eu  une  attitude  uniforme 
à  regard  du  Filioque,  et  qu'il  se  distingua,'  à  Florence,  dans  le  groupe 
des  unionistes,  qu'on  veuille  bien  faire  attention  que  le  contexte  exige 
impérieusement  le  «  xal  sx  toj  Vloù  ».  Seul  le  témoignage  indubitable 
des  manuscrits  pourrait  établir  l'existence  de  l'interpolation  (2).  Au 
demeurant,  Gennade  répète  après  saint  Jean  Damascène  que  le  Père  seul 
est  principe,  piôvoç  avTio?  6  na-rr^p.  Mais  tout  l'ensemble  de  son  exposé 
insinue  qu'il  s'agit  du  principe  primordial  qui  n'a  pas  lui-même  de  prin- 
cipe. Somme  toute,  les  confessions  de  Gennade,  loin  d'enseigner  la 
procession  A  Pâtre  solo,  sont  plutôt  favorables  au  dogme  catholique. 

Si  maintenant  nous  interrogeons  le  catéchisme  de  Philarète  dont 
l'autorité  est  souveraine  en  Russie,  et  qui  a  cours  également  dans  les 
autocéphalies  de  langue  grecque,  nous  n'y  trouvons  pas  non  plus  for- 
mulée la  doctrine  photienne.  Voici  ce  que  nous  y  lisons  : 

D.  —  D'où  savons-nous  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père? 

R.  —  Nous  le  savons  par  les  paroles  suivantes  de  Jésus-Christ  lui-même: 
Lorsque  le  Paraclet  que  je  vous  enverrai  d'auprès  du  Père,  l'Esprit  de  vérité 
qui  procède  du  Père,  sera  venu,  il  rendra  témoignage  de  moi.  {Jean,  xv,  20.) 

D.  —  La  doctrine  touchant  la  procession  du  Saint-Esprit  du  Père  doit-elle 
subir  quelque  changement  ou  quelque  complément? 

R.  —  En  aucune  façon.  Premièrement,  parce  que  l'Église  orthodoxe,  en 
enseignant  cela,  répète  les  propres  paroles  de  Jésus-Christ.  Or,  les  paroles  de 
Jésus-Christ  sont  sans  aucun-  doute  l'expression  suffisante  et  parfaite  de  la 
vérité.  Secondement,  parce  que  le  second  concile  œcuménique,  qui  eut  pour  but 
principal  de  définir  la  vraie  doctrine  sur  le  Saint-Esprit,  exposa,  sans  aucun 
doute,  d'une  manière  satisfaisante  cette  doctrine  dans  le  symbole  de  la  foi.  Et 


(i)  Kal  totJTztp  à  Si'axo;  ô  f,).taxb;  yevvâ  ttiv  à)CTtva,  xal  Ttapà  roû  f,).to\j  xal  rAv  àxTtvwv 
EXTropE-jcTat  TÔ  9<oc'  o'jtw  xal  ô  0îbç  xal  IlaTfip  ysvvâ  tbv  Yîôv  xal  Ad^ov  aOxoy,  xal  1%  tov 
Ilarpô;  xal  l'to-j  cXTtops-jeTat  tô  TTvEÙiJia  tô  ârtov.  (P.  G.,  CLXX,  321.) 

(2)  Gennade  serait-il  revenu,  pour  la  circonstance,  à  la  doctrine  définie  à  Florence? 
L'hypothèse  ne  présente  rien  d'invraisemblable,  surtout  quand  on  a  lu  ses  explications 
embrouillées  de  la  procession  du  Saint-Esprit  dans  les  traités  imprimés  dans  Migne, 
en  grec  seulement  (P.  G.,  t.  CLXX,  665-714  et  714-732).  Il  y  adopte  tour  à  tour  les 
diverses  théories  soutenues  par  les  théologiens  dissidents  qui  l'ont  précédé,  y  compris 
la  théorie  de  la  traversée  par  le  Fils.  Celle-ci,  du  reste,  était  suffisante,  à  elle  seule, 
pour  lui  permettre  l'emploi  de  la  formule  latine. 


264  ÉCHOS    d'orient 


l'Eglise  catholique  reçut  cet  enseignement  d'une  manière  si  catégorique,  que  le 
troisième  concile  œcuménique,  dans  son  huitième  canon,  défendit  de  composer 
un  nouveau  symbole  de  foi. 

C'est  pourquoi  saint  Jean  Damascène  écrit  :  «  Nous  disons  que  le  Saint-Esprit 
est  du  Père,  et  nous  l'appelons  l'Esprit  du  Père.  Nous  ne  disons  pas  que  l'Esprit 
est  du  Fils  (ex  Filio),  mais  nous  déclarons  qu'il  est  le  propre  Esprit  du  Fils.  » 

La  position  prise  par  Philarète  est  très  nette.  Il  rejette  également  et 
l'addition  photienne  et  l'addition  latine.  11  ne  veut  pas  aller  au  delà  de 
la  simple  affirmation  :  «  Le  Saint  Esprit  procède  du  Père.  »  Mais  cette 
attitude  même  tourne  à  l'avantage  de  la  thèse  catholique,  par  le  fait 
qu'elle  laisse  intacte  la  question  débattue  depuis  Photius  entre  Grecs  et 
Latins.  C'est  d'ailleurs  une  position  intenable  au  regard  de  la  tradition 
patristique  et  de  la  doctrine  de  saint  Jean  Damascène  lui-même,  qui 
déclare  en  plusieurs  endroits  de  ses  écrits  que  le  Saint-Esprit  procède 
du  Père  par  le  Fils.  De  cette  dernière  formule  Philarète  ne  souffle  mot. 
Prises  en  rigueur,  ses  paroles  la  condamneraient.  Mais  arriver  à  cette 
extrémité  serait  grave  pour  un  «  orthodoxe  ».  11  faudrait  du  même  coup 
lâcher  presque  tous  les  Pères  grecs.  On  ne  peut  croire  que  le  métropolite 
de  Moscou  soit  allé  jusque-là,  au  moins  dans  sa  vieillesse;  car  dans  sa 
jeunesse  nous  savons  qu'il  avait  lâché  jusqu'à  l'autorité  infaillible  des 
conciles  œcuméniques.  Quel  qu'ait  été  le  fond  de  sa  pensée,  toujours 
est-il  que  dans  son  catéchisme  il  ne  veut  pas  qu'on  dise  :  «  Le  Saint- 
Esprit  procède  du  Père  seul  »,  mais  bien  :  «  Le  Saint-Esprit  procède 
du  Père  ». 

La  doctrine  du  catéchisme  de  Philarète  se  retrouve  dans  la  formule 
d'abjuration  imposée  par  l'Eglise  russe  aux  catholiques  qui  veulent 
entrer  en  communion  avec  elle  et  devenir  ses  fidèles.  Au  nouveau  pro- 
sélyte on  pose  la  question  suivante  : 

«  Renonces-tu  à  la  fausse  doctrine  qui  prétend  que  le  dogme  de  la  procession 
du  Saint-Esprit  n'est  pas  suffisamment  déclaré  par  les  paroles  du  Sauveur:  Qui 
procède  du  Père,  et  qu'il  est  nécessaire  d'ajouter  à  ces  paroles  les  mots  suivants  : 
et  du  Fils? 

Et  un  peu  plus  loin,  dans  le  même  office,  il  est  dit  simplement  que 
le  Saint-Esprit  procède  du  Père. 

B.  —  TÉMOIGNAGE  DES  LIVRES  LITURGIQUES 

Plus  encore  que  la  doctrine  des  confessions  de  foi  et  des  catéchismes 
dont  nous  venons  de  parler,  le  témoignage  des  livres  liturgiques  mérite 
d'être  pris  en  considération  dans  toute  question  touchant  à  la  foi.  Ces 
livres,  en  effet,  dans  la  plus  grande  partie  de  leur  contenu,  remontent 


ou    EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT        265 

à  une  haute  antiquité.  En  bien  des  cas,  ils  nous  portent  l'éciio  de  la  voix 
de  l'ancienne  Eglise  d'Orient  unie  au  centre  de  l'unité.  Si  l'Église  gréco- 
russe  garde  cet  héritage  du  passé,  si  elle  prie  et  exprime  sa  croyance 
avec  les  antiques  formules,  nous  sommes  en  droit  de  juger  de  sa  doc- 
trine officielle  d'après  ces  formules  et  de  les  préférer  à  d'autres  expres- 
sions moins  authentiques  et  plus  récentes  de  son  Credo.  Or,  que  nous 
disent  les  livres  liturgiques  de  l'Eglise  orientale  dissidente  sur  la  pro- 
cession du  Saint-Esprit? 

Tout  d'abord,  ils  célèbrent  en  termes  magnifiques  les  grands  docteurs 
de  l'Orient  et  de  l'Occident  qui  ont  exprimé  d'une  manière  explicite  et 
en  propres  termes  la  procession  du  Saint-Esprit  du  Père  et  du  Fils  :  tels 
saint  Epiphane  de  Salamine  et  saint  Cyrille  d'Alexandrie,  et  les  deux 
grands  papes  saint  Léon  l«f  et  saint  Grégoire  l«r.  Écoutons,  à  titre 
d'exemple,  les  éloges  que  ces  livres  donnent  au  pape  saint  Léon,  le 
1 8  février  : 

A  l'office  des  Vêpres,  ce  docteur  est  salué  comme  la  tour  inexpu- 
gnable de  la  religion,  le  guide  de  l'orthodoxie,  le  flambeau  de  la  terre, 
la  lyre  du  Saint-Esprit.  A  l'office  de  VOrtbros  ou  des  Laudes,  on  le  pro- 
clame l'héritier  du  trône  de  Pierre  le  Coryphée,  son  successeur  enrichi 
de  sa  primauté,  qui  a  redressé  dans  l'Église  la  colonne  de  l'orthodoxie. 
On  le  compare  à  un  lion  qui  a  poursuivi  les  renards  brouillons,  et  par 
son  rugissement  royal  a  frappé  de  stupeur  les  cerveaux  des  impies. 
C'est  tantôt  une  aurore,  tantôt  un  soleil  resplendissant  qui  s'est  levé 
de  l'Occident  et  qui  a  lancé  partout  les  rayons  de  la  pure  doctrine. 
Comme  un  nouveau  Moïse,  il  est  apparu  au  peuple  de  Dieu  portant 
gravés  sur  des  tables  écrites  par  la  main  du  Seigneur  les  enseignements 
de  la  piété.  Véritable  patriarche,  il  a  dressé  sa  tente  là  où  se  trouvent 
les  prélatures  et  les  trônes  des  patriarches.  Et  on  le  prie  de  veiller,  du 
haut  du  ciel,  sur  Son  troupeau,  et  d'obtenir  à  tous  la  grande  miséricorde 
du  Christ. 

Dans  le  livre  appelé  Euchologe  et  qui  correspond  au  Rituel  des  Latins, 
se  lisent  deux  professions  de  foi  que  l'évêque  récite  à  la  cérémonie  de 
son  ordination.  Ces  deux  professions  de  foi  affirment  simplement  que 
le  Saint-Esprit  procède  du  Père.  Dans  la  première,  il  est  dit  : 

«  Le  Fils  est  engendré  du  Père  seul,  sx  {jlovoj  toj  Ilarpés,  et  le  Saint- 
Esprit  procède  du  Père,  xal  tô  ITvî'jixa  70  aytov  Èx-opeûs-ra'.  èx  toû  Fla-pô;. 
Et  je  professe  ainsi  un  seul  principe,  et  je  reconnais  une  seule  cause 
du  Fils  et  de  l'Esprit,  à  savoir  le  Père.  Kal  ou-w  p/lav  àpyTjV  Tcpso-^îiio), 
xal  £v  a'-Tiov  ETr'.v'.vcjTxto  xôv  Ilaxspa,  V'.oû  xal  nvîjp.aTo;.  » 

Quand  elle  parle  du  Fils,  la  profession  de  foi  dit  qu'il  est  engendré 


266  ÉCHOS  d'orient 


du  Père  seul,  mais  du  Saint-Esprit  elle  affirme  simplement  qu'il  procède 
du  Père,  sans  ajouter  l'épithète  seul.  Et  sans  doute  le  Père  est  déclaré 
l'unique  principe  et  source  des  deux  autres  personnes,  mais  la  rela- 
tion d'origine  entre  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  n'est  pas  exclue;  elle  reste 
seulement  dans  l'ombre.  On  peut  mêmeavancer  qu'elle  est  discrètement 
sous-entendue  par  le  fait  qu'on  évite  de  dire  :  procède  du  Père  seul. 

La  seconde  profession  de  foi  se  tient  sur  la  même  réserve  : 

«  Je  croîs  au  Saint-Esprit  procédant  du  Père  lui-même,  tô  è;  aù-roù  -roCi 
lla^po;  èxTîopsuôjjLSVov  »  (i). 

Mais  d'autres  textes  disent  davantage  et  enseignent  explicitement, 
à  la  suite  de  la  plupart  des  Pères  grecs,  que  le  Saint-Esprit  procède 
éternellement  du  Père  par  le  Fils.  C'est  la  voix  de  l'ancienne  Eglise  que 
nous  entendons.  Les  bornes  posées  par  Philarète  sont  dépassées,  et 
Photius  est  condamné. 

A  l'office  des  Vêpres  du  jeudi  après  la  Pentecôte,  nous  rencontrons 
le  passage  suivant  : 

«  Le  Saint-Esprit  est  reconnu  Dieu,  consubstantiel  au  Père  et  au  Verbe,  et 
partageant  leur  trône.  Lumière  supraparfaite  jaillissant  de  la  Lvim^éfe,  procédant 
du  Père  parfait  sans  principe  et  par  le  Fils.  »  (2) 

11  s'agit  bien  ici  de  la  procession  éternelle  et  non  d'une  mission  du 
Saint-Esprit  aux  créatures.  On  remarquera  l'emploi  du  verbe  briller, 
jaillir  comme  une  lumière,  èx}.àijL'!/a;,  pour  exprimer  cette  procession 
éternelle.  C'est  la  condamnation  de  l'exégèse  fantaisiste  donnée  par  un 
grand  nombre  de  théologiens  photiens  à  certains  textes  patristiques 
dans  lesquels  le  verbe  «  £xÀà[j(.7rsiv  »  se  rencontre  pour  marquer  la 
relation  d'origine  entre  le  Fils  et  le  Saint-Esprit.  A  en  croire  ces  théolo- 
giens, £x)vàjjL7r£t.v  ne  désignerait  jamais  la  procession  éternelle,  mais 
seulement  la  mission  temporelle.  Ici,  ce  verbe  signifie  sans  doute 
possible  la  sortie  éternelle  du  Saint-Esprit  de  la  Lumière,  qui  est  Dieu, 
c'est-à-dire  du  Père  —  cela  est  sûr  —  et  aussi  du  Fils,  considéré  comme 
ne  faisant  qu'un  avec  le  Père  —  cela  est  très  probable^  car  le  Fils  aussi 
est  Lumière.  —  Qu'on  fasse  attention  également  à  l'emploi  de  la  pré- 
position «  ex  »  pour  désigner  la  relation  du  Saint-Esprit  au  Père,  et 
à  celui  de  la  préposition  «  ô'.à  »  pour  marquer  le  rapport  au  Fils.  Kx 
fait  remonter  à  l'origine  première,  à  la  source  primordiale;  o'.à  indique 


(i)  Voir  ces  professions  de  foi  dans  Goar,  Rituale  Grœcorun,  édition  de  Venise, 
lySo,  p.  253,  255. 

(2)  Tb  llv£-j[jia  TÔ  âyiov  Beoç.  T-jjjiç-jk;  xal  TÛvOpovov  Ilarfil  xal'  Adyoi  yvwpt^sTa'.,  ^m; 
■JTrepTE'Xetov  ex  çoitoç  âxXâa'liav,  èE  àvâpy(oy  T£>.£toy  IlaTpbç  /.al  St'  Tîoy  7Tpo£px6;ji.£vov. 


ou    EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT        267 

bien  que  le  Fils  n'est  pas  source  indépendante,  et  qu'il  reçoit  du  Père 
le  pouvoir  spirateur. 

Un  texte  non  moins  clair  sur  la  procession  éternelle  du  Saint-Esprit 
du  Père  par  le  Fils  se  rencontre  dans  le  livre  appelé  Octoïkhos  ou 
Paraklitiki,  qui  contient  le  propre  du  temps  des  principales  heures 
canoniales  et  de  la  Messe  pour  tous  les  jours  de  l'année.  A  V Ikhos  ou 
ton  troisième,  dans  le  théotohion  de  l'ode  neuvième,  nous  lisons  cette 
prière  adressée  au  Fils  de  Dieu  : 

Dans  ta  miséricorde,  accorde-nous  l'Esprit  communicateur  des  hiens 
célestes,  qui  par  toi  procède  du  Père  (i). 

La  tactique  des  théologiens  dissidents,  pour  enlever  toute  force 
à  l'argument  des  théologiens  catholiques  tiré  de  la  mission  du  Saint- 
Esprit  par  le  Fils,  a  été  de  prétendre  que  la  mission  se  rapportait  uni- 
quement aux  grâces  spirituelles  distribuées  aux  âmes  par  le  Saint- 
Esprit,  et  que  la  troisième  personne  elle-même  n'était  ni  envoyée  ni 
donnée.  Dans  le  passage  qu'on  vient  de  lire,  le  Saint-Esprit  est  nette- 
ment distingué  de  ses  dons.  C'est  lui  en  personne  qu'on  demande  au 
Fils  de  nous  envoyer,  lui  qui  procède  du  Père  par  le  Fils. 

Aux  Vêpres  du  mercredi  après  la  Pentecôte,  nous  relevons  cette 
autre  prière  également  adressée  à  l'Homme-Dieu,  au  f)câvOpw-o;  : 

«  O  source  éternelle,  qui  débites  éternellement  le  fleuve  ineffable 
de  la  bonté,  qui  émets  fans  cesse,  qui  verses  de  ton  propre  fonds 
l'eau  vivante,  arrose  mon  âme  de  ses  bouillons.  »  (2) 

Le  fleuve  ineffable  de  la  bonté,  l'eau  vivante  que  la  source  éternelle 
qui  est  le  Fils  fait  jaillir  éternellement  de  son  fonds,  c'est,  d'après 
Jésus  lui-même  {Jean,  vu,  38),  la  personne  du  Saint-Esprit,  qui  nous 
a  été  donné.  Impossible,  du  reste,  de  rapporter  aux  dons  spirituels 
considérés  en  eux-mêmes  cette  eau  vivante  qui  jaillit  éternellement 
d'une  source  éternelle. 

Nous  passons  sous  silence  les  textes  nombreux  où  la  liturgie  grecque 
parle  de  la  mission  du  Saint-Esprit  par  le  Fils.  11  nous  suffira  de  trans- 
crire celui-ci,  qui  dit  explicitement  que  la  personne  du  Saint-Esprit 
nous  est  donnée  réellement  et  substantiellement  par  la  médiation  du 
Fils.  Il  se  trouve  aux  Vêpres  du  jeudi  après  la  Pentecôte  : 

«  Ce  n'est  pas  comme  autrefois,  alors  qu'il  brillait  dans  les  pro- 
phètes  sous  l'ombre  de  la   loi,   c'est  substantiellement  que   le  Saint- 


(2)  'H  Trriyïi  i\  àtBioç,  àsvv^o);  f,   ^p-jourra  îroTafiôv   àvï'xçipa<7T0v   àya66Tr,To;,  O'ôwp  to  j^wv 
ki:  ^A-j'ci'JTa,  TUsx;fyTWî  npoyéryjaoi.  rat;  a'^TO-J  ÈTrippoa;;  tTiV  'h'^yr^v  ij.o'J  y.arapôe-JTOv. 


268  ÉCHOS  d'orient 


Esprit  nous  est  donné  maintenant  par  la  médiation  du  Christ.  »  (i) 

Ce  n'est  donc  pas  la  doctrine  photîenne  mais  bien  la  doctrine  catho- 
lique que  nous  trouvons  dans  les  livres  liturgiques  dont  l'Eglise  gréco- 
russe  se  sert  encore  de  nos  jours  (2).  Sans  doute,  un  grand  nombre 
de  polémistes  antilatins  ont  leurs  manières  à  eux  d'entendre  le  per 
Filium.  Mais  nous  pouvons  leur  opposer  un  bon  nombre  de  théolo 
giens  se  disant  orthodoxes  comme  eux,  qui,  à  toutes  les  époques,  ont 
interprété  cette  formule  dans  le  sens  catholique,  ou  tout  au  moins  lui 
ont  donné  un  sens  opposé  au  dogme  photien.  De  ces  théologiens  il 
nous  faut  maintenant  parler.  Ils  se  divisent  en  trois  catégories  : 

Les  uns  ont  rejeté  expressément  la  théorie  photienne  de  la  proces- 
sion du  Saint-Esprit  a  Pâtre  solo  et  ont  enseigné  au  moins  en  termes 
équivalents  le  dogme  catholique. 

Les  autres  ont  mis  sur  le  même  pied  et  la  thèse  de  Photius  et  la  thèse 
catholique  et  les  ont  rangées  toutes  les  deux  dans  la  catégorie  des 
opinions  théologiques  ou  des  «  théologoumènes  »,  comme  s'expriment 
les  théologiens  russes  contemporains. 

D'autres,  enfin,  ont  admis  une  certaine  participation  du  Fils  dans 
l'acte  éternel  par  lequel  le  Père  produit  le  Saint-Esprit,  expliquant  cette 
participation  de  diverses  manières,  dont  aucune  n'est  satisfaisante  au 
regard  du  dogme  catholique. 

Ecoutons  d'abord  les  premiers. 

C.  —  THÉOLOGIENS  FAVORABLES  AU   DOGME  CATHOLIQUE 

Depuis  que  le  schisme  a  été  consommé  entre  l'Eglise  catholique  et 
l'Église  gréco-russe,  il  est  curieux  de  constater  qu'à  toutes  les  époques 
et  jusqu'à  nos  jours,  il  y  a  eu  un  certain  nombre  de  théologiens  de 
marque  qui,  sur  cette  question  de  la  procession  du  Saint-Esprit,  ont 
enseigné,  sinon  toujours  en  termes  exprès,  du  moins  en  termes  équi- 
valents, tout  l'essentiel  du  dogme  si  clairement  exposé  et  défini  au 
concile  de  Florence.  Ces  théologiens  rejettent  sans  doute  communément 
l'addition  du  mot  Filioque  au  symbole.  Ils  repoussent  même  souvent 
la  formule  latine  A  Paire  Filioque  procedit  comme  inexacte  et  pouvant 


(1)  Tô  llv£-j[j,a  TO  àytov,  ovy_  Mcmzçi  to  Trpôxepov  tt,  Ty.tâc  toù  vôjj.oy  ).otpL'|/av  iv  upoç^riTai:, 
oOaiwSoi;  oï  vûv  y|(itv  t/;  [jL£(Tt7£ta  XptiTToû  8sSo)pr|Ta!. 

(2)  Pour  être  complet,  nous  devons  dire  que  la  formule  a  Pâtre  solo  s'est  glissée 
dans  le  Synaxaire  du  lundi  de  la  Pentecôte,  dii,  parait-il,  à  Nicéphore  Calliste  Xan- 
thopoulos,  écrivain  du  xiv'  siècle.  Ce  texte  isolé  ne  saurait  contre-balancer  les 
passages  que  nous  avons  cités.  Il  se  trouve,  en  effet,  dans  la  partie  la  moins  officielle 
et  la  plus  récente  de  l'office  liturgique.  Les  Synaxaires  correspondent  aux  légendes  du 
Bréviaire  romain.  Leur  autorité  est  certainement  inférieure  aux  prières  proprement 
dites  qui  entrent  dans  la  trame  de  l'office  proprement  dit. 


ou    EN    EST    LA   QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT         269 

faire  croire  que  le  Père  et  le  Fils  constituent  deux  principes  distincts 
de  la  procession  du  Saint-Esprit.  Mais  la  manière  dont  ils  expliquent 
la  formule  patristique  a  Pâtre  per  Filium  fait  voir,  à  n'en  pouvoir 
douter,  que  leur  pensée  est  conforme  à  la  doctrine  catholique.  Nommons- 
en  quelques-uns,  en  suivant  l'ordre  chronologique. 

Le  premier  que  nous  rencontrons  est  Nicétas  de  Maronée,  archevêque 
de  Thessalonique,  qui  vivait  probablement  dans  la  première  moitié  du 
xiF  siècle,  en  tout  cas  pas  plus  tard  (i).  Ce  personnage,  dont  la  vie 
est  encore  à  peu  près  inconnue,  est  l'auteur  de  six  dialogues  sur  la 
procession  du  Saint-Esprit,  dont  quatre  seulement  ont  été  publiés 
intégralement  jusqu'à  ce  jour  (2).  Nicétas  a  fait  de  la  doctrine  des 
Pères  grecs  une  étude  attentive.  11  connaît  bien  les  principaux  arguments 
apportés  par  les  latins  en  faveur  du  Filioque.  Après  une  discussion 
serrée  entre  le  Grec  et  le  Latin,  le  Grec  finit  par  concéder  à  son  adver- 
saire que  la  doctrine  qui  enseigne  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père 
et  du  Fils  est  vraie,  et  qu'elle  concorde  avec  l'enseignement  des  Pères 
grecs  affirmant  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  par  le  Fils.  Mais  il 
ne  veut  pas  capituler  sur  l'addition  aiî  symbole.  11  déclare  cette  addition 
illicite  et  demande  aux  Latins  de  la  supprimer. 

Un  contemporain  de  Nicétas  de  Maronée,  Eustratios,  métropolite  de 
Nicée,  écrivit  de  nombreux  opuscules  sur  la  procession  du-  Saint- 
Esprit,  parmi  lesquels  quatre  ont  été  publiés  par  Andronnic  Demetra- 
kopoulos.  11  attaque  rudement  les  Latins,  mais  il  a  tout  l'air  de  se  battre 
contre  un  fantôme,  quand  il  écrit  : 

Le  Saint-Esprit  procède  par  le  Verbe  comme  l'éclat  de  la  lumière  par  les 
rayons...  Les  Pères  disent  que  l'Esprit  est  produit  du  Père  (=  ex  Pâtre)  par  le 
Fils,  comme,  chez  nous,  le  souffle  de  la  voix  vient  de  l'esprit  par  la  parole.  Ils 
veulent  montrer  que  le  Père,  le  vo-:;:,  est  le  principe  premier  et  propre  des  deux 
autres  personnes.  Les  adversaires,  au  contraire,  font  du  Verbe  le  principe 
premier  (tt^ûixrc)  àpxr,v)  du  Saint-Esprit,  et  ce  ti'est  que  par  l'intermédiaire  du 
Verbe  que,  d'après  eux,  le  Père  est  aussi  principe  de  l'Esprit,  de  sorte  que, 


(1)  M"  L.  Petit,  dans  sa  dernière  étude  sur  le  Synodicon  de  Thessalonique  (Echos 
d'Orient,  mai,  1918,  p.  253),  fait  vivre  Nicétas  de  Maronée  vers  l'an  1020.  J'ai  de  la 
peine  à  le  croire  si  vieux  pour  des  raisons  de  critique  interne  qui  sont  loin  d'être 
apodictiques.  En  tout  cas,  Nicétas  avait  déjà  écrit  ses  dialogues  antérieurement  au 
pontificat  du  pape  Alexandre  III  (i  159-1182),  puisque  Hugues  Ethérien  cite  cet  ouvrage 
dans  son  De  hœresibus  quas  Grœci  in  Latines  devolvunt  (P.  L.,  t.  GCII),  dédié 
à  Alexandre  III. 

(2)  Les  quatre  premiers  dialogues  ont  été  récemment  publiés  dans  le  Bessarione 
avec  une  traduction  latine  (à  partir  du  n*  119,  1912)  par  N.  Festa.  On  trouve  dans  la 
Patrologie  grecque  de  Migne,  t.  CXXXIX,  169-222,  tout  le  premier  dialogue  et  des 
extraits  des  autres. 


2-jO  ECHOS    D  ORIENT 


dans  ce  cas,   le  Père  est  principe  du  Saint-Esprit  non  par  lui-même  ni  en 
premier  lieu,  mais  accidentelle?nent  et  indirectement  (i). 

On  voit  comment  la  pensée  latine  est  ici  travestie;  mais  on  voit  aussi 
qu'Eustrate,  mis  en  présence  du  «  Sir,  'roù  VloG  »  des  Pères  grecs, 
accepte,  en  somme,  leur  conception,  et  admet  la  participation  du  Fils 
dans  la  production  du  Saint-Esprit.  Ce  qu'il  rejette,  c'est  la  production 
du  Saint-Esprit  par  le  Fils  considéré  comme  principe  premier,  immédiat, 
distinct  et  indépendant  du  Père  (2). 

Andronic  Camatéros,  dans  son  Arsenal  sacré,  composé  dans  la 
seconde  moitié  du  xiP  siècle,  paraît  raisonner,  en  certains  endroits  du 
moins,  comme  Eustrate  de  Nicée.  11  accentue  la  nuance  de  sens  qui 
existe  entre  les  prépositions  o'.à  et  s/,  dans  la  formule  grecque  :  Le 
Saint-Esprit  procède  du  Père  par  le  Fils.  'Ex  marque  bien  le  principe 
primordial  qui  n'a  pas  de  principe;  Stâ,  au  contraire,  montre  que  le 
Fils  reçoit  du  Père  d'être  principe  avec  lui  de  la  troisième  personne. 
C'est  pourquoi  il  se  refuse  à  dire  que  le  Saint-Esprit  procède  ex  toG 
riaT-pô*;  xal  toG  TloG  ;  mais  il  accepte  la  formule  :  Du  Père  par  le  Fils. 
Au  Latin,  qui  lui  objecte  le  passage  de  saint  Cyrille  d'Alexandrie  :  Le 
Saint-Esprit  est  produit  (mot  à  mot  :  répandu)  physiquement  du  Père  par 
le  Fils  (3),  il  répond  : 

Remarque  qu'en  cet  endroit  aussi  est  enseignée  la  production  physique  du 
Saint-Esprit  ex  Pâtre  per  Filium,  mais  non  ex  Filio  (4). 

Dans  ce  passage,  Camatéros  reconnaît  donc  que  le  Fils  n'est  pas 
étranger  à  la  production  physique,  essentielle,  réelle  du  Saint-Esprit. 
Mais  il  est  préoccupé,  comme  la  plupart  des  Grecs,  de  conserver  au 
Père  sa  qualité  de  principe  primordial.  C'est  pourquoi  il  ne  veut  pas 
de  la  préposition  ex  devant  le  Fils. 


(i)  Atà  TO-j   Aôyou  tô   llvô-jrj.a  T^posp/STat,  oi;  r,  è/.).a[;.'i/t;   5tà  twv  à/.Ti'vwv llaTî'pî;  èx 

ToC  Ilarpôi;  çadt  6t'  Tioy  tô  ]Iv£-j[j,a  TrpopàÀÂeaôat,  w;  âç'  rjfj.wv  èx.  tou  vo-j  Stà  toû  Àôyou 
70  Tcvsyjxa  Tf,L,  £xcpa>vr|(T£wç,  tô;  ôïjXoùaÔat  TrptorriV  y.at  otxet'av  àp^'^jv  éxarépou  tov  irarepa  xal 
vci-jV  ot  5È  TcpwTrjV  à.pyjiy  çaat  tÔv  Aôyov  -roy  llvsiifj.a-roç,  6tà  5è  [lécro-j  a-jToy  xal  tôv  IlaT-Epa, 
o)Z  sîvat  Tov  ria-rÉpa  [j.t,  xaO'  a-JTOv  [i.-qoï  upoi-w;,  â>,Xà  xaxà  (T\iiJ.^B^r^v.o;  xal  xa-râ  xt  a>,).o 
àp/jiV  TO-j  nv£-j[j,aTo;.  (Oratio  i.  Démetrakapoulos,  'ExxXriO-taaTixr,  ptjî/,to6r|Xr,,  p.  54,56-57.) 

(2)  11  faut  reconnaître,  du  reste,  comme  le  fait  remarquer  Hergenrœther,  Photius. 
m,  800-80),  qu'Eustrate  mêle  d'une  manière  étrange  le  point  de  vue  photien  et  la 
conception  patristique. 

(3)  'Ex  llatpo;  TO  rivcu[j.a  6t'  Tto-j  TTpoy£6u,£vov  ç-jatxw;. 

(4)  S-r,[i£twcrat  xàvTa-j6a  xr^v  qp-jaiXTiv  to-j  llv£-j[j,aTO;  irpôjcjaiv  èx  toC  IlaTpb;  8oY[;.aTt'o[x£vr,v 
S'.à  Tou  TEoO,  o-j  \).i\-i  xal  ix  toû  TtoO.  (Cité  par  Jean  Veccos,  De  depositione  sud,  oratio  u, 
P.  G.,  LXLI,  989  B.)  NicÉPHORE  Blem.midès  reproduit  un  autre  passage  de  l'Arsenal 
sacré  qui  donne  la  même  impression  que  le  précédent.  La  préposition  èx  et  le  verbe 
£X7:op£y£a-0ai  y  prennent  un  sens  qui  ne  peut  bien  se  dire  que  di;  Père  par  rapport 
au  Saint-Esprit.  (Epistola  ad  Jacobum  Bulgariœ  episcopum.  Laemmer,  Scriptorum 
Grœciœ  orthodoxœ  biblioiheca  selscta,  i,  p.  112-115.) 


ou    EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT         27  I 

La  logomachie  latente  qu'on  découvre  dans  les  écrits  de  certains 
polémistes  du  xii«  siècle  fut  mise  à  nu,  au  xiir  siècle,  par  le  savant 
Nicéphore  Blemmidès,  qui  ayant  étudié  à  fond  la  doctrine  des  Pères 
grecs,  et  ayant  eu  l'occasion  de  discuter  à  plusieurs  reprises  avec  des 
théologiens  latins  très  versés,  eux  aussi,  dans  la  connaissance  des 
Pères,  exposa  à  merveille  le  sens  de  la  formule  grecque  eA  Pâtre  per 
filîum,  dans  deux  lettres  dogmatiques  adressées  l'une  à  Jacques, 
archevêque  nommé  de  Bulgarie,  et  l'autre  à  Théodore  II  Lascaris, 
empereur  de  Nicée  (i).  Nicéphore  ne  se  contente  pas  d'expliquer  avec 
toute  la  clarté  désirable  la  véritable  pensée  des  Pères  grecs,  saint  Jean 
Damascène  non  excepté.  Il  réfute  aussi  les  fausses  interprétations 
du  per  Filimn  que  les  partisans  du  photianisme  pur.  cornmençaient 
à  mettre  en  circulation  : 

«  La  procession  du  Saint-Esprit  du  Père  par  le  Fils,  dit-il,  fut  de 
tout  temps  et  jusqu'à  nos  jours  confessée  par  les  orthodoxes.  C'était 
un  dogme  universellement  reçu  et  enseigné  dans  l'Église  de  Dieu.  Mais 
voici  que  depuis  peu  de  temps  il  est  arrivé  à  quelques-uns  une  aven- 
ture tout  à  fait  ridicule,  il  faudrait  plutôt  dire  déplorable.  En  voulant 
se  débarrasser  complètement  du  Filicque  (xô  ex  toG  VLoG),  ils  ont 
supprimé  en  même  temps  le  pe>'  filium  (to  S»,'  Vlo'j)\  Une  doctrine 
enseignée  par  des  saints  si  nombreux  et  si  illustres,  ils  l'ont  dénaturée, 
toutes  les  fois  que  le  texte  a  fourni  le  plus  petit  moyen  de  recourir 
à  une  échappatoire;  quand  cela  a  été  absolument  impossible,  à  cause 
du  contexte,  ils  l'ont  ouvertement  rejetée.  Là  où  ils  ont  trouvé  que  le 
Saint-Esprit  jaillit,  sort  du  Père  {ti-t  -jrpoysïa-ôa'.,  sI'ts  itpoépysTQa!,),  ils 
ont  entendu  ces  verbes  de  la  procession;  mais  là  où  les  Pères  emploient 
les  mêmes  expressions  en  ajoutant  :  par  le  Fils,  ils  ont  prétendu  que 
cet  épanchement,  cette  sortie  ou  tout  autre  mot  ayant  le  même  sens, 
ne  désignait  que  la  grâce,  le  don  du  Saint-Esprit  (2). 

Ce  passage  est  d'une  grande  importance  pour  l'histoire  de  la  pro- 
cession du  Saint-Esprit  dans  l'Église  grecque.  Au  témoignage  de  Blem- 
midès, jusqu'au  xm^  siècle,  malgré  les  affirmations  contraires  contenues 
dans  les  écrits  de  certains  polémistes,  c'était  une  vérité  communément 


(i)  Les  deux  lettres  de  Nicéphore  Blemmidès  furent  d'abord  publiées  par  AUatius 
dans  la  Grcccia  orthodoxia .  C'est  l'édition  d'Allatius  que  reproduit  la  Patrologie 
grecque  de  Migne  au  tome  CXLIL  Laemmer  en  a  donné  une  édition  critique  dans  sa 
Bibliotheca  selecta  scriptorum  Grceciœ  orthodoxœ,  i,  109-186. 

(2)  Tô  Se  Tr,v  Toy  à'^iryj  riv£u[j(,aTO;  iy.-nô^vjrstM  81'  Ylo\i  stvas  Trapà  Ilarpo;  ôjjloXovo-jjxîvov 
r,v  àv£xa6îv  v.olX  ew;  r^[LCi^  toÏç  sùirspâ'di,  y.bd  Trpecrpî'jôfjievov  xal  oTa  ôôvjjia  xotvbv  àvaTcÔît- 
y.îvov  -f^  £xy./.r|iTta  to-j  0so-j'  xatpô;  8'oy  ttoXÙc,  i%  oii  t'.vîç  c-a66v  ti  Y£).otÔ7àTOv,  r,  [xà/.Xov 
iîTtcïv,  â6/,iwTaTov  x.  f.  À.  (Epist.  ad  Theodorum  Lascarius,  3.  Laemmer,  op.  cit.,  162-163.) 


272  ECHOS    D  ORIENT 


reçue  à  Byzance  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  par  le  Fils.  Et 
cette  formule  était  entendue  dans  le  sens  où  l'explique  Nicéphore 
Blemmidès,  c'est-à-dire  dans  le  sens  même  de  la  définition  du  concile 
de  Florence.  Car  il  suffit  de  lire  les  deux  lettres  du  théologien  grec 
pour  s'apercevoir  qu'il  parle  comme  va  parler  Jean  Veccos,  son  fidèle 
disciple.  11  reconnaît  que  les  prépositions  ùi6l  et  sx,  d'après  l'usage  qu'en 
font  l'Ecriture  Sainte  et  les  Pères  en  parlant  des  personnes  divines,  ont, 
au  fond,  le  même  sens  (1),  et  que  si  saint  Jean  Damascène  ne  dit  pas: 
A  J^atre  et  Filio,  mais  préfère  le  <i  Taire  per  filium,  c'est  uniquement 
pour  signifier  que  le  Fils  n'est  pas  principe  premier  et  primordial  dans 
la  Trinité.  Ce  Père  n'aurait  pas  refusé  de  s'exprimer  ainsi  :  «  Le  Saint. 
Esprit  procède  4u  Père  (comme  principe  premier)  et  du  Fils  (comme 
principe  venant  après  le  Père  et  tenant  de  lui  d'être  principe)  »  (2), 
Nicéphore  va  plus  loin.  Il  accepte  comme  pleinement  fondé. l'argument 
que  les  théologiens  latins  tirent  de  la  mission  du  Saint-Esprit  par  le 
Fils  pour  établir  qu'il  existe  une  relation  d'origine  entre  la  seconde  et 
a  troisième  personne.  La  simple  consubstantialité  des  personnes 
divines,  dit  il,  ne  suffit  pas  à  expliquer  les  expressions  qui  dans  l'Ecri- 
ture Sainte  et  les  Pères  marquent  les  rapports  entre  le  Fils  et  le  Saint- 
Esprit  (3).  11  faut  de  toute  nécessité  admettre  que  le  Saint-Esprit  reçoit 
du  Fils^  c'est-à-dire  par  le  Fils,  tout  ce  qu'il  a.  Supprimer  le  lien  d'ori- 
gine entre  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  c'est  les  séparer  l'un  de  l'autre  en 
plaçant  le  Père  au  milieu,  c'est  introduire  le  schisme  dans  la  divinité 
et  faire  disparaître  ce  par  quoi  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  se  distinguent 
l'un  de  l'autre  (4). 

C'est  en  lisant  les  dialogues  de  Nicetas  de  Maronée  et  les  ouvrages  de 
Nicéphore  Blemmidès  que  Jean  Veccos,  d'abord  hostile  à  la  doctrine 
catholique,  s'échappa  des  mailles  de  la  sophistique  photienne  et  devint 
l'ardent  défenseur  et  l'apologiste  hors  pair  de  la  procession  ab  utroque. 
Dans  une  série  d'érudites  dissertations,  il  montra  l'accord  parfait  des 
Pères  orientaux  et  des  Pères  occidentaux  sur  cette  question,  et  l'équi- 


(i)  TauTÔv  yàfi  ôûvaxat  f|  Stà  TtpôSEcrt;  xal  r^  i'ç'  xal  to-jto  aûvriOe;  xal  «Ct-Àj  -rrj  ypaçr,,  xat 
ToTç  âyt'oi;  Tta-rpdtdiv  o-jx  àyvooûtJievov.  [Epist.  ad  Jacobum,  6.  Laemmeb,  p.  116-117.) 

(2)  'O  [j.£VTOt  Aai^aa^Yivôç  'Iwàvvriç  tô  ex  Ilaxpbç  'ki'^MV  w;  âx  TipwTTi;  àp)(f|î  xal  TipoiTT,; 
atTta;,  O'jx  èx  toû  Tioù,  çr,criv,  w?  èx  TvpwTv-,;   àpyf,i;,  xal  oùx   àTTriyopiViffS  ~h  èx  toO  Tîov, 

wç  èx  Tou  Tipocreyoûç,  r,TOc  8ià  roy  TTpoasyoyç eï  8e  wç  âx  TiptoTr,;  aiTtaç.  xal  èx  toù  Y[o\, 

"ké^oi  Ts;,  oTrep  sÎTre-wv  àyi'wv  oyôelç,  xal  àvTtyOeyËatTO  xal  [/.èya  ^OTiffet.  (Ibid.) 

(3)  llw;  av  è'xot  ô  Ytbc  x°P^T^'''  "°  IlveùfAa,  \i.-f\  xaxâ  Ttva  oyiai^  kiiççiiv  xr,;  Ô(j.oo"Jti&t/|To; 
(oxEtwjjL^vov  aytô.  (Epist.  ad  Theodorum,  i5.  Laemmer,  p.  i83.) 

(4)  M-^i  yàp  S'.à  Toy  Aoyoy  uapà  Toy  Ilarpo;  èx7top£yo[A£voy  toy  IIv£y[iaTOç,  \j.i>70z  àv  £•'•/■ 
ô  IlaT-Tip  Ttap'  èxârspa  çÉpwv  Aôyov  xal  nv£y!j,a'  wfxoXôyriTai  Se  xal  f,  àpy.ï),  xal  z'iizt^  «o; 
è|  Oi^yr\z  Toy  Ilaipoç  Aoyoç  xal  HvEyfjia  [J-yj  6ià  OaTE'poy  OàtEpov.  SsaïpsaK  EÎTayETai  tti; 
0£ÔTr,TOç,  àuEt'ri  6È  xal  to  àvTi6tT,pr|[Ji£va  Etvai  Aôyov  xal  Ilvîypia.  {Ibid.,  p.  i83.) 


ou     EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT         273 

valence  foncière  des  deux  formules  :  A  Paire  per  Filimii,  A  Paire 
Filioque.  Il  réfuta  en  même  temps  avec-  une  maîtrise  incomparable 
les  arguties  des  polémistes  photiens,  qui  essayaient  de  toute  manière 
de  fermer  les  yeux  à  l'évidence  des  témoignages  patristiques.  Son  cou- 
rageux amour  de  la  yérité  lui  attira  de  cruelles  persécutions.  Il  mourut 
en  prison,  en  1298,  véritable  martyr  du  dogme  catholique. 

11  ne  fut  pas  le  seul  à  défendre,  à  Byzance,  dans  la  seconde  moitié 
du  xiiie  siècle,  la  cause  de  la  vérité  et  de  l'union  des  Églises.  Il  eut  de 
fidèles  disciples,  qui  combattirent  comme  lui,  par  la  plume,  le  photia- 
nisme,  et  partagèrent  son  exil  et  ses  souffrances.  11  faut  nommer  parmi 
eux  Constantin  Mélitiniote  et  Georges  le  Métochite.  Les  traités  de  ces 
deux  théologiens  sur  la  procession  du  Saint-Esprit  sont  remarquables 
et  méritent  de  figurer  à  côté  des  savantes  dissertations  de  leur  maître  (  1  ). 

Georges  Acropolite,  qui  avait  d'abord  écrit  contre  le  dogme  catho- 
lique, se  rallia  bientôt  au  parti  unioniste  et  défendit  la  même  thés  ■  que 
X'eccos  dans  un  traité,  qui  fut  condamné  aux  flammes  sous  Andronic  II, 
et  qui,  pour  ce  motif,  ne  nous  est  pas  parvenu. 

On  se  tromperait  si  l'on  se  figurait  que  la  concorde  doctrinale  régnait 
dans  le  camp  des  adversaires  de  l'union  au  temps  de  Michel  Paléologue 
et  plus  tard.  Nous  parlerons  plus  loin  de  la  théorie  nouvelle  sur  la 
procession  du  Saint-Esprit  inventée  par  Georges  de  Chypre.  Certains 
antilatins,  comme  l'historien  Georges  Pachymère,  paraissent  ne  différer 
des  unionistes  que  par  la  terminologie  et  continuer  une  vieille  logo- 
machie. Allatius  a  publié  de  Pachymère,  dans  sa  Grœcia  orihodoxa,  un 
petit  traité  sur  la  procession  du  Saint-Esprit,  qui  est  sûrement  hostile 
à  la  doctrine  photienne,  mais  qui  reste  trop  vague,  après  l'apparition 
de  la  théorie  de  Georges  de  Chypre,  pour  qu'on  puisse  le  dire  avec 
certitude  favorable  au  dogme  catholique  (2).  L'auteur  y  repousse  résolu- 
ment deux  explications  du  per  'Jiliiim  données  par  les  Photiens  rigides, 
à  savoir  celle  qui  fait  signifier  à  la  formule  la  simple  consubstantialité, 
et  celle  qui  l'entend  de  la  mission  temporelle.  \ù.  toj  VIoj  marque 
sûrement,  d'après  lui,  une  relation  éternelle  entre  le  Fils  et  le  Saint- 
Esprit.  Mais  est-ce  la  véritable  relation  d'origine  affirmée  par  la  doctrine 
catholique  ou  la  manifestation  éternelle  de  Georges  de  Chypre?  Voilà 
le  point  qui  reste  obscur. 

Au  xive  siècle,  l'influence  de  la  théologie  catholique  se  fait  de  plus  en 
plus  sentir  à  Byzance,  grâce  à  de  nombreuses  traductions  d'ouvrages 


(i)  Voir  ces  traités  dans  Migne,  P.  G.,  t.  CXLI. 

(2)  Voir  ce  petit  traité  dans  la  Patrologie  grecque,  t.  CXLIV,  p.  923-9?o. 

Échos  d'Orient.  —  T.  XIX. 


274  ECHOS    D  ORIENT 


latins,  et  aussi  aux  écrits  des  unionistes  du  siècle  précédent.  Maxime 
Planude  traduit  le  De  Trinitate  de  saint  Augustin.  Démétrîus  Cydonès 
révèle  aux  Grecs  saint  Thomas  et  saint  Anselme.  De  savants  Francis- 
cains et  Dominicains  prennent  contact  avec  les  dissidents.  Barlaam  fait 
parler  de  lui  durant  tout  le  siècle,  et  sa  conversion  au  catholicisme  émeut 
plusieurs  des  nombreux  amis  qu'il  a  laissés  à  Thessalonique  et  à  Cons- 
tantinople.  Nous  savons  par  les  écrits  de  Démétrius  Cydonès  que  la  foi 
à  la  procession  du  Saint-Esprit  du  Père  seul  était  bien  peu  ferme  dans 
les  esprits  les  plus  distingués  de  l'époque.  Si  plusieurs  ne  se  ralliaient 
pas  à  l'union,  c'était  pour  des  motifs  qui  n'avaient  rien  de  théologique. 
Démétrius  lui-même  nous  fournit  en  sa  personne  un  exemple  de  la 
liberté  avec  laquelle  on  traitait  les  dogmes  de  l'orthodoxie  officielle. 
Ecrivant  à  Barlaam  en  1347,  alors  qu'il  n'était  pas  encore  catholique,  il 
exposait  avec  une  impartialité  surprenante  les  arguments  respectifs  des 
Grecs  et  des  Latins  sur  la  doctrine  du  Filioque  et  ne  cachait  pas  ses 
préférences  pour  la  thèse  catholique  (i).  Voici  en  quels  termes  il 
s'exprimait  : 

Tout  d'abord,  je  trouve  qu'il  est  plus  téméraire  de  nier  que  le  Saint-Esprit 
procède  aussi  du  Fils  que  de  tenir  l'opinion  contraire.  Dans  son  livre  :  -D^'5 
noms  divins,  saint  Denys  dit,  en  effet,  qu'il  faut  se  garder  d'affirmer  de  la 
Sainte  Trinité  autre  chose  que  ce  qui  est  clairement  exprimé  dans  les  Saintes 
Ecritures.  Or,  ceux  qui  prétendent  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  seul 
enfreignent  celte  sage  prescription,  car  ils  osent  assurer  au  sujet  de  Dieu  ce  qui 
ne  peut  être  établi  en  aucune  façon  par  les  saintes  Lettres. 

De  même,  la  présomption  n'est  pas  petite  de  préférer,  dans  les  questions 
dogmatiques  sur  la  Trinité  souveraine,  son  opinion  personnelle  à  l'enseignement 
de  grands  et  saints  docteurs.  Or,  celui  qui  avance  que  le  Saint-Esprit  procède 
du  Père  seul  se  déclare  par  le  fait  même  plus  sage  et  plus  pieux  que  beaucoup 
de  grands  saints,  parmi  lesquels  saint  Augustin  et  saint  Cyrille,  qui  enseignent 
longuement  et  clairement  la  doctrine  contraire.  Les  Latins,  au  contraire,  sont 
exempts  d'une  pareille  témérité,  car  aucun  saint  Père  n'a  dit  expressément  et 
sans  aucun  doute  possible  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  seul. 

Supposons  maintenant  que  les  uns  et  les  autres  se  trompent.  De  quel  côté 
y  a-t-il  plus  de  sécurité  et  moins  de  péril?  Je  trouve  que  c'est  du  côté  des  Latins. 
Leur  doctrine,  en  effet,  même  si  elle  est  fausse,  n'enlève  rien  à  Dieu  et  ne  lui 
ajoute  rien  qui  ne  soit  digne  de  lui.  Elle  n'abaisse  en  rien  le  Saint-Esprit,  qui 
n'en  reste  pas  moins  l'égal  du  Fils.  Par  contre,  elle  a  l'avantage  de  n'enlever 
rien  au  Fils  ni  rien  au  Père  de  ce  qu'il  a  déjà;  elle  attribue  seulement  à  celui-ci 


(i)  La  lettre  de  Démétrius  Cydonès  à  Barlaam  ne  nous  est  parvenue  qu'en  traduction 
latine.  Son  authenticité  ne  paraît  pas  contestable,  bien  qu'elle  révèle  chez  son  auteur 
une  connaissance  approfondie  de  la  théologie  latine  sur  la  procession  du  Saint-Esprit, 
à  une  époque  où  il  n'avait  pas  encore  appris  le  latin.  Elle  se  trouve  â&nsXa. Patrologie 
grecque,  t.  CLL  i283-i3oi. 


ou    EN    EST    LA   QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT        275 

quelque  chose  de  plus  :  le  privilège  d'engendrer  un  spirateur,  tout  en  restant 
lui-même  spirateur  parfait.  Mais  si  ce  que  disent  les  Grecs  est  faux,  quelle  grave 
injure  pour  Dieul  Leur  doctrine,  en  effet,  n'ajoutant  rien  d'honorable  pour  les 
personnes  divines,  rabaisse  le  Fils  en  lui  enlevant  le  pouvoir  de  produire  le 
Saint-Esprit  et  amoindrit  aussi  le  Père  en  le  dépouillant  de  l'honneur  d'engendrer 
un  spirateur.  C'est  comme  si,  par  rapport  au  récit  évangélique  sur  la  résurrection 
de  Lazare,  les  uns  disaient  que  Lazare  n'était  pas  réellement  mort,  mais  souffrait 
seulement  d'une  maladie  de  cœur,  dont  le  Seigneur  le  délivra  quatre  jours 
après;  et  les  autres  que  le  même  était  mort  depuis  plus  de  trente  jours  lorsque 
Jésus  le  ressuscita.  Les  deux  affirmations  seraient  fausses;  mais  la  première 
amoindrirait  le  miracle,  tandis  que  la  seconde  le  ferait  paraître  plus  grand. 
La  culpabilité  ne  serait  pas  égale  des  deux  côtés. 

Restant  dans  la  même  hypothèse  de  la  fausseté  de  deux  doctrines,  lequel  des 
deux  partis  pourra  faire  valoir  les  excuses  les  plus  raisonnables  au  tribunal  de 
Dieu?  Ici  encore  je  trouve  que  le  Latin  a  l'avantage.  11  pourra  alléguer,  en  effet, 
pour  sa  défense,  d'excellentes  circonstances  atténuantes.  Il  dira  qu'il  y  avait 
dans  les  divines  Écritures  bien  des  passages  d'où  l'on  pouvait  conclure  cela; 
qu'il  a  été  poussé  à  affirmer  cette  doctrine  par  le  zèle,  la  dévotion,  l'amour  qu'il 
avait  pour  le  Seigneur,  craignant  de  l'oflFenser  en  refusant  de  croire  que  le  Saint- 
Esprit  procédait  de  lui.  Il  ajoutera  quebeaucoiip  de  saints,  qui  ont  été  agréables 
■  au  Jugé,  ont  enseigné  ouvertement  et  avec  insistance  la  même  chose;  qu'enfin, 
telle  a  été  la  doctrine  constante  de  la  Mère  de  toutes  les  Églises.  La  partie 
adverse,  au  contraire,  ne  pourra  présenter  au  Juge  aucune  de  ces  excuses  et  ne 
trouvera,  pour  se  justifier,  aucune  raison  valable. 

Une  dernière  considération  l'incline  encore  davantage  du  côté  des 
Latins.  Remontant  aux  origines  du  schisme,  il  remarque  que  ce  sont 
les  Grecs  qui  ont  commencé  l'offensive  contre  l'Eglise  romaine  pour  se 
débarrasser  d'une  autorité  importune  et  empêcher  que,  suivant  l'antique 
usage,  on  fît  appel  à  cette  Eglise  en  cas  de  conflit.  Pour  justifier  leur 
désobéissance  au  Pape,  ils  ont  cherché  à  diffamer  l'Église  dont  il  est  le 
chef.  Le  résultat  a  été  que  l'empereur,  après  séparation,  s'est  arrogé 
sur  l'Eglise  un  pouvoir  despotique  qu'il  n'avait  pas  auparavant,  et  que 
le  patriarche  de  la  nouvelle  Rome,  peu  satisfait  d'occuper  le  second 
rang,  s'est  hissé  jusqu'au  premier.  Au  contraire,  aucun  motif  d'intérêt 
propre  ne  paraît  avoir  poussé  les  Latins  à  enseigner  que  le  Saint-Esprit 
procède  aussi  du  Fjls.  Et  Démétrius  de  terminer  par  ces  mots  : 

«  Bien  que  je  ne  croie  pas  encore  devoir  ajouter  foi  au  dogme  des  Latins,  celui-ci 
me  paraît  cependant  beaucoup  plus  raisonnable  que  la  doctrine  des  Grecs.  Ne 
refuse  donc  pas  de  nous  faire  connaître  ce  qui  t'a  amené  à  tenir  pour  certain 
que  le  Saint-Esprit  procède  aussi  du  Fils  et  à  regarder  comme  hérétiques  et 
schismatiques  ceux  qui  rejettent  cette  doctrine. 

Démétrius  a  soin  de  nous  dire  qu'il  a  lu  cette  lettre  audacieuse  à  ses 
amis,  avant  de  l'envoyer,  et  que  ceux-ci  l'ont  pleinement  approuvée. 


276  ÉCHOS    d'orient 


Il  n'était  donc  pas  le  seul  à  penser  de  la  sorte,  et  cela  n'a  rien  d'étonnant. 
La  thèse  photienne,  depuis  Nicéphore  Blemmidès  et  Jean  Veccos,  était 
définitivement  ruinée  et  intenable.  Pour  la  soutenir  encore,  il  fallait 
ignorer  la  tradition  des  Pères  ou  fermer  les  yeux  à  l'évidence.  Une  fois 
devenu  catholique,  Démétrius  Cydonès  la  soumit  de  nouveau  aux 
assauts  d'une  logique  implacable  et  d'une  érudition  consommée.  Son 
ami  et  disciple,  Manuel  Calecas,  qui  se  fit  Dominicain,  rivalisa  avec  lui 
de  zèle  pour  traquer  l'erreur  dans  les  derniers  retranchements  que  les 
Palamites  avaient  élevés  pour  sa  défense,  et  mit  au  service  de  la  vérité 
catholique  toutes  les  ressources  de  la  scolastique  latine. 

Grâce  à  ces  œuvres  maîtresses,  le  nombre  des  théologiens  latinophrones 
augmenta  au  xv^  siècle.  A  Florence,  ils  eurent  le  dessus.  Le  fougueux 
champion  du  photianisme,  Marc  d'Éphèse  vit  bien  du  premier  coup  qu'il 
ne  pouvait  qu'être  battu  sur  le  terrain   dogmatique.  Aussi  porta-t-il 
tous  ses  efforts  sur  la  question  de  l'addition  au  symbole,  voulant  qu'on 
commençât  par  là  les  débats.  Pendant  quatorze  longues  sessions,  il 
imposa  aux  Pères  du  concile  d'ennuyeuses  et  stériles  discussions  sur  la 
question  de  savoir  si  l'Eglise  universelle  avait,  au  concile  d'Ephèse, 
renoncé  pour  toujours  au  droit  d'ajouter  un  seul  mot,  une  seule  syllabe 
au  symbole  de  Nicée-Constantinople  (i).  Dès  qu'on  aborda  la  question 
dogmatique,  les  Grecs  furent  bientôt  obligés  de  se  rendre  et  de  recon- 
naître que  la  thèse  défendue  au  xin«  siècle  par  Nicéphore  Blemmidès  et 
Jean  Veccos  était  la  vraie,  à  savoir  que  le  Filioque  des  Latins  et  le  per 
'Jilium  des  Pères  Grecs  exprimaient,  au  fond,  la  même  doctrine.  Si  plu- 
sieurs des  trente-sept  signataires  du  décret  d'union  chantèrent  bientôt 
la  palinodie,  on  a  de  bonnes  raisons  de  penser  que  d'autres  raisons  que 
les  théologiques  produisirent  ce  changement.  Un  bon  nombre,  du  reste, 
et  des  plus  distingués  par  le  savoir  et  le  caractère,  firent  honneur 
à  leur   signature.   Qu'il   nous    suffise  de    nommer   Isidore   de  Kiev, 
Bessarion  et  Grégoire  Mammas,  qui  justifièrent  dans  des  écrits  remar- 
quables leur  adhésion  au  dogme  catholique.  D'autres  unionistes,  tels 
Manuel   Chrysoloras,   Maxime  Chrysovergès,  Joseph   de  Méthone,  le 
moine  Isaïe  de  Chypre,  Jean  Argyropoulos,  Georges  de  Trébizonde,  se 
signalèrent,  au  cours  du  xv«  siècle,  par  leur  ardeur  à  défendre  la  vraie 
doctrine  des  Pères  sur  la  procession  du  Saint-Esprit  contre  les  partisans 


(i)  La  thèse  défendue  par  Marc  d'Ephèse  et  les  siens  était  celle-ci  :  « Nosse  voluviiis 
Reverentram  vestram  a  nobis  facultatem  fianc  [aliquid  addendi  ad  symbolum]  negari 
universœ  Ecclesiœ  et  synodo  etiam  œcuinenicœ:  negamus  autem  non  ipsi  a  nobis, 
sed  arbitramur  hoc  Patriim  decretis  negari  ».  (Mansi,  Ampliss.  Collectio  Concil. 
t.  XXXI,  col.  6io.  Cf.  col.  519,  534,  583,  6o3,  607,  626,  678,  679.) 


ou    EN    EST    LA    QUESTION    DE    LA    PROCESSION    DU    SAINT-ESPRIT         277 

arriérés  de  Photius.  Au  moment  où  s'ouvrent  les  temps  modernes, 
la  question  soulevée  par  le  père  du  schisme  est  bien  vidée.  On  pourra 
continuer  à  discuter.  On  ne  dira  rien  de  nouveau.  L'érudition  moderne 
ajoutera  seulement  quelques  textes  de  plus  à  ceux  qu'on  connaissait 
déjà  pour  établir  que  le  dogme  défini  à  Florence  fut  bien  la  croyance 
universelle  de  l'Église  des  huit  premiers  siècles. 

Rome. 

{Â  suivre.)  M,  Jlgie. 


UÉPIPHANIH 


Les  fêtes  préparatoires  à  la  solennité  des  Épiphanies 

L'Orient  chrétien  préludait  à  la  grande  solennité  des  Épiphanies  par 
un  régime  de  commémorations  sanctorales  d'un  caractère  exceptionnel, 
qui  prennent  rang,  dans  le  calendrier  de  l'Eglise,  parmi  les  plus 
anciennes  fêtes  «  catholiques  ». 

Saint  Grégoire  de  Nysse,  dans  son  oraison  funèbre  de  saint  Basile, 
prononcée  en  379,  à  Césarée  de  Cappadoce,  dit  que  l'usage  était  de 
célébrer,  après  la  Nativité  de  Notre-Seigneur  et  avant  le  premier  janvier, 
les  commémorations  des  saints  Etienne,  Pierre,  Jacques,  Jean  et  Paul  (i). 
Ce  témoignage  est  confirmé  par  le  ménologe  syriaque  publié  par 
M.  Wright  d'après  un  manuscrit  daté  de  412  (2).  Ms^  Duchesne  a 
étudié  l'origine  de  ce  texte  et  démontré  «  qu'il  n'est  qu'un  abrégé  fait 
sur  un  martyrologe  grec  d'Asie  Mineure,  dont  une  rédaction  plus 
complète  est  entrée  dans  la  compilation  latine  appelée  martyrologe 
hiéronymien.  Le  martyrologe  grec  est  de  la  fin  du  iv*  siècle  (3);  il 
est  donc,  en  somme,  du  même  temps  et  du  même  pays  que  saint 
Basile  et  saint  Grégoire  de  Nysse.  Or,  voici  ce  qu'il  contenait  pour  les 
Jours  après  Noël  : 

Décembre,  26,  S.  Etienne. 

—  27,  SS.  Jacques  et  Jean. 

—  28,  SS.  Pierre  et  Paul  (4). 

La  coïncidence  n'est  pas  isolée.  Les  Eglises  nestorienne  et  armé- 
nienne accusent  dans  leurs  calendriers  respectifs  l'existence  de  cet 
usage.  11  y  a  plus.  Les  Arméniens  semblent  même  avoir  maintenu 
l'antique  tradition  dans  toute  son  intégrité;  ils  n'ont  pas  accepté  la 
solennité  de  Noël,  ils  célèbrent  à  la  fin  du  cycle  annuel  les  quatre 
fêtes  suivantes  : 


(i)  Cf.  MiGNE,  P.  G.,  t.  XLVI,  col.  720. 

(2)  Journal  of  Sacr.  Litt.,  t.  VIII.  Londres,  i865-66,  p.  45,  423. 

(3)  Cf.  DtjcHESNE,  les  Sources  du  martyrologe  hiéronymien,  dans  les  Mélanges  de 
l'Ecole  de  Rome,  i885.  L'auteur  a  publié  depuis  ce  ménologe  syriaque  dans  les 
Acta  SS.  novembris,  t.  II,  p.  [lu]. 

(4)  Cf.  Duchesne,  Origines  du  culte  chrétien,  2'  éd.,  p.  254-255. 


l'Epiphanie  279 


Décembre,  25,  S.  David  et  S.  Jacques,  frère  du  Seigneur. 

—  26,  S.  Etienne,  protomartyr. 

—  27,  SS.  Pierre  et  Paul,  coryphées  des  apôtres. 

—  28,  SS.  Jacques  et  Jean,  fils  de  Zébédée  (i). 

Dans  le  calendrier  de  Carthage,  on  lit,  au  27  décembre  :  S.  Johannis 
Baptistœ  et  Jacobh  quem  Herodes  occidit  :  mais,  suivant  la  judicieuse 
remarque  de  Mgr  Duchesne,  il  y  a  manifestement  ici  une  faute  de 
copiste  :  Baptistœ  pour  Evangelistœ. 

Le  pape  Sirice,  écrivant  en  385  à  Himérius,  évêque  de  Târragone, 
fait  une  allusion  évidente  à  cette  série  de  fêtes  sanctorales  en  parlant 
des  Natalitiis  Christi  seu  Apparitionis,  nec  non  et  Apostolorum  seii 
martyrum  festhitatibus  (2).  L'Eglise  romaine  commémore  très  régu- 
lièrement la  fête  de  saint  Etienne,  protomartyr,  le  26  décembre,  et  celle 
de  saint  Jean  l'Evangéliste,  le  28  du  même  mois.  A  la  date  du  27,  elle 
a  substitué  le  culte  des  saints  Innocents  à  celui  des  glorieux  apôtres 
Pierre  et  Paul  dûment  honorés,  dès  le  iv^  siècle,  le  29  juin,  à  l'anni- 
versaire de  la  translation  de  leurs  reliques  ad  Catacunihas,  au  troisième 
mille  de  la  voie  Appienne  (3). 

Cosmas  Indicopleutes  atteste  que  l'Eglise  de  Jérusalem,  fidèle  à  la 
tradition  primitive,  célébrait  encore  de  son  temps  la  mémoire  de  saint 
David  et  de  saint  Jacques,  frère  du  Seigneur,  le  25  décembre  (4).  Selon 
toute  vraisemblance,  ce  ne  fut  que  vers  la  fin  du  vie  siècle  que  cette 
antique  métropole  s'associa  à  la  pratique  universelle  de  l'Eglise  en 
adoptant  la  solennité  de  Noël.  Encore  est-il  que,  pour  sauvegarder  la 
forme  essentielle  de  son  institlition,  elle  se  borna  à  reculer  simplement 
d'un  jour  le  régime  entier  de  ses  commémorations  sanctorales  du 
cycle  des  Epiphanies,  comme  il  résulte  d'une  homélie  de  l'évêque  saint 
Sophrone  (5),  qui  fixe  la  fête  de  saint  Etienne  au  27  décembre,  et  au 
28  celle  des  saints  apôtres  Pierre  et  Paul.  Cette  pratique  est  pleinement 
confirmée  par  le  Kanonarion  de  Jérusalem  (6)  du  codex  géorgien  de 


(i)  Les  Arméniens-Unis,  ayant  adopté  la  Noël  au  xiv'  siècle,  continuèrent  à  célébrer 
ces  commémorations  traditionnelles  suivant  l'ordre  établi,  exception  faite  pour  celle 
des  saints  David  et  Jacques,  anticipée  et  placée  avant  la  fête  de  la  Nativité  de  Notre- 
Seigneur. 

(2)  Jaffé,  255. 

(3)  Cf.  Duchesne,  Origines,  p.  265-266. 

14)  «  Mrjvot[Ô£]oî  'IcpoaoX-jfASTai  âx<TToy_aa-[AO-j  ztôovoy,  oCy.  àxptowç  Sa,  T:o!0-j<Tt  xoîç  'Eutsa- 

;-.'i'.;'  Ty^  ôè /.£vvx  u.vr|jjLr,v  â7riT£/.oy<T'.  toO  Aa^ucô  xal  'laxwooy  toO    ?7rO(Trô).ou.  »    Topogra- 

phia  christiana.'Ùh.  v.  Migne,  P.  G.,  t.  LXXXVIII,  col.  197.  —  Photius  (Bibl.,  cod. 

2-b)  parle  d'un  discours  d'Hésychius  de  Jérusalem  (V  siècle)  en  l'honneur  de  Jacques, 

frère  du  Seigneur,  et  de  David,  «  aïeul  de  Dieu  ». 

i5)  Cf.  MiGNE,  P.  G.,  t.  LXXXVII,  col.  336i. 

(6)  Ce  Kanonarion  ou  ordo  de   l'Eglise  de  Jérusalem  a  été  récemment  découvert 


28o  ÉCHOS    d'orient 


Latal.   Conformément  à  ses  prescriptions,   l'Église   ibérienne   célèbre 
encore  actuellement  : 

Décembre,  26,  SS.  David  et  Jacques,  frère  du  Seigneur. 

—  27,  S.  Etienne,  protomartyr. 

—  28,  SS.  Pierre  et  Paul. 

—  29,  SS,  Jacques  et  Jean,  fils  de  Zébédée. 

La  Grande  Église  de  Constantinople  observait  primitivement  la 
même  coutume,  car  elle  reporte  la  fête  de  saint  Etienne  au  27  décembre. 
Le  26  devait  être  consacré  aux  saints  David  et  Jacques,  alors  qu'il  se 
trouve  réservé  aujourd'hui  à  une  commémoration  de  la  Sainte  Vierge 
et  de  saint  Joseph.  Cette  double  commémoration  prend  son  origine 
au  x-^  siècle.  Elle  est  mentionnée  dans  les  manuscrits  de  cette  époque 
au  dimanche  qui  suit  la  solennité  de  Noël  (i). 

Quant  à  l'Église  de  Cappadoce,  il  résulte  de  l'énoncé  d'un  discours 
de  saint  Grégoire  de  Nysse  sur  saint  Etienne,  le  26  décembre,  qu'en 
adoptant  la  Noël  elle  substitua  purement  et  simplement  cette  fête  à 
celle  des  saints  David  et  Jacques,  frère  du  Seigneur  :  Ecce  enim  diem 
festum  in  die  festo  et  gratta  pro  gratia  accepimus.  Heri  Dominus  universi 
nos  fovit,  hodie  Dominus  imitaior  (2). 


Dans  toutes  les  Églises  chrétiennes,  les  fêtes  des  saints  étaient,  à 
l'origine,  des  anniversaires  de  martyrs  indigènes  célébrés  sur  leurs 
tombeaux  dans  les  cimetières  suburbains,  tout  comme  les  anniver- 
saires des  défunts  de  chaque  famille.  Seules  les  commémorations 
sanctorales  du  cycle  des  Épiphanies  échappent  à  cette  règle.  De  tous 
les  saints  personnages,  remarque  Mg»"  Duchesne,  «  il  n'y  a  que  Jacques, 
fils  de  Zébédée,  dont  la  mort  puisse  être  reportée  à  une  époque  de 
l'année  plutôt  qu'à  une  autre.  Or,  il  fut  décapité  vers  le  temps  de 
Pâques,  et  non  au  mois  de  décembre  »  (3). 


dans  la  commune  de  Latal,  district  de  Kal,  en  Petite  Svanétie.  Il  a  été  édité  avec,  en 
regard,  une  traduction  russe  par  l'archiprêtre  Corn.  C.  Kékélidzé  :  lerousalimskiy 
Kanonar  \u  péka  (grouzinskaïa  versia)  :=  Kanonarion  jérosolymitain  du  vu'  siècle 
(version  géorgienne).  Tiflis,  191 2,  in-S",  vii-346  pages. 

(i)  J'ai  notamment  relevé  cette  mention  dans  un  manuscrit  du  x"  siècle,  en  cursive, 
avec  notation  ekphonétique,  appartenant  à  M.  A.  Tubini  (Constantinople),  manuscrit 
dont  j'ai  reproduit  une  page  dans  mon  ouvrage:  Origines  byzantines  de  la  notation 
neumatiqiie  de  l'Eglise  latine,  pi.  n*  3.  —  Actuellement  dans  l'Eglise  grecque,  au 
dimanche  après  Noël,  on  fait  mémoire  de  Joseph,  «  le  fiancé  »,  de  David,  «  l'aïeul 
de  Dieu  »,  et  de  Jacques,  «  frère  du  Seigneur  ». 

(2)  MiGNE,  P.  G.,  t.  XLVI,  col.  701-702. 

(3)  Cf.  Duchesne,  op.  cit.,  p.  256. 


L  EPIPHANIE  251 


Ces  fêtes,  prises  chacune  en  particulier,  ne  coïncident  donc  point 
avec  un  dies  natalis  :  d'où  il  ressort  logiquement  qu'elles  relèvent 
d'un  principe  spécial  qu'il  importe  de  découvrir,  afin  de  mettre  en 
lumière  la  signification  mystique  et  la  portée  réelle  de  cette  insti- 
tution. 

Saint  Grégoire  de  Nysse  croit  découvrir  la  raison  déterminante  de 
la  création  de  ces  fêtes  dans  cette  déclaration  de  saint  Paul  aux  Corin- 
thiens :  Dieu  a  établi  dans  l'Église  premièrement  des  apôtres,  secondement 
des  prophètes,  troisièmement  des  docteurs,  etc.  (/  Cor.  xii,  28.)  Une  telle 
assertion  se  défend  mal.  Le  régime  des  fêtes  préparatoires  à  la  solennité 
des  Épiphanies  ne  répond  pas  d'une  manière  adéquate  à  l'ordre  fixé 
par  saint  Paul;  les  commémorations  du  saint  roi  David  et  de  saint 
Etienne  s'y  opposent.  Le  véritable  principe  et  la  signification  apologé- 
tique de  ces  observances  festales  me  semblent  plus  exactement  indiqués 
par  la  leçon  prophétique  assignée  par  le  Kanonarion  de  Jérusalem  pour 
la  Messe  de  la  fête  primordiale  des  saints  David  et  Jacques,  frère  du 
Seigneur.  *^ 

Cette  leçon  liturgique  est  empruntée  au  premier  livre  des  Paralipo- 
mènes  (xi,  1-7)  : 

Tout  le  peuple  d'Israël,  rassemblé  auprès  de  David  à  Hébron,  vient 
se  mettre  corps  et  âme  à  sa  disposition,  déclarant  le  reconnaître  comme 
son  unique  souverain.  Les  anciens  de  la  nation  contractent  alliance 
avec  lui  et  le  sacrent  roi,  conformément  à  l'oracle  de  Jahvé  au  prophète 
Samuel.  David  décide  incontinent  de  marcher  à  la  tête  de  ses  nouveaux 
sujets  contre  la  place  forte  des  Jébuséens,  et,  dans  le  dessein  d'en- 
flammer le  courage  de  ses  guerriers,  il  proclame  solennellement  que 
le  premier  qui  frappera  le  Jébuséen  sera  constitué  chef.  Or,  le  premier 
qui  monta  sur  la  citadelle  avait  nom  Joab,  fils  de  Servie,  et,  confor- 
mément à  la  parole  jurée,  il  fut  fait  chef.  La  forteresse  de  Sion,  emportée 
d'assaut,  devint  la  cité  de  David.  Suit,  en  éternelle  mémoire,  la  liste 
des  hommes  forts  qui  combattirent  valeureusement  pour  seconder 
David  dans  son  entreprise  :  Jesboam,  fils  d'Hachamoni,  Eléazar,  etc. 

L'allusion  est  on  ne  peut  plus  manifeste.  L'Eglise  de  Jérusalem  s'est 
ingénieusement  inspirée  de  cette  leçon  pour  instituer  un  rôle  de  fêtes 
dans  le  dessein  de  préconiser  la  gloire  de  ses  origines  et  la  prééminence 
honorifique  de  saint  Jacques,  frère  du  Seigneur,  telle  que  la  maintenait 
la  tradition  particulière  fondée  sur  VÉvangile  selon  les  Hébreux. 

Nouveau  David,  Jésus-Christ  et  Messie  de  Dieu  vient  ici-bas  établir 
son  royaume  et  fonder  la  Jérusalem  nouvelle  dans  la  lutte  sanglante 
de  sa  Passion.  Après  le  triomphe  de  sa  résurrection,  saint  Jacques  le 


282  ÉCHOS    d'orient 


Juste  devient  le  chef  suprême  de  la  cité  du  sanctuaire,  le  premier 
évêque  de  Sion.  Saint  Etienne,  protomartyr,  les  saints  Pierre  et  Paul, 
princes  des  apôtres,  Jacques  et  Jean,  les  fils  du  tonnerre,  tels  sont 
également  les  noms  à  jamais  mémorables  des  hommes  forts  qui  ont 
vaillamment  combattu  les  bons  combats  du  Christ  pour  assurer  l'éta- 
blissement de  sa  souveraineté  spirituelle  dans  l'Eglise,  dont  ils  ont  été 
considérés,  dès  l'origine,  comme  les  plus  fermes  «  colonnes  ». 

Ainsi  donc,  les  saints  David,  «  aïeul  de  Dieu  »  (GsoTiaTtop),  et  Jacques, 
«  frère  de  Dieu  »  (7.oîA'j;ô8£o;)(i),  n'ont  pas  été  honorés,  en  l'occurrence, 
en  raison  exclusive  de  leur  parenté  avec  le  Christ,  mais  à  titre  de 
figures  allégoriques  et  de  coopérateurs  du  Messie  dans  l'établissement 
du  Royaume.  Par  suite,  la  commémoration  de  ces  illustres  person- 
nages, jointe  à  celle  des  principaux  coryphées  du  christianisme,  se 
rattachait  à  la  solennité  des  Epiphanies,  qui  en  consacrait  la  haute 
signification. 

]] 

La  solennité  des  Epiphanies. 

Les  données  historiques  concernant  l'origine  de  la  solennité  des 
Epiphanies  ont  été  recueillies  par  Mf.'>'  Duchesne  dans  ses  Origines  du 
culte  chrétien.  Après  les  avoir  rappelées  brièvement,  nous  rechercherons 
avec  soin  quelle  est  la  véritable  signification  de  cette  fête  et  quelles 
sont  les  raisons  de  convenance  qui  ont  motivé  son  institution  au 
6  janvier.  Enfin,  à  la  faveur  de  la  Peregrinatio  ad  loca  sancta,  nous 
aborderons  la  description  et  l'explication  des  rites  symboliques  par 
lesquels  l'Eglise  de  Jérusalem  rehaussait  l'éclat  de  cette  commémo- 
ration au  ive  siècle. 

I.  Origine  et  signification  de  la  fête  des  Epiphanies. 

Après  la  Pâque  du  Seigneur  et  la  Pentecôte,  qui  en  est  le  complément 
ou  l'apodose,  la  plus  antique,  la  plus  grande,  la  plus  somptueuse  des 
solennités  chrétiennes  en  Orient  est  celle  des  Epiphanies,  «  mystère 
de  la  piété  »  et  fête  de  la  foi,  célébrée  à  la  date  du  6  janvier. 

«  Le  plus  lointain  indice  qui  se  rapporte  à  cette  fête  nous  est  fourni 
par  Clément  d'Alexandrie.  Il  raconte  que  les  Basiliens  célébraient  le 
jour  du  baptême  du  Christ  par  une  fête  précédée  d'une  vigile  ou  veille 


(i)   Termes   honorifiques    par   lesquels  l'Eglise  grecque   désigne   ces   deux   saints 
petsonnages. 


>  • 


L  EPIPHANIE  2»^ 


passée  à  entendre  des  lectures  (i).  Ils  variaient  cependant  sur  la  date; 
les  uns  célébraient  la  fête  le  lo  janvier,  les  autres  le  6.  On  ne  sait  au 
juste  à  quel  moment  cet  usage  fut  accepté  des  Églises  orthodoxes 
d'Orient,  mais  il  est  sûr  que,  dans  le  courant  du  iv^  siècle,  la  fête  du 
6  janvier  y  était  universellement  observée.  On  y  célébrait  une  triple 
commémoration  :  celle  de  la  naissance  du  Christ,  celle  de  son  adoration 
par  les  Mages,  enfin  celle  de  son  baptême.  La  plus  ancienne  mention 
qui  en  soit  faite  se  trouve  dans  la  passion  de  saint  Philippe,  évêque 
d'Héraclée  en  Thrace,  à  propos  d'un  événement  du  temps  de  la  persé- 
cution de  Dioclétien  (2).  Elle  était  observée  aussi  dans  les  pay-s  de 
rite  gallican.  Amien  Marcellin  (3)  rapporte  que,  en  361,  Julien,  déjà 
en  état  d'hostiljté  contre  Constance,  mais  dissimulant  encore  ses  sen- 
timents païens,  assista  publiquement  au  service  religieux  chrétien, 
à  Vienne,  le  jour  de  l'Epiphanie,  feriarum  die  quem  célébrantes  ianuario 
christiani  Epipbania  dictitant.  Le  Concile  de  Saragosse  (380)  la  men- 
tionne (c.  IV)  aussi  comme  une  très  grande  fête.  »  (4) 

Le  terme  'ET'.cpàvî'.a  (=  les  Épiphanies)  désignait  ch*ez  leys  païens  les 
sacrifices  accomplis  en  mémoire  de  la  venue  d'un  Dieu  sur  la  terre. 

Dans  le  langage  chrétien,  ce  vocable  se  présente  grammaticalement 
tantôt  sous  la  forme  d'un  singulier,  t,  sir'.cpàvsia,  tantôt  sous  la  forme 
d'un  pluriel,  -rà  È-'.-^àvs'.a  ou  ^à  è7:!,5âv'.a.  Pris  au  singulier,  il  spécifie 
indistinctement  l'une  ou  l'autre  des  deux  parousies  du  Sauveur.  La 
première,  dans  «  la  grâce  et  la  bénignité  »,  accomplie  au  temps  marqué 
par  les  prophètes.  La  seconde,  dans  la  gloire  du  Père  céleste  au  jour 
insigne  du  jugement  des  nations.  {Tite,  11,  1 1-12.)  «  Ecoutez,  dit  saint 
Justin,  ce  qui  a  été  dit  des  hérauts  de  sa  doctrine  qui  ont  annoncé  son 
Epiphanie.  »  (5)  —  «  Aujourd'hui,  après  l'Epiphanie  du  Christ,  nous 
vivons  ensemble,  nous  prions  pour  nos  ennemis,  nous  cherchons 
à  gagner  nos  injustes  persécuteurs,  afin  que  ceux  qui  suivront  les 
sublimes  préceptes  du  Christ  puissent  espérer  la  même  récompense 
que  nous  de  Dieu,  le  maître  du  monde.  »  (6) 

Employé  sous  forme  d'un  pluriel,  le  mot  Épiphanies  s'applique  à  la 


(Sîrom.,  I,  145,  146.) 

(2)  RUINART,  Ch.   II. 

(3)  XXI,  2. 

(4)  XXI  a  XVI  Kal.  tan.  usque  in  diem  Epiphaniœ  qui  est  VIII  id.  ian.  continuis 
diebus,  nulli  liceat  de  ecclesia  absentare.  (Texte  et  références  de  M"  Duchesne  : 
Origines  du  culte  chrétien,  2"  éd.,  p.  248-249.) 

(5)  «  'Ay.où<TaTc  et  Trw;  xal  Tiîpi  twv  x-jp-j^âvTwv  Tr,v  lioiyr,'*  aCro-j  ■/.%':  (xriVJdàvxwv  tt.v 
èir-.yivstav  TtpoeppsÔr,.  »  (I  ApoL,  XL,  i.) 

(6)«...vjv  (j.îTà  trjV  èptoavs'.av  toO  XpiTtovi  ôaoot'aiT^i  y;vôaîvo;..  y..T./,.  »  (/ Apo/.,  xiv,  S.}: 


284  ÉCHOS    d'orient 


solennité  par  laquelle  l'Église  célèbre  le  double  avènement  du  Sauveur. 
Dans  cette  acception,  il  ne  saurait  se  traduire  en  français  que  par 
celui  de  «  manifestations»,  parce  qu'il  détermine  non  seulement  l'appa- 
rition mais  la  déclaration  formelle  de  la  messianité  du  Christ. 

Le  baptême  de  Jésus  conféré  sur  les  bords  du  Jourdain  par  «  Jean, 
héraut  de  la  parousie  »  (i),  a  été  l'occasion  providentielle  de  la  pre- 
mière manifestation  du  Sauveur  dans  le  monde.  Jusque-là,  le  Fils  de 
Marie  était  resté  inconnu  de  ses  propres  concitoyens  et  de  tout  le 
peuple  juif.  Saint  Jean  lui-même  avouait  à  deux  reprises  ne  l'avoir 
pas  encore  distingué,  et  que  tout  l'objet  de  sa  mission  de  baptiste  était 
de  le  discerner  de  la  foule  afin  de  le  produire  au  grand  jour  comme 
V  «  agneau  de  Dieu  qui  ôte  les  péchés  du  monde  »  (Jean,  i,  29,  16): 

«  Je  ne  le  connaissais  pas,  mais  c'est  afin  qu'il  fût  manifesté  à  Israël 
que  je  suis  venu  baptiser  d'eau.  Jean  rendit  ce  témoignage  :  J'ai  vu 
l'Esprit  descendre  du  ciel  comme  une  colombe  et  s'arrêter  sur  lui.  je 
ne  le  connaissais  pas,  mais  celui  qui  m'a  envoyé  baptiser  d'eau, 
celui-là  m'a  dit  :  Celui  sur  qui  tu  verras  l'Esprit  descendre  et  s'arrêter, 
c'est  celui  qui  baptise  du  Saint-Esprit.  Et  j'ai  vu,  et  j'ai  rendu  témoi- 
gnage qu'il  est  le  Fils  de  Dieu.  »  (Jean,  i,  31-34.) 

L'unique  mission  du  saint  précurseur  était  donc  de  manifester  le 
Christ,  de  le  déclarer  Fils  de  Dieu,  et  comme  tel  juge  suprême  au  jour 
de  la  Parousie. 

«  Comme  le  peuple  était  dans  l'attente,  et  que  tous  se  demandaient 
en  eux-mêmes  si  Jean  n'était  pas  le  Christ,  il  leur  dit  à  tous  :  Moi,  je 
vous  baptise  d'eau;  mais  il  vient  celui  qui  est  plus  puissant  que  moi, 
€t  je  ne  suis  pas  digne  de  délier  la  courroie  de  ses  sandales.  Lui,  il 
vous  baptisera  du  Saint-Esprit  et  de  feu.  Il  a  son  van  à  la  main; 
il  nettoiera  son  aire,  et  il  amassera  le  blé  dans  son  grenier,  mais  il 
brûlera  la  paille  dans  un  feu  qui  ne  s'éteint  point.  »  {Luc,  m,  15-17.) 

Ce  magnifique  témoignage  reçoit  incontinent  une  sanction  toute 
divine. 

«  Tout  le  peuple  se  faisant  baptiser,  Jésus  fut  aussi  baptisé;  et  pen- 
dant qu'il  priait,  le  ciel  s'ouvrit,  et  le  Saint-Esprit  descendit  sur  lui 
sous  une  forme  corporelle,  comme  une  colombe.  Et  une  voix  fit 
entendre  du  ciel  ces  paroles  :  Tu  es  mon  Fils  bien-aimé  ;  en  toi  j'ai 
mis  toute  mon  affection.  —  Jésus  entrait  (alors)  dans  sa  trentième 
année  environ.  »  {Ltic,  in,  21-23.)  (^) 


{i)  «  'IwâvvTi;  y-Tip-j^  aOxoj  Tr,;  uapo-^Tta;.  »  (S.  Justin,  Dial.,  Lxxxviii,  2.) 
(2)  «  Kai  a-jTÔ;  /jV  ô  'Ir^ryo-j:  mgcI  ïtôjv  t^ tixovTa  àpy6[j.îvo;  »,  passage  que  saint  Irénée 
a  grand  soin  de  souligner  (Cont.  Hœr.  1.  II,  148.  —  Migne,  P.  G.,  t.  V,  col.  701). 


l'Epiphanie  285 


Ainsi,  le  baptême  du  Sauveur  est  le  grand  événement  qui  marque 
les  débuts  de  son  ministère  évangélique  en  consacrant  par  de  célestes 
prodiges,  au  jour  anniversaire  de  sa  naissance  temporelle,  sa  messianité 
divine.  L'Esprit-Saint,  porté  par  l'emblème  de  la  douceur,  de  l'amour  et 
de  l'innocence,  descendit  dans  une  effusion  de  lumière  qui  embrasa  les 
eaux  mêmes  du  Jourdain  (i)  afin  de  manifester  Jésus  comme  Christ, 
en  couvrant  sa  tête  adorable  de  ses  ailes  de  paix,  cependant  que  le  Père 
révélait  la  génération  éternelle  de  son  Fils  et  déclarait  «  qu'il  était 
engendré  pour  les  hommes  au  moment  où  on  devait  commencer  à  le 
connaître  »  (2). 

Telle  est  l'idée  fondamentale  dans  laquelle  se  résume  le  véritable 
argument  de  la  solennité  des  Epiphanies.  Saint  Méthode  l'exprime 
excellemment  en  ces  termes  :  «  Cette  adjonction  :  Je  t'ai  engendré 
aujourd'hui,  signifie  :  toi  qui  étais  dans  les  cieux  avant  les  siècles,  j'ai 
voulu  t'engendrer  au  monde,  c'est-à-dire.  Toi  qui  étais  auparavant 
ignoré,  j'ai  voulu  te  faire  connaître  aux  hommes.  —  Pour  les  hommes 
qui  méconnaissaient  le  trésor  de  la  sagesse  de  Dieu,  le  Christ  n'était 
pas  né,  il  demeurait  inconnu  et  sans  aucune  apparence;  il  n'avait  pas 
encore  été  manifesté.  »  (3) 

Saint  Jean  Chrysostome  développe  à  son  tour  le  même  thème  en 
insistant  sur  la  double  acception  du  mot  Epiphanie  :  «  Ce  que  nombre 
de  chrétiens  ignorent,  chose  bien  capable  de  les  exposer  à  la  confusion 
et  à  la  risée,  dès  lors  qu'ils  célèbrent  chaque  année  une  fête  sans  en 
connaître  le  véritable  objet  !  »  (4) 


■/.xti/.OovTO;  TO-j  'Ir.ToC  k~\  to  •i/ôtuo  y.xl  7;Cp  X'n,:;.'lr^  év  -m  'lopSivr,.  »  (S.  JlSTlN,  DiaL, 
Lxxxviii,  3.)  Saint  Justin  est  le  premier  à  mentionner  ce  détail  qui  introduit  dans  Ja 
solennité  des  Epiphanies  le  symbolisme  du  Lumen  Christi.  On  le  trouve  encore 
1°  dans  le  Diatessaron  de  Tatien,  d'après  Ephbem  (Cf.  Zahn,  Geschichte  des  NTlichen 
kanons,  i,  55o);  2*  dans  quelques  manuscrits  latins  de  Mx.  (Voir  Zahn,  Ibid.);  3'  dans 
l'apocryphe  intitulé  Pauli  Prœdicatio  (cité  par  l'auteur  du  De  Prebaptismate,  xvii, 
C\-priani  opéra  CSEL,  III,  p.  90);  4°  dans  l'Evangile  des  Ebionites  (cité  par  Epiphane, 
Hœr.,  XXX,  xiii.  —  Migne,  P.  G.,  t.  XLl,  col.  429);  ici  l'apparition  du  feu  est  placée 
non  à  la  descente  du  Christ  dans  l'eau  du  Jourdain,  mais  à  sa  sortie  :  w;  i-n}.>Tv/  irco 
-'j\j  -joa-ro;....  sCOv;  -tç.'.ù~y.wlt  tôv  to-ov  sto;  ;j.î--a.  C'est  manifestement  au  récit  de  l'ap- 
parition de  l'étoile  et  à  cette  tradition  qu'il  faut  faire  remonter  la  désignation  de  la 
solennité  des  Epiphanies  sous  le  nom  générique  de  Fête  des  lumières. 

(2  «  ToTî  vÉvîT'.v  x-l-f/j  aî'ywv  yvnnhx'.  to;;  5tv0po)7:O'.;.  è*  ôtou  r,  yvcôd'.;  aOroO  àixe).).; 
Vi'vi'jOa'..  »  (S.  Justin,  DiaL,  lxxxvih,  8.) 

(3)  «  Tb  Sk  'Eyôj  'jr^\j.ic,rf)  ';z';iv'rr^-A.i  <tz.  oti  IIpoovTa  r,6r,  nçio  to)7  aicivtov  èv  toc;  oôpavoï;, 
ioo'j).r,6r,v  xal  tw  -/.otiiao  '(vr/r^nx'..  0  Sr,  l'y-'.'  upodôîv  àYvoovfxîvov  vvwptiTai.  'Ajxî'/.e:  toïç 
y.r.ôs7:w  T(ï)v  àvÔpwTTwv  T'jvy.TOriac'vjt;  Tr,v  Tro/.VTtofx'.Xov  <Toq;tav  to-j  ©îoy  6  XptdTo;  ouSeirw 
YîVt'vvT,-rs'.'  OTZzÇj  i'j-zvr  oÔoî'tto)  lyvâcTÔy,,  o-j5î'7ro3  irssavcUWTat,  ovSfir.'o  âçàvr,.  »  (Conv.,  oraf. 
Vl'll,  c.  X.  —  Migne  t.  XVIII,  col.  i5i.) 

(4)  Migne,  P.  G.,  t.  XLIX,  col.  365. 


286  ÉCHOS  d'orient 


Cette  grande  scène  des  Epiphanies  a  son  épilogue  dans  l'acte  solennel 
par  lequel  Jésus  déclara  lui-même  au  peuple  juif  sa  vocation  messia- 
nique. «  Revêtu  de  la  puissance  de  l'Esprit  {Luc,  iv,  14),  il  se  rendit 
à  Nazareth  où  il  avait  été  élevé,  et  selon  sa  coutume,  il  entra  dans  la 
synagogue,  le  jour  du  Sabbat.  Il  se  leva  pour  faire  la  lecture  (i)  et  on 
lui  remit  le  livre  du  prophète  Isaïe.  L'ayant  déroulé,  il  trouva  l'endroit 
où  il  était  écrit  : 

»  L'esprit  du  Seigneur  est  sur  moi, 

»  Parce  qu'il  m'a  oint  pour  annoncer  une  bonne  nouvelle  aux  pauvres  : 

»  11  m'a  envoyé  pour  guérir  ceux  qui  ont  le  cœur  brisé,  pour  pro- 
clamer aux  captifs  la  délivrance, 

»  Et  aux  aveugles  le  recouvrement  de  la  vue; 

»  Pour  publier  une  année  de  grâces  du  Seigneur. 

»  [Et  le  jour  de  la  vengeance  de  notre  Dieu.]  (/s.,  lxi,   12.)  (2) 

»  Ensuite  il  roula  le  livre,  le  remit  au  serviteur,  et  s'assit.  Tous  ceux 
qui  se  trouvaient  dans  la  synagogue  avaient  les  regards  fixés  sur  lui. 
Alors  il  commença  à  leur  dire  :  «  Aujourd'hui,  cette  parole  de  l'Ecriture 
que  vous  venez  d'entendre  est  accomplie.  »  {Luc,  iv,   16-21.) 

La  liturgie  grecque  soutient  une  troisième  interprétation  du  terme 
«  Epiphanies  »,  en  proclamant  par  la  voix  de  ses  Mélodes  que  le  caractère 
religieux  de  cette  fête  est  d'un  ordre  essentiellement  théologique, 
qu'elle  a  pour  but  de  consacrer  la  première  et  solennelle  déclaration  du 
mystère  insondable  de  la  Trinité,  eu  égard  à  la  manifestation  multi- 
forme des  trois  hypostases  divines  au  moment  du  baptême  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ.  A  la  cérémonie  rituelle  dé  la  bénédiction  de  l'eau 
par  le  baptême  de  la  croix,  le  pontife,  après  chacune  des  trois  immer- 
sions, chante  le  tropaire  suivant  :' 

«  Lors  de  ton  baptême  dans  le  Jourdain,  Seigneur,  l'hommage  de  la 
Trinité  entière  s'est  manifesté  :  la  voix  du  Père  t'a  rendu  témoignage, 
en  t'appelant  son  Fils  bien-aimé;  et  l'Esprit,  sous  la  forme  d'une 
colombe,  s'est  porté  garant  de  l'infaillible  parole.  O  Christ  Dieu  qui 
t'es  manifesté  et  qui  as  illuminé  le  monde,  gloire  à  toi  !  » 

Ce  magnifique  point  de  vue,  qui  est  également  celui  où  se  place 


(i)  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  s'étant  lui-même  autorisé  de  l'argument  prophétique 
oour  établir  sa  qualité  de  Messie,  il  est  »ssez  vraisemblable  d'augurer  que  les 
Bîsilidiens  se  soient  appuyés  sur  ce  fait  pour  instituer  l'ordre  des  lectures  solen- 
nelles par  lesquelles  ils  célébraient,  dans  la  nuit  du  5  au  6  janvier,  les  manifesta' ions 
du  Christ. 

(2)  La  finale  de  ce  passage  d'isaïe  n'est  pas  reproduite  dans  saint  Luc,  mais  elle 
était  virtuellement  présente  à  tous  les  esprits. 


l'Epiphanie  287 


saint  Jérôme  (i),  ne  saurait  cependant  se  rattaclier  à  la  tradition  pri- 
mitive, car  la  doctrine  trinitaire,  à  peine  ébauchée  par  les  écrivains  de 
la  seconde  moitié  du  ii«  siècle,  ne  devait  être  solidement  établie 
qu'après  un  siècle  de  controverses  et  de  luttes  théologiques.. 

L'objet  véritable  de  la  solennité  des  Epiphanies  est  donc  bien, 
à  l'origine,  le  mystère  de  la  double  parousie  du  Christ.  La  première, 
dans  la  grâce  et  la  bénignité,  signalée  au  monde  par  l'étoile  miracu- 
leuse qui  apparut  aux  Mages,  prémices  de  la  gentilité  (2).  La  seconde, 
déclarée  au  peuple  d'Israël  par  Jean  le  précurseur  et  l'envoyé  de  Dieu, 
à  l'instant  solennel  du  baptême  de  Jésus. 

La  commémoration  de  ce  grand  événement  amena  de  bonne  heure 
les  Églises  d'Orient  à  sanctifier  ce  jour,  comme  celui  dé  Pâques,  par  la 
bénédiction  des  eaux  baptismales  et  l'administration  du  sacrement  de 
la  régénération  spirituelle  aux  néophytes  chrétiens.  Les  fidèles  repor- 
tèrent, dès  lors,  toute  leur  attention  sur  le  baptême,  reléguant  ainsi 
au  second  plan  le  souvenir  de  la  naissance  temporelle  du  Verbe  et  la 
perspective  de  son  dernier  avènement. 

Cependant,  l'Église  romaine  recueillait  avec  soin  ce  haut  ensei- 
gnement dont  elle  fit  le  sujet  spécial  de  la  fête  de  Noël.  Au  début  du 
ve  siècle,  elle  acceptait  également  de  célébrer,  le  6  janvier,  la  solennité 
de  l'Epiphanie,  mais  au  seul  titre  complémentaire  dé  mémorial  de  la 
manifestation  du  Christ  aux  Gentils  dans  la  personne  des  Mages  (3). 

2.  Établissement  de.  la  fête  des  Epiphanies  au  6  janvier. 

Cette  date,  comme  celle  de  Noël,  n'est  pas  historique;  elle  a  été 
déterminée  par  des  considérations  exégétiques  et  symboliques  dont  le 
résultat  est  l'établissement  d'un  rapport  entre  la  naissance  et  le  bap- 
tême de  Jésus  coïncidant  avec  le  jour  de  sa  Passion  en  laquelle  nous 
sommes  tous  baptisés  pour  marcher  en  nouveauté  de  vie  {Rom.  vi,  3-4). 


(i)  Mysterium  Trinitatis  in  baptismale  demonstratur,  Dominus  baptisatur, 
Spiritus  descendit  in  habitu  columbœ,  Patris  vox  testimojiium,  Filio  perhibentis 
auditur.  (S.  Jér.  in  cap.  iv,  Mathei.  Cf.  Const.  aposiol.  1.  VIII,  c.  xxxiii;  I.  V,  c.  xiii.) 

(2)  Le  prodige  de  l'apparition  de  l'étoile  primait  encore  le  fait  de  la  venue  des 
Mages  considérés  comme  les  premières  puissances  soumises  à  l'autorité  souveraine 
du  Christ,  suivant  la  prophétie  d'Isaïe  :  Quia  antequam  sciât  puer  vocare  patrem 
suum  et  tnatrem  suam,  auferetur  fortitudo  Damasci  et  spolia  Satnariœ  coram  rege 
Assyriorum.  (Is.,  vin,  4.)  Cf.  S.  Justin,  Dial.,  lxxvii,  3;  lxxviii,  9.  —  S.  Ignace,  Ep. 
aux  Ephes.,xix  :  «  Ilwç  o-jv  i-^avïpwôr,  toî;  aiwrrtv  ;  'Atty-iP  èv  o-jpavw  â/.aïA'l/sv  Cmàp  TiâvTx; 
TCi-jç  à(7-£[>a;,  xal  xb  çw;  aùtoû  àvsy.XàXTjtov  riv.  xal  ÇcVic7[j(,ôv  •KO.pBiy^z^  y]  y.aivÔTiri;  aOTCi-j.« 
IlaXatà   oaT'./îta   Sic'^ôetpôTw,    Q-o\t   àv6p(07i!vw;   çavsprj-jfAevou  îï;   xaivo7r|Ta  àïôto-j  '^(•yf^:.  » 

(3)  Dans  les  six  sermons  qu'il  prononça  le  jour  de  l'Epiphanie,  saint  Augustin 
a  uniquement  en  vue  l'Adoration  des  Mages  (Serm.  199-204).  Le  Sacramentaire  gélasien 
ne  traite  pas  d'autre  sujet  dans  l'ensemble  des  pièces  liturgiques  qu'il  consacre 
à  cette  solennité. 


ECHOS    D  ORIENT 


Ce  rapport  est  déjà  nettement  évoqué  par  saint  Ignace  martyr  : 
«  Notre  Dieu  Jésus-Christ,  qui  a  été  conçu  dans  le  sein  de  Marie,  de  la 
semence  de  David,  par  la  vertu  du  Saint-Esprit,  suivant  l'économie  du 
plan  divin,  naquitet  fut  baptisé  afin  de  purifier  l'eau  par  sa  Passion.  »(i) 

Nous  savons  que  les  basilidiens  ne  s'entendaient  pas  tous  pour 
célébrer  la  solennité  du  baptême  du  Seigneur;  les  uns  la  fixaient 
au  6,  les  autres  au  lo  janvier.  Cette  divergence  avait  apparemment 
son  origine  dans  une  certaine  diversité  touchant  le  point  de  départ 
de  leur  comput  pascal. 

Les  premiers  assimilaient  sans  doute  au  jour  initial  de  la  création 
du  monde  le  premier  jour  du  mois  judaïque,  nisan,  et  l'échéance  de 
réquinoxe  de  printemps  fixé  par  eux  au  24  mars  : 

Semaine  génésiaque     /  i.  2.  3.  4.  5.  6.  7. 

i  Nisan 

i*""  mois  judaïque  )  i    11    m     iv    v    vi    vu     viu    ix    x     xi    xii    xiii     xiv 

j  Mars  Avril 

Calendrier  Julien  /  24.  25.  26.  27.  28.  29.  3o.  3i.  i.  2.  3.  4.  5.  6. 

I   Equinoxe 

M&i"  Duchesne  a  signalé  dans  cet  ordre  d'idées  que  «  Sozomène  (2) 
mentionne  une  secte  de  montanistes  qui  célébraient  la  pâque  le 
6  avril  au  lieu  du  25  mars  en  vertu  de  cette  considération  que  le 
monde  ayant  été  créé  à  l'équinoxe,  c'est-à-dire,  selon  eux,  le  24  mars, 
la  pleine  lune  du  premier  mois  avait  lieu  quatorze  jours  plus  tard,  le 
6  avril.  Or,  entre  le  6  avril  et  le  6  janvier,  il  y  a  juste  neuf  mois 
comme  entre  le  25  mars  et  le  25  décembre  »  (3). 

Les  seconds  paraissent  avoir  fait  état  d'un  raisonnement  analogue 
à  celui  que  nous  trouvons  formulé  à  un  siècle  de  distance,  par  l'auteur 
anonyme  du  De  Pascha  computus,  à  savoir  :  que  le  comput  judaïque 
étant  fondé  sur  un  cycle  lunaire,  il  ne  convient  pas  d'identifier  le  pre- 
mier jour  du  premier  mois,  nisan,  avec  le  jour  initial  de  la  semaine 
génésiaque  illustrée  par  la  création  d'un  equinoxe  divin,  mais  avec  la 
quatrième  férié  en  laquelle  Dieu  créa  le  soleil  et  la  lune  qu'il  «  plaça  au 
firmament  du  ciel  pour  présider  au  jour  et  à  la  nuit,  et  servir  de  signe 
dans  la  démarcation  des  saisons,  des  jours  et  des  années  ».  (Gen.,  i,  17.) 
Les  Israélites  et  les  anciens  ayant  coutume  de  compter  leurs  jours 
d'un  coucher  du  soleil  à  l'autre,  celte  quatrième  férié  se  trouvait  effec- 
tivement chevaucher  sur  un  double  quantième;  elle  commençait  le  4 


(1)  Ep.  ad.  Eph.  xviii  :  «  ...  0;  irvrn^br^  y.x\  èSa-TiTOr,,  hy.  -.m  tixOî:  to  -jôwf  -/.aÔaptV/-,  ». 

(2)  H.  E.,  VII,  18. 

(3)  DucHESME,  Origines...,  p.  253-254. 


I 


l'Epiphanie  289 


au  coucher  du  soleil  et  se  terminait  le  5  au  retour  du  même  phéno- 
mène astronomique.  De  la  sorte,  le  14  nisan  par  rapport  au  calendrier 
Julien  se  trouvait  coïncider  avec  un  10  avril. 

Semaine  génésiaque     [  '•  '^-  ^-  4*  5-  "•  7- 

l  NlSAN 

)  I  II  m  IV  V  VI  VII  vin  ix  x  xi  xii  xm  xiv 

1"  mois  judaïque  ]  Mars  Avril 

[  24.  25.  26.  27.  28,  29.  3o.  3i.  I.  2.  3.  4.  5.  6.  7.  8.  9.  10. 
Calendrier  Julien  \  equinoxe 

Le  texte  arméno-syriaque  édité  par  M.  Marr,  texte  dont  nous  avons 
déjà  fait  mention  en  traitant  de  la  fête  de  Noël  (i),  nous  révèle,  semble- 
t-il,  sur  ce  point,  le  véritable  fondement  de  l'interprétation  exégétique 
des  anciens.  Le  disciple  de  saint  Ephrem,  qui  s'y  donne  comme  l'inter- 
prète de  l'enseignement  de  son  maître,  établit  tout  d'abord  sur  l'auto- 
rité de  l'argument  apologétique  de  la  prophétie,  que  le  jour  de  la 
Passion,  aux  termes  de  la  déclaration  de  saint  Paul  (//  Cor.,  v,  17-18), 
réalise  le  principe  d'une  nouvelle  création.  De  là,  se  référant  aux  pres- 
criptions de  la  loi  mosaïque  sur  l'institution  de  la  Pâque  {Exode,  xii,  1-6), 
il  en  tire  cette  conséquence  :  Si  tout  est  symbole  prophétique  dans 
l'Ancien  Testament,  prototype  du  Nouveau  ;  si  la  date  du  14  nisan  est 
figurative  de  l'immolation  du  Christ,  il  en  va  de  même  incontesta- 
blement de  la  date  du  10  de  nisan  à  laquelle  il  est  prescrit  de  séques- 
trer l'agneau  du  troupeau.  Elle  symbolise,  en  effet,  dans  l'ordre 
spirituel,  la  conception  de  Jésus  et  sa  réclusion  volontaire  pendant 
neuf  mois  dans  le  sein  virginal  de  Marie,  sa  mère.  Or,  en  opérant  une 
conversion  entre  les  mois  du  calendrier  judaïque  et  ceux  du  calendrier 
Julien,  on  est  amené  à  constater  que  le  10  de  nisan  correspond  au 
6  avril  et  le  14  de  nisan  au  10  avril. 

Ainsi,  d'après  ces  conjectures  fondées  sur  l'autorité  des  Livres 
Saints,  la  date  présumée  de  l'Annonciation  fut  portée  au  6  avril  et  celle 
de  la  Nativité  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  neuf  mois  après,  jour 
pour  jour,  le  6  janvier. 

3.  Rituel  de  la  solennité  des  Épiphanies  a  Jérusalem. 

L'insigne  métropole  du  Christ,  Jérusalem,  célébrait  le  mystère 
auguste  des  Epiphanies  le  6  janvier,  par  des  cérémonies  et  des  rites 
symboliques  environnés  de  tout  l'éclat  d'une  pompe  royale.  La  des- 
cription de  ces  splendides  manifestations  telles  qu'elles  se  réalisaient 


(i)  Cf.  J.-B.  Thibaut,  «  La  solennité  de  Noël  »,  Echos  d'Orient,  avril-juin  1920. 
Échos  d'Orient.  —  T.  XIX.  11 


290  ECHOS   D  ORIENT 


encore  à  la  fin  du  iv^  siècle  a  été  fidèlement  consignée  dans  la  Père- 
grinatio  ad  loca  sancta  de  la  pieuse  moniale  Euchérie  (1).  Par  un  dom- 
mage bien  regrettable,  le  début  du  récit  des  fêtes  de  la  Nativité  pré- 
Sente  une  importante  lacune  dans  le  manuscrit  d'Arezzo  découvert  en 
1887  par  I.  F.  Gamurrini.  Toutefois,  étant  données  l'économie  géné- 
rale des  stations  hagiopolites  et  la  citation  caractéristique  sur  laquelle 
s'ouvre  le  récit  de  la  noble  pèlerine,  il  nous  sera  facile  d'y  suppléer 
avec  assez  de  vraisemblance,  en  empruntant  les  données  qui  nous 
manquent  à  l'ordo  spécial  de  la  procession  type  du  dimanche  des 
Rameaux,  circonstance  en  laquelle  l'Église  de  Jérusalem  célébrait  éga- 
lement une  des  principales  manifestations  du  Christ  en  sa  qualité  de 
Messie,  fils  de  David. 

Le  jour  de  l'Epiphanie,  la  vigile  a  lieu  à  Bethléem.  A  la  deuxième, 
heure,  J'évêque  gagne  son  trône  dans  l'église  de  la  Nativité.  On  récite 
des  hymnes,  des  antiennes  et  des  lectures  en  rapport  avec  le  jour  et  le 
lieu  de  la  cérémonie.  Vers  la  quatrième  heure,  tout  en  interprétant 
des  hymnes,  on  descend  à  la  Grotte  au  lieu  où  le  Christ  est  né,  et  l'on 
s'assied.  On  récite  ainsi  des  hymnes  et  des  antiennes  entrecoupées  de 
lectures  et  d'oraisons.  Sur  le  coup  de  la  sixième  heure,  il  est  donné 
lecture  de  l'Evangile,  où  il  est  rapporté  que  les  enfants  accoururent 
au-devant  du  Seigneur  avec  des  rameaux  et  des  palmes,  en  disant  : 
«  Béni  soit  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur  !  »  A  cet  instant, 
l'évêque  se  lève  ainsi  que  tout  le  peuple,  qui  le  conduit  de  la  cité  de 
Bethléem  à  Jérusalem  (2).  Tout  le  peuple  le  précède  en  chantant 
des  hymnes  et  des  antiennes,  reprenant  sans  cesse  ce  répons  :  Béni 
soit  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur  !  et  ce  qui  suit  (3).  Etant  donné 
qu'il   est   nécessaire  d'aller  lentement  à  cause  des   moines  qui  vont 


(i)  Dotn  Férotin,  O.  S.  B.,  a  démontré  de  façon  péreraptoire  que  l'auteur  de  la  Pere- 
grinatio  n'est  pas,  comme  on  l'avait  accepté  jusqu'à  présent,  sainte  Silvie  d'Aqui- 
taine, sœur  de  Rufin,  mais  bien  une  moniale  espagnole  dont  le  nom  est  diversement 
orthographié,  et  que  Dom  Férotin  appelle  Etheria.  Le  R.  P.  Bouvy,  des  Augustins 
de  l'Assomption,  a  établi  depuis,  dans  deux  remarquables  études,  que  l'illustre  pèle- 
rine se  nommait  Euchéria,  et  qu'elle  était,  selon  toute  vraisemblance,  la  fille  du 
consul  d'Orient  Eucherius  (38),  oncle  paternel  de  l'empereur  Théodose.  (Cf.  E.  Bolvy. 
«  Le  Pèlerinage  d'Euchérie  »,  Revue  Augustinienne,  i5  déc.  igoS.  —  Euchérie  et  Silvie. 
Ibid.,  janvier  1904.) 

(2)  Cf.  Père  grinatio,  ap.  Duchesne,  op.  cit.,  p.  486. 

(3)  S.  Jean,  xii,  12-16.  —  Les  rapports  que  l'entrée  du  Christ  à  Jérusalem,  monté 
sur  un  modeste  ânon,  soutient  avec  la  première  parousie  sont  exposés  d'une  façon 
fort  originale  par  saint  Justin  (DiaL,  mi,  12  ;  Ibid.,  lxxxvih,  6)  :  «  Kat  y*?  o-ùèï  tô  xaôeT- 
ÔÉvra  aÙTOV  ovm  ei(TÙ.bs.iv  et;  'l£pO(7o).û[Jia,  wç  àTtESst'^afxsv  7rîrtpo?r|T£-j<i6at,  Syvafxiv  «Otm 
èvETTOtet  et;  to  XptffTOV  Etvat,  àHh.  toTç  àvÔpwuot;  yvwptcriJLa  Içspev  on  aÛTOff  èffTiv  ô  Xptçtoç, 
ovTTsp  rpÔTTOV  y.al  âirt  loô  'Iwàvvou  êSet  yvtipKifjia  toïç  àvôpwTtotç  Etvat,  otiwç  iTTiYVûiTît  rt; 
è'TTtv  ô  Xptatôç.  » 


L  EPIPHANIE  291 


à  pied,  on  parvient  ainsi  à  Jérusalem  à  l'heure  où  l'on  commence 
à  pouvoir  distinguer  une  personne,  c'est-à-dire  à  la  naissance  de  l'aube, 
mais  toutefois  avant  qu'il  fasse  jour.  Arrivé  là.  l'évêque  avec  ceux  qui 
l'accompagnent  fait  aussitôt  son  entrée  à  VAnasîasis  où  resplendit 
extraordinairement  un  riche  luminaire.  Après  avoir  accompli  un 
psaume  et  une  oraison,  les  catéchumènes  reçoivent  la  bénédiction  de 
l'évêque  ainsi  que  les  fidèles,  puis  l'évêque  se  retire  et  chacun  regagne 
sa  demeure  pour  s'y  reposer.  Quant  aux  moines,  ils  restent  là  jus- 
qu'au jour  en  récitant  des  hymnes. 

A  la  deuxième  heure,  le  peuple,  après  s'être  reposé,  se  rend  à  la 
grande  basilique  élevée  sur  le  Golgotha.  Il  est  inutile  de  vouloir  dépeindre 
l'ornementation  des  églises  en  ce  jour,  soit  à  l'Anastasie.  au  sanctuaire 
de  la  Croix,  soit  à  Bethléem.  On  ne  saurait  y  voir  autre  chose  que  le 
resplendissement  de  l'or,  des  pierreries  et  de  la  soie;  car,  «  remarques- 
tu  quelques  voiles;  ils  sont  brochés  d'or  et  de  soie;  observes-tu  des 
tentures,  elles  sont  pareillement  brochées  d'or  et  de  soie.  En  ce  jour, 
tout  le  ministère  sacré  est  accompli  dans  l'éclat  de  l'or  et  des  pierres 
précieuses.  11  est  impossible  de  décrire  et  d'estimer  le  nombre  et  le 
poids  des  chandeliers,  des  lustres,  des  candélabres  et  des  objets  du 
culte  ;  car  comment  dépeindre  la  beauté  de  leur  fabrication,  quand,  en 
présence  de  sa  mère,  Constantin,  épuisant  toutes  les  ressources  de  son 
empire,  s'est  appliqué  à  décorer  d'or,  de  mosaïques  et  de  marbres  pré- 
cieux aussi  bien  la  Basilique  majeure  que  l'Anastasis,  le  Sanctuaire  de  la 
Croix  et  les  autres  Lieux  Saints  de  Jérusalem?  »  Mais,  pour  en  revenir 
à  mon  sujet,  le  premier  jour,  le  renvoi  des  fidèles  a  lieu  dans  la  Basi- 
lique majeure  qui  est  sur  le  Golgotha.  Pour  lors,  soit  qu'on  prêche, 
soit  qu'on  accomplisse  des  lectures  particulières,  soit  qu'on  interprète 
des  hymnes,  tout  est  en  rapport  avec  la  solennité  du  jour.  Quand  le 
renvoi  de  l'église  est  prononcé,  on  se  rend,  comme  d'ordinaire,  à  l'Anas- 
tasis en  chantant  des  hymnes.  Là,  le  renvoi  a  lieu  à  la  troisième 
heure.  Ce  même  jour,  le  lucernaire  a  lieu  également  selon  la  coutume 
quotidienne. 

Le  jour  suivant  on  se  rend  à  l'église  du  Golgotha  et  le  troisième  jour 
de  même.  Ainsi,  pendant  trois  jours,  tout  le  monde  solennise  avec 
joie  jusqu'à  l'heure  de  Sexte,  dans  l'église  érigée  par  Constantin.  Le 
quatrième  jour,  on  se  rend  à  VEléona,  c'est-à-dire  à  l'église  du  mont 
des  Oliviers,  laquelle  est  admirablement  belle;  toutes  choses  y  sont  dis- 
posées avec  art,  et  on  y  célèbre  également.  Le  cinquième  jour,  la  sta- 
tion a  lieu  à  l'église  de  l'Anastasis,  le  sixième  à  celle  du  mont  Sion.  Le 
septième,  derechef  à  l'Anastasis,  et  le  huitième  au  sanctuaire  de  la 


292  ECHOS    D  ORIENT 


Croix.  De  la  sorte,  pendant  huit  jours,  tous  célèbrent  la  fête  avec  joie 
et  apparat  dans  tous  les  Lieux  Saints  que  j'ai  indiqués  plus  haut. 

A  Bethléem,  durant  tous  les  jours  de  cette  octave,  la  fête  est  célébrée 
avec  éclat  et  dans  l'allégresse  par  les  prêtres  et  les  clercs  de  cette  ville 
et  par  les  moines  qui  y  sont  députés.  Or,  à  l'heure  même  où  tout  le 
monde  revient  de  nuit  à  Jérusalem  en  compagnie  de  l'évêque,  tous  les 
moines  de  l'endroit,  quel  que  soit  leur  nombre,  célèbrent  la  vigile 
jusqu'au  jour  dans  l'église  de  Bethléem  en  récitant  des  hymnes  et  des 
antiennes.  Quant  à  l'évêque,  il  est  tenu  durant  tous  ces  jours  de  résider 
à  Jérusalem.  A  cause  de  cette  solennité  et  de  l'allégresse  de  ce  jour, 
une  foule  immense,  composée  non  seulement  de  moines,  mais  de 
laïques,  hommes  et  femmes,  se  rassemble  de  toute  part  à  Jérusalem  (1). 
Cette  relation  si  pleine  d'intérêt  a  l'inappréciable  avantage  de  lever 
pour  nous  les  derniers  voiles  qui  recouvraient  le  symbolisme  et  l'en- 
chaînement doctrinal  des  solennités  qui  composent  le  cycle  des 
Epiphanies. 

La  fête  des  «  Manifestations  »  du  Christ  célébrée  en  grande  pompe 
aux  Lieux  Saints  le  6  janvier  constituait  en  principe  une  heureuse 
réduplication  du  «  Jour  du  Seigneur  »  ayant  pour  but  d'évoquer  dans 
les  âmes  chrétiennes  le  grand  mystère  de  la  foi,  l'épopée  divine  de  la 
Rédemption.  La  station  normale,  en  raison  des  difficultés  topogra- 
phiques, ne  pouvait  être  assignée  sur  les  bords  riants  du  Jourdain, 
l'Eglise  hagiopolite  préconisa  en  lieu  et  place  la  cité  de  Bethléem  ber- 
ceau du  Sauveur,  et  Jérusalem  la  ville  de  son  triomphe,  dans  le  but  de 
commémorer  la  double  parousie  du  Christ  dans  l'accomplissement  de 
son  rôle  messianique,  la  fondation  de  son  Eglise  et  l'avènement  de  son 
royaume  céleste. 

L'évêque  de  Sion,  vivante  personnification  du  Christ  et  de  David, 
son  prototype,  se  rendait  le  5  janvier  à  Bethléem,  au  milieu  d'un 
immense  concours  de  peuple  afin  d'y  célébrer  la  vigile  de  la  fête  (2). 
Vers  les  8  heures  du  soir,  après  l'office  du  Lucernaire  (3),  il  prenait 
place  sur  son  trône  dans  l'église  de  la  Nativité  érigée  par  Constantin, 
et,  conformément  à  l'institution  primitive  des  basilidiens,  on  procédait 
alors  à  la  récitation  d'une  longue  série  de  psaumes,  d'hymnes,  d'an- 
tiennes et  de  lectures  en  rapport  avec  le  jour  et  le  lieu  de  la  cérémonie. 


(1)  Peregrinatio  ad  loca  sancta,  Duchesne,  Origines...  p.  478-480. 

(2)  Cette  station  à  Bethléem  et  les  deux  suivantes,  à  l'Anastasis  et  au  Golgotha, 
ont  été  le  principe  des  trois  Messes  stationales  célébrées  par  l'Église  romaine  à  la 
solennité  de  Noël. 

(3)  Office  des  Vêpres,  qui  s'accomplissait  d'ordinaire  vers  les  4  heures  du  soir. 
(Cf.  Peregrinatio,  Duchesne,  op.  cit.,  p.  475.) 


L  EPIPHANIE  293 


Autour  de  10  heures,  l'évêque,  accompagné  de  son  clergé  et  d'un 
certain  nombre  de  fidèles  psalmodiant  des  hymnes  sacrées,  descendait 
dans  la  grotte  vénérée  qui  fut  témoin  de  la  naissance  du  Sauveur,  où 
se  poursuivait  le  rôle  des  saintes  lectures.  Sur  le  coup  de  minuit, 
heure  mystérieuse  où  «  le  Verbe  tout-puissant  fondit  des  cieux  du 
trône  royal  sur  la  terre  »  pour  y  frapper  de  mort  les  premiers-nés  de 
l'Egypte,  épargnant  les  fils  d'Israël  (i),  heure  où  «  le  Verbe  a  été  fait 
chair,  habitant  parmi  nous  plein  de  grâce  et  de  vérité  »,  heure  marquée 
par  la  tradition  apostolique  pour  le  terrible  événement  de  la  dernière 
parousie  du  Fils  de  Dieu,  lecture  solennelle  était  faite  de  la  péricope 
évangélique  évoquant  l'entrée  triomphale  de  Jésus  dans  la  Ville  Sainte, 
six  jours  avant  sa  Passion.  Aussitôt  après,  un  cortège  se  formait  qui 
précédait  l'évêque  sur  la  route  de  Jérusalem,  symbolisant  ainsi  la  venue 
du  Seigneur,  nouveau  David  marchant  contre  la  citadelle  de  Jébus, 
pour  y  établir  la  capitale  de  son  royaume. 

Parvenue  à  Jérusalem  à  la  pointe  de  l'aube,  la  théorie  sacrée  se  diri- 
geait directement  vers  V Anastasis,  où  Jésus  avait  affirmé  sa  victoire, 
où  il  avait  été  «  déclaré  Fils  de  Dieu  avec  puissance,  selon  l'esprit  de 
sainteté  par  sa  résurrection  d'entre  les  morts  »  {Rom.,  i,  4),  «  d'après 
ce  qui  est  écrit  dans  le  psaume  11  :  Tu  es  mon  Fils,  je  t'ai  engendré 
aujourd'hui  ».  {Actes,  xni,  33.)  Là,  après  avoir  récité  un  psaume  de 
circonstance  et  s'être  dévotement  incliné  sous  la  main  bénissante  du 
pontife,  les  catéchumènes  et  les  fidèles  se  retiraient  dans  leurs 
demeures  afin  d'y  prendre  quelques  instants  de  repos,  cependant  que 
les  moines  prolongeaient  la  grande  vigile  jusqu'au  jour  dans  le  chant 
des  hymnes  et  des  psaumes. 

De  8  heures  du  matin  à  midi,  un  office  liturgique,  suivi  de  la  Messe 
solennelle  du  jour,  était  célébrée  au  milieu  d'une  affluence  considé- 
rable dans  la  Grande  Eglise  ou  Martyrium  du  Golgotha,  là  même  où 
le  Christ  avait  livré  contre  les  puissances  célestes  et  les  dominations 
de  la  terre  son  suprême  combat,  et  surtout  parce  que  c'est  là  encore 
qu'au  jour  de  la  dernière  parousie,  les  Juifs  déicides  «  verront  celui 
qu'ils  ont  transpercé  ».  {Zacb.,  xii,  10.  — Jean,  xix,  37.  — Apoc,  \,  7.) 
«  C'est  là  qu'ils  le  verront  avec  sa  chair  couverte  du  vêtement  écarlate, 
et  ils  diront  :  N'est-ce  pas  Celui  que  nous  avons  autrefois  crucifié,  le 
couvrant  d'outrages,  de  meurtrissures  et  de  crachats.  En  vérité,  c'est 


(i)  Exode,  XI,  4-5.  —  Sagesse,  xvm,  i5-i6.  L'importance  liturgique  de  ces  textes  est 
encore  soulignée  par  l'Église  latine,  qui  les  met  en  pleine  lumière  dans  l'Introït  de  la 
Messe  du  dimanche  qui  suit  la  fête  de  Noël  :  Dum  médium  silentium  tenerent 
omnia,  etc. 


294  ECHOS   D  ORIENT 


bien  celui-ci  qui  affirmait  être  le  Fils  de  Dieu  !  »(i)  —  «Us  se  plaindront 
tribu  à  tribu,  et  considéreront  alors  celui  qu'ils  ont  transpercé,  disant  : 
Pourquoi,  Seigneur,  nous  avez-vous  fait  errer  loin  de  votre  voie?  La 
gloire  dont  se  prévalaient  nos  pères  est  devenue  pour  nous  une 
ignominie  !  »  (2) 

Les  solennités  des  Épiphanies  duraient  huit  jours,  comme  celles  de 
Pâque  et  celles  de  la  fête  de  la  Dédicace  dont  elles  suivaient  l'ordre  des 
stations,  avec  cette  particularité  remarquable,  que  durant  toute  cette 
octave,  l'évêque  de  Sion  était  tenu  de  résider  dans  la  Ville  Sainte.  Il 
était,  en  la  circonstance,  la  vivante  personnification  du  Christ  triom- 
phant, dans  rétablissement  de  son  royaume  en  la  nouvelle  Jérusalem. 

Telle  est,  sur  la  foi  des  témoignages  historiques  de  l'antiquité  chré- 
tienne, la  mystique  et  profonde  signification  de  l'institution  liturgique 
des  Epiphanies.  «  Elle  nous  enseigne  à  renoncer  à  l'impiété  et  aux 
convoitises  mondaines  et  à  vivre  dans  le  siècle  présent  selon  la  sagesse, 
la  justice  et  la  piété  en  attendant  la  bienheureuse  espérance  et  la  mani- 
festation de  la  gloire  du  grand  Dieu  et  de  notre  Sauveur  Jésus-Christ.  » 
{Tite,  II,  12.) 

J.-B.  Thibaut. 


(i)  «  'ETCStôri  o'J^ovrac  aùxov  tôts  xr,  r\]t.éçx  xàv  itoÔi^pTi  i'/javxa.  tbv  xéxxivov  Ttspt  xr\y  trâpy.x 
•/.ai  èpo-jitv  oôx  ouTO?  èo-rtv,  ôv  tto-s  f,jx£t;  èo"raupw(7a[xev  l^ouôsvi^iTstvxe;  xai  xaTaxEVTr,- 
(TavTcc  xai  èixTrx-jaavTe;  ;  'AXr|9(oç  outo;  r,v,  ô  t6t£  Xéywv,  lautôv  yîov  ôeoû  £tvat.  »  {Ep.  de 
Barnabe,  vu,  9). 

(2)  «  K6'];ovca'.  çu),Y)  upoç  çyXvjv,  xai  rôre  o-j/ovxat  £Î?  ov  è^exevTYiaav,  xai  Èpo3<Ti'  xt,  xûptî 
£îr).àvr,<Ta(;  r,(j.a(;  aTro  Tf|Ç  ôSo-j  ffoy;  'H  S6|a,  i^v  E-jXôyYio-av  oJ  Trax^pEç  r)[Awv,  âyEVïjÔYj  r)|i.Tv  v.; 
ovciôo:.  »  (S.  Justin,  i,  ApoL,  lu,  ii.)  Cf.  également,  Dial.  avec  Tryphon  (xiv,  8; 
XL,  4)  :  «  Kai  XYÎç  8£UX£pa;  8k  aûxoû  Trapo'JTt'a;,  ôxt  àv  xw  aOxw  xÔtiw  xwv  'l£po(jo).û(jiwv 
£t:'.yv(i)(T£6£.  » 


LE  DIVORCE  AU   IV  SIÈCLE 

dans  la  loi  civile  et  les  canons  de  saint  Basile 


I.  LÉGISLATION   CIVILE.    —    I.    Lots  JuUennes    sur    le    mariage.    — 

2.  L'adultère:  notion  juridique;  prescriptions  d'Auguste;  prescriptions 
de  Constantin.  —  }.  Le  divorce  :  notions;  prescriptions  d'Auguste  sur 
la  répudiation;  résultats;  prescriptions  de  Constantin. 

II.  Saint  Basile.  —  i.  Doctrine  des  «  Moralia  ».  — .  2.  Les  Lettres 
canoniques  en  général;  les  peines  portées  contre  l'adultère  et  la  forni- 
cation;   indulgence  pour  le   mari:    canons   58,    59,   22,   77,   21.   — 

3.  Le  canon  9:  texte  et  analyse;  la  coutume  :  sa  nature,  sur  quoi  elle 
porte  ;  trois  cas  ;  le  mari  abandonné  par  sa  femme,  le  mari  qui  a 
répudié  sa  femme  adultère,  la  femme  séparée  de  son  mari  peuvent-ils 
se  remarier?  —  Conclusion. 

La  connaissance  précise,  détaillée  même,  de  la  législation  romaine 
sur  le  divorce  et  l'adultère  est  indispensable  pour  saisir  toute  la  portée 
des  décisions  de  l'Eglise  et  de  la  pensée  des  Pères,  au  iv^  siècle,  sur 
ce  sujet.  Mais  plus  qu'à  tout  autre,  elle  s'impose  à  celui  qui  veut  com- 
prendre la  doctrine  et  la  conduite  de  saint  Basile.  11  est  nécessaire  d'en 
donner  un  aperçu  rapide  au  début  de  cette  étude  :  c'est  l'objet  de  la 
première  partie.  La  seconde  développera  l'ensemble  des  prescriptions  de 
saint  Basile  sur  la  séparation  des  époux,  les  causes  qui  l'autorisent, 
les  peines  qu'ils  encourent,  mais  dans  le  but  très  précis  de  savoir  s'il 
reconnaît  aux  époux  divorcés,  au  moins  dans  certains  cas,  le  droit 
de  contracter  un  nouveau  mariage  valide  et  approuvé  par  l'Eglise. 
Je  voudrais,  en  un  mot,  préciser  la  vraie  nature  du  divorce  qu'il 
accepte,  simple  séparation  de  corps  ou  séparation  totale  cum  solutione 
vinculi. 

L'importance  de  cette  étude  n'échappe  à  personne  :  elle  intéresse 
l'exégète,  le  théologien,  le  canoniste.  Ceux  qui  ont  parcouru,  même 
rapidement,  les  Lettres  canoniques  de  saint  Basile  ont  remarqué  la 
complexité  des  problèmes  qu'elles  posent  au  sujet  du  divorce.  Ils  sont 
d'autant  plus  graves  que  ces  Lettres  reproduisent  la  pratique  d'une 
Eglise,  celle  de  Cappadoce.  Elles  ont,  d'ailleurs,  été  plus  tard  admises 
au  nombre  des  sources  officielles  du  droit  ecclésiastique  oriental.  C'est 
par  elles  que  les  orthodoxes  ont  longtemps  justifié  la  pratique  de  leurs 


296  ÉCHOS    d'orient 


églises,  qui  font  du  divorce  un  usage  si  étendu.  Les  catholiques  eux- 
mêmes  se  sont  divisés  à  leur  endroit,  et  de  nos  jours  encore  l'accord 
entre  eux  n'est  pas  fait.  Il  me  semble,  cependant,  que  cet  accord  est 
possible  autour  de  V interprétation  que  j'appellerai  canonique,  fondée  sur 
le  but  même  des  écrits  en  question,  et  qui  ne  regarde  pas  la  sup- 
pression ou  l'absence  de  la  peine  comme  une  approbation,  mais  y  voit 
une  simple  indulgence  d'ordre  pratique. 

Cette  interprétation  est  ancienne  et  connue.  Palmieri  (i)  la  signale 
dans  son  excellent  traité  du  mariage.  Mais  si  elle  est  incontestable  en 
principe,  son  application  est  fort  complexe  et  se  heurte  parfois  à  des 
difficultés  telles  qu'elles  l'ont  fait  abandonner  par  un  certain  nombre 
d'auteurs.  Ceux-là  mêmes  qui  l'admettent,  d'ailleurs,  en  affaiblissent 
parfois  la  force  en  l'étayant  sur  des  traductions  incertaines,  ou  ne  la 
mettent  pas  assez  en  valeur,  faute  d'en  faire  le  centre  de  toute  leur 
explication.  11  ne  sera  donc  pas  inutile  de  reprendre,  sur  cette  base, 
l'étude  des  canons  en  question  et  de  la  développer  avec  toute  l'am- 
pleur qu'elle  comporte.  Ainsi  seulement,  j'essayerai  de  le  prouver,  on 
peut  rendre  un  compte  rigoureux  des  textes,  sans  mettre  saint  Basile 
en  contradiction  ni  avec  lui-même  ni  avec  les  Pères  de  son  époque. 
Je  ne  me  flatte  pas  de  dissiper  toute  l'ombre  que  projettent  sur  l'œuvre 
si  claire  de  l'archevêque  de  Césarée  quelques-uns  de  ses  canons.  Je 
voudrais,  du  moins,  la  circonscrire  avec  méthode  et  la  ramener  à  ses 
vraies  proportions. 

I  —  LE  DIVORCE  DANS  LA  LÉGISLATION  CIVILE 

Les  auteurs  qui  veulent  connaître  la  législation  civile  du  divorce 
à  l'époque  des  Pères  se  contentent  d'ordinaire  de  parler  de  Constantin 
et  citent  sa  constitution  de  l'an  331.  Elle  est  fort  importante,  en  effet, 
mais  elle  n'est  pas  la  seule  loi  qui  existât  alors;  ce  n'est  même  pas  elle 
qui  eut  le  plus  d'influence  sur  les  mœurs.  Si  l'on  veut  se  rendre  bien 
compte  de  la  situation  de  fait  devant  laquelle  se  trouvait  l'Église  quand 
elle  commença  à  intervenir  sur  ce  terrain,  il  faut  remonter  jusqu'à 
Auguste  et  aux  célèbres  lois  Juliennes  {leges  Julice). 

G.  Boissier  (2)  a  très  finement  raconté  par  quel  concours  de  circon- 
stances Auguste  fut  amené  à  légiférer  sur  le  mariage.  A  la  fin  de  la 
République,  la  licence,  à  Rome,  était  extrême,  et  le  relâchement  des 


(i)  Palmieri,  De  matrimonio  christiano.  Rome,  1896,  p.  iSg  et  169. 

(2)  G.  Boissier,  la  Religion  romaine  d'Auguste  aux  Antonins,  t.  I",  p.  82-85. 


I 


LE    DIVORCE    AU    IV^    SIÈCLE  297 

mœurs  devenait  un  vrai  fléau  public.  Préoccupé  des  dangers  que  pré- 
sageait à  l'empire  une  dépopulation  chaque  jour  grandissante  et  sou- 
cieux de  ménager  à  l'Italie  comme  aux  provinces  des  bras  pour  tra- 
vailler autant  que  pour  combattre,  il  résolut,  dès  son  arrivée  au  pouvoir, 
d'y  apporter  remède.  11  essaya  d'abord  d'agir  sur  l'opinion  par  des 
moyens  détournés  :  les  poètes,  les  historiens,  les  orateurs  se  transfor- 
mèrent soudain,  comme  sur  un  mot  d'ordre,  en  prédicateurs  de  morale, 
«  mais  on  s'aperçut  vite  que  les  exhortations  des  poètes  ne  suffisaient 
pas  pour  rendre  à  ces  efféminés  le  goût  de  coucher  sur  la  dure  ou  de 
conduire  la  charrue.  11  fallut  employer  des  moyens  plus  efficaces,  et  l'on 
essaya  de  contraindre  ceux  qu'on  n'avait  pas  pu  persuader  ».  Le  Sénat 
et  la  partie  restée  saine  de  l'opinion  publique  pressaient  Auguste  de  sévir. 
Lui  cependant  hésitait.  11  refusa  en  732  la  censure  publique,  qui  lui 
donnait  le  pouvoir  de  blâmer,  mais  il  accepta,  trois  ans  plus  tard,  la 
direction  des  lois  et  des  mœurs  (morum  et  legum  regimen),  qui  l'inves- 
tissait d'une  puissance  plus  grande,  celle  «  de  punir  et  de  porter  des 
règlements  nouveaux  ».  Par  là,  l'empereur  se  déclarait  prêt  à  aller  de 
l'avant.  De  fait,  en  736,  probablement,  dix-huit  ans  avant  Jésus-Christ, 
la  plus  importante  des  lois  Juliennes  sur  le  mariage  était  promulguée, 
la  Lex  Julia  de  adulteriis  et  pudicitia. 

Boissier  raconte  (i),  non  sans  quelque  malice,  d'après  Dion  Cassius, 
comment  Auguste  fut  amené,  presque  malgré  lui,  à  transformer  en  lois 
d'Etat  les  conseils  intimes  qu'il  donnait  lui-même  à  l'impératrice  Livie. 
Ce  code  de  morale  avait  été  en  quelque  sorte  préparé  par  les  lois 
caducaires  {Lex  Papia  Poppœa,  Lex  Julia  de  maritandis  ordinibus)  et 
fut  suivi  d'autres  aussi  importantes,  Lex  Julia  de  ""undo  dotait,  de 
tiitela,  etc. 

Je  ne  puis  donner  ici,  si  intéressants  qu'ils  puissent  paraître,  aujour- 
d'hui en  particulier,  les  détails  d'une  administration  savante  où  tout 
est  calculé  pour  favoriser  les  pères  de  famille  et  leur  accorder  des  avan- 
tages proportionnés  au  nombre  des  enfants,  tandis  que  le  célibataire 
et  la  famille  stérile  y  deviennent  peu  à  peu  la  proie  du  fisc  (2).  Mais  je 
dois  m'arrêter  sur  les  mesures  prises  pour  combattre  l'adultère  et 
diminuer  les  divorces.  Ces  deux  sujets  se  tiennent  et  se  complètent. 
Nous  trouverons  dans  l'un  et  l'autre  maint  renseignement  utile  pour 
l'intelligence  de  la  législation  ecclésiastique. 


(i)  G.  Boissier,  loc.  cit.,  p.  83-84. 

(2)  F.  DE  Champagny  donne  quelques-unes   de   ces  dispositions  dans  les  Césars. 
Paris,  1876,  p.  248-252. 


298  ÉCHOS    d'orient 


La  plus  grande  partie  des  mesures  prises  contre  l'adultère  est  restée 
dans  la  Lex  Julia  de  adulteriis  coercendis  du  Digeste  (i).  Pour  le  lecteur 
qui  redouterait  une  promenade  un  peu  aride  dans  le  Corpus  Juris,  j'en 
donnerai  un  bref  résumé,  d'après  l'excellente  analyse  de  G.  Humbert, 
dans  le  Dictionnaire  des  Antiquités  grecques  et  romaines  (2). 

Retenons  avant  tout  la  définition,  qui  est  fondamentale.  L'adultère, 
adulterium,  est,  d'après  la  loi,  «  le  commerce  de  la  femme  mariée  avec 
un  autre  que  son  mari^>.  Par  suite,  est  adultère,  adultéra,  toute  femme 
mariée  qui  commet  ce  crime,  et  son  complice,  marié  ou  non,  est 
adulter  (3).  Ce  dernier  terme  ne  désigne  donc  pas,  de  soi,  le  mari  infi- 
dèle vis-à-vis  de  sa  femme  (cette  infidélité  n'était  pas  condamnée  par  la 
loi,  et  la  femme  n'avait  aucun  droit  de  contrôle  sur  la  conduite  de  son 
conjoint),  mais  l'homme  qui  a  fait  du  tort  à  un  mari  par  des  relatioas 
illicites  avec  sa  femme.  Il  en  résultait  que  le  mari  n'était  pas  atteint  par 
les  lois,  s'il  avait  des  relations  avec  une  personne  non  mariée;  il  n'y 
avait  point  la  «  violation  légale  de  la  foi  conjugale  ».  Auguste  maintint 
cette  notion  traditionnelle.  11  prit  cependant  une  mesure  heureuse  en 
traitant  comme  adulter  tout  complice  qui  avait  coopéré  au  crime  par 
conseil,  aide  ou  abri  donné  pour  l'accomplir. 

11  restreignit  l'ancien  droit  de  vengeance  personnelle,  mais  ne  put 
le  supprimer.  Le  mari  et  le  père  avaient  le  droit  d'immoler  immédia- 
tement les  deux  coupables  s'ils  les  surprenaient  sur  le  fait.  Caton 
l'Ancien  s'en  vante  dans  cette  phrase  d'une  farouche  énergie  :  in  adul- 
ter io  uxorem  tuam  si  deprehendisses,  sine  judicio  impune  necaref,  et  il 
ajoute  avec  une  fierté  naïve  :  illa  te,  si  tu  adulter ar er e ,  digito  non 
auderet  contingere,  neque  jus  est  (4).  D'après  la  nouvelle  loi,  le  père 
ne  conservera  son  droit  qu'à  certaines  conditions  :  il  fallait  qu'il  eût 
gardé  la  puissance  paternelle  sur  sa  fille,  qu'il  surprît  les  coupables  en 
flagrant  délit  dans  sa  maison  ou  celle  du  mari,  et  enfin  qu'il  les  tuât 
tous  deux  ensemble.  11  était  homicide  si  l'une  des  conditions  manquait. 
Quant  au  mari,  il  ne  put  désormais  tuer  sa  femme  ni  son  complice 
(sauf  le  cas  où  celui-ci  était  de  condition  inférieure);  mais  il  devait, 
par  contre,  chasiser  sa  femme  et,  sous  menace  d'être  lui-même  pour- 
suivi comme  entremetteur  de  corruption,  la  dénoncer  dans  les  trois 


(i)  Digeste,  xlviii,  5.  ■ 

(2)  Dictionn.  des  Antiq.  grecq.  et  rom.,  Daremberg-Saglio,  t.  I",  art.  «  Adultère  », 
p.  85-87. 

(3)  Pour  éviter  toute  équivoque,  j'aurai  constamment  recours  aux  mots  latins  adul- 
tei'ium,  adultéra,  adulter,  rendus  en  français  par  le  seul  mot  adultère. 

(4)  BoissiER,  loc.  cit.,  t.  II,  p.  200. 


LE    DIVORCE    AU    IV«    SIECLE  299 

jours  à  l'autorité.  La  vengeance  personnelle  allait  être  de  plus  en  plus 
remplacée  par  l'action  publique. 

Le  droit  d'accusation  resta,  durant  soixante  jours,  réservé  au  mari 
et  au  père  de  la  femme,  mais,  passé  ce  temps,  durant  les  quatre  mois 
suivants,  tout  homme  pouvait  se  porter  accusateur  et  dénoncer, 
ensemble  ou  successivement,  Yadultera  et  son  complice.  La  plainte 
devait  être  écrite  (inscripiio  lihelli  accusatorii)  suivant  certaines  formes 
légales,  requises  sous  peine  de  perte  du  procès  (inscripiio  in  crimen). 
Enfin,  il  était  nécessaire  que  l'action  fût  intentée  dans  les  six  mois  pour 
la  femme,  dans  les  cinq  ans  pour  son  complice. 

La  peine  légale  de  l'adultère  fut  relativement  bénigne,  comparée 
à  celle  des  anciens  Romains.  La  femme  fut  condamnée  à  l'exil  dans 
une  île,  ou  peut-être,  du  temps  d'Auguste,  à  cette  sorte  d'exil  d'un 
genre  particulier  qu'était  Vinterdiciio  aquœ  et  ignis;  elle  abandonnait 
dans  la  maison  de  son  mari  la  moitié  de  sa  dot  et  le  tiers  de  ses 
biens;  elle  ne  pouvait  plus  contracter  de  mariage  «  juste  »,  c'est-à-dire 
légitime,  mais  le  concuhinatus  lui  restait  permis;  enfin,  elle  n'avait  plus 
le  droit  de  porter  la  stola  des  matrones,  mais  elle  devait  revêtir  la 
toga  des  courtisanes. 

L'adulter  était  exilé  dans  une  île  différente  de  celle  de  sa  complice  et 
se  voyait  confisquer  la  moitié  de  sa  fortune;  certaines  déchéances  civiles, 
incapacité  d'être  témoin,  soldat,  etc.,  complétaient  son  châtiment. 

Ces  prescriptions  concernant  l'adultère  ne  subirent  que  des  chan- 
gements de  peu  d'importance  (i)  jusqu'au  iv^  siècle. 

Constantin,  sous  l'influence  des  idées  chrétiennes,  plus  que  par 
nécessité  politique,  les  modifia  sur  plusieurs  points,  dans  le  sens  d'une 
plus  grande  rigueur,  du  moins  pour  la  peine.  L'adulter  fut  condamné 
à  la  mort  par  le  glaive  et  à  la  confiscation.  Quant  à  la  femme  cou- 
pable, elle  n'était  punie  de  mort  que  si  son  complice  était  son  propre 
esclave;  hors  de  ce  cas,  l'exil  restait  sa  peine  principale.  Cependant, 
dans  le  but  très  louable  d'éviter  de  fausses  accusations,  ne  volentibus 
temere  liceat  fœdare  connubia,  par  une  constitution  de  326  (2).  Con- 
stantin réserva  le  droit  de  poursuite  aux  seuls  proches  parents,  père, 
frère,  oncles  (paternel  et  maternel),  en  dehors  du  mari,  qui  pouvait  se 
porter  accusateur  sur  un  simple  soupçon. 

Les  fils  de  Constantin,  Constant  et  Constance,  par  une  constitution 
du  29  août  339,  aggravèrent  encore  la  peine  de  l'adulter,  en  l'assimilant 


(i)  Code  Justin.,  ix,  9:  Ad  legem  Juliam  de  adulteriis  et  stupro. 
(2)  Code  Just.,  IX,  9,  29. 


300  ECHOS    D  ORIENT 


aux  parricides  dont  ils  lui  imposèrent  le  supplice,  le  culeus  :  le  criminel 
était  jeté  à  la  mer  après  avoir  été  cousu  dans  un  sac  de  cuir  avec  un 
chien,  un  singe,  un  coq  et  une  vipère  (i).  Je  renonce  à  donner  le  sens 
mystique  de  ce  rite. 


Ce  n'était  pas  assez,  pour  restaurer  la  famille  et  la  rendre  féconde, 
de  s'attaquer  à  l'adultère.  11  fallait  lui  donner  plus  de  stabilité  et  mettre 
un  frein  à  l'abus  des  divorces.  Auguste  s'y  employa  également.  A  la 
fin  de  la  République,  tous  les  mariages  pouvaient  être  dissous,  qu'ils 
fussent  légitimes  {justœ  nuptiœ)  ou  illégitimes  {injusta  matrimonia). 
Des  trois  espèces  de  mariages  «  justes  »  (confarreaiio,  coemptio,  usus), 
seul  le  premier,  la  confarreaiio,  avait  été  indissoluble,  on  le  croit  du 
moins  avec  quelque  raison,  sans  doute  à  cause  de  la  cérémonie  reli- 
gieuse qui  l'accompagnait  et  lui  donnait  un  caractère  sacré.  De  bonne 
heure,  cependant,  des  exceptions  furent  admises  et  consacrées  même 
par  la  loi  des  Douze  Tables.  Du  reste,  la  confarréation  se  perdit  assez 
vite,  et  avec  elle  le  principe  de  l'indissolubilité  du  lien  conjugal  :  elle 
ne  fut  plus  conservée  que  pour  le  flamine  de  Jupiter  jusqu'au  temps  de 
Dioclétien.  Hormis  ce  cas,  dès  avant  l'époque  d'Auguste,  tout  mariage 
légitime  pouvait  être  impunément  dissous.  A  plus  forte  raison  les 
mariages  injustes  bénéficiaient-ils  de  la  même  liberté.  Le  contubernium 
(mariage  des  esclaves)  fut  toujours  ignoré  par  la  loi  :  il  était  dissous 
comme  il  était  contracté,  sans  qu'elle  s'en  mêlât.  Quant  au  concuhinatiis 
(mariage  sans  lien  légal  contracté  entre  personnes  de  condition  libre), 
il  fut  également  longtemps  hors  la  loi,  toléré  par  elle,  mais  privé  de 
toute  sanction  officielle.  Même  quand,  avec  Auguste,  il  acquit  un 
certain  droit  de  cité  et  devint  une  union  presque  légale,  quoique  d'ordre 
inférieur,  il  ne  fut  évidemment  pas  plus  stable  que  les  justœ  nuptiœ.  Ils 
étaient  de  fait,  les  uns  et  les  autres,  si  souvent  dissous  et  pour  de  tels 
motifs  qu'Auguste  se  crut  le  droit  et  le  devoir  d'intervenir. 

La  séparation  se  faisait  de  deux  manières  :  par  consentement  mutuel 
{divortium  ex  communi  consensu  ou  de  bona  gratia)]  c'était  le  divortium 
proprement  dit  ou  discidium;  —  par  la  volonté  de  l'un  des  conjoints 
renvoyant  l'autre;  c'était  le  repudium. 

Au  divorce  par  consentement  mutuel,  l'empereur  n'osa  pas  ou  ne 
voulut  pas  apporter  la  moindre  entrave.  Les  Romains  ne  voyaient 
dans  le  mariage  qu'un  contrat  et  n'auraient  pas  compris  qu'il  ne  fût 


|i)  Digeste,  xlviii,  g,  g. 


LE    DIVORCE    AU    IV*^    SIÈCLE  3OI 

pas  résiliable  au  même  titre  que  tout  contrat,  par  l'accord  des  deux 
intéressés.  Constantin  lui-même  devra  s'abstenir  de  toute  interdiction 
contre  cette  pratique.  Motta  affirme,  il  est  vrai,  le  contraire  (1),  mais 
on  ne  voit  pas  bien  sur  quel  texte  il  s'appuie,  et  il  doit  avouer  que  cette 
défense  dut  être  bientôt  levée,  il  ne  sait  quand  ni  par  qui.  Au  début  du 
V*  siècle,  l'ancien  usage  subsistait  encore  quand  Théodose  le  Jeune  (2) 
le  supprima,  pour  peu  de  temps  d'ailleurs. 

C'est  le  repudium  seul,  le  renvoi  d'un  des  époux  par  l'autre,  qui  fut 
l'objet  d'une  première  réglementation  par  la  loi  Julia  de  adulteriis  et 
la  loi  Julia  et  Papia  Poppœa.  Il  ne  fut  plus  autorisé  que  sur  l'attes- 
tation de  sept  témoins  pubères,  de  condition  libre,  affirmant  devant 
le  censeur,  sur  la  foi  du  serment,  que  les  motifs  de  séparation  étaient 
réels. 

En  pratique,  il  était  toujours  facile  à  l'intéressé,  avant  d'aller  chez 
le  censeur,  de  s'entendre  avec  un  groupe  d'amis  (3)  sur  les  raisons 
à  invoquer,  d'autant  plus  qu'aucun  motif  légal  n'était  fixé.  Les  autres 
conditions  imposées  par  Auguste  sont  incertaines.  Pomponius  et  Ulpien 
parlent  de  peines  prévues  par  la  loi  contre  celui  des  époux  par  la  faute 
duquel  le  divorce  aurait  été  prononcé,  par  exemple,  rétention  sur 
la  dot  de  la  femme,  etc.  En  fait,  ces  mesures  n'opposaient  pas  une 
barrière  infranchissable  au  libertinage,  et  il  ne  semble  pas  que  les 
répudiations  aient  diminué  beaucoup  à  cause  d'elles.  Au  début,  tant 
que  la  femme  fut  sous  la  puissance  du  mari,  in  manu  viri,  lui  seul 
avait  le  droit  d'en  user;  plus  tard,  avec  la  diminution  de  la  mamis,  la 
femme  put  répudier  au  même  titre  que  le  mari,  quand  elle  était  sui 
juris,  puis,  par  extension,  même  celles  qui  étaient  in  manu  mariti 
finirent  par  avoir  ou  prendre  les  mêmes  libertés  (4). 

L'insuccès  de  la  tentative  d'Auguste  est  signalé  par  tous  les  auteurs. 
Comme  autrefois,  plus  qu'autrefois,  on  continua  à  divorcer,  et  pour 
les  motifs  les  plus  futiles.  Quelques  rides  sur  le  front,  quelques  taches 
sur  les  dents,  c'était  assez,  si  Ton  en  croit  Juvénal  : 

Très  rugce  subeant  et  se  cutis  arida  laxet. 
Fiant  ohscuri  dentés,  oculique  minores  : 
Collige  sarcinul'as,  dicet  lihertus,  et  exi{^). 


(1)  Z)e  Jure  div.,  p.  i5. 

(2)  Cod.  Just.,  V,  17,  8. 

(3)  Aulu-Gelle,  i.  XVU,  c.  xxi. 

(4)  Baudry,  art.  «  Divorce  »,  dans  Dictionn.  des  Antiq.  grecq.  et  rom, 

(5)  Juvénal,  Sat.  vu 


302  ECHOS    D  ORIENT 


Moins  que  cela,  le  simple  fait  de  se  moucher  trè's  souvent  aurait 
servi  de  prétexte  : 

Jam  gravis  es  nohis  et  sœpe  emungeris;  exi 
Ocyus  et  properat.  Sicco  venit  altéra  naso  (  i  ). 

Même  la  part  faite  à  la  satire,  il  reste  de  ces  traits  de  Juvénal  qu'on 
se  séparait  même  sans  motif  sérieux.  Il  fallait  que  le  mal  fût  profond 
pour  que  le  grave  Sénèque  ait  pu  écrire  cette  phrase  sévère  :  «  Y  a-t-il 
encore  une  femme  qui  rougisse  du  divorce,  quand  on  en  voit  d'illustre 
et  noble  famille  qui  comptent  leurs  ans,  non  par  consuls,  mais  par 
maris,  qui  divorcent  en  vue  du  mariage,  qui  se  marient  pour  divor- 
cer? »  (2)  Faut-il  s'en  étonner?  Le  grand  maître  de  la  morale  dans  l'empire 
se  permit  à  lui-même  trois  divorces  (3),  et  l'on  ne  peut  compter  ceux  de 
ses  successeurs. 

Mais  le  législateur  seul  n'était  pas  en  défaut.  La  loi  était  insuffisante. 
Sa  plus  grave  lacune  était  de  ne  pas  fixer  avec  précision  les  cas  où  le 
divorce  était  permis  et  ceux  où  il  était  punissable.  Constantin  le  com- 
prit et  y  mit  ordre  par  sa  Constitution  de  331.  J'en  donne  le  texte 
entier;  elle  a  une  saveur  qu'on  ne  trouve  plus  dans  les  codes  modernes  : 

«  Nous  voulons  {placet)  que  la  femme  ne  puisse,  au  gré  de  ses  ins- 
tincts pervers,  répudier  son  mari  pour  le  premier  prétexte  venu,  parce 
qu'il  est,  par  exemple,  buveur,  joueur  ou  débauché  (miiliercularius), 
et  que  les  maris  ne  puissent,  en  toute  occasion,  renvoyer  leurs  épouses. 
La  femme  ne  pourra  donner  le  repiidium  que  pour  les  crimes  suivants 
du  mari,  à  savoir  s'il  est  homicide,  empoisonneur,  violateur  de  sépulcres; 
si  elle  en  fait  la  preuve,  elle  recevra  toute  sa  dot,  mais  si  c'est  pour 
un  autre  que  l'un  de  ces  trois  crimes  qu'elle  l'a  répudié,  elle  devra 
laisser  dans  la  maison  du  mari  jusqu'à  la  dernière  épingle  de  ses 
cheveux  et,^  pour  prix  de  son  audace,  être  déportée  dans  une  île.  Quant 
aux  maris,  ils  ne  pourront  répudier  leur  femme  que  pour  l'un  des  trois 
crimes  suivants;  si  elle  est  adultère,  empoisonneuse,  entremetteuse. 
Si  l'un  d'eux  renvoie  la  sienne  innocente  de  ces  crimes,  il  doit  lui 
restituer  toute  sa  dot  et  ne  pas  se  remarier;  s'il  le  faisait,  la  première 
femme  aurait  le  droit  d'envahir  sa  maison  et  de  s'emparer,  pour  se 
venger  de  l'injure  subie,  de  toute  la  dot  de  sa  rivale  »  (4),  y  compris, 
sans  doute,  les  épingles  à  cheveux! 


(i)  Juvénal,  Ibid. 

(2)  Sénèque,  de  Benef.,  m,  16, 

(3)  Suétone  en  conte  deux  au  ch.  lxii  in  Augusi. 

(4)  Cod.  Théod,  m,  16,  i. 


LE    DIVORCE    AU    IV^    SIÈCLE  }0} 

Voilà  qui  est  parler  net.  Ici,  du  moins,  il  ne  semble  pas  que  le  légis- 
lateur ait  la  préoccupation  de  se  réserver  à  lui-même  quelque  porte 
de  sortie,  utile  à  l'occasion.  Les  causes  légales  du  divorce  se  ramènent 
à  cinq  crimes,  celui  d'empoisonneur,  valable  pour  les  deux  époux, 
ceux  d'homicide  et  de  violateur  de  tombeaux  pour  le  mari,  ceux 
dadultère  et  d'entremetteuse  pour  la  femme.  On  aura  remarqué  que 
le  crime  d'adultère  n'est  considéré  que  du  côté  de  la  femme.  Ce  qui 
a  été  dit  plus  haut  en  explique  assez  la  raison.  Même  si  le  mari  a  des 
relations  coupables  avec  une  autre  femme  mariée,  il  est  bien  adnlter 
par  rapport  au  mari  de  sa  complice,  mais  non  de  sa  propre  compagne, 
pour  qui  il  ne  sera  qu'un  muliercularius,  et  cela  semble  être  regardé 
comme  une  peccadille,  en  tout  cas  cela  n'autorise  nullement  la  sépara 
tion.  On  le  voit,  la  loi  de  Constantin  reste  dans  la  tradition  païenne. 
Le  christianisme  lui  a  inspiré  plus  de  sévérité,  mais  n'a  pas  changé 
chez  lui  l'ancienne  conception  sur  la  nature  de  ce  crime. 

11  fallait  insister  sur  ces  lois  impériales,  sur  les  lois  Juliennes  en 
particulier.  Ce  sont  elles  qui,  étendues  à  tout  l'empire  et  appliquées 
partout,  façonnèrent  peu  à  peu,  grâce  à  la  ténacité  des  agents  de  Rome 
et  à  la  science  de  ses  magistrats,  malgré  les  atténuations  qu'elles 
subirent  avec  le  temps,  les  divers  peuples  soumis.  L'Eglise  devait  en 
tenir  compte. 

II.  —  LE  DIVORCE 
DANS  LES  LETTRES  CANONIQUES  DE  SAINT  BASILE 

On  ne  peut  aborder  avec  fruit  l'étude  de  l'œuvre  canonique  de 
saint  Basile  sans  connaître  son  œuvre  morale:  le  droit  canon  est,  par 
certains  côtés,  une  dépendance  de  la  morale.  11  ne  serait  pas  sans  danger 
de  vouloir  extraire  toute  la  pensée  de  saint  Basile  de  documents  qui, 
par  leur  nature  même,  par  leur  destination,  leur  nom  l'indique,  ne 
considèrent  qu'un  aspect*de  la  vérité,  l'aspect  juridique.  Sans  doute, 
des  dispositions  simplement  canoniques  contiennent  aussi  un  élément 
théologique  sur  lequel  elles  s'appuient,  mais  encore  faut-il  ne  pas  en 
tirer,  par  des  généralisations  que  ne  comportent  pas  des  textes  étroits, 
spéciaux  de  leur  nature,  des  conclusions  qui  les  dépassent.  Le  meilleur 
moyen  d'éviter  cet  écueil,  dans  notre  zone  de  recherches,  est  d'examiner 
d'abord  la  pensée  de  saint  Basile  sur  le  divorce,  dans  les  autres  œuvres 
qui  nous  restent  de  lui.  Ce  travail  sera  relativement  aisé.  En  fait,  il 
n'y  a  qu'un  autre  passage  dans  lequel  l'archevêque  de  Césarée  aborde 


304  ECHOS   D  ORIENT 


ex  professa  cette  question,  c'est  dans  les  Moralia,  mais  il  le  fait  de  façon 
à  ne  laisser  aucun  doute  sur  le  fond  de  sa  pensée. 

Cet  ouvrage  n'est,  dans  sa  substance,  qu'un  recueil  de  textes  scrip- 
turaires,  principalement  des  Evangiles  ou  dçs  Epîtres.  Ils  sont  groupés 
en  chapitres  et  précédés  d'un  résumé  succinct.  Les  chapitres  sont 
à  leur  tour  classés  en  règles,  de  longueur  très  inégale,  selon  la  matière; 
la  70®  règle  comprend  27  chapitres,  alors  que  beaucoup  d'autres  n'en 
ont  qu'un.  L'ouvrage  entier  compte  80  règles.  Tout  le  travail  de  l'au- 
teur a  donc  consisté  dans  le  classement  par  matière  des  textes  choisis, 
et  surtout  dans  l'addition  en  tête  du  chapitre  de  la  petite  phrase, 
concise  et  pleine,  qui  en  résume  le  sens  et  est  souvent  le  meilleur  des 
commentaires.  C'est  le  cas  des  deux  chapitres  qui  nous  intéressent, 
le  premier  et  le  second  de  la  règle  73,  qui  traite  des  devoirs  de  ceux 
qui  sont  dans  le  mariage,  Ilepl  twv  Iv  Yà[j.co  (i). 

Le  chapitre  premier  porte  dans  le  titre  «  que  le  mari  ne  doit  pas  se 
séparer  de  sa  femme,  ni  la  femme  de  son  mari,  sauf  en  cas  d'adultère 
de  l'un  d'eux  ou  d'empêchement  pour  cause  de  piété  ».  L'objet  du 
chapitre  est  donc  exclusivement  la  séparation  des  époux.  Les  textes 
qui  le  composent  sont  : 

Les  deux  passages  célèbres  de  saint  Matthieu  sur  le  divorce  (2); 

Un  court  extrait  de  saint  Luc  concernant  le  renoncement  à  la  famille 
exigé  du  disciple  de  Jésus-Christ  (3); 

Enfin  deux  versets  où  saint  Paul  interdit  aux  époux  de  se  séparer  (4). 

L'objet  du  chapitre  étant  la  séparation  et  la  détermination  des  causes 
qui  l'autorisent,  on  s'explique  que  saint  Basile  ne  cite  pas  les  passages 
où  saint  Marc  et  saint  Luc  parlent  du  divorce,  mais  où,  préoccupés 
surtout  d'interdire  le  second  mariage,  ils  ne  signalent  pas  le  cas  unique 
où  le  Christ  permet  la  séparation,  l'adultère;  l'allégation  de  saint 
Matthieu  était  de  rigueur.  C'est  pour  l'autre  cause  de  séparation,  la 


(i)  P.  G.,  t.  XXXI,  col.  849-852.  ^ 

(2)  «  Il  a  été  dit  aussi  :  «  Quiconque  renvoie  sa  femme,  qu'il  lui  donne  un  acte  de 
divorce.  »  Et  moi  je  vous  dis  :  Quiconque  renvoie  sa  femme,  hors  le  cas  d'impudicité, 
la  rend  adultère;  et  quiconque  épouse  la  femme  renvoyée  commet  un  adultère.  » 

Matth.,  V.  3i-32.)  «  Mais  je  vous  le  dis,  celui  qui  renvoie  sa  femme,  si  ce  n'est  pour 
mpudicité,  et  en  épouse  une  autre  commet  un  adultère,  «t  celui  qui  épouse  une 
femme  renvoyée  se  rend  adultère.  »  (Matth.,  xix,  9.) 

(3)  «  Si  quelqu'un  vient  à  moi  et  ne  hait  pas  son  père  et  sa  mère,  sa  femme  et  ses 
enfants,  ses  frères  et  ses  sœurs,  et  même  sa  propre  vie,  il  ne  peut  être  mon  disciple.  » 

Luc,  XIV,  26.) 

(4)  «Quant  aux  p.Tsonnes  marié  es,  j'ordonne,  non  pas  moi,  mais  le  Seigneur,  que  la 
femme  ne  se  sépare  pas  de  son  mari;  si  elle  en  est  séparée,  qu'elle  reste  sans  se 
remarier  ou  qu'elle  se  réconcilie  avec  son  mari;  pareillement,  que  le  mari  ne  répudie 
point  sa  femme.  »  (/  Cor.  vu,  lo-ii.) 


LE    DIVORCE    AU    IV    SIECLE  ^0=) 

piété,  qu'est  rapportée  la  parole  de  Jésus  sur  le  renoncement,  mais, 
évidemment,  saint  Basile  avait  aussi  en  vue  le  verset  5  du  chapitre  vu 
de  la  k*  aux  Corinthiens  :  nolite  fraudare  invicem,  nisi  forte  ex  consensii, 
ad  iempus,  ut  vaccetis  orationi.  Est-ce  à  dessein  qu'il  a  été  omis,  comme 
suffisamment  connu?  Est-ce  oubli?  Ou  bien  est-ce  que  l'auteur,  préoc- 
cupé de  bien  préciser  tout  de  suite  la  nature  de  la  séparation  permise 
et  de  prévenir  qu'elle  n'autorise  en  aucune  façon  un  nouveau  mariage, 
cite  aussitôt  le  passage  où  saint  Paul,  au  nom  du  Christ,  l'interdit  for- 
mellement? 11  est  difficile  de  le  dire.  11  semble  que  le  dernier  verset 
{y.  Il)  serait  mieux  à  sa  place  au  chapitre  suivant.  Du  reste,  pour  être 
anticipé,  il  ne  perd  rien  de  sa  valeur. 

Le  chapitre  11  est  consacré  exclusivement  au  second  mariage  des 
époux  séparés.  Tandis  que,  dans  le  chapitre  précédent,  il  a  signalé  deux 
causes  qui  autorisent  la  séparation,  ici  il  interdit  le  nouveau  mariage 
sans  la  moindre  exception.  11  enseigne  «  qu'il  n'est  pas  permis  au  mari 
qui  a  renvoyé  sa  femme  d'en  épouser  une  autre,  ni  à  la  femme  qui 
a  été  répudiée  par  son  mari  de  s'unir  à  un  autre  »  (oti  où/.  s'isaT».  tcô 
àTroXûtTavTi  'rr^'f  éauTObi  ^uvaixa  yaixsw  aXkr,'/^  outî  Tr.v  aTCOAeXufjiévTfiv  ocTtô 
àvSpôç  éT£p(j)  vaixe^TGa'.).  Ce  sont  les  paroles  mêmes  du  titre  du  chapitre  11. 
Elles  servent  d'explication  à  ce  verset  de  saint  Matthieu  déjà  cité  plus 
haut  et  reproduit  ici  :  «Je  vous  déclare  que  celui  qui  renvoie  sa  femme. 
hormis  le  cas  d'irnpudiciié,  et  en  épouse  une  autre  commet  un  adul- 
tère; et  celui  qui  épouse  une  femme  renvoyée  commet  un  adultère.  » 
(Xéyw  5è  0(j.~.v  oTi  0;  àv  àTioA'JTr,  Tr,v  yuvaïxa  auTOJ,  el  [jlyi  ÈtzI  iropvsia, 
xal  ya|x-/,Tr,  v!ïXry  jjiotyâTa'.,  xal  0  à7ro).e);U{Ji.év7,v  vaur'Ta^  ixoiyaTa!..) 
{Matth.,  XIX.  9.)  Ce  texte  a  été  cité  au  chapitre  F'',  qui  traite  la  sépara- 
tion des  époux,  à  cause  de  la  première  partie  du  verset  qui  l'interdit, 
sauf  en  cas  d'impudicité,  c'est-à-dire  d'adultère  :  ces  derniers  mots  ont 
ici  toute  leur  valeur.  Le  même  texte  est  cité  au  chapitre  11,  à  cause  de 
sa  seconde  partie  :  «  Celui  qui  épouse  une  autre  femme  (après  avoir 
renvoyé  la  sienne)  est  adultère;  et  celui  qui  épouse  une  femme  renvoyée 
est  aussi  adultère.  » 

Mais  un  point  reste  obscur  et  demande  une  explication.  Est-ce  que 
les  mots  hormis  le  cas  d'impudicité  du  début  du  verset  gardent  leur 
valeur  jusqu'à  la  fin  de  la  phrase,  de  sorte  qu'il  faille  la  comprendre 
ainsi  :  celui  qui  épouse  une  autre  femme  après  avoir  renvoyé  la  sienne 
est  adultère,  sauf  s'il  l'a  renvoyée  en  cas  d'adultère;  et  celui  qui  épouse 
une  femme  renvoyée  est  adultère,  à  moins  qu'elle  ti'ait  été  renvoyée  en 
cas  d' adultère.  Le  texte  de  saint  Matthieu  ne  dit  pas  cela;  il  suppose 
plutôt  le  contraire.  Cependant,  à  la  rigueur,  et  si  rien  par  ailleurs  ne 


3o6  ÉCHOS  d'orient 


s'y  opposait,  on  pourrait,  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  le  lui  faire 
dire.  En  tout  cas,  voilà  le  point  à  éclaircir,  celui  sur  lequel  saint  Basile 
doit  faire  porter  son  explication  dans  le  bref  résumé  qu'il  place  en 
tête  du  chapitre.  Si  les  mots  hormis  le  cas  d'impudicité  ga.r dent  pour  lui 
leur  valeur,  il  doit  les  mettre  en  évidence.  Or,  que  fait-il?  11  les  supprime 
complètement  dans  sa  phrase  :  «  11  n'est  pas  permis  au  mari  qui 
a  renvoyé  sa  femme  d'en  épouser  une  autre,  ni  à  la  femme  qui  a  été 
répudiée  par  son  mari  de  s'unir  à  un  autre.  »  La  seule  différence  notable 
qu'il  y  a  entre  l'explication  et  le  texte  à  expliquer  est  la  suppression 
des  mots  douteux.  Quoi  de  plus  éloquent  pour  dire  qu'ils  n'ont  pas 
de  valeur  ici?  Et  l'on  ne  peut  supposer  qu'ils  sont  sous-entendus. 
D'abord,  le  simple  bon  sens  ne  peut  admettre  qu'un  auteur,  dans 
l'explication  d'une  phrase  obscure,  a  sous-entendu  précisément  les 
mots  les  plus  importants,  alors  surtout  qu'il  les  a  mis  en  vedette  quand 
le  sens  était  évident  et  ne  demandait  aucun  éclaircissement,  au  chapitre 
premier.  Mais  de  plus,  si  les  mots  sont  sous-entendus,  le  second 
chapitre  n'a  plus  sa  raison  d'être,  et  ce  qui  y  est  dit  rentrait  dans  le 
cadre  du  premier,  d'autant  plus  que  le  texte  cité  dans  le  second  cas  est 
reproduit  du  premier.  La  division  en  chapitres  distincts  ne  s'explique 
que  si  les  cas  posés  sont  résolus  de  façon  différente  :  la  séparation  des 
époux  permise  dans  deux  cas;  leur  nouveau  mariage  interdit  sans 
exception.  L'exégèse  de  saint  Basile  est  parfaite  et  sa  doctrine  très  ferme 
et  précise;  le  mariage  n'est  jamais  permis  à  l'époux  divorcé  du  vivant 
de  son  conjoint. 

Retrouverons-nous  la  même  doctrine  dans  les  Lettres  canoniques? 
C'est  ce  qu'il  nous  reste  à  voir. 


Des  nombreuses  lettres  qui  nous  restent  de  saint  Basile  à  Amphiloque, 
évêque  d'iconium,  trois  ont  reçu,  dès  l'antiquité,  le  titre  de  canoniques. 

Ce  sont  :  la  lettre  i88  (i),  de  l'an  374,  1^  Ep.  canonique; 

La  lettre  199  (2),  de  l'an  375,  11«  Ep.  canonique; 

La  lettre  217  (3),  de  l'an  375,  111*  Ep.  canonique. 

Pour  les  canonistes,  ces  trois  lettres  forment  un  tout,  partagé  en 
85  canons  (16  dans  la  première,  34  dans  la  deuxième,  35  dans  la 
troisième).  Je   suivrai    cette   méthode  et   me    contenterai   de  citer  le 


(1)  P.  G.  t.  XXXII,  col.  663  sq. 

(2)  P.  G.,  Ibid.,  col.  715  sq. 

(3)  P.  G.,  Ibid.,  col.  794  sq. 


LE    DIVORCE    AU    IV^    SIÈCLE  3O7 

numéro  du  canon  (selon  l'édition  de  Pitra)  (i),  sans  désigner  l'Epître. 

Un  très  grand  nombre  de  ces  canons  se  rapportent  au  mariage,  et 
plusieurs  traitent  directement  du  divorce,  au  point  de  vue  qui  nous 
occupe.  Ce  sont  surtout  les  canons  9,  2 1 ,  22,  3 5,  46,  48,  58,  59,  77.  Plu- 
sieurs sont  clairs  par  eux-mêmes;  d'autres  ont  besoin  d'explication. 
11  faut  les  citer  tous  pour  donner  une  idée  exacte  de  la  doctrine  cano- 
nique de  saint  Basile.  Cependant,  l'ordre  historique  n'est  pas  de 
rigueur.  Ce  ne  sera  pas  en  fausser  le  sens  que  de  commencer  par  les 
plus  clairs,  afin  de  faire  bénéficier  les  autres  des  renseignements  qu'ils 
nous  fournissent.  Le  plus  important  de  tous  et  le  plus  ancien,  le 
canon  9,  est  aussi  celui  qui  offre  le  plus  de  difficultés.  Je  ne  l'aborderai 
qu'après  avoir  étudié,  en  guise  d'introduction,  la  répartition  des  peines, 
d'après  les  canons  21,  22,  58,  59  et  77. 

En  Orient,  au  iv«  siècle,  la  pénitence  canonique  comprenait  quatre 
degrés  par  lesquels  le  pécheur  devait  passer  avant  d'être  réconcilié 
et  admis  à  la  communion.  Il  était  tour  à  tour  pleurant,  à  la  porte 
de  l'église;  écoutant,  dans  le  vestibule  ;  prosterné,  avec  les  catéchumènes; 
consistant,  avec  les  fidèles.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  dans  le  détail 
sur  le  temps  passé  dans  chaque  catégorie.  C'est  la  durée  totale  de  la 
peine  qui  nous  intéresse. 

Le  canon  58  (2)  fixe  à  quinze  ans  la  peine  de  Vadultère.  Le  59e  (3), 
qui  lui  correspond,  en  impose  sept  au  fornicateur,  tandis  que  le 
canon  22  (4)  se  contente  de  quatre  ans  pour  la  même  faute.  On  s'est 
demandé  pourquoi  ces  différences  de  peines,  quatre  ans  et  sept  ans, 
pour  la  même  fornication.  L'explication  communément  admise  depuis 
Aristène,  et  qui  paraît  certaine,  est  que  saint  Basile  reconnaît  deux 
sortes  de  fornications  :  l'une,  simple,  est  le  péché  commis  par  des 
personnes  non  mariées;  l'autre,  grave,  est  le  péché  du  mari  infidèle 
qui  a  des  relations  coupables  avec  une  personne  non  mariée.  Ce  dernier 
cas  est  celui  que  les  moralistes  modernes  appellent  l'adultère  simple. 
Pour  saint  Basile,  ce  péché  n'est  pas  classé  dans  l'adultère  mais  dans 
la  fornication,  dont  il  constitue  une  espèce  plus  grave. 

Et  en  effet,  voici  le  cas  proposé  par  le  canon  77  (5)  :  «  Celui  qui 


(i)  Pitra,  Juris,  t.  I,  p.  576-601. 

(2)  Pitra,  loc.  cit.,  p.  596  :  «  'O  ij.oiy^£-j(7aç  à;  te'  iTîitiv  àxoivwvoiTOç-  Ëa-xt  tmv  r,y'.oi.<j~ 
;j.7.Twv...  »  Suit  le  détail. 

(3)  Pitra,  loc.  cit.,  p.  5g^:*  'Ottôovo?  èv  itz-x  i-cTtv  àxoivwvoiTO;  ÉTTat  twv  ây.aTjxaTtov...» 

(4)  Pitra,  loc.  cit.,  p.  589  :  «  'E^rtl  Se  èv  TÉo-TapTiv  ststiv  wpi(7u.î'vr,  ro??  tîopve-jo-jT'.v 
r,  â7t:Tt'iJLr|<7t;...  » 

(5)  Pitra,  loc.  cit.,  p.  599  :  «  'O  [xÉvtoi  xaTaXifxiîxvMv  -tjv  vofitjxw;  aûtw  (juvaçôsÏTav 
■vvaïxa  xal  èrspav  àyô[iîvoç,  xafà  Tr,v  toù  xupto-j  aTiôçac'.v,  tw  toÏç  \ioiytî(xç  -iTtoxîÏTat 
/:,i[j.3.-:'  xî/avôvidra:  2c  Trapà  tûv  riatspwv  TifjuiJv.,.  » 


3o8  ÉCHOS  d'orient 


abandonne  sa  femme  légitime  et  en  épouse  une  autre,  dit-il,  est  bien 
condamné  comme  adultère  par  le  Seigneur;  mais  nos  Pères  ont  réglé 
que  ceux  qui  commettent  ce  péché  doivent  être  «  pleurants  »  un  an, 
«  écoutants  »  deux  ans,  «  prosternés  »  trois  ans,  «  consistants  »  la 
septième  année  et  être  ensuite  reçus  à  la  communion  s'ils  se  sont 
repentis  avec  larmes.  »  Sept  ans  seulement  de  pénitence  canonique 
sont  donc  imposés  à  un  péché  qui  est  puni  moins  sévèrement  par 
les  Pères  que  par  l'Evangile.  Quel  est  ce  péché?  C'est  l'adultère  commis 
par  celui  qui  se  remarie  après  avoir  quitté  sans  raison,  c'est-à-dire 
hors  le  cas  d'adultère,  sa  femme  légitime.  S'il  s'agissait  du  mari  séparé 
de  sa  femme  coupable,  le  texte  ne  dirait  pas  :  celui  qui  abandonne 
(xaTa>«t.[jLTT:àvwv),  mais  celui  qui  renvoie  (à7:o).Û!7aç,  comme  dans  l'Evan- 
gile^ ou  àTcoTTÉfji'^aç,  comme  au  canon  21).  Les  moines  de  Saint-Maur 
qui  ont  édité  les  œuvres  de  saint  Basile  (i)  trouvent,  en  faveur  de 
ce  sens,  un  autre  argument  dans  les  termes  qui  désignent  la  femme  : 
«  Celui  qui  abandonne  la  femme  qui  lui  est  unie  légitimement  » 
(t-V/  vofx'lpLwç  auTw  o-uvacpQcTa-av) .  S'il  s'agissait  d'une  femme  adultère, 
elle  ne  serait  pas  appelée  légitime,  disent-ils,  car  saint  Basile  oblige  le 
mari  à  s'en  séparer,  ce  qui  suppose  qu'il  ne  la  considère  plus  comme 
légitime  après  son  péché.  Nous  verrons  plus  tard,  en  expliquant  le 
canon  9,  que  cette  affirmation  est  exagérée  et  manque  de  fondement. 
11  est  évident,  comme  le  font  remarquer  les  Mauristes  (2),  que  le 
mari  coupable  a  l'obligation  de  reprendre  sa  femme  innocente  et  de 
renvoyer  sa  complice  avant  de  commencer  sa  peine.  Et  il  doit  s'estimer 
heureux;  il  est  traité  avec  indulgence  :  il  a  commis  un  véritable  adul- 
tère, et  il  n'est  puni  que  comme  les  fornicateurs,  dont  le  canon  59 
fixe  la  peine  à  sept  ans.  (Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  sur  une  petite 
divergence  de  détail  entre  ces  deux  canons  dans  la  distribution  des 
degrés  de  la  pénitence  ;  c'est  le  chiffre  global  qui  importe.) 

Le  canon  21  présente  un  cas  analogue  de  condescendance  vis-à-vis 
du  mari  coupable  : 

«  Si  un  homme  marié  ne  se  contente  pas  de  son  mariage  et  tombe 


(1)  p.  G.,  t.  XXXII,  col.  8o3,  n.  29. 

(2)  PiTRA,  loc.  cit.,  p.  588  :  «  El  àvrip   yjva(y.t  (luvotxwv,  èustSàv  (ay)  àpxîaôîlç  toi  "i'àfio), 

£t;  TcopvEîav  èY-Tiéret^,  Ttôpvov  y.pt'vojj.îv  tôv  rotoyrov  xal,  irXscov  aûrôv- TtapaTcivoncV  èv  TOtç 
èwiT-zitAtoi;,  O'j  [i.£VTOi  £/o[j.£v  xavova  T(o  T7Î?  [/.oty_£iaç  ixixw  ii'KO.ya.feXv  £YxXr,(xaTt,  èàv  £t;£),£u- 
6c'pav  l'âiio-J  -1]  à[xapTta  •^ivr^oii'  ôtÔTi  r,  [xoi^^aXt'c  [i£v,  (jLiatvofAiVr,,  çrial,  [xtavôriUETat,  xal  O'Jx 
àva<7Tfi£'J;£i  Tcpô;  tôv  avopa  aurriç"  xal  ô  xaTÉywv  |jLOiy_aXéôa  açptov  xal  à<T£êr|;.  '0  [aevto'. 
Ttopvsuca;  o-jx  à7rox).£ta6r,(7£tat  ■:r^z  upo?  yyvatxa  aûro-j  o-Jvotxri(T£(«)ç,  w<tt£  rj  [i£v  yuvï)  ÈT^a- 
v'.civTa  àno  rcopvîia;  tôv  avopa  aÛTr,;  TrapaSc'lîTa'.'  ô  oï  àvr,p  Tr,v  (A(av6£t»Tav  twv  oixwv  avToy 
àTTOTtî'fJi.  ^'ît.  Kal  ToyT(i)v  ô  /.oyo:  où  pi5io;*  r,  5c  rruvr/Jîta  outco  xîxpàTr,X£.  » 


LE    DIVORCE    AU    IV'^    SIÈCLE  3O9 


dans  rinconduite,  nous  le  condamnons  comme  fornicateur  et  nous  lui 
imposons  de  plus  longues  peines  (qu'au  simple  fornicateur);  nous 
n'avons  cependant  pas  de  canon  pour  le  soumettre  (à  la  peine)  du 
crime  d'adultère,  si  c'est  avec  une  femme  non  mariée  qu'il  a  péché. 
L'Écriture  dit  bien,  en  effet,  de  l'adultère  :  «  Elle  sera  impure  et  ne 
reviendra  pas  vers  son  mari.  »  {Jer.  m,  i),  et  encore  :  «  Garder  une 
adultère  est  d'un  fou  et  d'un  impie.  »  {Prov.  xviii,  22);  par  contre, 
elle  n'interdit  pas  au  mari  fornicateur  de  vivre  avec  sa  femme.  Ainsi, 
la  femme  devra  recevoir  son  mari  après  son  péché,  et  le  mari  chassera 
sa  femme  de  chez  lui  si  elle  a  été  souillée.  Bien  que  la  raison  n'en  soit 
pas  facile  à  donner,  telle  est  la  coutume  qui  a  prévalu.  »  (i) 

Le  cas  posé  ici  n'est  pas  tout  à  fait  identique  à  celui  du  canon  77. 
Là,  il  était  question  du  mari  qui  quitte  sa  femme  sans  raison,  pour  se 
remarier,  et  ici,  du  mari  qui,  sans  se  séparer  de  sa  femme,  vit  dans 
l'inconduite  avec  une  autre.  D'un  côté  comme  de  l'autre,  il  y  a  adul- 
tère, d'après  l'Evangile,  et  c'est  la  peine  des  fornicateurs  qui  est  imposée. 
Sa  peine  est  cependant  plus  longue  que  celle  du  fornicateur  simple. 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  sur  la  peine  que  le  mari  infidèle  jouit 
d'un  traitement  de  faveur,  en  vertu  de  la  coutume  ou  des  décisions 
des  Pères.  Il  est  aussi  avantagé  au  point  de  vue  de  h  séparation.  Le 
Christ  autorise  la  séparation  (simple)  des  époux  dans  le  cas  d'adultère 
{Matth.  XIX,  9),  mais  il  ne  l'impose  pas.  Plus  sévères  que  lui,  certaines 
Eglises  anciennes  firent  une  obligation  au  mari  innocent  de  renvoyer 
sa  femme  infidèle,  tandis  que  la  femme  innocente  pouvait  et  même 
devait  garder  son  mari  coupable. 

11  y  avait  là  une  inégalité  flagrante  qui  n'est  ni  selon  la  lettre,  ni 
selon  l'esprit  de  la  loi  évangélique,  mais  que  les  circonstances 
expliquent.  Il  faut  y  reconnaître,  sans  aucun  doute,  l'influence  de  la 
loi  civile.  Elle  faisait  au  mari  une  situation  si  avantageuse  que  les 
Pères,  chargés  de  faire  observer  les  lois  évangéliques,  ont  estimé 
prudent  ou  nécessaire  de  faire  en  sa  faveur  quelque  exception,  en 
certains  cas  déterminés.  On  s'explique  de  même  que,  pour  le  renvoi 
de  la  femme  adultère  par  son  mari,  renvoi  permis  mais  non  imposé  par 
Jésus-Christ,  l'Eglise,  craignant  de  heurter  les  préjugés  tant  des  con- 
vertis que  des  païens  eux-mêmes  habitués  à  plus  de  rigueur  sur  ce 
point,  ait  maintenu  un  usage  qui,  de  soi,  n'est  pas  contraire  à  la  parole 
du  Christ.  Je  laisse  aux  historiens  le  soin  d'ajouter  à  ce  motif  d'ordre 
juridique  d'autres  causes  qui  appelaient  ces  ménagements,  llsentrouve- 


(:)  PiTRA,  loc.  cit.  Ibid. 


3IO  ECHOS    D  ORIENT 


ront  de  nombreuses,  en  particulier,  dans  la  situation  très  délicate  que 
créa  à  l'Église,  au  iv<^  siècle,  l'entrée  en  masse  dans  son  sein  de  païens 
à  demi  convertis,  qui,  pour  avoir  reçu  le  baptême,  n'avaient  pas  perdu 
toutes  leurs  habitudes  passées,  et  qu'il  fallait  ne  pas  décourager  par 
des  exigences  au-dessus  de  leurs  forces.  Ce  n'est  que  progressivement 
qu'on  pouvait  laisser  tomber  sur  ces  épaules  délicates  tout  le  poids  de 
la  croix  du  Christ.  Si  la  femme  coupable  ne  bénéficiait  pas  des  mêmes 
adoucissements,  c'est  sans  doute  qu'elle  était  dans  l'ensemble  mieux 
disposée  et  plus  soumise,  ou  plutôt  parce  que  les  mœurs  de  Tépoque 
comprenaient  mieux  la  gravité  de  sa  faute  et  se  prêtaient  à  l'application 
rigoureuse  de  la  peine  établie. 

Il  importe  cependant  de  bien  noter  que  l'indulgence  de  l'Eglise  de 
Césarée,  d'après  les  canons  cités  plus  haut,  ne  porte  que  sur  le  côté 
extérieur  de  la  discipline,  pénitence  ou  séparation.  Rien  n'y  prouve 
que  saint  Basile  autorisait  et  reconnaissait  comme  valide  le  second 
mariage  des  époux  séparés  et,  par  conséquent,  qu'il  admettait  la  rup- 
ture complète  du  lien  conjugal  par  la  faute  de  l'un  des  conjoints. 
L'indulgence  est  toute  d'ordre  canonique  et  pénitentiel. 

C'est  d'après  ces  principes  que  doit  être  interprété  le  canon  9.  11  ne 
contient  rien  de  plus,  ainsi  que  je  vais  essayer  de  le  montrer. 


Canon  9.  En  voici  le  texte  intégral.  J'ai  cru  devoir,  pour  orienter  le 
lecteur,  ajouter  la  division  en  paragraphes  et  quelques  mots  entre 
parenthèses,  dont  la  raison  ou  est  évidente,  ou  sera  donnée  en  son 
temps  :  (i) 

«  Le  précepte   du   Seigneur  —  cela  découle  de    sa  nature   même 


(1)  PiTRA,  loc.  cit.,  p.  582  :  «  '11  81  Tov  /.vpt'ou  aTtôçaat;,  xaTa  piîv  Tr|V  rr,;  évvot'a;  àxo- 
AO'jôXav,  eH  i'<joy  xal  avSpaai  y.at  y^vatSiv  àpp.o^et,  Trepl  to-j  (ayj  È|cïvat  ^iaou  k^ia-xabx'., 
TiapEXTo;  Xôyo'j  uopveta;.  'H  6È  cuvvîOsia  o-jy^  o-Jtwç  eys'."  àÀAx  ÈTtl  tj.'v/  twv  Y'jvatxôv  7ro)./.r|V 
£'jpt'axo[JL£v  àxpiêoXoYt'av,  to-j  jjlèv  à7tO(7TÔ).o'j  Xé^ovroç,  ôti  ô  xo/,>,o)[j.£vci;  -i]  irôpvr,  Ev  iTwij.dé 
iTT'.'  Toy  ôè  'l£p£[i,tôy  citt  £ocv  yé^niia.'.  yjvrj  àvSpt  étÉpo).  oùx  z%i.izçié-bzi  Tipb;  tov  avgpa  «VTr,;, 
â/./.à  [j.iatvo(Ji£vr|  [Aiav6r|i7£Ta!.  Kat  7ia).iv.  'O  è'ywv  p.rjiyaHô(x,  a;ppa)v  xal  à<T£êrjÇ.  'II  Ô£  awr,- 
'Jcta  xal  [j.O'.x£"'JOVTa?  a-jôpa;  xal  âv  7iopv£tatç  ovraç  v.a.zéyt'jbxi  -JTrô  yuvaiXMV  npoo'-i'jaîi' 
MT-rs  •/)  T(p  à'^ei[).é-^u>  àvSpl  ffuvotxoyTa,  oûx  oiSa  Et  ôûvaTxt  tj.otyaXl:  y_pripi.aT!^£tV  70  yàp 
È'yx/.r.fjia  èvraùôa  xr,;  àTro/ucriffriÇ  tov  avSpa  auTETa'.,  xaTa  Tcot'av  aÎTsàv  à7r£'<TTT)  to-j  yi[AO-j' 
£'^T£  yàp  TV7TT0[JI£VC|  [j/r|  çEpouaa  Tac  TtXriyàç,  -J7ro[A£V£tv  £Xp'f|V  ;xà)./,ov  y-  8',a^£-j/_0r|Vai  to-j  a-jvot- 
xq-jvtoç"  eI'te  T-i-jV  EÎç  ta  yç/ri\).a.TX  î-/)[j,tav  [j,-r|  ^Épo-jaa,  o-jôè  a-jT-c,  r^  Tcpô^paTi;  àEiôXoyo;.  Et  oà 
£'.à  Tci  £v  TTOpvEta  a-jTÔv  l^r^'K  oûx  Eyo[ji.£v  TO-jTO  èv  Tfj  (7-Jv/-,9£ta  T-/)  èxx/-/;(7taTTixy)  TÔ  TTapaTr|pr|[Aa, 
sûXa.  -/.al  aTitaTO-J  àvSpb;  j(0Jpi^£<7Gai  où  TtpoffETayôri  y-jv-r,  àA),a  irapap-EVEiv'  tia.  to  aSY)).ov  T-rjÇ 
lxoa<7£wç.  Tt  yàp  otôa;,  yjvai,  eî  tôv  avSpa  ffwaEtç;  (a)  dio-TS  r,  xaTaÀiTto-jaa.  [xotyaXtç,  £Î  ètî' 
a>,Aov  -r|),6£v  av5pa.  'O  6è  xaTaÀEiçÔclç  auyyvwaTÔç  èaTs,  xal  r,  o-^voixo-jcra  tw  toio-jtw  o-j 
xaxaxptvExai.  Et  [lÉVTOt  ô  àvrip  àTroffTaç  zf^ç  yuvatxô:.  ètt'  aù.r^-^  r,X6£,  xal  (^'jto?  [jiotxô;.  ctOTt 
TioiEÏ  a-jT-r,v  (j.ot5(£-j6rivai,  xal  -q  ff-jvotxo-jaa  a-jtw,  jj.otyaAi';  5tÔTt  àXXÔTptov  av8pa  Tipo;  Éa-^T-i'iV 

aETECT-CiaEV.   » 


LE    DIVORCE    AU    IV*    SIÈCLE  3  I  I 

(xaTà  rr.v  àxoAO'jOiav  -7,^  èvvoîa;),  s'applique  également  aux  hommes  et 
aux  femmes:  il  ne  leur  est  pas  permis  de  rompre  le  mariage,  hors 
le  cas  d'adultère. 

«  Autre  cependant  est  la  coutume.  Au  sujet  des  femmes  (adultères), 
nous  avons  des  ordres  précis;  car  l'Apôtre  déclare  :  «Celui qui  s'attache 
à  la  femme  adultère  est  un  seul  corps  avec  elle.  »  (/  Cor.  vi,  i6);  et 
Jerémie  :  «  Elle  ne  reviendra  pas  vers  son  mari,  la  femme  qui  aura  eu 
commerce  avec  un  autre,  mais  elle  sera  impure.  »(Jer.  m,  i);  et  ail- 
leurs (l'Ecriture  ajoute)  :  «  Garder  une  femme  adultère  est  d'un  fou  et 
d'un  insensé.  »  {Prov.  xviii,  22.) 

«  Pour  ce  qui  est,  au  contraire,  des  maris  adultères,  la  coutume  ordonne 
aux-  femmes  de  les  garder,  même  s'ils  persistent  dans  leur  fornication; 
au  point  que  si  l'un  d'eux  est  abandonné,  je  ne  sais  si  l'on  peut  traiter 
d'adultère  la  femme  qui  ensuite  s'unit  à  lui.  Le  coupable,  en  effet,  ici, 
c'est  la  femme.  Pour  quel  motif  s'est-elle  éloignée.^  Etait-elle  battue  et 
ne  pouvait-elle  endurer  les  coups?  Elle  devait  les  supporter  plutôt  que 
de  se  séparer  de  son  conjoint.  Subissait-elle  dans  sa  fortune  des  dom- 
mages qu'elle  n'a  pu  tolérer?  L'excuse  est  encore  insuffisante.  Même 
si  cet  homme  s'adonnait  à  la  fornication,  nous  n'avons  pas,  dans  la 
coutume  de  l'Eglise,  cette  observance  (-apar/îpr.j/a).  L'infidélité  même 
du  mari  païen  n'est  pas  donnée  comme  motif  de  départ  de  la  femme, 
qui  a,  au  contraire,  le  devoir  de  rester,  mais  uniquement  l'incertitude 
touchant  le  résultat  :  «  Car,  sais-tu,  femme,  si  tu  sauveras  ton  mari  ?  » 
{l  Cor.  VII,  17.)  (û).  Ainsi,  la  femme  qui  se  retire  est  adultère  si  elle 
se  remarie;  le  mari  abandonné  est  excusable  (s'il  se  remarie),  et  la 
femme  qui  vit  avec  lui  n'est  pas  condamnée. 

«  Cependant,  si  le  mari  se  sépare  de  sa  femme  et  s'il  en  épouse 
une  autre,  il  est  lui-même  adultère,  car  il  fait  commettre  l'adultère  à 
sa  femme  légitime  ;  et  celle  qui  vit  avec  lui  est  aussi  adultère  pour 
avoir  attiré  à  elle  le  mari  d'une  autre.  » 

Une  analyse  de  ce  canon  s'impose  avant  tout. 


\a)  Mot  à  mot  :  «  La  femme  n'a  pas  reçu  l'ordre  de  se  séparer  de  son  mari  infi- 
dèle, mais  celui  de  rester  avec  lui,  à  cause  de  l'incertitude  du  résultat.  Car,  sais-tu, 
femme,  si  tu  sauveras  ton  mari?»  La  fin  de  la  phrase  ainsi  traduite  n'a  pas  de  sens. 
Elle  dit  le  contraire  de  ce  que  veut  prouver  saint  Basile,  ou  elle  donne  au  texte  de 
l'Epitre  aux  Corinthiens  un  sens  opposé  à  celui  que  lui  donne  saint  Paul.  Sans 
recourir  à  l'expédient  trop  commode  d'une  erreur  de  copiste  ou  d'une  ligne  oubliée, 
on  peut  lui  trouver  un  sens  acceptable  en  mettant  une  séparation  après  -apaar/=-.v, 
comme  le  fait  Pitra,  et  en  répétant,  devant  la  seconde  partie  de  la  proposition,  le 
verbe  de  la  première  :  à"/,),à  /(ooi^TïTOx'.  TTOOTîtà/Or,  ôix  ro  à'ôr,).ov... 

C'est  le  sens  que  j'ai  adopté  dans  ma  traduction.  Du  reste,  cette  phrase  n'a  qu'un 
rôle  accessoire  dans  l'ensemble  du  canon. 


3  I  2  ÉCHOS    D  ORIENT 


On  y  remarque  d'abord  une  sorte  d'introduction  que  j'appellerai 
théologique,  où  est  posée  en  principe,  d'après  l'Evangile,  l'égalité  de 
condition  des  époux  au  point  de  vue  de  la  séparation.  Après  ce  préam- 
bule commence  le  canon  proprement  dit,  l'exposé  disciplinaire.  11  com- 
prend trois  parties  : 

1.  Défense  pour  le  mari  de  vivre  avec  sa  femme  adultère,  mais  obli- 
gation de  la  renvoyer,  d'après  l'Ecriture; 

2.  Obligation  pour  la  femme  de  garder  son  mari  adultère,  même 
s'il  est  brutal,  dissipateur  ou  débauché;  rien,  dans  l'Écriture  ou  la  pra- 
tique de  l'Eglise,  n'autorise  ce  départ,  si  bien  que  la  femme  innocente 
qui  se  retirerait  et  se  remarierait  serait  punie  comme  adultère,  tandis 
que  le  mari  coupable  et  abandonné  qui  se  remarierait  ne  serait  pas 
traité  comme  adultère  pour  cela  ; 

3.  Défense  au  mari  de  se  remarier,  sous  peine  d'adultère,  s'il  se 
sépare  de  sa  femme. 

Certains  auteurs,  Palmieri  (i),  Souarn  (2),  entre  autres,  entendent  la 
dernière  phrase  de  tout  mari  qui  se  sépare  de  sa  femme,  innocente 
ou  adultère.  Ils  y  trouvent  ainsi  un  argument  facile  en  faveur  du 
maintien  absolu  du  lien  conjugal  et  la  réponse  aux  difficultés  que  les 
phrases  précédentes  ont  soulevées.  Cette  explication  paraît  la  vraie. 
Cependant,  elle  prête  le  flanc  à  des  objections  sérieuses  qui  lui  enlèvent 
une  partie  de  sa  valeur.  En  effet,  lorsqu'il  s'agit  d'une  femme  adultère, 
saint  Basile  ordonne  au  mari,  au  début  du  canon,  de  s'en  séparer; 
comment  peut-il  le  lui  reprocher  à  la  fin  du  même  canon,  en  l'accusant 
«  de  la  rendre  adultère  »,  c'est-à-dire  de  l'exposer  à  pécher  (ovôrt 
Tîo'-el  aùrÀiv  jJLoi')(_£u97^vai).  Autyiv  désigne  certainement  la  femme  légi- 
time, car  ce  mot  est  opposé  à  r\  a-uvoixoOo-a  auTcô  qui  désigne  sa  com- 
plice. De  plus,  ces  mots  sont  empruntés  à  saint  Matthieu  (v,  }2),  où 
ils  se  rapportent  certainement  à  l'abandon  de  la  femme  innocente, 
puisque  le  sens  de  la  proposition  est  restreint  par  TiapsxTÔç  Àôvou 
Tiopveiaç.  On  dit  bien  que,  dans  tout  le  canon  9,  il  est  question 
d'adultère;  mais  on  répond  :  il  est  question  d'adultère,  soit  du  mari, 
soit  de  la  femme,  mais  non  pas  partout  d'adultère  de  la  femme.  Toute 
la  deuxième  partie,  par  exemple,  est  consacrée  surtout  à  exposer  ce 
que  doit  faire  la  femme  innocente  en  cas  d'adultère  de  son  mari.  11 
peut  en  être  de  même  de  la  troisième.  Ces  raisons  n'enlèvent  pas  toute 
probabilité  à  l'interprétation  large  qui  voit,  dans  la  dernière  phrase, 


(i)  Palmieri,  De  Matrim.  christ.  Roma,  1897,  p.  169. 
(2)  Souarn,  art.  «  Adultère  »,  dans  Dict.  theol.  cath. 


LE    DIVORCE    AU    IV^    SIÈCLE  3I3 

la  condamnation  de  tout  nouveau  mariage  du  mari.  Elle  paraît  seule 
admissible,  mais  il  faut  le  prouver.  Le  texte  n'y  suffit  pas.  A  plus  forte 
raison,  ne  suffit-il  pas  à  résoudre  les  problèmes  multiples  que  pose 
le  canon. 


Notre  premier  soin  doit  être  de  déterminer  la  nature  de  la  coutume, 
ajv/îQîia,  au  nom  de  laquelle  parle  saint  Basile.  Beaucoup  d'auteurs 
ont  cru  qu'il  suivait  ici  la  loi  civile.  Les  mauristes  l'affirment  (1); 
Pitra  (2)  l'accepte  aussi,  et  d'autres  après  lui.  A  priori,  cela  n'est  pas 
impossible.  Mais  il  est  évident  qu'une  telle  assertion  doit  être  démon- 
trée et  ne  peut  être  admise  à  la  légère.  Les  Epîtres  canoniques  ne  sont 
pas  un  commentaire  civil  de  lois  impériales,  mais  un  exposé  de  règles 
ecclésiastiques.  Et  si  brusquement  on  prétend  qu'elles  quittent  le  ter- 
rain qui  est  le  leur  pour  faire  une  incursion  sur  le  territoire  voisin,, 
on  a  le  devoir  d'établir  solidement  ces  manières  de  voir.  Les  ortho- 
doxes, qui  volontiers  confondent  loi  civile  et  loi  religieuse,  sont  portés 
à  prêter  aux  Pères  du  iv®  siècle  des  habitudes  qui  sont  d'un  autre  âge. 
Certains  catholiques  ont,  dans  le  cas  présent,  admis  que  saint  Basile 
abandonnait  le  point  de  vue  ecclésiastique,  parce  que  certains  mots  du 
canon  leur  paraissent  mal  sonnants.  Mais,  d'un  côté  comme  de  l'autre, 
ces  raisons  sont  insuffisantes. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  prouver  que  saint  Basile  suit,  ici,  la 
loi  civile.  Tout  indique,  au  contraire,  qu'il  s'agit  bien  d'une  coutume 
de  l'Église,  ou,  pour  le  moins,  d'une  Église  particulière.  —  i.  11  n'existe 
pas,  dans  le  canon,  la  moindre  mention  de  la  loi  civile  ni  dune  auto- 
rité civile  quelconque.  Au  contraire,  la  coutume  est  formellement 
appelée  «  ecclésiastique  »  (au  milieu  du  canon).  —  2.  Les  raisons  par 
lesquelles  elle  est  justifiée  sont  tirées  non  des  lois  ou  Constitutions 
impériales,  mais  de  l'Écriture,  Ancien  et  Nouveau  Testament,  ou  des 
Pères.  —  3.  Le  contenu,  malgré  un  certain  nombre  de  points  de  contact,^ 
contient  des  divergences  importantes,  en  particulier  en  ce  qui  concerne 
la  femme,  qui  n'est  jamais  autorisée  à  se  séparer,  dans  saint  Basile, 
tandis  que  la  loi  civile,  la  Constitution  de  33 1 ,  par  exemple,  le  lui  recon- 
naît formellement.  —  4.  Dans  la  même  lettre,  le  canon  4  établit  la 
peine  des  trigames  d'après  une  coutume  qui  est  certainement  ecclé- 
siastique,   l'autorité  civile   n'ayant  jamais    légiféré   sur    la  question. 


(i)  P.  G.,  t.  XXXII.  coL  674,  n.  64. 
(2)  Pitra,  loc.  cit.,  p.  614,  n.  ii. 


31^  ECHOS    D  ORIENT 


!1  n'est  pas  admissible  que  saint  Basile  désigne  tour  à  tour  par  le  même 
mot,  sans  le  moindre  avertissement,  tantôt  une  coutume  civile, 
tantôt  une  coutume  ecclésiastique.  C'est  la  même  qui  est  désignée 
partout.  Je  ne  prétends  pas,  d'ailleurs,  qu'il  n'y  ait  pas  de  rapports  de 
ressemblance  entre  les  deux.  J'affirme  seulement  que  saint  Basile  ne 
se  réfère  pas  directement  à  l'autorité  d'une  loi  civile,  mais  à  celle  d'un 
usage  ecclésiastique,  qui  a  pu  subir  et  a  subi  l'influence  de  l'autre, 
nous  avons  vu  tout  à  l'heure  de  quelle  manière  et  jusqu'à  quel  point. 

Sur  quoi  porte  cette  coutume?  Aucun  doute  possible  sur  ce  point: 
elle  détermine  les  règles  à  suivre  au  sujet  de  la  séparation  des  époux 
en  cas  d'infidélité  de  l'un  d'eux  :  obligation  pour  le  mari  innocent  de 
renvoyer  sa  femme  adultère;  défense  à  la  femme  innocente  de  ren- 
voyer son  mari  adultère.  C'est  exactement  la  doctrine  que  nous  avons 
vue  exposée  dans  le  canon  21,  Cependant  les  termes  dont  se  sert  ici 
saint  Basile  posent  un  problème  très  grave,  celui  de  l'indissolubilité 
du  lien  conjugal.  Ils  semblent  supposer  que  la  séparation  en  question 
est  totale,  complète  et  autorise  un  nouveau  mariage  de  l'un  des 
conjoints.  Deux  phrases  surtout  sont  à  étudier  de  près. 

Après  avoir  défendu  à  la  femme  de  se  séparer  de  son  mari,  même 
coupable,  il  ajoute  :  «  De  sorte  que,  si  un  mari  est  abandonné,  je  ne 
sais  si  l'on  peut  traiter  d'adultère  la  femme  qui  vit  avec  lui  »  ;  et  plus 
bas  :  «  de  sorte  que  celle  qui  se  retire  est  adultère  si  elle  se  remarie  ; 
mais  celui  qui  a  été  abandonné  est  excusable  (o-'jyyvwttô;),  et  la  femme 
qui  vit  avec  lui  n'est  pas  condamnée  (où  xaTaxpwsrai)  ». 

Je  me  contente  de  signaler,  sans  y  insister,  que  ces  deux  proposi- 
tions ne  sont  pas  mises  directement  en  rapport  avec  la  coutume,  mais 
qu'elles  en  sont  séparées  par  un  oWx£,  annonçant  une  déduction,  une 
sorte  de  conclusion  personnelle.  On  aura  remarqué  aussi  que,  à  là  diffé- 
rence de  ce  qui  précède,  l'affirmation  est  ici  hésitante.  La  première 
phrase  est  précédée  d'un  «  je  ne  sais  »  qui  rejaillit  aussi  sur  la 
deuxième  et  leur  enlève  une  certaine  partie  de  leur  poids.  Mais  oublions 
pour  le  moment  ces  détails,  et  ne  retenons  que  la  deuxième  phrase, 
qui  est  formelle  et  explicite.  Que  dit-elle  exactement? 

A  première  vue,  il  semble  qu'elle  n'a  qu'un  seul  sens,  celui-ci  : 
«  Le  mari  abandonné  est  libre  de  se  remarier,  et  sa  nouvelle  compagne 
n'est  pas  adultère,  mais  légitime.  » 

Cependant,  si  l'on  veut  bien  y  regarder  de  près,  on  verra  qu'un 
deuxième  sens  est  possible,  celui-ci  :  ce  mari  ne  peut  pas  être  puni 
comme  adultère;  la  femme  non  plus  ne  peut  pas  l'être  (parce  qu'il 
.n'y  a  pas  de  canons  qui  les  atteignent  dans  ce  cas). 


LE    DIVORCE    AU    IV'    SIÈCLE  315 

* 

Et  non  seulement  ce  second  sens  est  possible,  mais  il  est  le  vrai,  le 
seul  que  l'on  puisse  avec  certitude  tirer  du  texte  de  saint  Basile,  le 
seul  acceptable  dans  le  cas  présent.  Voici  un  certain  nombre  de  raisons 
qui  l'insinuent  ou  qui  le  prouvent  : 

1 .  Les  termes,  pris  dans  leur  rigueur,  ne  disent  pas  ce  qu'en  extrait 
la  première  traduction  ;  ils  insinuent  au  contraire  fortement  la  seconde. 
Excusable,  tuv^'^^cot-ôç,  signifie  digne  d'indulgence  et  s'emploie  non 
d'une  bonne  action  ni  même  d'une  action  entièrement  libre  et  indif- 
férente, mais  d'une  action  mauvaise  en  soi  et  défendue;  on  dit  qu'une 
faute  est  excusable,  qu'un  crime  est  excusable;  mais  ce  qui  est  permis 
n'a  pas  besoin  d'excuse.  Du  reste,  saint  Basile  marque  bien  sa  pensée 
quand,  cherchant  un  synonyme  à  excusable,  il  ne  dit  pas  de  la  femme  : 
elle  est  libre  ;  elle  est  autorisée,  mais  :  elle  n'est  pas  condamnée.  Les 
termes  donc,  pris  en  eux-mêmes,  supposent  l'interdiction  du  second 
mariage  plutôt  que  la  liberté. 

2.  L'objet  propre,  premier  et  immédiat  des  Lettres  canoniques,  est  de 
déterminer  les  peines  dues  à  certains  péchés  et  les  cas  pratiques  dans 
lesquels  elles  sont  infligeables.  Ce  ne  sont  ni  des  cas  de  conscience 
de  morale  ni  des  réponses  théologiques.  Elles  ne  s'occupent  pas  de 
toutes  les  fautes,  ni  même  des  plus  graves  en  soi,  mais  de  certaines 
jugées  spécialement  dignes  de  châtiment.  On  ne  peut  donc  rien  fonder 
sur  leur  silence.  Quant  à  ce  qu'elles  expriment,  il  faut  l'interpréter 
d'abord  dans  un  sens  pénal,  et  l'on  n'en  peut  sortir  que  si  l'auteur  y 
indique,  au  moins  indirectement,  son  intention  de  généraliser  la  question. 

3.  La  partie  du  canon  qui  nous  intéresse  est  spécialement  canonique, 
et  en  particulier  la  phrase  que  nous  étudions  :  la  femme  est  déclarée 
adultère  si  elle  se  remarie;  le  mari  ne  l'est  pas  dans  le  même  cas.  11 
est  inadmissible  que  saint  Basile  parle  ici  du  point  de  vue  moral  ou 
théologique,  puisqu'il  vient  de  déclarer  que,  d'après  l'Evangile,  les 
époux  sont  égaux;  la  différence  ne  peut  exister  qu'au  point  de  vue 
canonique,  c'est-à-dire  pénal  ;  c'est  de  la  peine  qu'il  excuse  le  second 
mariage.  D'ailleurs,  comment  la  emme  qui  se  retire  peut-elle  être  adultère 
en  se  remariant  sans  que  la  réciproque  soit  vraie?  L'adultère  suppose 
des  liens,  et  des  liens  mutuels.  Si  la  femme  est  liée,  son  conjoint  l'est 
également.  Comment  peut-il  être  excusé  de  se  remarier?  L'excuse  ne 
porte  pas  sur  le  second  mariage  lui-même,  mais  sur  la  peine  qu'il  mérite. 

4.  Le  canon  46  (i)  fournit,  en  faveur  du  second  sens,  un  argument 
qui  paraît  décisif.  Il  est  ainsi  conçu  :  «  Celle  qui  a  épousé,  par  igno-^ 


(;)  PiTRA,  loc»  cit.,  p.  594. 


3i6  ÉCHOS  d'orient 


rance,  un  homme,  qui  a  été  abandonné  pour  un  temps  par  sa  femme 
légitime,  et  qui  a  été  ensuite  renvoyée  à  cause  du  retour  de  celle-ci 
a  bien  commis  une  fornication,  mais  sans  le  savoir.  On  ne  lui  interdira 
donc  pas  de  se  remarier.  Elle  fera  mieux  cependant  de  s'en  abstenir.  » 
Nous  trouvons  ici  exactement  le  cas  qui  nous  intéresse  :  un  mari 
abandonné  par  sa  femme.  Celle  qui  s'unit  ensuite  à  lui  est  déclarée 
coupable  de  fornication,  bien  qu'elle  soit  excusée,  par  son  ignorance, 
de  toute  faute  formelle.  Son  complice  l'est  donc  également  et  sans 
excuse,  sauf  l'excuse  de  la  peine  d'adullère,  en  vertu  de  la  coutume. 
On  peut,  il  est  vrai,  objecter  que  le  mari  est  ici  abandonné  ad  tempus 
et  que  le  cas  est  différent;  mais  cette  circonstance  n'en  modifie  pas  la 
substance.  Le  retour  de  la  femme  a  montré  que  son  départ  était  pas- 
sager, mais  ce  n'est  pas  ce  retour  qui  a  rendu  irrégulière  la  situation 
du  nouveau  mariage.  Le  péché  existait  parce  que  le  lien  persistait.  Le 
mari  n'était  donc  pas  délié  par  le  départ  de  sa  femme. 

5.  C'est  admettre  une  contradiction  formelle  chez  saint  Basile  que 
d'accepter  le  premier  sens.  Saint  Basile  n'était  pas  exempt  d'erreur;  il 
aurait  pu  se  tromper  sur  un  point  particulier,  ainsi  que  cela  est  arrivé 
de  fait  à  plusieurs  Pères.  Mais  il  est  plus  difficile  d'accepter  qu'il  se 
soit  contredit  expressément  sur  un  point  de  l'importance  de  celui-ci, 
et  l'on  ne  doit  s'y  résoudre  que  devant  l'évidence,  sur  des  textes  d'une 
clarté  telle  que  le  doute  soit  impossible.  Nous  avons  vu  plus  halit  sa 
pensée  précise  et  nette  sur  le  second  mariage  en  cas  de  séparation. 
Cela  nous  oblige  à  choisir  ici,  entre  deux  sens  acceptables,  celui  qui 
est  conforme  à  cette  pensée,  c'est-à-dire  le  deuxième. 

6.  Enfin,  cette  interprétation  est  confirmée  par  la  comparaison  avec 
ce  qui  se  faisait  en  Occident,  à  la  même  époque,  au  sujet  d'un  cas 
à  peine  différent  que  nous  allons  aborder  dans  un  instant.  Nous  y 
voyons  le  concile  d'Elvire,  vers  l'an  300,  dans  son  canon  9  (i), 
défendre  strictement  à  la  femme  de  se  remarier  sous  peine  d'excommu- 
nication. Par  contre,  quelques  années  plus  tard,  en  314,  le  concile 
d'Arles,  appelé  à  statuer  sur  la  conduite  des  fidèles  jeunes  qui,  du 
vivant  de  leur  compagne  adultère  dont  ils  sont  séparés,  contractent  une 
seconde  union,  n'ose  les  frapper  d'excommunication;  il  déclare  ce 
mariage  interdit,  mais,  sans  fixer  de  peine,  il  demande  seulement 
que,  «  autant  qu'il  est  possible,  on  leur  conseille  de  s'en  abstenir  » 
(canon  10)  (2). 


(1)  Héfèle-Leclercq,  t.  I,  p.  227. 

(2)  Ibid.,  p.  287. 


i 


LE    DIVORCE    AU    IV'^    SIECLE  317 

Et  nous  voilà,  comme  tout  naturellement,  ramenés  au  «  je  ne  sais  » 
(oùx  oVjo.),  par  lequel  saint  Basile  aborde,  dans  notre  texte,  la  question 
du  second  mariage.  11  signifie  sans  doute  :  je  ne  connais  pas  de  canons 
qui  s'appliquent  à  ce  cas.  Mais  il  rappelle  plus  encore,  par  l'indécision 
qu'il  trahit,  la  compatissante  condescendance  des  Pères  du  concile 
d'Arles. 

De  toutes  ces  raisons,  je  conclus  que,  sans  approuver  le  second 
mariage  du  mari  abandonné,  saint  Basile  se  montre  indulgent  pour 
lui,  et,  en  vertu  d'un  usage  établi  dans  son  Eglise,  suspend  l'appli- 
cation des  canons  pénitentiels  qui  les  frappent  d'adultère.  Est-ce  à  dire 
qu'il  le  dispense  de  toute  peine  canonique,  et  qu'il  le  reçoive  à  la 
communion  de  l'Eglise  dès  qu'il  a  renvoyé  sa  complice?  duoi  qu'il 
en  soit  de  la  possibilité  d'une  telle  concession,  il  n'est  pas  prouvé 
qu'elle  ait  existé  de  fait.  On  ne  peut  s'appuyer  pour  l'établir  sur  le 
canon  35,  qui  ne  s'applique  pas  à  ce  cas.  11  dit  bien  :  «  Dans  le  cas  du 
mari  abandonné  par  sa  femme,  il  faut  considérer  la  cause  de  cet  abandon  ; 
s'il  est  avéré  qu'elle  était  partie  sans  raison,  le  mari  est  excusable;  elle, 
au  contraire,  doit  être  punie.  L'excuse  donne  au  mari  le  droit  de 
communier  à  l'église,  (i)  »  11  ne  peut  être  question  ici  de  la  sépa- 
ration suivie  d'un  nouveau  mariage  :  le  canon  46,  cité  plus  haut,  qui 
accuse  la  femme  de  fornication  dans  ce  cas,  s'y  oppose  absolument. 
D'ailleurs,  le  mari  abandonné  qui  contracte  une  nouvelle  union  serait*" 
au  moins  soumis  à  la  peine  des  digames.  Puisqu'il  est  reçu  immédia- 
tement à  La  communion  de  l'Eglise,  il  ne  s'agit  ici  que  de  séparation 
simple  des  époux.  Rien  ne  s'oppose  donc  à  ce  que,  dans  le  cas  du 
canon  9,  le  mari  abandonné  et  excusé  d'adultère  soit  cependant  frappé 
des  peines  imposées  au  fornicateur. 


Il  faut  rapprocher  du  cas  que  nous  venons  d'étudier,  celui  du  mari 
innocent  séparé  de  sa  femme  coupable,  et  conclure  que  lui  aussi  était 
exempt  de  la  peine  canonique  des  adultères  s'il  se  remariait.  Si 
le  mari  coupable,  abandonné  par  sa  femme,  en  était  exempt,  on  ne 
pouvait  se  montrer  plus  sévère  pour  un  innocent  justement  séparé  de 
sa  compagne.  L'obligation  qui  était  faite  à  ce  dernier  de  la  renvoyar 
militait  encore  en  sa  faveur.  Comme  il  arrive  souvent,  cette  sévérité 
excessive  sur  un  point  de  discipline  devait  trouver  son  contrepoids 


(i)  PiTRA,  loc.  cit.,  p.  592  :  «  'Et:1  Se  toC   /.aTa/.st^Ôc'vTO;   àvôpô;   JtîÔ   -f^z  yjvatxô;,   7r,v 
îTTtv  aEto;.  T,  Se  ï-it'.-'.\xio-j'  r,  Zï  ijui'yvovji.t,  tovtw  Trpo;' to  xoivojvîTv  -fj  iy.x).-/i<Tta  8o6T|iïcTa'.-.» 


3l8  ECHOS    D  ORIENT 


dans  l'adoucissement  d'un  autre.  En  condamnant  le  mari  innocent 
à  se  séparer  de  sa  femme,  on  se  mettait  presque  dans  l'obligation 
morale  de  lui  imposer  une  pénitence  moindre  s'il  succombait  à  la 
tentation  d'en  prendre  une  autre,  surtout  s'il  était  jeune. 

Peut-on  aller  plus  loin  et  affirmer  que  saint  Basile  autorise  le  mari 
divorcé  pour  cause  d'adultère  à  contracter  un  nouveau  mariage  légi- 
time? Rien  ne  le  prouve.  Ceux  qui  l'ont  prétendu,  les  canonistes 
orthodoxes  du  moyen  âge;,  et,  parmi  les  catholiques,  les  éditeurs  des 
œuvres  de  saint  Basile  (i)  suivis  par  quelques  auteurs  modernes,  n'ont 
apporté  en  faveur  de  leur  dire  que  des  présomptions  vagues  alors 
qu'on  est  en  droit  d'attendre,  pour  une  assertion  de  cette  importance, 
des  preuves  solidement  établies.  Qiie  nous  dit-on? 

1.  De  ce  que  la  loi  romaine  considérait  le  mariage  comme  annulé 
par  l'adultère  de  la  femme,  et  de  ce  que  saint  Basile  la  suit  dans  le  cas 
en  imposant  la  séparation  au  mari  innocent,  on  conclut  qu'il  pense  de 
même.  Mais  je  nie  que  saint  Basile  suive  la  loi  civile;  il  suit  la  cou- 
tume, ce  qui  est  différent,  même  si  elle  est  influencée  par  la  loi.  Les 
textes  qu'il  allègue  sont  empruntés  non  aux  jurisconsultes,  mais 
à  l'Ecriture. 

2.  Ces  textes  scripturaires  eux-mêmes  ne  prouvent  pas  que  saint 
Basile  tienne  le  premier  mariage  pour  annulé,  mais  seulement  qu'il 
fait  au  mari  innocent  un  devoir  de  renvoyer  sa  femme  coupable.  (Je 
n'examinerai  pas  ici  la  force  démonstrative  des  textes  cités;  elle  est 
pour  le  moins  douteuse.  Je  les  prends  comme  simples  témoins  de  la 
pensée  de  saint  Basile.) 

3.  Mais  pourquoi  impose-t-il  cette  obligation,  sinon  parce  que,  pour 
lui,  le  mariage  est  nul?  11  l'accepte,  dit-il,  parce  que  c'est  la  coutume. 
Soit.  Mais  pourquoi  accepte-t-il  cette  coutume  sinon  parce  que,  pour 
lui,  il  n'y  a  plus  de  vrai  lien  entre  les  deux  anciens  époux? 

Pour  que  cette  conclusion  fût  légitime,  il  faudrait  que  l'annulation 
du  mariage  fût  la  seule  raison  qui  ait  pu  incliner  saint  Basile  à  admettre 
l'obligation  de  renvoyer  la  femme  adultère.  Mais  cela  est  faux.  11  en  est 
d'autres  et  d'aussi  fortes.  Je  viens  d'en  exposer  quelques-unes;  elles 
ne  sont  pas  les  seules;  on  peut  en  trouver  encore.  Tant  qu'on  n'a 
pas  établi  qu'elles  sont  toutes  insuffisantes  et  que  seule  la  dissolution 
complète  du  premier  mariage  a  pu  justifier  la  décision  de  saint  Basile, 
on  n'a  rien  prouvé. 

4.  Enfin,  on  a  comparé  le  cas  actuel  à  celui  qui  a  été  étudié  précé- 


(i)  P.  G.,  t.  XXXII,  col.  8o3,  n.  29. 


LE    DIVORCE    AU    IV*=    SIÈCLE  319 

demment  du  mari  abandonné  par  sa  femme.  Là,  dit-on,  saint  Basile 
autorise  le  second  mariage;  à  plus  forte  raison  doit-il  l'admettre  ici. 
J'ai  établi  plus  haut  ce  qu'il  faut  en  penser.  Je  nie  qu'il  l'autorise,  du 
moins,  on  ne  peut  le  prouver;  il  ne  le  punit  pas  comme  adultère,  ce 
qui  est  différent.  Il  agit  de  même  pour  le  mari  qui  a  renvoyé  sa  femme 
adultère;  on  ne  peut  rien  prouver  de  plus. 

Ainsi,  un  fait  reste  acquis  et  certain  :  on  ne  peut  affirmer  que  saint 
Basile,  dans  ses  Lettres  canoniques,  permette  au  mari  divorcé  de  con- 
tracter un  second  mariage,  licite  et  légitime  devant  l'Église,  du  vivant 
de  sa  femme.  Ils  s'abstient  seulement  de  le  punir  comme  il  le  mérite 
dans^  certains  cas,  ce  qui  ne  constitue  pas  une  approbation  implicite, 
mais  est  une  simple  tolérance. 

Concède-t-il  à  la  femme  ce  qu'il  refuse  au  mari  ?  C'est  la  dernière 
question  qui  nous  reste  à  étudier. 

* 
*  * 

On  pourrait  répondre  à  priori  que  la  femme,  dont  l'infidélité  est 
traitée  par  saint  Basile  dans  toute  sa  rigueur,  ne  sera  évidemment  pas 
plus  favorisée  que  son  mari,  qui  bénéficie  parfois  d'une  grande  indul-* 
gence,  et  si  le  second  mariage  est  refusé  au  mari  divorcé  du  vivant  de 
sa  femme,  à  plus  forte  raison  le  sera-t-il  à  la  femme  divorcée,  du 
vivant  de  son  mari.  11  vaut  la  peine  cependant  d'entrer  dans  le  détail 
des  décisions  prises  à  son  sujet. 

Supposons  d'abord  la  femme  innocente.  La  question  du  second 
mariage  se  pose  pour  elle  dans  deux  cas  :  1°  elle  est  séparée  de  son 
mari,  parce  que  celui-ci  entretenait  des  relations  coupables,  ou  pour 
une  autre  raison  sérieuse  et  qu'elle  Va  abandonné;  elle  ne  peut  se 
remarier  sans  commettre  un  adultère  (can.  9),  à  plus  forte  raison  en 
serait-il  de  même  si  elle  s'était  retirée  sans  motif;  2»  elle  est  séparée  de 
son  mari  parce  que  celui-^i  Va  abandonnée  :  elle  ne  peut  pas  se  remarier 
non  plus.  Le  cas  est  posé  et  résolu  par  le  canon  48,  ainsi  conçu  : 
«  La  femme  abandonnée  par  son  mari  doit,  à  mon  avis,  rester  dans 
la  continence.  Le  Seigneur  a  dit  en  effet  :  Celui  qui  abandonne  sa  femme, 
hors  le  cas  d'adultère,  la  rend  adultère  {Matth.,  v,  32);  s'il  l'appelle 
adultère,  c'est  qu'il  exclut  son  union  avec  un  autre  homme.  Comment 
serait-il  coupable  de  causer  l'adultère  si  la  femme  ne  l'est  pas  (en  se 
remariant),  quand  le  Seigneur  l'appelle  adultère  si  elle  s'unit  a  un 
autre?  »  (i) 


(i)  PiTRA,  loc.  Ci7.,  p.  594:«  'II  lïïfy.T.-.oCkf.z^ii'JT.  Tiapà  toj  àv2pô;.  ■/.%-}>.  -r;i  litr^-i  -p^oyar;/, 
aï'vciv   oçEt/.c!.  Eî  yip  ô   K-jpto;  î'';rîv  ôrt  'Eiv  ti;  xaTa/.t'TîTj  yjva:/.x  ixTo;  À^yo-J   Tropvsi'a; 


!20  ECHOS    D  ORIENT 


Voilà  une  exégèse  très  fine  et  irréprochable.  Mais  à  qui  ce  canon 
interdit-il  de  se  remarier?  Palmieri  pense  qu'il  s'agit  de  la  femme 
adultère  renvoyée.  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  le  prouver.  Tout 
indique  plutôt  le  contraire  :  i»  le  choix  du  texte  évangélique;  si  saint 
Basile  avait  eu  en  vue  la  femme  renvoyée,  il  aurait  dû  alléguer  le  pas- 
sage suivant,  qui  dimissam  duxerit,  qui  n'est  pas  restreint  comme  l'est 
celui  qu'il  cite  par  excepta  fornicationis  causa;  2°  Tout  le  raisonnement 
porte  sur  la  culpabilité  du  mari  qui  n'existe  pas  dans  le  renvoi  de 
l'adultère  ;  y  enfin  le  canon  9,  dans  la  partie  qui  traite  de  la  femme 
adultère,  parle  sur  un  autre  ton  que  celui-ci  :  là-bas,  saint  Basile  trouve 
dans  l'Écriture  des  ordres  précis  et  fermes  ;  ici,  il  n'en  déduit  la  doc- 
trine que  par  un  raisonnement  et  il  la  propose  comme  son  avis. 

Il  n'est  donc  pas  prouvé  ni  probable  que  le  canon  48  règle  la  con- 
duite de  l'adultère,  et  une  argumentation  qui  supposerait  ce  sens 
manquerait  de  solidité.  On  n'en  peut  tirer  avec  certitude  que  la 
défense  faite  à  la  femme  innocente  et  abandonnée  par  son  mari  de 
contracter  une  nouvelle  union. 

11  reste  le  cas  de  la  femme  adultère.  Elle  peut  être  renvoyée,  d'après 
l'Évangile;  elle  doit  l'être,  d'après  la  coutume  que  suit  saint  Basile. 
Peut-elle,  une  fois  séparée,  contracter  une  nouvelle  union  légitime  et 
reconnue  comme  telle  par  l'Église?  Poser  la  question  en  ces  termes  (et 
c'est  ainsi  qu'elle  se  pose),  c'est  la  résoudre.  On  ne  peut  douter  un 
instant  qu'il  ne  refuse  à  la  femme  coupable  ce  qu'il  refuse  à  l'inno- 
cente. Les  textes  cités  au  canon  9  le  prouvent  assez  :  «  Celui  qui  s'at- 
tache à  la  femme  adultère  est  un  seul  corps  avec  elle  »,  c'est-à-dire 
est  adultère  comme  elle.  Sans  doute,  cette  affirmation  vise  spécia- 
lement le  mari,  que  saint  Basile  est  préoccupé  d'obliger  à  se  séparer 
de  sa  compagne  infidèle,  mais  elle  est  vraie  à  plus  forte  raison  des^ 
autres;  si  la  femme  est  impure  pour  son  mari,  comment  ne  le  serait- 
elle  pas  pour  des  étrangers  ?  On  dit,  il  est  vrai,  que  l'auteur  du  canon 
suppose  le  mariage  rompu  par  l'adultère;  Mais  j'ai  dit  plus  haut  que 
rien  ne  le  prouve.  Et  d'ailleurs,  faute  d'autre  raison,  l'influence  de 
la  loi  civile  aurait  pu  se  faire  sentir  ici  comme  en  d'autres  points. 
Nous  avons  vu  que  l'adultère  répudiée  ne  pouvait  plus  contracter  de 
mariage  légitime.  Comment  admettre  qu'une  Église  ait  été  plus  con- 
descendante sur  ce  point  ?  11  est  donc  certain  que  la  femme  adultère 


xotvwvta;.  IIû;  yàp  SûvaTat  ô  (aèv  àvr,p  -JTTï-jOriVo;  sîvac,  w;  ]i.oi-/da.^  atTvo?,  r,  8e  y\jvt) 
àv£yx),r|TO;  etvat,  r,  \s.niyjùAz  Ttapà  toù  Ivjpt'ou  Sià  xf^z  Trpb;  ErEpov  av8pa  xoivwvtav  Trpoo-a 
yops-jOîtffa.  » 


LE    DIVORCE    AU    IV«    SIÈCLE  ^2  1 

renvoyée  ne  pouvait  contracter  une  nouvelle  union  sans  commettre  un 
nouvel  adultère. 

CONCLUSION 

Notre  enquête  sur  le  divorce  dans  saint  Basile  est  achevée.  Sans 
doute,  la  pensée  du  Saint  reste,  par  bien  des  côtés,  très  obscure  pour 
nous.  Mais  au  point  de  vue  spécial  qui  nous  occupe,  savoir  si  saint 
Basile  acceptait  une  séparation  telle  qu'elle  autorisât  les  époux  à  con- 
tracter un  nouveau  mariage  légitime,  les  points  suivants  restent 
acquis  : 

lO'La  doctrine  de  l'évêque  de  Césarée  est  très  nette  dans  les  Moralia  : 
le  mariage  est  formellement  défendu  à  l'un  et  l'autre  des  époux 
séparés. 

2°  La  pratique,  d'après  les  Lettres  canoniques,  e;t  moins  ferme  : 
tandis  que  le  mariage  de  la  femme  divorcée  est  toujours  puni  comme 
adultère,  celui  du  mari  ne  l'est  pas  dans  certains  cas,  mais  rien  ne 
prouve  qu'il  est  autorisé  et  reconnu  comme  valide. 

Ce  n'est  donc  pas  dans  les  canons  pénitentiels  qu'il  faut  chercher 
l'expression  pleine  de  la  pensée  de  saint  Basile,  mais  dans  la  petite 
phrase  des  Moralia  :  «  Il  n'est  pas  permis  au  mari  qui  a  renvoyé  sa 
femme  d'en  épouser  une  autre,  ni  à  la  femme  qui  a  été  répudiée  par 
son  mari  de  s'unir  à  un  autre.  » 

F.  Cayré. 

Rome,  1920. 


Échos  d'Orient.  —  T.  XlX. 


BUINES  BYZAHTINEli  DE  MARA,  ENTRE  MALTÉPÉ  ET  BOSTANDilR 


(I) 


Si  nous  nous  reportons  par  un  effort  de  pensée  vers  ces  temps 
fabuleux  de  l'antique  Byzance,  dans  cette  époque  si  féconde  du  ix^  siècle, 
qui  vit  s'éteindre  cette  grande  lutte  des  iconoclastes  et  des  iconolâtres, 
et  si  nous  nous  promenons  à  travers  cette  charmante  région  de  la 
côte  bithynienne,  nous  ne  tarderons  pas  à  glaner  et  à  recueillir  par- 
tout, à  travers  les  lentisques  et  les  touffes  de  menthe  sauvage,  de  pieux 
souvenirs  sur  lesquels  errent  peut-être  encore,  avec  la  douce  brise  du 
soir,  les  mânes  des  grands  saints  d'autrefois.  Que  de  saints  person- 
nages ne  foulèrent  pas  ce  sol  !  Que  d'endroits  fameux  entre  tous,  dans 
cette  terre  pourtant  si  fameuse,  n'attirèrent  pas  le  regard  de  toute  la 
chrétienté  orthodoxe!  Saint  Auxence,  Bendidianos,  Grégoire,  saint 
Etienne  le  Jeune,  et  puis  les  couvents  de  Saint-Auxence,  celui  des 
Trikhinaires,  celui  de  Satyros,  celui  des  Cinq-Saints,  celui  de  Saint- 
Michel  archange  et  tant  d'autres,  qui  firent  de  cette  région  une  nou- 
velle Thébaïde. 

Le  promeneur  qui  va  de  Bostandjik  à  Maltépé,  c'est-à-dire  de  l'an- 
cîenne  Poléatikon  ou  du  non  moins  ancien  Bryas,  ne  tarde  pas,  après 
vingt-cinq  minutes  de  marche,  à  arriver  à  une  maison  isolée,  ombragée 
par  de  beaux  arbres,  auprès  de  laquelle  coule  une  fontaine  aux  eaux 
claires  et  abondantes.  La  maison  qui  est  en  bordure  de  la  route,  sur 
la  gauche,  est  un  ancien  café  où  s'arrêtaient  volontiers,  il  y  a  quelques 
années,  les  promeneurs  et  les  chasseurs  assoiffés.  Le  quartier  s'appelle 
Bachi  Bûyuk  Yalissi.  Présentement,  ja  maison  est  habitée  par  des  jar- 
diniers qui  cultivent  les  terres  environnantes,  terres  très  grasses  et  très 
productives,  car  l'eau  ne  manque  pas. 

Si  le  promeneur  s'arrête  et  lie  conversation  avec  le  Bostandji  Bachi 
(jardinier  en  chef),  celui-ci  ne  tarde  pas  à  lui  conter  des  choses  [âby- 
leuses  sur  la  région,  des  histoires  de  brigands,  et  en  guise  de  péro- 
raison  il  lui  dira,  en  lui  montrant  d'un  geste  large  un  tumulus  de 
quelques  mètres  de  hauteur  situé  à  i  50  mètres  sur  la  droite  de  la  maison  : 
«  Et  si  vous  ne  me  croyez  pas,  allez  voir  les  Mara,  qui  sont  les  ruines 
du  repaire  des  brigands.  » 

Allons  avec  le  promeneur  à  travers  les  allées  du  jardin,  et  nous  ne 
tarderons  pas  à  arriver  à  des  ruines  imposantes  où  le  jugement  popu- 

(i)  Conférence  donnée  le  3o  mars  1919  au  Syllogue  littéraire  grec  de  Constantinople. 


RUINES    BYZANTINES    DE    MARA,   ENTRE    MALTEPÉ    ET    BOSTANDJIK      323 

laire  a  vu  des  chambres  qu'il  a  appelées,  dans  son  langage  vulgaire 
et  imagé,  des  Mara,  mot  qui  est,  à  n'en  pas  douter,  de  la  même  racine 
que  les  Camarès  que  nous  avons  vues  au  couvent  de  femmes  de  Prinkipo. 
Mara  et  Camarès,  qui  sont  sans  doute  des  corruptions  du  mot  latin 
ou  grec  Caméra,  signifiant  demi-coupole,  voûte,  servaient  à  désigner 
tout  espace  vide  sous  terre  en  forme  de  voûte  construite  par  la  main 
des  hommes.  Que  peuvent  bien  être  ces  ruines?  A  quoi  servaient-elles? 
Questions  auxquelles  il  est  difficile  de  répondre  de  prime  abord. 

Avant  de  risquer  un  mot  sur  l'identification  de  ces  ruines,  avant 
de  mettre  sur  ;:es  restes  anciens  un  nom  important  et  historique,  fai- 
sons quelques  considérations  sur  ces  restes  de  l'époque  byzantine,  que 
Ion 'retrouve  à  chaque  pas.  Les  Byzantins  construisaient  en  maçonnerie 
ou  en  bois.  Les  maisons  d'habitation  bourgeoise  étaient  toutes  en  bois, 
et  il  n'y  avait  guère  que  les  palais,  les  maisons  officielles,  les  habita- 
tions des  riches,  les  églises  et  les  couvents  qui  fussent  en  maçonnerie. 
Les  nombreux  incendies  qui  détruisirent  Byzance  bien  des  fois  d'une 
mer  à  l'autre  sont  là  pour  nous  prouver  que' le  bois  jouait  un  rôle  aussi 
considérable  que  de  nos  jours.  Par  conséquent,  comme  déduction  fort 
simple,  on  est  amené  à  considérer  que  toutes  les  ruines  qui  ont  été 
préservées  d'une  destruction  définitive  à  Constantinople  et  dans  ses 
environs  ont  appartenu  soit  à  des  palais,  soit  à  des  églises,  soit  à  des 
couvents  ou  à  des  édifices  publics.  Nous  pouvons  également  ajouter 
que,  vu  la  solidité  des  constructions  byzantines  maçonnées,  il  n'est  pns 
une  de  ces  constructions  qui  ne  soit  parvenue  jusqu'à  nous,  et  que  des 
fouilles  intelligentes  ne  puissent  certainement  mettre  à  jour.  Pour  moi, 
tout  ce  que  Byzance  a  produit  comme  bâtiment  officiel  ou  religieux 
est  là,  à  Stamboul,  sous  une  couche  de  2,  4,  6,  8  ou  10  mètres  de  terre; 
il  ne  s'agit  que  de  se  donner  la  peine  de  chercher  pour  le  retrouver. 

Nos  restes  de  Mara  ont  donc  appartenu  à  un  palais,  à  une  église  ou 
à  un  couvent.  Constantin  Porphyrogénète  rapporte  qu'il  y  avait  des 
palais  impériaux  à  Hiéria,  qui  est  le  Phanaraki  moderne,  et  à  Bryas,  qui 
est  l'actuel  Maltépé.  11  nous  dit  aussi  que  le  préfet  de  la  ville  était  obligé 
de  se  porter  au-devant  de  l'empereur,  au  proasteion  (faubourg)  bithy- 
nien  de  Satyros,  lorsque  celui-ci  revenait  des  thèmes  d'Anatolie.  Comme 
Constantin  Porphyrogénète  n'attache  pas  d'autre  importance  à  ce  der- 
nier lieu,  il  est  certain  que  la  cour  ne  devait  posséder  là  qu'un  simple 
pied-à-terre  de  peu  d'importance.  Donc,  entre  Bostandjik  et  Maltépé  il 
n'y  avait  pas  de  palais  qui  puisse  cadrer  avec  nos  ruines.  Celles-ci  sont 
donc  les  restes  d'une  église  ou  d'un  couvent,  et  leur  examen  attentif 
nous  prouvera  sous  peu  que  nous  sommes   en   présence  des  ruines 


524  ECHOS    D  ORIENT 


d'un  couvent.  J'ai  parlé  du  proasteion  de  Satyros,  et  je  l'ai  placé  entre 
Maltépé  et  Bostandjik,  en  me  basant  pour  cette  affirmation  sur  les 
remarquables  recherches  du  R.  P.  Pargoire  (i).  D'ailleurs,  Théophane 
et  Constantin  Porphyrogénète  nous  ont  laissé  la  liste  des  proasteia 
maritimes  qui  sont  :  Hiéria,  Rufmianes,  Poléatikon,  Satyros,  Bryas  et 
Kartalimen.  De  ces  six  proasteia,  quatre  sont  absolument  identifiés  : 
Hiéria  était  à  l'emplacement  de  Phanaraki;  Rufmianes  était  à  Djadi 
Bostan  d'Eren  Keuy;  Bryas  était  à  Maltépé  ou  dans  les  environs;  Karta- 
limen non  seulement  n'a  pas  changé  d'emplacement,  mais  pas  même 
de  nom;  les  Turcs  l'appellent  Kartal,  et  les  Grecs  Kartalimi.  Restent 
Poléatikon  et  Satyros  à  situer  entre  Djadi  Bostan  d'Eren  Keuy  et  Maltépé. 
L'un,  Poléatikon,  devait  se  trouver  à  Bostandjik  ou  dans  les  environs 
immédiats,  car  de  nombreux  vestiges  byzantins  y  sont  visibles;  et 
l'autre,  Satyros,  devait  forcément  se  trouver  entre  Bostandjik  et  Maltépé. 
Or,  exactement  près  des  ruines  de  Mara,  le  bord  de  la  mer  est  couvert 
de  ruines  byzantines  qui  sortent  sur  la  rive;  ce  sont  des  murs,  des 
départs  de  voûtes,  des  fragments  de  constructions  où  l'on  croit  recon- 
naître ici  une  installation  de  bain,  ailleurs  un  pont  de  débarquefnent,  etc. 
Il  est  plus  qu'évident  qu'un  proasteion  assez  important  devait  se  trouver 
à  cet  endroit;  et,  d'après  la  liste  laissée  par  les  deux  auteurs  Théophane 
et  Constantin  Porphyrogénète,  Satyros  devait  se  trouver  avant  Maltépé, 
ce  qui  correspond  bien  avec  l'emplacement  de  ces  substructions. 
D'ailleurs,  comme  le  fait  remarquer  le  R.  P.  Pargoire,  les  ruines  de 
Bachi  Bùyuk  Yalissi  et  le  fait  historique  prouvant  l'existence  d'un  couvent 
à  Satyros  indiquent  que  l'on  se  trouve  bien  à  l'emplacement  du  proas- 
teion de  Satyros.  D'autres  découvertes  faites  au  cours  d'études  minu- 
tieuses viendront  encore  appuyer  cette  manière  de  voir.  Maintenant, 
une  preuve  de  géographie  locale  nous  laisse  entrevoir  que  les  ruines 
de  Mara  sont  bien  celles  d'un  couvent;  un  pont  qui  se  trouve  tout 
près  s'appelle  Monastir  Tasch  Keupru,  ou  pont  de  pierre  du  monastère. 

11  ne  peut  donc  pas  subsister  de  doutes  pour  nous  que  les  ruines 
de  Mara  sont  bien  celles  d'un  couvent,  et  que  le  couvent  devait  être 
celui  de  Satyros.  C'est  ce  que  nous  allons  essayer  de  faire  ressortir 
par  l'étude  des  ruines. 

Actuellement,  depuis  la  route  de  Bostandjik  à  Maltépé,  qui  passe 
à  100  mètres  environ  des  substructions,  il  n'est  guère  possible  de  se 


(i)  J.  Pargoire,  le  Monastère  de  saint  Ignace  et  les  cinq  plus  petits  îlots  de  l'a)-- 
chipel  des  Princes,  dans  le  Bulletin  de  l'Institut  archéologique  russe  de  Constanti- 
nople,x.  VII,  igoi,  p.Sô-gi.  Voir  aussi  J.  Pargoire,  Hiéria,  la  presqu^île  des  empereurs, 
dans  les  Echos  d'Orient,  t.  III,  1899-1900,  p.  244. 


RUINES    BYZANTINES    DE    MARA,    ENTRE    MALTEPE    ET    BOSTANDJIK       32 î^ 

rendre  compte  des  ruines;  on  aperçoit  un  tertre  de  5  à  6  mètres  de 
hauteur  de  terre,  recouvert  en  été  de  blé  et  agrémenté  de  deux  bouquets 
d'arbres.  Ce  tertre  affecte  la  forme  d'un  carré  de  65  mètres  de  côté 
environ,  qui  recèle  en  son  sein  une  citerne  très  intéressante.  Une  brèche 
faite  dans  le  mur  ouest  par  les  chevriers  permet  de  pénétrer  dans  un 
vaste  espace  ouvert  de  14  mètres  de  largeur  sur  26  mètres  de  longueur, 
qui  fut  autrefois  une  citerne  couverte  de  18  colonnes,  supportant 
28  coupoles  circulaires.  Actuellement,  les  colonnes  ont  disparu  et  les 
coupoles  se  sont  effondrées,  mais  aux  quatre  angles  notamment,  et  le 
long  des  murs  garnis  de  piliers  en  relief,  les  coupoles  existent  partiel- 
lement; deux  autres  signes  caractéristiques  font  bien  voir  qu'on  a  devant 
soi  une  citerne  :  i»  les  quatre  angles  sont  coupés  ou  arrondis  et  murés 
jusqu'à  la  hauteur  de  la  naissance  des  arcs,  comme  cela  est  visible  dans 
la  plupart  des  citernes  de  Stamboul;  2°  les  murs  sont  recouverts  d'un 
enduit  spécial  qui  ne  permet  pas  à  l'eau  de  s'infiltrer  dans  les  murs: 
cet  enduit,  formé  de  mortier  de  couleur  rougeâtre,  garnit  les  parois, 
comme  c'était  la  coutume,  jusqu'à  la  hauteur  des  chapiteaux.  Au-dessus 
de  cette  citerne  il  devait  y  avoir  une  place  recouverte  de  dalles,  qui 
précédait  le  narthex  de  l'église,  et  sur  laquelle  devaient  s'ouvrir  une 
partie  des  cellules  des  moines. 

Vers  l'Orient,  cette  citerne  couverte  à  colonnes  communique  au 
moyen  de  deux  ouvertures  en  forme  de  portes  cintrées  de  i™,8o  de 
largeur,  séparées  par  un  pilier  massif,  avec  une  autre  citerne  actuel- 
lement couverte.  Cette  citerne,  qui  affecte  la  forme  d'un  carré,  est  de 
la  même  largeur  que  la  précédente;  seulement  elle  n'est  plus  à  colonnes, 
mais- à  piliers.  Dans  un  sens  général,  elle  rappelle  la  forme  d'une  église 
byzantine,  et  cela  n'a  rien  d'étonnant,  car,  nous  le  verrons  plus  loin, 
elle  servait  de  base  à  l'église  du  couvent.  Cette  citerne  est  constituée 
au  milieu  par  une  salle  circulaire  de  7^,45  de  diamètre,  surmontée 
d'une  très  belle  coupole.  Sur  les  quatre  côtés,  de  larges  baies  de  2™, 45 
mettent  en  communication  cette  salle  avec  quatre  couloirs  voûtés,  dont 
les  deux  latéraux  et  celui  du  fond  sont  renforcés  par  quatre  piliers 
saillants.  Cette  division  crée  quatre  gros  piliers  découpés  de  7™", 50 
de  surface,  d'une  force  extraordinaire,  qui  devait  soutenir  le  gros 
œuvre  de  l'église.  Une  porte  à  une  certaine  hauteur,  dans  le  couloir 
du  fond,  mais  dans  l'axe  médian  de  l'édifice,  livre  passage  à  un 
couleur  étroit  et  long  qui  va  ressortir  à  l'opposé  des  ruines.  C'était  le 
passage  par  lequel  on  pénétrait  dans  la  citerne  pour  vérifier  l'état  des 
eaux,  et  l'orifice  par  lequel  ces  eaux  étaient  aérées.  Le  niveau  actuel 
du  sol  est  d'environ  1^,50  plus  bas  dans  cette  citerne-ci  que  dans  la 


326  ÉCHOS    d'orient 


citerne  à  colonnes;  cela  est  compréhensible  et  explique  bien  qu'il  y  a  eu 
éboulement  du  plafond  dans  celle-ci,  tandis  que  dans  celle-là  il  est 
resté  intact.  Si  l'on  ressort  de  la  citerne  et  que  l'on  monte  sur  le  tertre, 
on  distingue  très  bien  le  départ  de  toute  l'architecture  supérieure. 
L'église  à  plan  carré  à  quatre  piliers  massifs  soutenant  la  coupole,  les 
deux  bas-côtés  séparés  de  la  nef  par  deux  colonnes,  un  narthex  don- 
nant sur  la  place  dallée,  tout  cela  est  visible  et  n'est  point  du  domaine 
de  la  fantaisie.  On  se  trouve  en  face  d'un  plan  commun  à  presque 
toutes  les  églises  byzantines,  depuis  que  l'admirable  Sainte-Sophie  est 
venue  imposer  son  plan  génial.  Si  l'effort  pieux  et  intelligent  d'un 
noble  mécène  venait  à  notre  aide,  nous  pourrions  retrouver  par  des 
fouilles  tout  un  monde  de  choses  intéressantes  au  premier  chef.  Nous 
retrouverions  sans  doute  la  suite  de  l'inscription  sculptée  relative  au 
couvent,  de  laquelle  nous  avons  découvert  quelques  débris,  et  qui 
certainement  terminerait  toutes  les  discussions. 

Le  groupe  de  ces  deux  citernes,  formant  un  rectangle  de  41  mètres 
sur  14^,50,  est  entouré  de  terres  soutenues  sur  les  bords  par  de  grands 
murs  qui  épousent  une  forme  absolument  carrée.  Trois  murs  sont 
visibles.  A  droite  et  à  gauche  du  tertre,  le  premier  mur  est  intérieu- 
rement composé  de  14  forts  piliers  éloignés  d'environ  3"^, 30,  et  réunis 
entre  eux  par  des  arcs  plein  cintre  encore  existants.  Ce  premier  mur, 
qui  marque  la  grandeur  et  le  nombre  des  cellules,  est  éloigné  d'un 
mètre  d'un  autre  mur  simple  extérieur,  qui  devait  être  le  premier  mur 
de  protection  et  de  défense.  Un  espace  de  8^,50  sépare  ce  dernier  d'une 
troisième  muraille  extérieure  en  dedans  de  laquelle  devaient  se  trouver 
es  différents  services;  c'était  la  muraille  d'enceinte,  celle  qui  devait 
porter  les  créneaux  et  les  mâchicoulis.  Le  premier  étage  du  monastère 
et  les  cellules  ont  disparu;  le  tertre  n'est  formé  que  des  matériaux 
ayant  constitué  l'étage  supérieur,  et  c'est  l'accumulation  des  débris  du 
couvent  qui  a  fait  cette  colline  artificielle.  Mais  en  comptant  14  divi- 
sions ou  14  piliers  sur  toute  la  longueur  de  l'édifice,  et  en  admettant 
qu'il  y  ait  quatre  séries  de  cellules,  deux  séries  donnant  sur  l'extérieur 
et  deux  donnant  sur  la  cour  intérieure,  desservies  par  deux  couloirs 
centraux,  on  arrive  à  avoir  un  nombre  de  56  cellules  au  moment  de  la 
construction.  La  face  Ouest  de  l'église  est  composée  de  murailles  brisées 
ayant  soutenu  des  arcs  et  formant  un  péristyle.  De  nombreux  tas  de 
pierres  et  des  murs  apparaissent  à  ras  de  terre,  occupant  plus  à  l'Ouest 
une  étendue  égale  à  l'édifice  proprement  dit,  soit  65  mètres,  ce  qui  porte 
à  130  mètres  la  longueur  des  ruines  visibles  sur  65  mètres  de  largeur. 
C'est  dans  cet  espace  que  devaient   se  trouver  les  dépendances,   la 


RUINES    BYZANTINES    DE    MARA,   ENTRE    MALTEPE    ET    BOSTANDJIK      327 

ferme,    les    greniers,    et    probablement    le    cimetière    du    couvent. 

Le  couvent  devait  être  important,  à  en  juger  par  les  ruines  et  par  la 
capacité  de  la  citerne;  il  devait  contenir,  lors  de  sa  construction,  une 
soixantaine  de  moines,  sans  compter  les  Frères  servants  et  les  domes- 
tiques. L'architecture  est  classique,  elle  appartient  bien  aux  vnic  et 
ixe  siècles.  Les  lits  de  briques  succèdent  régulièrement  aux  lits  de 
pierres  taillées,  et  dans  la  citerne  à  coupole,  l'appareillage  des  murs  est 
tout  à  fait  du  ix«  siècle.  Les  arcs  en  briques  sont  caractéristiques,  et 
les  briques  qui  les  constituent  ne  rayonnent  pas  jusqu'à  la  ligne  du 
centre,  mais  s'arrêtent  à  environ  30  degrés,  et  deviennent  absolument 
horizontales.  Nous  avons  ici  un  type  de  couvent  différent  de  celui  que 
nous  aVons  vu  à  Prinkipo.  Ici  l'église  est  placée  au  centre.de  la  masse 
entourée  de  tous  les  côtés  des  cellules  des  moines.  La  place  est  plu*» 
exiguë,  tout  est  plus  concentré,  on  sent  que  le  couvent  est  en  même 
temps  une  espèce  de  château  fort;  les  murs  sont  épais,  ils  devaient  être 
hauts  et  crénelés.  Combien  de  fois  les  pillards  ne  sont-ils  pas  venus 
à  Chrysopolis;  il  fallait  tout  prévoir,  et  le  constructeur  avait  compté 
comme  si  Byzance  était  éternelle.  A  160  mètres  en  avant  de  la  citerne, 
sur  la  route,  on  voit  encore  un  puits  byzantin  circulaire  de  4  mètres 
de  diamètre,  ombragé  par  un  laurier  plusieurs  fois  centenaire;  les  lai- 
tiers des  environs  viennent  y  conserver  leur  lait.  Ce  devait  être  un  pu-its 
d'arrosage  pour  les  jardins  du  couvent.  En  arrière  du  tertre,  vers  l'Est, 
se  trouve  un  cimetière  turc  datant  de  deux  cent  cinquante  ans;  les 
tombes  soht  garnies  de  colonnes  de  granit  de  oi»,45  de  diamètre,  et  de 
blocs  de  marbre  qui  provenaient  du  couvent.  Une  colonne  octogonale, 
surmontée  d'un  chapiteau  fixe  à  palmette,  se  voit  sur  une  tombe. 

Il  n'y  a  donc  pas  de  doutes  que  nous  sommes  en  face  d'un  couvent 
du  vin''  ou  du  ix^  siècle.  L'endroit  correspondant  assez  bien  avec  le 
proasteion  de  Satyros,  la  première  idée  qui  nous  vient  à  Lesprit,  c'est 
que  ces  ruines  de  Mara  doivent  être  celles  du  couvent  ignatien  de 
Satyros,  construit  par  le  patriarche  saint  Ignace  en  873.  Ce  couvent, 
dont  Nicétas  le  Paphlagonien  nous  donne  le  nom,  la  date  de  con- 
struction et  l'emplacement,  était  dédié  à  saint  Michel  le  grand  Taxiarque, 
l'archistratège,  le  chef  des  milices  célestes.  Ce  couvent,  que  saint  Ignace 
construisit  sur  terre  ferme  après  ses  trois  couvents  insulaires,  date  de 
sa  dernière  période  patriarcale,  qui  va  de  867  à  877.  Siméon  Magister 
précise  que  la  construction  de  l'église  iou  Archistratigou,  élevée  par  le 
patriarche  Ignace  à  Satyros,  fut  faite  à  la  sixième  année  de  Basile. 
Siméon  Magister  parle  de  l'église;  il  est  donc  probable  que  l'église  ne 
tarda  pas  à  être  appelée  l'église  de  Satyros,  du  nom  du  proasteion. 


328  ÉCHOS    d'orient 


Les  auteurs  ne  sont  pas  d'accord  à  reconnaître  le  couvent  tou  Satyrou 
dans  les  ruines  de  Mara;  Paspatl  le  place  à  Djadi  Bostari  d'Erenkeuy.' 
Sidéropoulo  est  du  même  avis;  Tapéinos  voit  le  couvent  de  Satyros; 
à  l'emplacement  de  l'église  de  Maltépé,  ion  Soutiras,  par  similitude  de 
nom.  Le  R.  P.  Pargoire  identifie  les  ruines  de  Mara,  sans  toutefois  l'af- 
firmer d'une  manière  absolue,  avec  le  couvent  ignatien  de  Satyre  (i). 
De  mon  côté,  voici  ce  que  je  puis  apporter  dans  la  controverse.  Dans 
les  études  que  je  fis  sur  place,  en  191 7,  je  fus  assez  heureux  pour 
retrouver  quelques  inscriptions  sur  des  briques;  l'une  était  marquée 
de  la  croix,  suivie  des  mots  Magnus  Presbus.  Tout  d'abord,  j'avais  cru 
que  Magnus  Presbus  devait  être  une  appellation  servant  à  désigner  le 
patriarche;  mais,  après  examen  plus  approfondi,  il  semble  préférable 
de  lire  :  Magnus  Presbyteros.  Magnus  devient  alors  un  nom  propre  grec 
au  lieu  d'être  un  adjectif  latin,  et  l'inscription  traduite  veut  dire  : 
Magnus  prêtre.  Magnus,  un  de  ces  noms  latins  qui  continuèrent  à  être 
employés  à  Byzance,  n'est  que  le  nom  du  prêtre  qui,  sans  doute,  diri- 
geait la  construction  de  l'église  ou  du  couvent  et  qui  avait  lui-même 
fait  la  commande  des  briques.  Le  briquetier,  pour  ne  pas  confondre 
cette  commande  avec  celle  d'un  autre  client,  avait  cru  devoir  faire  une 
marque  spéciale  au  nom  du  client,  comme  cela  se  faisait  fort  souvent 
d'ailleurs. 

Cette  inscription  de  Magnus  Presbus  tiendrait  donc  à  prouver  que  les 
ruines  de  Mara  proviennent  d'un  monument  important  construit  par 
les  soins  d'un  prêtre,  et  qui  ne  pouvait  être  qu'un  couvent.  D'autre 
part,  une  autre  brique  trouvée  en  plusieurs  exemplaires  porte  la  marque 
en  abrégé  de  l'indiction  première,  puis  les  deux  lettres  B  A,  puis  les 
deux  autres  A  Y,  et  est  terminée  après  un  espace  très  élargi  par  les 
deux  lettres  S  A.  L'année  de  la  fondation  de  l'église  de  Satyre  est  873, 
qui  est  une  sixième  indiction;  la  brique  marque  première  indiction  (A), 
d'où  il  faut  déduire  que  la  construction  dura  assez  longtemps,  ou  que 
cette  brique  provenait  de  la  fondation  de  l'œuvre.  Mais  ce  qu'il  y  a  de 
particulièrement  curieux,  ce  sont  ces  deux  lettres  isolées  S  A.  Est-ce 
un  pur  hasard  qui  a  fait  mettre  sur  ces  briques  les  deux  premières  lettres 
de  SatyrosPll  y  a  deux  hypothèses.  Ou  bien  S  A  sont  les  deux  premières 
lettres  du  nom  du  briquetier,  qui  pouvait  s'appeler  Saporis  ou  Sava, 
et  qui  mettait  son  nom  en  abrégé,  comme  c'est  le  cas  dans  un  grand 
nombre  d'inscriptions  de  briques;  ou  bien  S  A  sont  les  deux  premières 
lettres  de  Satyre.  Fort  souvent  le  briquetier  marquait  ses  briques  du 


(i)  J.  Pargoire,  loc.  cit. 


RUINES    BYZANTINES    DE    MARA,    ENTRE    MALTÉPÉ    ET    BOSTANDJIK      329 

nom  du  client  qui  les  avait  commandées,  mais  fort  souvent  aussi  il  les 
marquait  au  nom  de  l'endroit  où  elles  devaient  être  employées.  Ainsi 
j'ai  trouvé  deux  briques  marquées  Megalis  Ekklisias,  dans  les  environs 
de  Sainte-Sophie;  à  n'en  pas  douter,  elles  portaient  une  marque  dési- 
gnant le  lieu  d'emploi.  Dethier  a  relevé  à  l'église   Polyandrou  l'in- 
scription d'une  brique  qu'il  n'a  pas  comprise,  parce  qu'elle  était  ren- 
versée (i).  L'inscription  rétablie  est  Poly;  il   n'y  a  aucun  doute  que 
c'est  l'abréviation  de  Polyandrou.  Donc  le  S  A  pourrait  bien  être  aussi 
l'abréviation  de  Satyrou,  ce  qui  serait  d'une  importance  capitale  pour 
la  détermination  des  ruines  de  Mara.  Je  me  hâte  de  faire  remarquer, 
en  passant,  que  l'étude  des  briques  byzantines  n'a  pas  encore  été  faite 
d'une  manière  rationnelle,  surtout  parce  que  l'on  ne  possédait  pas  un 
nombre  d'inscriptions  suffisant.  Par  de  patientes  recherches,  et  grâce 
en  partie  à  la  destruction  malheureuse  —  par  les  pouvoirs  publics  — 
de  nombreux  vestiges  byzantins  durant  ces  cinq  dernières  années,  je 
fuis  parvenu  à  collectionner  environ  500  inscriptions  de  briques  pro- 
venciii:  d'au  moins  trente  endroits  différents.  Ces  nombreux  matériaux, 
que  je  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  d'étudier  à  fond,  m'ont  fourni  cepen- 
dant de  nombreux  renseignements.  L'année  prochaine,  j'espère  pouvoir 
soumettre  au  Comité  d'archéologie  du  Syllogue  une  étude  aussi  appl'o- 
fondie   que   possible  de   ces   modestes   monuments   céramiques,   qui 
joueront  sans  nul  doute  un  rôle  honorable  dans  les  futures  études 
byzantines,  soit  pour  connaître  l'époque,  soit  pour  connaître  le  con- 
structeur   de    ces    nombreux    vestiges    byzantins   que    l'on    retrouve 
à  chaque  pas. 

En  1917,  un  de  mes  amis,  M.  Lehman,  a  trouvé  dans  les  pierres  qui 
foisonnent  aux  environs  des  ruines  un  morceau  de  pierre  portant  en 
relief  les  lettres  «  FEBROU  ».  Ces  lettres  devaient  faire  partie  d'une 
grande  inscription  qui  devait  régner  tout  autour  de  la  cour  intérieure 
ou  peut-être  dans  l'église.  On  ne  peut  pas  risquer  de  conjectures  sur 
ce  nom  propre  féminin,  à  cet  endroit  qui  devait  sans  doute  faire  partie 
de  la  dédicace  de  l'église. 

Le  couvent  de  Satyros  connut  des  jours  d'abondance  et  de  grandeur, 
et  lorsque  Ignace  mourut,  il  y  fut  enterré  en  grande  pompe.  Ignace 
avait  sans  doute  largement  doté  son  couvent,  et  celui-ci,  après  la  mort 
de  son  fondateur,  continua  à  avoir  un  grand  nombre  de  caloyers. 
Subitement  le  silence  se  fait  autour  du  couvent  de  Satyrou,  et  il  faut 
arriver  en    11 24  pour  avoir  de  ses   nouvelles.  A   cette  date,  Jean  II 


(i)  Dethier,  le  Bosphore  et  Consfantinople,  p.  35. 


330  ECHOS    D  ORIENT 


Comnène  dota  le  monastère  constantinopolitain  de  Pantocrator  d'un 
Typikon  par  lequel  on  voit  que  le  couvent  de  Satyros  n'était  plus  qu'un 
simple  métokhion  du  Pantocrator,  sous  la  dépendance  de  l'higoumène 
de  celui-ci;  il  était  donc  relégué  à  un  rang  inférieur.  Le  Typikon  dit. 
en  parlant  des  monastères  dépendant  du  Pantocrator  :  «  Attendu  que 
chacun  de  ces  monastères  contenait  jusqu'à  présent  des  moines  internes 
et  des  moines  externes,  et  comme  ni  la  régularité  voulue  ni  la  con- 
dition monastique  n'était  conservée  par  eux,  nous  avons  ordre  de  faire 
un  registre  de  ceux  qui  y  ont  été  trouvés  et  de  le  donner  au  supérieur 
du  couvent,  afin  que  ce  registre  se  conserve  intact.  Mais,  dès  à  présent, 
que  nul  moine  interne  ni  externe  ne  soit  classé  dans  un  de  ces  mona- 
stères, jusqu'à  ce  que  la  quantité  de  ceux  qui  y  mènent  la  vie  mona- 
stique atteigne  le  nombre  de...  De  même,  dans  le  monastère  de  Satyre 
seront  dix-huit  moines  vivant  dans  leurs  cellules,  et  chacun  d'eux 
recevra  la  somme  qu'il  recevait  jusqu'à  présent.  » 

C'était  la  décadence;  depuis  1124  il  n'est  plus  fait  mention  de 
Satyros;  il  est  certain  qu'il  ne  tarda  pas  à  souffrir  de  la  prise  de  Con- 
stantinople  par  les  Latins,  et  que,  s'il  en  échappa,  il  devint  la  proie 
de  ces  expéditions  d'aventuriers  qui  venaient  rôder  jusque  dans  les 
environs  de  la  capitale. 

Espérons  que  les  Mara  de  Bachi  Bûyuk  Yalissi  seront  bientôt  fouil- 
lées, et  qu'elles  livreront  leurs  secrets.  Peut-être  nous  réservent-elles 
des  surprises;  mais  en  tout  cas,  des  fouilles  pratiquées  en  cet  endroit 
seront  excessivement  fructueuses  pour  la  topographie  de  la  côte  bithy- 
nienne  et  pour  la  fixation  de   l'emplacement  du  couvent  de   Satyre. 

Péra,  mars  1919. 

E.  Mamboury. 


CHRONIQUE  UNIONISTE 


A  propos  du  mouvement  pour  FUnion  des  Églises 
en  Angleterre,  en  Amérique  et  en  Orient. 

Préoccupations  unionistes  en  Angleterre  et  en  Amérique  (i).  —  Nombre 
de  personnes,  catholiques  et  orthodoxes,  très  sincèrement  désireuses 
de  voir  un  jour  prochain  toutes  les  communions  chrétiennes  se  réunir 
dans  J'unité  «  catholique  »,  ont  été  troublées  de  constater  les  sympa- 
thies manifestées  et  les  négociations  entamées,  spécialement  et  exclusi- 
vement, entre  «  orthodoxes  et  anglicans  ».  Nous  voudrions  essayer  de 
répondre  ici  à  ces  confidences  d'âmes  inquiètes,  en  leur  présentant 
quelques  notes  et  quelques  documents  de  nature  à  faire  impression 
sur  des  esprits  de  bonne  foi. 

Notons  bien  d'abord  que  le  point  de  départ  initial  de  ce  mouvement, 
en  ce  qui  concerne  les  Eglises  séparées  de  Rome,  c'est  le  sentiment 
de  plus  en  plus  net  qu'ont  ces  Eglises  de  leur  faiblesse,  de  leur  impuis- 
sance, en  face  des  périls  actuels  de  l'ordre  moral  et  social,  la  con- 
science qu'elles  prennent  chaque  jour  davantage  de  leurs  dissensions 
intestines,  même  sur  des  points  essentiels.  Ce  second  motif,  qui, 
d'ailleurs,  ne  fait  que  confirmer  le  premier,  est  plus  particulièrement 
sensible  chez  les  anglicans.  Aussi  a-t-on  remarqué  parmi  eux,  ces  der- 
nières années,  une  véritable  effervescence  de  ces  préoccupations  unio. 
nistes,  dont  la  presse  n'a  pas  manqué  d'informer  les  esprits  attentifs. 
Le  23  mars  19 19,  un  correspondant  écrivait  au  journal  la  Croix  de  Paris  : 

Les  malheureuses  Églises  d'Angleterre  ne  voient  qu'un  moyen,  c'est  de  se 
réunir.  On  a  maintes  fois  agité  la  question,  réuni  des  Congrès,  sans  aboutir. 
A  une  réunion,  dernièrement,  un  ecclésiastique  non-conformiste  disait  l'impos- 
sibilité de  la  chose  en  ajoutant  que  le  seul  moyen  serait  d'aller  à  l'Église  la 
plus  nombreuse  et  la  plus  ancienne,  celle  de  Rome,  mais,  concluait-il,  on  ne 
peut  pas  plus  traiter  avec  le  Pape  qu'avec  le  kaiser. 

De  toutes  les  sectes  qui  pullulent,  c'est  celle  des  wesleyens  (méthodistes) 
qui  se  rapproche  le  plus  de  l'anglicanisme;  c'est  aussi  d'elle  que  se  rapproche 
.'évéque  de  Londres.  Il  propose  aux  wesleyens  d'entrer  en  communion  avec  les 
anglicans;   il    ne  serait  pas  question  de  la  validité  des  ordres  des   ministres 


(1)  Une  prochaine  chronique  parlera  spécialement  des  pourparlers  unionistes  qui 
ont  eu  lieu  entre  Anglicans  et  Grecs  au  cours  du  voyage  en  Amérique  entrepris  par 
:e  métropolite  d'Athènes,  M''  Mélétios  Métaxakis,  accompagné  de  l'archimandrite 
Chrysostome  Papadopoulos  et  du  laie  Amilcar  Alivizatos. 


332  ÉCHOS    D  ORIENT 


wesleyens,  mais  ils  seraient  désormais  reçus  dans  les  Églises  anglicanes;  on 
donnerait  même  une  dizaine  de  sièges  épiscopaux  aux  hauts  dignitaires  de 
l'Église  méthodiste.  C'est  là  un  mouvement  très  protestant.  C'est  abandonner 
l'idée  de  continuité  catholique  à  laquelle  se  rangent  un  grand  nombre 
d'anglicans;  car  les  wesleyens  se  disent  ouvertement  protestants  et  datent  la 
«  vraie  »  religion  de  la  Réforme  luthérienne. 

M^''  Moyes,  doyen  du  Chapitre  de  la  cathédrale  de  Westminster,  explique 
admirablement  ce  mouvement  nouveau  dans  le  dernier  numéro  de  notre 
confrère  The  Tablet;  il  lait  remarquer  combien  sera  pénible  cette  démarche 
à  la  catégorie  de  plus  en  plus  nombreuse  et  fervente  de  ceux  qui  ont  des, 
aspirations  catholiques.  Est-ce  à  la  p'ression  de  ce  mouvement,  aux  livres  qui 
l'appuient,  aux  conversions  nombreuses,  surtout  dans  l'armée,  qu'il  faut 
attribuer  la  réaction  caractérisée  en  sens  inverse  ?  Une  chose  est  consolante, 
c'est  le  désir  croissant  de  réunion,  le  désir  aussi  de  résister  à  lindifFérence 
croissante,  à  l'immoralité  qui  s'affiche  maintenant  et  à  l'abaissement  de  la 
«  respectabilité  »  dans  la  presse.  Le  mépris  du  sens  religieux  y  devient  tel 
depuis  deux  ou  trois  ans,  qu'il  doit  frapper  dans  le  public  anglais  ceux  qui 
n'ont  pas  encore  «  perdu  la  tête  ».  La  demande  croissante  dans  presque 
toute  la  presse  de  mesures  facilitant  le  divorce;  les  protestations  que  soulèvent 
les  lettres  de  correspondants  qui  se  plaignent  de  l'indécence  des  modes  et  des 
spectacles,  et  bien  d'autres  manifestations  prouvent  la  révolution  qui  s'est 
opérée  dans  l'esprit  anglais. 

Le  même  journal  avait  déjà,  quelques  jours  auparavant,  le  15  mars 
1919,  publié  un  fort  intéressant  article  de  Mg''  Batiffol,  mettant  clai- 
rement en  relief  la  relation  intime  qui  existe  entre  le  mouvement  unio- 
niste anglo-américain  et  ce  que  l'on  a  appelé  «  le  mouvement  d'Oxford  » 
de  1832- 1845.  Les  importantes  réflexions  contenues  dans  cet  article, 
non  moins  que  l'incontestable  autorité  de  l'écrivain  qui  l'a  signé,  nous 
engagent  à  le  reproduire  intégralement  ici. 

LE    MOUVEMENT    D'AMÉRIQUE    POUR    L'UNION    DES    ÉGLISES 

Le  cardinal  de  Cabrières  avait  l'occasion  de  rappeler  naguère  le  mouvement 
d'Oxford  mis  en  branle  par  Ne\v:nan  en  i832,  aboutissant  en  1846  à  la  con- 
version de  Newman  au  catholicisme,  «  converJon  qui,  depuis,  en  a  amené 
tant  d'autres  jusqu'à  Rome,  et  n'a  jamais  cessé  ».  Le  mouvement  d'Oxford, 
continue  le  cardinal  de  Cabrières,  était  «  vraiment  le  retour  à  la  loi  par 
l'étude  ».  «  Que  ferons-nous  pour  rendre  à  notre  propre  Église  la  vie  qui  lui 
manque  ?»  A  cette  question,  les  jeunes  théologiens  d'Oxford  répondaient  en 
essayant  de  rajuster  leur  Église  à  la  tradition  avec  laquelle  la  Réforme  avait 
rompu  :  ils  espéraient  réconcilier  leur  Église  et  l'Église  antique  retrouvée. 
C'est  au  catholicisme  romain  que  ces  tentaiives  devaient  les  amener. 

Assistons-nous,  à  cette  heure,  au  commencement  d'un  mouvement  pareil 
à  celui  de  i832  et  singulièrement  plus  large  ? 

On  peut  se  le  demander  en  voyant  l'accueil  qui  est  fait  en  Angleterre  aux 


CHRONIQUE    UNIONISTE  )}} 


démarches  tentées  par  les  épiscopalistes  des  États-Unis  en  faveur  d'un  rappro- 
chement et  de  l'union  des  Églises.  J'en  ai  touché  un  mot  dans  la  Croix  du 
i8  juillet  dernier,  en  rappelant  ce  que  lord  Halifax  nommait  dès  lors  «  la 
grande  affaire  de  l'universelle  union  des  Églises  ».  Combien  il  était  difficile,  en 
cet  historique  Juillet,  de  distraire  sa  pensée  de  la  ligne  de  bataille  !  Mais  il  faut 
cro're  que  l'idée  du  rapprochement  des  Églises  a  quelque  lien  avec  l'idée  de  la 
restauration  de  la  paix  et  de  la  Société  des  nations,  car,  sitôt  que  notre  victoire 
a  annoncé  la  fin  prochaine  des  hostilités,  voici  que,  en  Angleterre,  le  mou- 
vement en  faveur  de  l'union  des  Églises  a  repris  avec  force,  comme  s'il  était 
plus  sûr  d'atteindre  bientôt  son  but,  ou  comme  s'il  sentait  plus  impérieusement 
le  besoin  de  l'atteindre. 

En  Angleterre,  ce  sentiment  se  rattache  à  un  auire  sentiment  que  l'on  voit 
peindre  et  qui  est  très  remarquable  :  les  churchmen  de  l'Église  anglicane 
découvrent  que  l'influence  de  leur  Église  va  baissant  de  plus  en  plus.  Elle 
reste  une  Église  établie,  avec  tous  les  avantages  brillants  que  cette  vieille 
situation  comporte,  et  elle  devient  tous  les  jours  davantage  une  Église  ineffi- 
cace, séparée  de  la  nation  démocratique  au  milieu  de  laquelle  elle  subsiste, 
sans  contact  avec  le  temps  présent,  incapable  d'attirer  à  elle  les  forces  progres- 
sives du  jour.  Ce  jugement  sévère  est  extrait  d'un  rapport  dressé  par  un 
Comité  d'enquête  institué  par  l'archevêque  de  Cantorbéry,  rapport  qui  a  paru 
en  septembre  dernier,  et  qui  a  fait  sensation.  Le  Comité,  en  effet,  était 
composé  de  personnalités  choisies  parmi  les  plus  représentatives  de  la  pensée, 
des  œuvres,  de  la  hiérarchie  de  l'anglicanisme,  et  le  rapport  pouvait  se 
résumer  en  un  mot,  un  seul  mot,  le  mot  redoutable  de  faillite,  failure  :  faillite 
intellectuelle,  faillite  pratiqué,  faillite  sociale. 

Pour  parer  à  cette  triple  faillite,  le  Comité  anglican  a  proposé  des  mesures 
à  prendre  d'urgence,  des  réformes,  parmi  lesquelles  on  remarque  celles  qui 
tendent  à  secouer  l'indifférence  des  laïques,  à  les  guérir  de  leur  passivité,  à  les 
associer  plus  étroitement  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici  à  l'action  du  clergé.  On 
remarquera  aussi  celles  qui  ont  trait  à  l'éducation  du  clergé  avant  l'ordination 
et  après  l'ordination.  «  Du  sens  commun,  de  la  bonté,  du  caractère,  de  bonnes 
intentions,  ne  suffisent  plus  à  résoudre  les  problèmes  de  la  religion  pas  plus 
que  ceux  de  la  stratégie.  »  Il  faut,  dit  le  rapport,  que  l'Église  anglicane  s'applique 
davantage  à  la  théologie  morale  et  ne  laisse  pas  son  clergé  «  dépendre,  comme 
il  fait  pour  sa  direction,  des  manuels  (catholiques)  romains  ».  On  notera  sur- 
tout que  le  Comité  tient  qu'une  des  causes  de  la  faillite  de  l'anglicanisme  est 
dans  la  division  du  christianisme.  «  A  l'heure  actuelle,  particulièrement,  quand 
les  nations  sont  mises  en  contact  par  des  alliances  étroites  ou  par  des  conflits 
tragiques,  l'absence  d'une  fraternité  on  fellowship  en  matière  de  religion  apparaît 
plus  lamentable.  »  Cette  absence  est  tout  autant  «  désastreuse  dans  les  limites 
des  races  de  langue  anglaise  »,  car  la  voix  de  l'Église  n'y  est  pas  écoutée,  parce 
que  divisée.  En  Angleterre,  simplement,  ce  que  le  peuple  demande,  c'est  un 
enseignement  religieux,  «  défini,  simple,  humain  (?)  et  non  controversani  » 
{uncontroversial).  Il  faut  fortifier  «  la  grande  base  théologique  de  l'unité  que 
donnent  le  Nouveau  Testament  et  les  vieux  Symboles  de  foi  ».  Il  faut  presser 
les  churchmen  d'enseigner  une  doctrine  qui  ne  soit  pas  négative,  une  doctrine 
constructive  plutôt  qu'une  doctrine  de  polémique  et  de  controverse. 

La  connaissance  que  la  guerre   nous  a  donnée  du   caractère  anglais  nous 


334  ECHOS    D  ORIENT 


a  appris  qu'il  n'y  a  pas  de  peuple  qui  s'examine  avec  plus  de  clairvoyance  et 
qui  se  critique  tout  haut  avec  plus  de  franchise,  pour  conclure  aussitôt  à  une 
décision. 

Il  faut,  pouvait-on  lire  dans  le  Guardian  du  19  septembre  dernier,  que  «  le 
culte  que  nous  avons  pour  des  siècles  qui  sont  passés  ne  devienne  pas  un  poids 
mort  qui  nous  interdise  le  progrès  qui  est  dans  l'ordre  ».  Il  semble  que  cette 
maxime  d'allure  protestante  se  retourne  à  cette  heure  contre  le  protestantisme. 
Nous  avons  vu  se  produire,  en  octobre,  une  série  de  manifestations,  non  plus 
seulement  d'anglicans,  mais  de  dissidents  de  l'anglicanisme,  soit  presbytériens, 
soit  bapiistes,  soit  méthodistes,  se  déclarant  disposés  à  rejeter  le  poids  mort  de 
leurs  dissentiments  et  à  tenter  une  union  qui  assure  à  leur  action  commune 
une  fécondité  qu'ils  sentent  bien  qu'elle  s'évanouit.  Le  Guardian,  déjà  nommé, 
publie  ces  manifestes  sous  le  titre  symptomatique  de  «  Unité  ou  stérilité  ?  » 
L'appauvrissement  religieux  que  le  protestantisme  anglais  découvre  en  lui- 
même  lui  fait  jeter  un  cri  d'alarme.  Il  se  sent  appauvri  pour  avoir  été  trop  insu- 
laire et  trop  national,  d'une  part,  et  pour  avoir  donné  et  donner  encore  au  pays 
le  spectacle  de  la  multiplication  en  communautés  ennemies  et  irréconciliables. 

Mais,  autant  l'union  apparaît  désirable,  autant  les  conditions  de  l'union 
semblent  impossibles  à  fixer  d'accord.  Les  dissidents  de  l'anglicanisme  vont-ils 
accepter  le  principe  de  l'épiscopat  ?  Les  anglicans  vont-ils  reconnaître  la 
légitimité  de  ministres  qui  n'ont  pas  reçu  l'ordination  qu'ils  jugent  nécessaire  et 
valide  ?  Quelle  union  peut  être  conclue  entre  des  groupes  (fiii  entendront 
appartenir  à  la  même  Église,  ceux-ci  en  se  réclamant  d'une  hiérarchie  d'ordre 
çt  de  juridiction,  ceux-là  en  la  repoussant  ?  On  ne  peut  pas  espérer  davantage 
qu'un  méthodiste,  qui  tient  à  la  liberté  de  cro/ance  et  de  pratique  comme 
à  un  droit  du  Saint-Esprit,  accepte  jamais  un  «  acte  d'uniformité  »  qui  l'engage 
dans  un  credo  ou  dans  un  rituel,  comme  fait  le  Book  of  common  Prayer 
anglican.  L'union  dont  on  parle  tant  est-elle  destinée  à  être  une  velléité  irréa- 
lisable, sinon  dans  ce  qu'un  méthodiste  définissait  naguère  «  une  Fédération 
par  compréhension  »  ? 

Mais  il  est  bon  que  ces  questions  se  posent  :  il  est  bon  que  le  besoin  se 
fasse  sentir  de  l'unité,  et  que,  après  s'être  si  longtemps  complu  dans  sa 
diversité,  le  protestantisme  d'Angleterre  ou  d'Amérique,  épiscopaliste  ou 
méthodiste,  en  vienne  à  se  demander  s'il  ne  doit  pas  sacrifier  à  l'unité  qu'il 
désire  restaurer  une  diversité  qui  est  dispersion,  isolement,  stérilité  :  il  est  bon 
que  le  procès  du  protestantisme  s'institue  ainsi  au  sein  du  protestantisme  au 
nom  même  du  concept  d'Église,  impliqué  dans  celui  de  l'unité.  Le  mouvement 
qui  se  dessine  tendra  nécessairement  à^  éloigner  de  plus  en  plus  les  «  non-con<- 
formistes  »  impénitents,  à  rapprocher  et  à  faire  se  rejoindre  les  groupes  qui 
ont  le  sens  de  l'unité  et  qui  se  rendront  aux  conditions  sans  lesquelles  l'unité 
serait  illusoire. 

C'est  ici  que  l'expérience  du  mouvement  d'Oxford  peut  être  utilement 
rappelée  et  retrouve  une  saisissante  actualité. 

Tout  dernièrement,  vers  Noël,  un  incident  a  fait  scandale  en  Angleterre  : 
on  a  appris  que  dans  une  église  d'un  diocèse  anglican,  on -avait,  à  l'insu  de 
l'évêque  anglican,  invité  à  prêcher  un  ministre  baptistel  Les  anglicans  admi- 
nistrent le  baptême  aux  petits  enfants,  tandis  que  les  baptistes  professent 
qu'on  ne  peut  l'administrer  validement  qu'aux  adultes,  si  bien  que,  un  anglican 


CHRONIQUE    UNIONISTE  335 


passe-t-il  à  la  secte  des  baptistes,  il  est  bel  et  bien  rebaptisé  par  eux.  Le  journal 
anglais  où  je  lis  le  récit  de  cet  incident  le  commente  ainsi  :  «  Dénier  la  validité 
du  baptême  des  petits  enfants  a  toutours  été  regardé  comme  un  point  défini  de 
divergence  d'avec  l'Église  catholique  entendue  de  tout  l'ensemble  du  peuple 
chrétien  dispersé  dans  l'univers.  Si  l'on  croit  réellement  travailler  à  promouvoir 
la  cause  de  la  réunion  des  Églises  »  par  des  politesses  du  genre  de  celle  qu'on 
a  faite  au  ministre  baptiste  ci-dessus,  «  on  se  montre  étrangement  ignorant  de 
l'histoire  chrétienne,  de  la  théologie  chrétienne,  de  la  pratique  chrétienne.  11  ne 
peut  y  avoir  de  réunion  excepté  sur  la  base  des  deux  sacrements  de  l'Évangile». 

Cet  entrefilet  du  journal  anglais  est  bien  instructif.  Nous  y  voyons  l'anglica- 
nisme repousser  un  baptiste  parce  qu'il  appartient  à  une  secte  de  rebaptisants, 
et  que  la  rebaptisation  a  été  réprouvée  par  le  catholicisme  antique  et  depuis. 
C'est  parfait,  et  pas  n'est  besoin  de  faire  appel  ici  à  l'Évangile,  qui  ne  se  pro- 
nonce, pas  sur  la  question  de  la  réitération  du  baptême.  La  controverse  baptismale 
a  été  tranchée  au  ia«  siècle  par  le  Siège  apostolique  contre  saint  Cyprien  et  contre 
saint  Firmilien,  elle  a  été  tranchée  d'autorité  :  se  ranger  à  cette  autorité,  c'est 
admettre  l'infaillibité  de  l'Église,  arbitre  des  controverses.  Nous  en  conclurons: 
pas  de  réunion  possible  si  l'on  ne  tient  pas  compte  de  l'histoire  chrétienne, 
de  la  théologie  chrétienne,  de  la  pratique  chrétienne  :  le  critérium  cher  au 
mouvement  d'Oxford  reprend  tous  ses  droits,  et  du  même  coup  l'imprescrip- 
tible donnée  de  l'infaillibilité  de  l'Église. 

11  faudra  bien  en  venir  là,  si  l'on  ne  veut  pas  s'enliser  dans  les  équivoques 

ou  se  leurrer  de  politesses  :  parler  de  rapprochement  et  d'union  sera  vain,  si 

on  ne  s'explique  pas  d'abord  franchement  sur  l'essence  même  de  l'Église  dans 

laquelle  on  aspire  à  se  rejoindre. 

Pierre  Batiffol. 

«  Dislocation  de  l'anglicanisme.  »  Un  évêqite  quitte  l'Église  épiscopa- 
Hste  américaine.  —  Un  fait  récent,  qui  a  déjà  eu  un  retentissement 
profond,  est  venu  apporter  à  la  conclusion  de  Me^  Batiffol  une  première 
vérification  concrète  :  le  i«i- juillet  19 19,  le  D^-  Frédéric-Joseph  Kinsman 
a  donné  publiquement  sa  démission  d'évêque  protestant  épiscopaliste  de 
Delaware  (États-Unisj  et  de  membre  du  clergé  protestant  épiscopaliste. 
Cette  double  démission  a  été  annoncée  dans  une  lettre  ouverte  au 
T.  R.  Daniel-Sylvestre  Tuttle,  de  Saint-Louis,  évêque  président  de 
l'Église  protestante  épiscopaliste.  «  Cette  lettre,  dit  le  Catholic  News  de 
New-York  (26  juillet  19 19),  est  motivée  par  la  politique  du  «  va  comme 
tu  l'entends  »  (go  as  you  please)  pratiquée  dans  l'Église  épiscopaliste 
par  rapport  à  l'enseignement  et  à  la  foi.  »  (1) 


(i)  Note  sur  l'Eglise  épiscopaliste  américaine.  —  Pour  suivre  avec  plus  d'intérêt 
les  pages  ci-après,  il  sera  utile  au  lecteur  d'avoir  pris  connaissance  de  quelques  indi- 
cations historiques  et  statistiques. 

L'Eglise  épiscopaliste  est  une  des  confessions  chrétiennes  les  plus  anciennes  de 
l'Amérique.  Son  origine  remonte  au  xvi'  siècle.  Tout  d'abord,  elle  fut  une  dépen- 
dance de  l'Eglise  anglicane,  car  ses  ministres  étaient  des  pasteurs  venus  d'Angleterre 
pour  accompagner  les  premiers  convois  d'émigrants  anglais.  Ils  fondèrent  les  paroisses 


}}6  ÉCHOS  d'orient 


Avant  son  élection  comme  évêque  de  Delaware(i9o8),  le  D^'  Kinsman 
avait  été  professeur  au  Séminaire  général  théologique  de  l'Église  épi- 
scopaliste  en  cette  ville.  11  a  cinquante  ans  et  n'est  pas  marié.  11  est 
né  à  Warren  (Ohio)  et  a  fait  son  éducation  a  l'école  Saint-Paul  de 
Concord  (N.  H.),  à  l'Université  d'Oxford  et  à  l'École  de  théologie 
Berkeley  de  Middletown  (Conn.).  Apologiste  et  écrivain  de  marque, 
le  Di'  Kinsman  est  universellement  respecté  et  aimé,  tant  pour  la  dignité 
de  sa  vie  que  pour  la  hauteur  de  sa  science  et  la  noblesse  de  son  carac- 
tère. C'est  dire  la  portée  considérable  de  son  acte  de  démission.  «  Ces 
pages,  écrivait  très  justement  le  correspondant  d'un  périodique  français, 
sont  le  plus  puissant  réquisitoire  qui  depuis  longtemps  ait  été  dressé 
contre  les  «  variations  de  l'Église  protestante  »,  l'imprécision  de  ses 
doctrines,  le  caractère  évidemment  humain  de  sa  mission,  par  quel- 
qu'un qui  la  connaît  bien.  Il  lui  en  coûte,  assurément,  de  rompre 
toute  attache  avec  celle  qu'il  appela  longtemps  sa  mère,  mais  dont 
l'origine  et  l'enseignement  entaché  d'hérésie  ont  fini  par  jeter  le  trouble 
dans  son  âme.  Ce  n'est  ni  par  dépit  ni  par  ambition  personnelle  qu'il 
démissionne;  il  abandonne,  au  contraire,  un  poste  élevé  et  de  grasses 
prébendes.  S'il  démissionne,  c'est  qu'il  est  convaincu,  après  mûre 
réflexion,  que  «  des  ordres  sans  théorie  spéciale,  selon  l'opinion  la 
plus  probable  dans  la  communion  anglicane,  sont  nécessairement  sans 
importance  »  et,  par  conséquent,  nuls.  »  (i)  11  donne  comme  motif 
qu'il  ne  peut  admettre  la  position  adoptée  par  ses  coreligionnaires  sur 
le  magistère  de  l'Église  considérée  comme  docteur  de  la  vérité  divine. 
11  ne  reproche  pas  à  son  Église  d'accepter  ou  de  rejeter  telle  ou  telle 


1 


de  la  Chapelle  du  roi  à  Boston  en  i586,  de  la  Trinité  à  New-York  en  lôgS,  du  Christ 
à  Philadelphie  en  lôgS.  L'Eglise  épiscopaliste  américaine  devint  autonome  à  la  un  du 
xvni*  siècle.  Son  premier  évêque,  consacré  en  Ecosse,  à  Aberdeen,  en  1784,  fut 
M"  Seabury,  évêque  du  Connecticut;  sa  consécration  fut  approuvée  par  la  Co7ïpention 
générale  de  1789.  Le  pouvoir  législatif  de  l'Eglise  épiscopaliste  américaine  est,  en 
effet,  exercé  par  une  Convention  générale,  qui  se  réunit  tousles  trois  ans  et  comprend 
deux  assemblées  distinctes  :  la  Chambre  des  évéques  et  la  Chambre  des  députés,  du 
clergé  et  du  lai'cat.  Les  députés  sont  choisis  par  les  Conventions  ou  assemblées 
diocésaines.  Chaque  diocèse  a  droit  à  huit  députés  :  quatre  prêtres  et  quatre  laïques. 
La  Convention  générale  peut  adopter,  changer  ou  rejeter  les  canons  ou  les  règle- 
ments relatifs  aux  affaires  générales  de  l'Eglise,  sanctionner  la  création  de  nouveaux 
diocèses,  introduire  des  modifications  dans  le  code  liturgique  {Prayer  book],  qui  est 
celui  de  l'Eglise  anglicane.  La  Convention  générale  exerce  donc  non  seulement  le 
pouvoir  législatif,  mais  encore  le  pouvoir  exécutif  et  judiciaire.  Elle  a  en  main  le 
pouvoir  suprême. 

L'Eglise  épiscopaliste  américaine  comprend  une  centaine  de  diocèses  et  districts, 
6000  clergymen,  7000  églises  ou  chapelles,  i  056752  fidèles;  ses  écoles  de  catéchisme 
sont  fréquentées  par  5oo  000  enfants.  Les  contributions  volontaires  de  ses  membres 
lui  font  un  budget  annuel  de  20  millions  de  dollars. 

(i)  C.  A.,  Les  progrès  de  l'Eglise  catholique,  dans  le  Pèlerin  (Paris,  Bonne  Presse) 
du  28  mars  1920,  p.  10. 


CHRONIQUE    UNIONISTE  337 


doctrine,  mais  de  n'en  imposer  aucune,  ou,  en  d'autres  termes,  de  ne 
rien  enseigner  par  voie  d'autorité.  De  l'avis  du  Dr  Kinsman,  une 
Eglise  qui  accepte  un  tel  état  de  fait  ne  peut  pas  être  l'Église  fondée 
par  le  Christ. 

Ajoutons,  avant  de  reproduire  l'apologie-réquisitoire  du  D»'  Kinsman, 
que  le  signataire  a,  quelque  temps  après,  tiré  la  conclusion  logique 
de  son  acte  en  faisant  sa  soumission  à  l'Eglise  catholique,  au  sein  de 
laquelle  il  a  été  reçu  parle  cardinal  Gibbons,  le  2^  novembre  19 19, 
dans  la  cathédrale  de  Baltimore  (i).  Et  maintenant,  voici  ce  document, 
dont  on  comprend  du  reste  que  la  lecture  s'impose  à  l'attention  de 
tout  psprit  de  bonne  foi.  Nous  en  empruntons  la  traduction  intégrale 
à  la  revue  la  Documentation  catholique,  qui  la  faisait  précéder  de  ces 
deux  titres  :  «  Dislocation  de  l'anglicanisme.  Un  évêque  quitte  l'Église 
épiscopaliste  américaine  »  (2). 

Mon  cher  Évoque  Président, 

Ci-inclus  et  par  votre  intermédiaire,  j'adresse  à  la  Chambre  des  Évêques  ma 
démission  d'évèque  du  diocèse  de  Delaware.  Si  je  prends  cette  résolution,  ce 
n'est  pas  sans  le  plus  extrême  regret  :  d'un  côté,  en  effet,  je  dois  à  l'Église  qui 
m'a  confié  le  poste  que  je  quitte  les  plus  douces  consolations  de  ma  vie;  de 
l'autre,  je  brise  les  attaches  qui  me  liaient  à  l'État  de  Delaware  et  à  ses  s.ym- 
pathiques  populations,  auxquelles  j'ai  voué  pendant  onze  ans  une  affection 
toujours  plus  profonde.  La  seule  fonction  que  je  pusse  souhaiter  était  celle 
d'évèque  de  Delaware.  Si  je  la  quitte,  c'est  qu'il  m'est  impossible  d'occuper  plus 
longtemps  un  poste  d'autorité  dans  l'Église  protestante  épiscopaliste.  Par  suite 
de  l'expérience  plus  complète  acquise  durant  mon  épiscopat,  et  plus  encore  par 
mes  études  sur  l'histoire  de  notre  communion,  je  suis  contraint  de  répudier 
l'interprétation  que  je  donnais  au  jour  de  mon  sacre  de  la  thèse  de  l'Église,  et  je 
ne  puis  en  adopter  aucune  autre  qui  m'autorise  à  conserver  ma  charge. 

l'église  épiscopaliste  prétend  posséder  la  vérité  et  la  vie  catholiques 

Un  bref  exposé  des  opinions  qui  sont  devenues  les  miennes,  sans  prétendre 
à  en  donner  une  pleine  jusiification,  prouvera  du  moins  la  nécessité  de  ma 
démarche  présente.  Les  évêques  penseront  que  j'ai  tort,  soit  quant  aux  faits,  soit 
quant  à  leurs  conséquences,  peut-êire  même  quant  aux  uns  et  aux  autres;  mais 
que  j'aie  tort  ou  raison,  je  me  suis  délibérément  arrêté  à  ces  opinions,  et  elles 
doivent  dicter  à  la  fois  mon  attitude  et  celle  des  évêques  dans  l'examen  de 
mon  cas. 

L'opinion  que  je  professais  sur  la  thèse  de  l'Église  et  qui  prévaut  certai- 
nement dans  la   Cham   re  J.-s  Évêques  revient  à  ceci  :    l'Église   ép  scopa'iste. 


(i)  Universe,  de  Londres,  26  décembre  1919,  cité  par  la  Documentation  catholique, 
t.  III  (3  janvier  1920),  p,  21  22. 

(2)  La  Documentation  catholique,  i"  novembre  1919,  t.  II,  p.  547-550  (Paris,  Bonne 
Presse,  5,  rue  Bavard). 


^5  38  ÉCHOS    d'orient 


forte  de  son  appel  à  l'antiquité,  professe  sans  hésitation  le  dogme  de  l'Incar- 
nation comme  contenu  dans  les  Écritures  et  les  symboles,  et,  appuyée  sur  son 
caractère  sacramentel,  elle  croit  perpétuer  la  vie  de  l'Église  catholique. 

LES    FAITS   CONTREDISENT   CETTE   PRETENTION 

Mais  j'ai  cessé  de  croire  —  et,  ce  faisant,  je  me  sépare  des  évêques,  je  renie  mes 
convictions  et  mon  enseignement  des  années  passées,  —  j'ai  cessé  de  croire  que 
cette  prétention  puisse  supporter  l'épreuve  des  faits  actuels.  A  mon  grand  regret 
et  à  contre-cœur,  j'en  suis  venu  à  penser  que  l'interprétation  de  la  thèse  angli- 
cane qui  la  lie  principalement  à  la  Réforme  protestante  est  seule  d'accord  avec 
son  histoire  considérée  dans  son  ensemble,  et  que  ses  tendances  dominantes 
l'identifient  de  plus  en  plus  avec  ces  courants  de  pensée  qui  de  la  précision  des 
formules  de  la  foi  primitive  conduisent  à  la  dogmatique  vaporeuse  des  unitariens. 

Cela  tient,  selon  moi,  non  seulement  à  des  conditions  de  lieu  ou  de  temps, 
mais  à  certains  principes  directeurs,  qui  toujours  se  manifestent  plus  ou  moins 
nettement  dans  l'histoire  anglicane.  Pour  conserver  un  certain  équilibre  et  une- 
certaine  proportion  de  vérité,  les  Églises  épiscopalistes  ont  usé  de  compromis 
en  vue  de  maintenir  l'harmonie.  J'en  suis  venu  à  croire  que  cette  habitude  des 
compromis  entraîne  des  capitulations  toujours  nouvelles  de  la  vérité,  en  dépit 
des  renouveaux  religieux  qui  tendent  à  un  maintien  plus  ferme  sur  le  terrain 
de  la  foi  primitive. 

Il  y  a  pour  moi  trois  écueils  principaux  :  i°  la  tolérance  à  l'égarcTdes  défail- 
lances de  foi,  ce  qui  semble  indiquer  qu'on  hésite  à  défendre  la  doctrine  du 
Christ;  2'  la  tolérance  de  conceptions  imparfaites  sur  les  sacrements,  ce  qui 
paraît  conduire  à  s'abstenir  d'en  user;  3°  une  théorie  des  ordinations  qui,  logi- 
quement, paraît  en  établir  la  nullité. 

VARIATIONS  DANS  l'eNSEIGNEMENT  DOGMATIQUE 

I.  Les  symboles  de  foi.  —  Il  est  incontestable  que  la  communion  anglicane 
est  officiellement  attachée  aux  doctrines  des  Écritures  et  des  symboles  [de  foi 
de  l'ancienne  Église].  Des  déclarations  officielles  l'ont  toujours  affirmé  et  l'affir- 
meraient encore  aujourd'hui.  Mais  la  pratique  paraît  démentir  cette  déclaration 
théorique.  Consuetudo  est  optima  legis  interpres.  Il  n'est  plus  rare  qu'on  batte 
en  brèche  les  symboles  en  général  et  les  doctrines  déterminées,  et  ces  attaques 
sont  tolérées,  parfois  même  encouragées,  par  ceux  qui  ont  officiellement  mission 
d'enseigner  les  symboles  de  foi  et  de  les  défendre. 

Par  exemple,  l'Église  épiscopaliste  accepte  sans  réserve  le  dogme  de  la  nais- 
sance virginale  de  Notre-Seigneur  comme  rapporté  dans  l'Évangile  de  saint 
Luc.  Le  clergé,  qui  s'engage  par  serment  à  bannir  avec  soin  de  l'Église  les  doc- 
trines erronées  et  nouvelles,  est  tenu  en  principe  de  combattre  toute  négation 
de  la  naissance  virginale  avec  le  même  courage  et  le  même  zèle  que  le  fit,  voilà 
trente  ans,  l'évêque  d'Ohio. 

Mais  cela  est-il  possible  à  l'heure  actuelle  ?  Il  n'est  pas  rare  de  voir  nier  cette 
doctrine  par  d'éminents  théologiens,  notamment  des  Universités  anglaises  et 
des  principaux  diocèses  d'Amérique.  Il  est  même  arrivé  qu'en  plusieurs  cas 
signalés  à  l'attention  des  évêques,  aucune  condamnation  publique  n'a  été 
portée.  En  refusant  de  les  stigmatiser,  les  chefs  ecclésiastiques  ont  fait  preuve 
d'une  répugnance  absolue  pour  les  discussions  doctrinales,  d'une  répugnance 


CHRONIQUE    UNIONISTE  339 


profonde  pour  tout  procès  d'hérésie  et  de    mépris    pour   les   vérités  théolo- 
giques. 

Aucun  évêque  ne  peut  établir  pour  son  diocèse  un  symbole  de  tïi  s'écartant 
sensiblement  de  celui  qui  est  accepté  par  l'ensemble  de  l'Église,  ni  essayer  de 
bannir  de  son  diocèse  comme  «  erroné  »  ce  qui  ailleurs  n'est  pas  tenu  pour 
une  «  nouveauté  ».  En  pactisant  avec  le  laxisme  doctrinal,  cet  évêque  manque 
à  son  devoir  de  défendre  les  thèses  dogmatiques  de  l'Église;  mais  d'ordinaire,  il 
se  met  ainsi  à  l'unisson  des  sentiments  et  du  tempérament  de  son  peuple  — 
résultat  de  l'habituelle  répugnance  pour  le  surnaturel,  qui  prévaut  partout  dans 
le  protestantisme.  Après  m'être  longtemps  refusé  à  m'en  convaincre,  j'ai  été 
obligé  d'admettre  que  tolérer  ce  laxisme  doctrinal  paraît  impliquer  une  défail- 
lance de  l'Église  vis-à-vis  du  devoir  qu'elle  a  d'énoncer  et  de  défendre  sa  doc- 
trine^et  crée  une  difficulté  insurmontable  pour  les  âmes  persuadées  de  l'impor- 
tance capitale  de  la  doctrine  historique  de  l'Incarnation. 

OPINIONS   VAGUES   ET    CONTRADICTOIRES  SUR  LA  NATURE    DES  SACREMENTS 

2.  Les  sacrements.  —  L'Église  épiscopaliste  tolère  et  encourage  une  grande 
variété  d'opinions  en  ce  qui  concerne  les  sacrements.  C'est  bien  plus  l'opinion 
minimum  que  l'opinion  maximum  qu'elle  tolère;  sa  position  officielle,  en  eflfet, 
es*,  déterminée,  non  par  le  maximum  qu'elle  permet,  mais  par  le  minimum 
qu'elle  exige.  Son  influence  générale  a  la  propriété  des  liquides  qui  tendent 
toujours  vers  le  plus  bas  niveau  possible.  Le  courant  de  sa  vie  ne  peut  pas 
s'élever  plus  haut  que  la  source  établie  en  l'autorité  constituée.  La  croyance  et 
la  pratique  individuelle  peuvent  dépasser  ce  niveau,  mais  elles  sont  vouées,  en 
dernier  ressort,  à  ne  compter  pour  rien,  aussi  longtemps  qu'elles  ne  trouveront 
pas  d'expression  dans  l'action  officielle  de  l'Église;  et  on  ne  peut  juger  l'Église 
sur  l'altitude  de  fidèles  isolés,  qui  agissent  indépendamment  d'elle. 

Comme  beaucoup  d'autres,  j'attache  la  plus  haute  importance  aux  doctrines 
de  la  régénération  baptismale,  de  la  présence  réelle  dans  la  sainte  Eucharistie, 
du  sacrifice  eucharistique,  du  caractère  sacramentel  de  la  Confirmation  et  de  la 
Pénitence.  Toutes  ces  doctrines,  l'Église  les  tolère,  mais  elle  ne  les  enseigne  pas 
catégoriquement,  puisqu'elle  en  tolère  d'autres  qui  s'en  écartent  et  les  vident 
de  leur  sens.  Tolérer  toutes  les  opinions,  c'est  n'en  professer  aucune  :  aussi,  en 
dépit  de  l'importance  qu'ils  attachent  à  ces  croyances  bien  définies,  certains 
d'entre  nous  ne  peuvent  prétendre  à  l'appui  ferme  et  oflSciel  des  organes  de 
l'Église  auxquels  ils  ont  voué  obéissance. 

L'enseignement  sacramentaire  de  l'Église  épiscopaliste  étant  non-committal 
(excluant  tout  engagement),  on  s'explique  dès  lors  que  ceux  qui  sont  officiel- 
lement chargés  de  le  donner  s'en  tiennent  ordinairement  à  des  formules  impré- 
cises, et  que  les  croyances  de  plusieurs  de  ses  membres  se  rapprochent  des 
théories  de  Zwingle  ou  se  confondent  avec  elles.  Sous  prétexte  de  plus  de 
compréhension,  on  réduit  aux  conditions  les  plus  bénignes  ce  qu'on  exige  du 
fidèle.  On  a  pu  noter  un  progrès  parmi  quelques-uns  de  nos  fidèles,  grâce  à  une 
conviction  plus  profonde  de  la  vérité  sacramentelle,  mais  un  mouvement  plus 
considérable  encore  en  a  fait  glisser  d'autres  vers  le  scepticisme  rationaliste. 
En  somme,  l'Église  semble  ballottée  par  les  courants  actuels  ennemis  du  surna- 
turel; la  cause  en  est  l'imprécision  qu'implique  son  système  de  pensée,  toujours 
soumis  à  une  loi  intellectuelle  de  gravitation. 


340  ÉCHOS    D  ORIENT 


NULLITÉ    DES    ORDINATIONS    PROUVÉE    PAR     LES    THEORIES     MEMES    DE     L  EGLISE 

ÉPISCOPALISTE 

3.  Les  Ordres.  —  L'occasion  immédiate  de  ma  démission  fut  une  modifica- 
tion de  ma  manière  de  voir  touciiant  les  ordinations  anglicanes. 

J'ai  reçu  et  conféré  les  Ordres  dans  l'Église  épiscopaliste,  avec  la  conviction 
que  les  saints  Ordres  sont  un  sacrement  d'institution  divine,  nécessaire  pour 
la  validité  des  fonctions  du  ministère.  Je  ne  faisais  que  partager  sur  ce  point 
la  conviction  de  nombreux  théologiens  anglais  et  américains  et,  certainement, 
de  la  plupart  des  évêques  avec  lesquels  j'ai  été  le  plus  étroitement  lié.  L'hési- 
tation au  sujet  de  l'usage  du  mot  «  sacrement  »  en  tant  qu'appliqué  aux 
Ordres  comme  n'étant  pas  un  de  ces  mots  généralement  nécessaires,  ne  peut 
pas  obscurcir  le  caractère  sacramentel  de  la  formule  :  «  Recevez  le  Saint-Esprit 
pour  l'office  de  prêtre  (ou  d'évéque)  dans  l'Église  de  Dieu.  »  Avec  les  esprits  les 
plus  distingués  je  regardais  cette  thèse  comme  l'expression  de  la  véritable 
doctrine  de  la  communion  anglicane  au  sujet  des  Ordres,  et  la  conception 
qu'elle  impliquait  me  semblait  dissiper  toute  équivoque  dans  les  formulaires 
et  dans  la  pratique. 

Pourtant,  au  cours  de  ces  trois  dernières  années,  j'ai  approfondi  à  nouveau 
la  question  des  «  ordinations  »;  je  m'y  sentais  poussé  pour  une  grande  part  par 
des  signes  évidents  que  les  ordinations  anglicanes  «  ne  reposent  sur  aucune 
théorie  déterminée  ». 

Ce  sentiment  ne  pouvait  compter  sur  l'appui  de  nombreux  esprits  dont  le 
jugement  avait  particulièrement  de  poids,  mais  il  avait  pour  lui  une  foule  de 
grands  noms,  la  majorité  de  l'opinion  laïque  et  des  précédents  historiques  de 
grande  valeur.  Je  comparai  les  arguments  qui  militaient  pour  les  thèses  «  esse  » 
et  «  bene  esse  »  (dans  l'une,  l'Église  par  l'ordination  confère  un  sacrement  alors 
que  beaucoup  de  clercs  ne  s'en  doutent  point;  dans  l'autre,  qui  en  est  la 
réplique,  l'Église  ne  confère  point  de  sacrement  alors  que  quelques  clercs 
entendent  bien  le  recevoir),  et  cet  examen  m'a  amené  à  reconnaître  que  les 
partisans  de  la  seconde  thèse  l'emportent  et  qu'elle  doit  être  considérée  comme 
l'opinion  la  plus  probable  dans  la  communion  anglicane  touchant  les  saints 
Ordres. 

L'examen  de  cette  question  a  éveillé  des  doutes  si  graves  en  mon  esprit  qu'en 
décembre  dernier  j'ai  dû  me  dérober  aux  requêtes  des  évêques  de  New- York  et 
de  Pensylvanie,  qui  me  priaient  de  les  remplacer  pour  les  ordinations  durant 
l'Avent;  c'est  même  à  ce  moment  que  je  pris  finalement  le  parti  de  me  démettre 
de  mon  siège.  Ce  n'est  pourtant  que  le  mois  dernier  que  j'ai  été  à  même  de 
voir  quelles  devaient  être  pour  moi-même  les  conséquences  lointaines  de  ma 
décision. 

A  mon  avis,  des  Ordres  «  auxquels  n'est  attaché  aucun  sens  déterminé  »  sont 
des  Ordres  auxquels  on  n'attache  aucune  importance  déterminée.  Des  Ordres 
ainsi  décrits  portent  nécessairement  attaché  à  eux-mêmes  le  sens  déterminé  qui 
exclut  le  caractère  sacramentel. 

Aux  Ordres  de  l'Église  catholique  est  toujours  attachée  cette  théorie,  ou, 
plutôt,  ils  sont  inséparables  de  ce  principe,  que  l'Ordre  est  un  sacrement  des- 
tiné à  perpétuer  la  hiérarchie  apostolique  instituée  par  Notrc-Seigneur.  Si  la 
thèse  de  l'  «  absence  de  sens  déterminé  »  représente  l'opinion  la  plus  correcte, 


CHRONIQUE    UNIONISTE  54  I 


la  preuve  est  faite  que  ces  Ordres  anglicans  sont  douteux,  sinon  invalides  par 
défaut  d'intention.  En  ce  cas,  une  fois  pour  toutes,  je  ne  puis  les  perpétuer  ni 
ne  puis  les  conserver  moi-même. 

L'incertitude  sur  le  caractère  des  saints  Ordres,  l'idée  qu'une  forme  déterminée 
n'est  pas  essentielle  à  l'ordination,  me  paraissent  dissimuler  la  préoccupation 
dominante  de  maintenir  l'unité.  Trop  souvent  nous  nous  payons  de  mots  sans 
égard  aux  réalités  qui  s'y  cachent;  nous  donnons  les  titres  d'  «  évéque  »,  nous 
attachons  une  grande  importance  à  l'expression  «  sainte  communion  »,  sans 
nous  rendre  pleinement  compte  de  ce  qu'est  ce  rite  central  du  christianisme; 
nous  insistons  sur  l'usage  des  anciens  Credo,  et  nous  laissons  entendre  qu'on 
peut  à  volonté  dire  «  conçu  du  Saint-Esprit,  né  de  la  Vierge  Marie  »,  en  enten- 
dant par  là  que  Jésus  était  un  des  fils  de  Joseph. 

PRIVÉE  DU  PRINCIPE  d'aUTORITÉ,    l'ÉGLISE  ÉPISCOPALISTE  RUINE  LA   VERITE 

qu'elle   devrait  affirmer 

«  Le  Credo  vaut-il  la  peine  qu'on  le  défende  ?  Les  sacrements  sont-ils  des 
mystères  divins?  Les  saints  Ordres  sont-ils  un  sacrement?  »  Je  crois  que  la 
seule  réponse  que  l'Église  devrait  faire  à  toutes  ces  questions  devrait  être  un 
«  Oui  »  prompt  et  énergique.  Cependant,  j'en  suis  venu  à  penser  que,  par  son 
attitude  d'hésitation,  notre  communion  répond  virtuellement  «  Non  ».  Aussi, 
il  ne  me  reste  plus  qu'à  résigner  ma  charge  et  à  déclarer  que  je  me  retire  du 
ministère;  les  évêques  n'ont,  eux,  d'autre  choix  que  d'accepter  ma  démission 
et  de  procéder  à  ma  déposition,  car  une  démission  fondée  sur  de  pareils  motifs 
suppose  au  moins  l'abandon  de  la  discipline*  et  des  Ordres  de  l'Eglise  protes- 
tante épiscopaliste. 

Je  ne  dois  pas  regretter  une  démarche  qu'imposent  et  justifient  les  circon- 
stances ;  ce  que  je  regrette  sincèrement,  c'est  la  peine  que  ma  conduite  va 
causer  à  beaucoup,  les  liens  et  les  relations  qu'elle  va  briser  et  auxquels  je 
tenais  extrêmement.  Bien  que  forcé  de  quitter  la  hiérarchie  de  l'Église  épisco- 
paliste, je  n'ai  pas  cessé  d'estimer  la  profondeur  et  la  réalité  des  émotions  reli- 
gieuses qu'on  y  goûte,  de  croire  que  par  elle  Notre-Seigneur  donne  sa  grâce 
à  ceux  qui  l'approchent  dans  la  bonne  foi;  je  n'ai  pas  cessé  de  reconnaître 
qu'elle  est  une  école  de  sainteté  et  qu'elle  contribue  puissamment  à  christia- 
niser l'Amérique.  Le  seul  sentiment  que  je  puis  nourrir  pour  elle  est  celui  de  la 
gratitude.  A  elle  seule  je  dois  les  convictions  qui  m'ont  amené  à  la  présente 
démarche. 

Agréez  mes  profonds  sentiments  de  respectueuse  affection  (i). 

Sincèrement  à  vous. 

Frédéric-Joseph  Kinsman. 

Birchmere,  Bryant  Pond  (Me),  le  i"  juillet  1919. 

Un  pareil  document  montre  avec  évidence  —  comme  le  remarquait 
avec  raison  la  Docwnmiation  catholique  —  que  «  l'Eglise  épiscopaliste 
des  Etats-Unis,  qui  est  la  filiale  de  l'Eglise  anglicane  d'Angleterre,  est 


|i)  Traduit  de  l'anglais  par  la  Documentation  catltolique. 


342  ECHOS    D  ORIENT 


travaillée  par  la  même  crise  que  celle-ci.  D'un  côté,  le  courant  protestant 
rationaliste,  moderniste;  d'autre  part,  le  courant  «  catholique  »;  entre 
les  deux  tendances  contraires,  les  autorités  officielles,  l'Épiscopat, 
essayent  de  maintenir  une  unité  apparente.  Mais  les  esprits  clairvoyants 
ne  peuvent  pas  ne  pas  voir  que  cette  unité  est  une  équivoque  et  fina- 
lement une  duperie  dont  sont  victimes  les  croyants  qui  croient  au  con- 
tenu des  formules  traditionnelles.  Pour  n'être  ni  victimes  ni  complices, 
ils  font  ce  que  vient  de  faire  M.  Kinsman  ;  ils  abandonnent  leur  Église  »  (  i  ). 
Un  article  de  lord  Halifax  (25  mai  19 18).  —  Cependant,  même  obligés 
de  reconnaître,  sous  la  clarté  des  faits,  que  l'anglicanisme  est,  suivant 
les  expressions  —  devenues  proverbiales  —  de  Newman,  «  la  cité  de  la 
confusion  et  la  maison  de  la  discorde  »  (2),  tous  les  anglicans  instruits 
n'en  tirent  pas  la  conclusion  qu'en  a  tirée  le  D^  Kinsman.  Mais  cette 
différence  d'attitude  entre  les  uns  et  les  autres  contribue  davantage 
encore  à  accentuer  l'impression  de  désarroi  doctrinal  et  hiérarchique. 
C'est  ce  que  constatait,  avec  la  grande  autorité  qui  s'attache  à  son 
nom,  Mgr  Batiffol  en  un  article  -du  journal  la  Croix  de  Paris,  en  date 
du  18  juillet  19 18,  reproduit  ci-après  : 

On  a  pu  lire  naguère  (26  mai),  dans  le  Correspondant,  un  article  de  lord  Halifax 
sur  «  le  cas  de  l'évêque  Henson  et  ses  conséquences  possibles  ».  Les  lecteurs  de 
la  Croix  connaissent  le  cas,  qui  est  celui  de  la  nomination  à  l'évêché  anglican 
de  Hereford  du  doyen  de  Durham,  le  docteur  Henson,  et  de  l'opposition  très 
vive  que  cette  nomination  a  soulevée  dans  certains  milieux  de  l'Église  anglicane, 
à  cause  des  opinions  avancées  que  professe  l'élu,  ou  qu'on  lui  prête.  Je  me 
rappelle  que,  voici  dix  ans,  j'eus  l'occasion  de  causer  de  M.  Henson,  dont  les 
sentiments  faisaient  dès  lors  quelque  scandale,  avec  le  D'^  Wordsworth,  qui 
était  évéque  (anglican)  de  Salisbury,  et  qui  m'honorait  de  son  amitié.  «  Quelle 
figure  fait  Henson  dans  l'Église  d'Angleterre?  »  demandai-je  à  l'évêque  de 
Salisbury,  que  je  savais  un  bon  juge.  Il  me  répondit  d'un  mot  où  perçait  son 
peu  de  sympathie  pour  le  sujet  :  «  C'est  notre  abbé  Loisy  »,  me  dit-il,  et  il 
n'ajouta  rien  à  cette  définition.  Si  l'évêque  de  Salisbury  était  encore  de  ce 
monde,  qu'aurait-il  dit  de  voir  M.  Lloyd  George  nommer  à  un  évêché  un  cler- 
gyman  qui,  en  ce  temps-là,  professait  (si  j'ai  bonne  mémoire)  ne  pas  croire  à  la 
nécessité  des  évêques  dans  l'Église.'^ 

La  constitution  de  l'Église  anglicane  attribue  au  roi  d'Angleterre  la  nomina- 
tion des  évêques  anglicans,  droit  de  nomination  qui  est  exercé,  en  fait,  par  le 
premier  ministre,  quelle  que  soit  la  dénomination  chrétienne  à  laquelle  il 
appartient,  et  M.  Lloyd  George  n'appartient  pas  à  l'Église  anglicane,  il  est  un 
non-conformiste,  il  est  baptiste.  Sans  doute,  les  membres  de  l'Église  anglicane 
peuvent  faire,  en  forme  légale,  opposition  à  la  confirr»ation  de  l'élu,  mais  cette 


(1)  La  Documentation  catholique,  i"  novembre  1919,  p.  55o. 

(2)  P.  Ragey,  l'Anglicanisme  (#aris,  BJoud),  p.  43. 


CHRONIQUE    UNIONISTE  34^ 


opposition  ne  se  produit  jamais.  Car  à  qui  ferait-on  croire  que  le  premier 
ministre,  avant  d'arrêter  son  choix  sur  un  clergyman,  n'a  pas  consulté  officieu- 
sement les  autorités  les  plus  compétentes  de  l'Église  anglicane?  Il  n'y  a  donc 
pas  place  à  une  action  canonique.  L'opinion  seule  peut  être  saisie,  et  s'émou- 
voir, et  se  passionner  :  c'a  été  le  cas  pour  la  nomination  épiscopale  de  M.  Henson. 

Lord  Halifax,  qui,  président  de  la  English  Chiirch  tltiion  (il  la  préside 
depuis  cinquante  ans),  a  pris  une  large  part  au  mouvement  de  l'opinion  contre 
M.  Henson,  a  voulu  par  son  article  du  Correspondant  élargir  ce  mouvement  et 
y  intéresser  les  catholiques  de  France.  Mais  ce  qu'il  nous  présente  n'est  qu'un 
côté  de  la  question,  le  côté  politique.  «  Il  n'est  pas  admissible,  écrit-il,  que 
le  gouvernement  (anglais)  puisse  imposer  à  l'Église  (anglicane)  la  nomination 
d'un  évêque.  »  Nous  voulons  bien  que  la  chose  soit  inadmissible  à  lord  Halifax^ 
elle'ne  l'est  pas  tellement  toutefois  au  reste  de  son  Église  que  pareille  nomina- 
tion ne  soit  de  règle  depuis  le  schisme  du  xvi*  siècle.  C'est  au  schisme  qu'il 
faudrait  s'en  prendre. 

Lord  Halifax  ajoute  :  *  Je  serais  enclin  à  penser  que  ce  qui  s'est  produit  au 
sujet  de  la  consécration  du  D'"  H.  Henson  peut  contenir  un  bienfait  caché  et 
nous  conduire  vers  la  conquête  des  libertés  essentielles  à  l'Église  (anglicane). 
Ces  libertés  ne  sont  pas  inaccessibles.  »  Et  la  conclusion  que  l'écrivain  tire  est 
qu'il  faut  réclamer  en  Angleterre  «  la  complète  séparation  de  l'Église  (anglicane) 
et  de  l'État  ».  Nous  n'y  voyons  pas  d'objection,  pour  notre  part,  sans  voir 
cependant  en  quoi  la  séparation,  le  désétablissement  de  l'Église  établie,  pré- 
viendrait le  retour  d'une  affaire  pareille  à  celle  de  M.  Henson. 


Car  la  crise  passagère  que  vient  de  traverser  l'Église  anglicane  ne  tient  pas 
à  une  espièglerie  de  M.  Lloyd  George,  elle  tient  à  la  constitution  même  de 
l'Église  anglicane. 

La  société  que  préside  lord  Halifax,  V English  Church  Union,  a  déposé  une 
motion  entre  les  mains  des  deux  primats  de  l'Église  d'Angleterre,  l'archevêque 
de  Cantorbéry  et  l'archevêque  d'York,  tendant  à  ce  que  quiconque  ne  croira  pas 
à  la  conception  virginale  du  Sauveur  et  à  sa  résurrection,  comme  à  des  faits 
certains,  selon  le  récit  contenu  dans  les  Saints  Livres,  soit  déclaré  incapable  de 
devenir  prêtre  ou  évêque  ou  de  le  rester  honorablement.  «  Je  ne  puis  croire, 
écrit  le  noble  lord,  que  l'épiscopat  soit  indifférent  à  l'honneur  de  l'Église 
d'Angleterre  et  aux  justes  réclamations...  de  fidèles  affligés  et  inquiets...  »  L'épi- 
scopat n'a  rien  répondu  à  ces  réclamations,  cet  épiscopat  si  prompt  à  manifester 
quand  il  s'agit  de  réprouver  des  nouveautés  à  tendance  catholicisante,  comme 
l'adoration  du  Saint  Sacrement  dans  le  tabernacle. 

La  raison  en  est  que  cet  épiscopat  n'est  pas  une  autorité  doctrinale.  On  peut 
lui  appliquer  la  sévère  page  de  Taine  sur  les  privilégiés  qui  ont  gardé  leur  rang 
sans  continuer  leur  emploi  :  «  Dans  le  gouvernement  local  comme  dans  le  gou- 
vernement central,  leur  place  est  une  sinécure...  Us  n'excellent  qu'en  un  point, 
le  savoir-vivre,  le  bon  goût,  le  bon  ton,  le  talent  de  représenter  et  de  rece- 
voir...» A  ceux  des  évêques  anglicans  qui  ont  de  la  doctrine,  comme  le  docteur 
Gore,  évêque  d'Oxford,  il  est  interdit  de  la  manifester  autrement  qu'à  titre  per- 
sonnel :  ils  sont  distingués,  discutés,  et  n'ont  le  droit  que  d'être  persuasifs. 

Leur  clergé  réclame,  de  son  côté,   le  droit  à  la  liberté  d'interprétation  des 


344  ECHOS    D  ORIENT 


formules  dogmatiques  héritées  de  l'antiquité  ecclésiastique,  comme  celles  du 
symbole  de  Nicée-Constantinople.  Il  accepte  donc  de  dire  :  Conceptus  est  de 
Spiriîu  Sancto,  mais  il  se  réserve  de  donner  à  ces  mots  un  sens  littéral  ou  aussi 
bien  un  sens  symbolique,  et  sans  exclure  le  modernisne  le  plus  radical,  à  con- 
dition (et  combien  cette  condition  est  précaire)  de  ne  pas  nier  l'Incarnation  1 

L'Église  a  ainsi,  par  sa  hiérarchie  et  par  ses  formules,  l'apparence  d'être  une 
Église  d'autorité  :  ses  membres  cependant  doivent  bénéficier  d'une  liberté  qui 
rend  l'autorité  illusoire,  et  qui  rend  illusoire  aussi  l'unité  de  foi. 

Et  voilà  ce  dont  lord  Halifax  n'a  jamais  voulu  convenir!  Quand,  en  1896,,  il 
menait  la  campagne  que  l'on  sait  pour  faire  reconnaître  la  validité  des  ordina- 
tions anglicanes,  et  que,  dans  une  réunion  tenue  à  Paris  chez  les  Lazaristes  et 
présidée  par  M^'  d'Hulst,  nous  lui  demandions  de  nous  expliquer  la  foi  de  ses 
coreligionnaires  sur  l'infaillibilité  de  l'Église,  nous  nous  rappelons  son  silence. 
Non  qu'il  rejetât  personnellement  cette  infaillibilité,  mais  parce  qu'il  ne  pou- 
vait ignorer  que  cette  infaillibilité  n'est  pas  un  des  principes  sur  lesquels  repose 
l'Église  anglicane.  M.  Henson  a  écrit  :  «  La  critique  historique,  je  l'admets  fran- 
chement, a  détruit  la  foi  en  une  Église  soi-disant  infaillible,  et  aussi  bien  en  un 
livre  sacré  tenu  pour  verbalement  inspiré.  »  Il  est  vrai  que  M.  Henson  ajoute 
aussitôt  que  le  «  Message  central  de  l'Évangile  »  garde  sa  valeur  et  reste  «  plus 
clair,  plus  riche,  plus  divin,  qu'il  ne  fut  jamais  ».  Ni  inspiration  de  l'Écri- 
ture ni  infaillibilité  de  l'Église,  mais  une  essence  du  christianisme,  qu'es.t-ce  là, 
sinon  le  modernisme  dans  lequel  l'anglicanisme  est  tout  prêt  à  se  reconnaître, 
pour  autant  que  l'anglicanisme  s'exprime  par  la  voix  de  ses  membres  les  plus 
cultivés,  les  plus  écoutés?  L'anglicanisme  ne  reste  une  Église  que  par  une  de 
ces  compromissions  qui,  de  son  aveu  même,  ne  coûtent  pas  à  l'esprit  anglais. 

Nous  ne  dirons  donc  pas  avec  lord  Halifax  que  la  séparation  de  l'Église  angli- 
cane et  de  l'État  rendrait  à  cette  Église  une  «  autorité  religieuse  »,  capable  de 
servir  «  la  grande  affaire  de  l'universelle  union  des  Églises  ».  Nous  apprécions, 
certes,  la  science  de  ses  membres,  que  Bossuet  déjà  appréciait  et  dont  il  espé- 
rait un  retour  heureux  de  leur  Église  à  l'unité  authentique.  Nous  remercions 
Dieu  du  travail  que  la  logique  produit  par  surcroît  dans  tant  a'esprits  et  dont 
l'émotion  que  leur  a  causée  la  promotion  à  l'épiscopat  d'un  moderniste  est  le 
symptôme.  Mais  il  faudra  que  les  yeux  s'ouvrent  tout  à  fait  et  que  des  croyants 
comme  lord  Halifax  se  demandent  une  bonne  fois  quelle  unité  est  celle  qui  les 
lie  à  des  évêques  comme  ceux  qui  ont  imposé  les  mains  à  M.  Henson. 

En  attendant  l'heure  de  Dieu,  notre  devoir,  à  nous  catholiques  membres  de 
la  seule  Église  intégrale  et  légitime,  nous  dictera  d'être  attentifs  à  ces  mouve- 
ments d'opinion  qui  se  forment  si  près  de  nous,  de  leur  témoigner  notre  intérêt 
et  notre  respect,  et  de  travailler  à  dissiper  les  compromissions  dans  lesquelles 
s'attardent  des  esprits  de  la  valeur  de  lord  Halifax. 

Pierre  Batiffol, 
chanoine  titulaire  de  Paris  (i). 

Retour  au  catholicisme.  —  Ces  intéressants  mouvements   d'opinion 
provoquent  assez  fréquemment,  comme  au  temps  de  Newman  et  de 


(1)  Supplément  au  numéro  10  85o  de  la  Croix,  18  juillet  igi8. 


CHR0N1Q.UE    UNIONISTE  345 


Manning,  des  retours  individuels  au  catholicisme  qui  ne  sauraient 
manquer  de  faire  sensation.  Nous  allons  en  rappeler  quelques-uns 
parmi  les  plus  récents. 

A/gr  de  Berghes  de  Rache,  archevêque  des  vieux-catholiques  américains. 
—  Nous  empruntons  à  une  jeune  revue  franco-américaine,  publiée 
par  le  collège  de  l'Assomption  de  Worcester,  les  détails  ci-après  con- 
cernant un  fait  très  important  pour  les  annales  religieuses  contem- 
poraines (i). 

La  conversion  de  M^^»'  de  Berghes  de  Rache,  métropolitain  de  la 
secte  américaine  des  vieux-catholiques,  est  un  témoignage  direct  rendu 
à  l'unité  de  l'Église  catholique,  note  essentielle  et  primordiale  com- 
battue depuis  tant  de  siècles  par  le  schisme. 

La  secte  des  vieux-catholiques  naquit  de  l'opposition  qui  s'éleva  lors 
du  concile  du  Vatican  (1870)  contre  la  définition  du  dogme  de  l'infail- 
libilité pontificale.  Pour  justifier  ce  nom,  les  opposants  s'inspirèrent 
de  leur  prétention  de  rester  fidèles  à  la  foi  de  l'ancienne  Église  en 
refusant  dç  reconnaître  au  Pape  aucune  infaillibilité.  Et  pour  se  donner 
une  apparence  de  vitalité,  ils  furent  contraints  de  s'appuyer  sur  les 
gouvernements  hostiles  au  dogme  nouvellement  défini,  et  qui  furent 
heureux  de  favoriser  tput  essai  de  groupement  religieux  à  tendance 
nationale  et  séparatiste.  Le  nouveau  parti  schismatique  se  forma  en 
France,  en  Allemagne,  en  Suisse.  Mais  il  ne  prit  consistance  que  dans 
ces  deux  derniers  pays  :  en  Allemagne,  sous  la  direction  de  Doellinger, 
avec  Munich  et  Bonn  comme  principaux  foyers;  en  Suisse,  sous  celle 
du  professeur  Herzog  qui  se  fit  sacrer  évêque.  Bientôt,  comme  tous 
ceux  qui  sortent  de  l'unité,  les  vieux-catholiques  donnèrent  le  spec- 
tacle de  la  plus  triste  division.  Les  symboles  se  multiplièrent,  se 
succédant  les  uns  aux  autres,  pour  se  modifier  et  se  corriger.  Aussi 
cette  secte  n'eut-elle  aucun  succès  durable,  pas  plus  en  Suisse  qu'en 
Allemagne,  où,  à  partir  de  1878,  elle  n'est  déjà  plus  considérée 
comme  facteur  politique.  Son  déclin  depuis  lors  s'accentue  de  jour 
en  jour. 

Cependant,  quelques  milliers  de  vieux-catholiques,  émigrés  aux 
États-Unis,  s'y  étaient  passablement  développés,  au  point  que  la  section 
américaine  était  la  plus  puissante.  Mais  déjà  ce  groupement  avait  été 
bien  réduit  à  la  suite  d'un  mouvement  de  retour  à  Rome.  C'est  aussi 
une  conséquence  du  manque  complet  d'unité  dans  les  rangs  des  vieux- 


(i)  Vers  l'Idéal,  collège  de  l'Assomption,  Worcester  (Massachusetts),  février  1920, 
p.  25-27. 


^46  ÉCHOS    d'orient 


catholiques.  C'est  précisément  en  vue  de  les  unifier  que  M&r  de  Berghes 
de  Rache  était  venu  aux  États-Unis  en  19 14,  agissant  en  cela  sous 
l'impulsion  de  cette  aspiration  intime  qui  devait  quelques  années  plus 
tard  le  conduire  au  sein  de  l'unité  catholique. 

Voici  ce  qu'il  déclare  en  venant  lui-même,  le  22  novembre  dernier, 
se  mettre  sous  la  juridiction  du  Vatican  et  de  ses  représentants  : 

Mon  action  a  été,  cela  va  de  soi,  inspirée  par  la  foi.  IVlon  expérience  et  mes 
études  m'avaient  enseigné  la  nécessité  d'un  centre  d'unité  et  d'un  interprète 
vivant  de  la  doctrine  religieuse.  La  question  de  la  validité  et  de  la  reconnais- 
sance des  saints  Ordres  était  aussi  de  grande  importance.  Ma  soumission  a  été 
l'aboutissant  logique  de  mon  travail,  mais  il  est  difficile  de  donner  des  expli- 
cations claires. 

Ma  vie  a  été  une  ascension  continuelle.  J'ai  été  élevé  dans  la  religion  des 
bas-protestants  d'Angleterre.  A  Cambridge,  je  suis  devenu  partisan  de  la  haute- 
Église  et  me  suis  intéressé  au  mouvement  désigné  sous  le  nom  de  clique 
anglo-catholique.  Ma  mère,  avertie  de  la  chose,  m'a  fait  transférer  à  la  Faculté 
théologique  protestante  de  l'Université  de  Paris.  Celle-ci  était  calviniste.  Plus 
tard,  je  suis  entré  dans  l'Église  anglicane  et  j'y  ai  reçu  les  Ordres. 

La  question  de  la  validité  de  mes  Ordres  me  préoccupait.  C'est  pour  cette 
raison  que  je  me  suis  joint  aux  vieux-catholiques  dont  on  disait  que  leurs 
Ordres  étaient  considérés  par  Rome  comme  valides,  quoique  irréguliers.  Rome 
ne  reconnaît  pas  les  Ordres  des  vieux-catholiques  et  fies  jansénistes,  bien  qu'ils 
soient  valides;  mais  elle  peut  les  régulariser. 

Ma  soumission  est  complète  et  sans  rectriction.  J'entrerai  probablement 
dans  un  des  grands  Ordres  religieux  actifs.  Tout  mon  troupeau  suivra-t-il  mon 
exemple  ?  Je  ne  puis  le  dire.  Toutefois,  je  ne  serais  pas  surpris  de  voir  l'évèque. 
d3  Chicago  retourner  à  l'Église  catholique. 

Le  nouveau  converti,  dans  la  pleine  vigueur  de  l'âge,,  esprit  très  dis- 
tingué, était  très  connu  aux  États-Unis  et  en  Angleterre  par  ses  titres 
d'origine  et  ceux  qu'il  s'était  acquis,  reconnus  par  le  roi  des  Belges 
et  l'empereur  d'Autriche.  Rodolphe-François- Edouard-Saint-Patrice- 
Alphonse-Ghislain  de  Gramont-Hamilton  de  Lorraine,  D.  D.  L.  L.B.  D., 
prince  et  duc  de  Landas-Berghes,  Saint-Winock  et  de  Rache,  arche- 
vêque métropolitain  des  vieux-catholiques  d'Amérique  (tels  sont  ses 
noms  et  ses  titres),  était  allié  par  le  sang  aux  familles  royales  de 
France,  d'Espagne,  d'Angleterre,  d'Allemagne,  de  Hollande,  d'Au- 
triche. Mais  il  se  considère  maintenant,  dit-on,  comme  un  vrai 
Américain. 

Les  vieux-catholiques  des  États-Unis,  encore  au  nombre  de  12000, 
répartis  en  50  églises,  disséminés  dans  le  New-Jersey,  le  Massachusetts, 
riUinois,  le  Michigan,  la  Pensylvanie,  etc.,  sont  gouvernés  par  deux 
évêques  suffragants    et  50  prêtres.    Puissent-ils  suivre  l'exemple  de 


CHRONIQUE    UNIONISTE  347 


leur  pasteur  et  aborder  bientôt  aux   rivages  de  la  catholicité,   où  ils 
trouveront,  avec  la  pleine  vie,  la  paix  et  la  joie  !  (i) 

Le  poète  américain  Joyce  Kihner.  —  Moins  remarquée  en  son  temps, 
mais  cependant  intéressante  aussi,  la  conversion  de  cet  homme  de 
lettres  américain,  Joyce  Kilmer,  qui,  lors  de  l'entrée  des  États-Unis  dans 
la  guerre,  prit  du  service  comme  engagé  volontaire  et  fut  tué  près  de 
rOurcq,  le  30  juillet  1918.  Né  en  1886  à  Neu^-Brunswick,  il  se  fit 
d'abord  professeur.  Mais  il  délaissa  cette  carrière  au  bout  d'un  an  et  fut 
à  tour  de  rôle  directeur  d'un  journal  de  turf,  commis  en  librairie,  lexi- 
cographe, journaliste,  critique.  Converti  en  1913,  il  publia  des  poésies, 
se  sp^écialisadans  la  chronique  des  livres,  se  fit  conférencier.  Le  Bulletin 
des  professeurs  catholiques  de  l'Université  (i  y  janvier  1930)  lui  a  consacré 
une  notice  dont  nous  extrayons  un  fragment  : 

Type  curieux  de  journaliste  américain,  ce  Joyce  Kilmer,  dont  l'évolution  nous 
intéresse  peut-être  d'autant  plus  qu'il  a  été  extrêmement  sobre  de  renseignements 
sur  le  fond  de  sa  pensée.  Professeur,  puis  journaliste  et  critique,  acceptant 
toutes  les  tâches,  passant  de  la  direction  d'un  journal  de  turf  à  un  travail  de 
lexicographie,  et  de  là  à  un  organe  pieux  de  la  pensée  anglicane,  d'une  activité 
qu'on  dirait  fébrile  s'il  n'eût  été  la  santé  même  physiquement  et  moralement, 
il  semble  avoir  eu  beaucoup  de  ce  qu'il  fallait  pour  sombrer  dans  le  dilettan- 
tisme. Mais  l'orientation  de  sa  pensée  était  religieuse.  Né  d'une  famille  protes- 
tante, il  fut  pendant  un  temps  ritualiste  anglican.  De  là,  il  passa  à  un  socialisme 
idéaliste.  A  l'époque  où  il  dirigeait  le  Chiirchman  [  «  l'Homme  d'église  »  ],  il 
s'éprit  d'un  grand  enthousiasme  pour  les  poètes  religieux  anglais. 

Très  heureusement  marié  et  père  de  quatre  enfants,  il  eut  la  douleur,  en  igrS, 
de  voir  sa  petite  fille  Rose,  âgée  de  neuf  mois,  frappée  de  paralysie  infantile. 
En  juillet,  il  écrit  à  un  Jésuite  avec  qui  il  était  depuis  peu  en  relations  de  cor- 
respondance littéraire  :  «  Je  n'aime  pas  à  charger  mes  amis  du  fardeau  de  mes 
ennuis,  mais  vous  avez  certaines  occasions  qui  me  manquent,  et  je  viens  donc 
vous  demander  la  plus  grande  faveur.  Ayez  la  bonté  de  prier  pour  ma  petite 
Rose...  » 

Celte  épreuve  douloureuse  fut  l'occasion  immédiate  de  sa  conversion,  dont 
il  dit  en  janvier  1914.  au  même  correspondant  qu'il  commence  à  la  com- 
prendre. «  Depuis  longtemps  j'acceptais  la  position  catholique,  le  point  de  vue 
catholique  en  éthique  et  en  esthétique.  Mais  il  me  fallait  quelque  chose  qui  ne 
fût  point  intelleciuel,  quelque  conviction  non  mentale,  —  en  effet,  il  me  man- 
quait la  foi.  » 

Chaque  matin,  pendant  des  mois,  en  allant  à  son  bureau,  il  allait  dans  une 
certaine  église  et  priait  pour  avoir  la  foi.  «  Quand  la  foi  vint,  elle  vint,  je  crois, 
par  la  voie  de  ma  petite  fille  paralysée;  ses  mains  inertes  me  conduisaient;  il 
me  semble  que  ses  petits  pieds  immobiles  connaissent  de  bien  beaux  sentiers.» 
En  août,  après  la  crise,  quand  il  était  permis  de  concevoir  quelque  espérance 


)  Vers  l'Idéal  (Worcester,  Mass.),  février  1920,  p.  27. 


348  ÉCHOS  d'orient 


de  guérison  pour  la  petite,  il  parle  de  «  l'étrange  paix  »  et  de  «  rhumilité  »  que 
ressentent  lui  et  sa  femme.  Et  celte  calme  convicuon,  cette  humilit-é,  avec  la 
gratitude  et  la  révérence  du- don  reçu,  sont  pour  ainsi  dire  l'estampille  de  la  foi 
sur  sa  personnalité.  Peu  ou  point  d'émotion;  mais  une  certitude  tranquille  et  le 
zèle  de  partager  avec  d'autres  la  vérité  qu'il  possède.  «  Je  fais  mes  délices  de 
parler  un  catholicisme  voilé  aux  non-catholiques,  d'essayer  humblement  d'être 
l'apôtre  de  la  bohème.  Je  n'ai  point  de  message  pour  les  catholiques,  j'ai  le 
message  du  catholicisme  pour  les  païens  modernes.  » 

En  effet,  tout  ce  qu'il  fait  et  tout  ce  qu'il  écrit  est  désormais  empreint  de  sa 
foi...  [On  lit]  dans  une  lettre  à  sa  femme,  à  propos  d'un  roman  auquel  elle  colla- 
borait :  «  J'irais  jusqu'à  dire  que  si  l'esprit  du  livre  n'est  pas  évidemment  et 
définitivement  catholique  —  facilement  reconnaissable  comme  tel  par  des 
lecteurs  catholiques,  —  cela  me  ferait  de  la  peine  de  le  voir  paraître  sous  ton 
nom...  Je  ne  trouve  pas  que  les  écrivains  catholiques  doivent  passer  bur  temps 
à  écrire  des  tracts  et  des  récits  pour  les  enfants  du  catéchisme;  mais  je  trouve 
que  la  foi  devrait  illuminer  tout  ce  qu'ils  écrivent,  que  ce  soit  grave  ou  léger... 
La  foi  catholique  est  une  telle  chose  que  j'aimerais  mieux  écrire  passablement 
sur  elle  qu'écrire  magnifiquement  sur  toute  autre  chose.  Elle  est  plus  impor- 
tante, plus  belle,  plus  nécessaire  que  toute  autre  chose  de  la  vie.  Toi  et  moi 
avons  vu  des  miracles  —  ne  cessons  de  les  célébrer.  Tu  sais  que  ce  n'est  pas  là 
la  première  ferveur  d'enthousiasme  d'un  converti,  —  c'est  la  conviction  perma- 
nente d'un  homme  qui,  chaque  jour,  pendant  des  mois,  a  prié  pour  avoir  la  foi 
avant  de  recevoir  cette  grâce.  La  foi  a  fait  des  merveilles  pour  toi,  mais  je  crois 
qu'elle  a  fait  plus  encore  pour  moi  depuis  que  je  suis  en  France.  Ainsi  donc 
mets  tout  ton  zèle  à  employer  ton  talent  exquis  au  service  de  Celui  dont  je  me 
réjouis  d'avoir  dit  qu'Apollon  était  l'ombre!  Si  ce  que  tu  écris  ne  loue  pas 
directement  le  Seigneur  et  ses  saints  et  ses  anges,  qu'il  loue  les  types  du  ciel 
que  nous  connaissons  dans  la  vie,  —  Dieu  sait  qu'ils  sont  assez  nombreux  1  » 

A  la  rude  école  de  la  guerre,  les  valeurs  de  la  vie  s'étaient  déplacées  à  ses 
yeux.  La  plume,  même  vouée  au  culte  des  choses  belles  et  saintes,  lui  semble 
une  moindre  chose  que  l'humble  devoir  péniblement  et  patiemment  accompli... 
«  Vous  me  trouverez,  j'espère,  moins  homme  de  livres  et  plus  homme  quand 
vous  me  reverrez.  Priez  pour  moi,  mon. cher  Père,  afin  que  j'aime  Dieu  davan- 
tage et  que  j'aie  la  conscience  incessante  de  sa  présence  —  c'est  mon  plus  grand 
désir.  » 

Les  dernières  étapes  de  son  évolution  religieuse  avaient  été  parcourues  bien 
vite  sous  la  triple  pression  des  épreuves  de  la  guerre,  de  l'ambiance  catholique 
de  son  régiment  de  volontaires  irlando-américains...  et  de  ses  impressions  de  la 
France  paysanne  et  catholique...  (i) 

Le  rayonnement  du  catholicisme  parmi  les  anglicans.  —  Il  nous  paraît 
utile  de  souligner  spécialement,  pour  nos  lecteurs  orientaux,  l'accent 
de  conviction  et  de  sincérité  qui  ne  saurait  échapper  à  personne  dans 


(i)  Bulletin  des  professeurs  catholiques  de  l'Université,  i5  janvier  1920,  reproduit 
dans  la  Documentation  catholique,  3i  janvier  1920  (t.  III),  p.  i53-i56.,  Les  œuvres  de 
Joyce  Kilmer  ont  été  réunies  en  deux  volumes  :  Poems,  Essays  and  Letters,  in  two 
volums,  with  a  memoir,  by  Robert  Cortes  Holliday  (G.  H.  Doran  Company,  New-York). 


CHRONIQUE    UNIONISTE  349 


cette  conversion  d'un  poète  américain,  à  qui  la  poésie  n'enlève  rien  d'un 
réalisme  très  positif.  Ces  simples  notes  de  psychologie  individuelle 
permettent  de  deviner  des  éléments  analogues  dans  un  bon  nombre 
d'autres  conversions  qui  n'ont  pas  toujours  pris  la  peine  de  se 
raconter. 

En  Angleterre,  on  signale  des  abjurations  de  plus  en  plus  fréquentes. 
On  a  mentionné  naguère  (avril  1920)  celle  de  la  sœur  de  Ms^  Benson, 
le  célèbre  écrivain,  fils  de  l'archevêque  anglican  de  Canterbury,  et  qui 
nous  a  laissé  lui-même  en  un  beau  volume  ses  Confessions  d'un  con- 
verti (i).  Un  journal  catholique  rappelait,  il  y  a  quelques  semaines, 
certains  détails  d'un  intérêt  piquant,  comme  il  n'est  pas  rare  den 
trouver  dans  ces  conversions,  et  qui,  on  le  verra,  sont  des  plus  sug- 
gestifs pour  révéler  d'un  trait  toute  une  mentalité.  En  voici  un  exemple 
entre  bien  d'autres. 

Une  jeune  Miss  très  pieuse  rêvait  de  doter  la  Haute  Eglise  anglicane 
d'une  Congrégation  de  Sœurs  de  Charité.  Elle  s'en  ouvrit  à  son  pasteur. 
«  Mon  enfant,  répondit  celui-ci,  voiis  rêvez  l'impossible.  Nous  man- 
quons de  sujets.  Sur  ce  point,  les  catholiques  sont  nos  maîtres,  comme 
en  beaucoup-d'autres.  —  Et  alors?  Faudrait-il  nous  faire  catholiques? 

—  Je  ne  dis  pas  cela.  Il  faut  nous  perfectionner  et  tâcher  de  les  égaler. 

—  Mais  pourquoi  leur  sommes-nous  inférieurs?  —  Vous  êtes  trop 
curieuse.  Allons,  restez  bien  dans  la  simplicité  de  votre  foi.  » 

Plusieurs  mois  s'écoulèrent.  La  jeune  Miss  était  devenue  catholique. 
Un  jour,  elle  fait  la  rencontre  de  son  ancien  pasteur,  qui  la  reconnaît  : 
«  Ah  !  c'est  vous?  Eh  bien  !  où  en  êtes-vous?  Il  y  a  longtemps  que  je  ne 
vous  ai  plus  vue.  — J'ai  une  grande  nouvelle  à  vous  apprendre.  Je  suis 
catholique!  »  Elle  attendait  de  pied  ferme  la  réponse  du  pasteur.  Quelle 
ne  fut  pas  sa  surprise  lorsqu'il  lui  dit  :  «  Et  moi  aussi.  Le  point  de 
départ  de  ma  conversion  au  catholicisme  fut  le  dernier  entretien  que 
j'eus  avec  vous.  »  (2) 

De  telles  anecdotes  en  disent  plus  long  que  de  longues  dissertations 
pour  rassurer  les  âmes  inquiètes  auxquelles  on  a  fait  allusion  au  début 
de  cette  chronique. 

R.-Â.  Knox  :  «  Une  Enéide  spirituelle.  »  —  Un  clergyman  très  dis- 
tingué, Ronald-A.  Knox,  fils  lui  aussi  —  comme  Robert-Hugh  Benson  — 
d'un  évêque  anglican,  a  fait  son  abjuration  chez  les  Bénédictins  français 


(i)  M"  RoBERT-HuGH  Benson,  Ics  Confessiotis  d'un  converti,  traduites  de  l'anglais 
avec  l'autorisation  de  l'auteur,  par  T.  de  Wyzewa.  Paris,  Perrin  et  C",  1914,  in- 16, 
260  pages.  Voir  Echos  d'Orient,  juillet  igiS  (t.  XVII),  p.  482-484.) 

(2)  La  Croix  de  Paris,  i5  avril  1920. 


3S0  ÉCHOS    D  ORIENT 


de  Farnborough  en  l'automne  de  191 7;  et  il  a  raconté  les  étapes  de  sa 
marche  vers  la  lumière,  en  un  livre  portant  ce  frontispice  original  • 
Une  Enéide  spirituelle.  Nos  lecteurs  nous  sauront  gré,  croyons-nous, 
d'en  emprunter  l'analyse  à  une  charmante  revue  parisienne  (i). 

Sous  le  titre  suivant,  Une  Enéide  spirituelle,  un  ancien  chapelain  de  Triniiy 
Collège  à  Oxford  raconte  sa  récente  conversion  au  catholicisme. 

C'est  un  brillant  polémiste,  un  scholar  par  excellence,  c'est-à-dire  un  lettré 
dont  l'érudition  sans  pédantisme  n'exclut  pas,  mais  plutôt  suppose  une  pointe 
d'humour  et  de  fantaisie.  Ce  latiniste  est  par-dessus  tout  un  chrétien  et  un 
apôtre,  et  si  son  livre,  surchargé  de  controverses,  a  quelque  aridité,  il  est  du 
moins  le  miroir  d'une  âme  très  belle,  ne  vivant  que  pour  la  recherche  et  la 
possession  de  la  vérité  religieuse. 

L'Enéide  spirituelle  de  R.-A.  Knox  se  rattache  évidemment  au  mouvement 
d'Oxford.  D'abord  disciple  de  Pusey,  son  ritualisme  l'amène  par  des  transitions 
insensibles  au  catholicisme. 

Ronald-A.  Knox,  fils  de  l'évêque  suffragant  de  Coventry,  appelé  plus  tard  au 
siège  de  Manchester,  grandit  dans  un  intérieur  patriarcal  qu'il  évoque  avec 
tendresse  :  les  textes  de  l'Écriture  y  sont  lus  avec  révérence,  et  le  repos  du 
dimanche  y  est  scrupuleusement  observé;  la  piété  protestante,  dans  ses  formes 
les  plus  pures,  y  règne  en  souveraine.  Quelle  idée  un  petit  garçon  élevé  dans  une 
telle  ambiance  peut-il  se  former  du  catholicisme?  Knox  répond  à  cette  question 
en  nous  faisant  part  de  ses  propres  impressions  :  ce  petit  garçon  n'a  pas  le  culte 
du  succès  —  le  triomphe  de  la  Réforme  en  Angleterre  ne  sera  jamais  pour  lui 
un  argument  en  faveur  de  sa  légitimité.  Il  lit  les  romans  de  Walter  Scott,  où 
les  jacobites  vaincus  lui  apparaissent  enveloppés  d'un  halo  de  gloire.  Son  ima- 
gination enfantine  apprend  la  grandeur  de  certaines  défaites;  il  •se  passionne 
pour  les  héros  malheureux,  pour  les  dynasties  tombées.  Cet  instinct  chevale- 
resque ne  sera  pas  sans  jouer  un  rôle  dans  l'histaire  de  sa  conversion.  Il  l'aidera 
à  reconnaître  dans  l'Église  attaquée  par  de  si  nombreux  et  de  si  divers  ennemis 
«  le  signe  de.  contradiction  »  annoncé  par  le  Christ.  Le  catholicisme  est  en 
Angleterre  une  minorité,  et  Knox,  qui  aime  à  soutenir  les  minorités,  sera  natu- 
rellement prédisposé  en  sa  faveur.  Il  reconnaît  toutefois,  à  la  fin  de  son  livre, 
ce  que  ce  sentiment  a  d'insuffisant  et  de  vain. 

On  doit  aller  à  l'Église  non  comme  un  partisan  et  un  champion,  mais  dans  l'at- 
titude d'un  suppliant,  en  mendiant  d'elle  les  bienfaits  qu'elle  seule  peut  accorder. 

Pour  le  jeune  Knox,  le  catholicisme  est  ne  cause  battue  en  brèche,  mais 
c'est  quelque  chose  de  plus  :  c'est  une  sorte  de  vaste  confédération,  une  tradi- 
tion secrète,  un  mystère,  en  un  mot,  et  Knox  ajoute  :  «  J'étais  un  enfant  qui 
avait  l'amour  du  mystère.  » 

Chez  l'écolier  d'Eton,  cette  tendance,  sans  doute  un  peu  puérile,  se  transforme 
en  sfc  développant.  Déjà,  il  est  évident  que  la  religion  qu'on  lui  inculque  ne 
satisfait  pas  aux  besoins  de  son  esprit  et  de  son  cœjr.  Certes,  'e  chant  des 
hymnes  l'émeut  profondément. 


(1)  Le  Noël,  revue  hebdomadaire  illustrée  (Paris,   Bonne  Presse),   11   mars  1920, 
p.  384-386. 


CHRONIQUE    UNIONISTE  35 


Il  aime  la  chapelle  de  son  collège  fondée  par  un  pieux  et  mélancolique  roi  du 
moyen  âge  pour  lequel  —  tant  sont  vivantes  en  ces  endroits  les  plus  lointaines 
figures  du  passé  —  Knox  se  souvient  parfois  de  dire  une  prière  en  traversant 
les  cloîtres.  Et,  pourtant,  c'est  une  religion  trop  dépendante  des  traditions  et 
des  habitudes  nationales,  «  une  religion  sans  enthousiasme»,  inapte  à  combler 
son  amour  grandissant  du  mystère. 

Un  jour  de  Noël,  il  lit  la  Lumière  invisible  de  Robert  Hugh  Benson.  Dans  ce 
recueil  de  récits  d'un  mysticisme  un  peu  étrange,  d'admirables  descriptions  lui 
font  découvrir  la  beauté  des  rites  symboliques,  la  magnificence  de  la  liturgie. 
Knox  ne  s'est  jamais  écrié  comme  Newman  :  «  O  Rome!  si  tu  n'étais  pas 
Rome  !  »  Le  préjugé  de  race  est  chez  lui  moins  violent,  mais  il  existe.  Jusqu'à 
ce  jour  de  Noël,  il  ne  pouvait  se  défendre  de  voir  dans  le  catholicisme  quelque 
chose  d'un  peu  trouble  et  d'un  peu  malfaisant,  something  mcked.  Pour  la 
première  fois,  il  en  considère  l'aspect  extérieur  non  seulement  avec  impartialité, 
mais  avec  une  sympathie  qui  se  fait  de  plus  en  plus  vive.  L'écolier  d'Eton  con- 
verti au  ritualisme  place  dans  sa  chambre  des  images  de  saints  et  vénère  la 
Vierge.  Cet  éveil  de  ferveur  n'est  point  superficiel,  comme  on  pourrait  le  croire: 
il  s'allie  à  la  persévérance  dans  l'eftort  moral;  il  engendre  des  actes  d'ascétisme. 
Vers  l'âge  de  dix-sept  ans,  fermement  résolu  à  entrer  dans  le  clergé  anglican, 
il  fait  le  vœu  de  célibat  : 

«  C'était  le  temps  où  je  formais  d'étroites  amitiés,  mais  aussi  je  me  rendais 
compte  que,  par  la  force  des  circonstances,  la  plupart  de  ces  amitiés  seraient 
brisées  après  la  sortie  du  collège.  Je  comprenais  pour  la  première  fois  de  ma 
vie  combien  ma  nature  avait  soif  de  sympathie  et  de  soutien.  Un  devoir  évident 
s'imposait  à  moi  :  celui  de  me  priver  de  cette  tendre  affection  et  de  ce  support 
mutuel  que  j'aurais  pu  trouver  dans  un  mariage  heureux,  afin  d'appartenir 
exclusivement  au  service  du  Seigneur.  » 

Ainsi  son  avenir  est  fixé  quand  il  quitte  Eton  pour  l'Université  d''Oxford. 
Curieux  de  toutes  les  idées,  il  y  fréquente  plusieurs  de  ces  clubs,  de  ces  debaîing 
societies,  où  les  jeunes  gens  anglais  s'exercent  à  la  parole  et  prennent  con- 
science du  rôle  politique  et  social  qu'ils  sont  appelés  à  jouer;  Knox  participe 
activement  à  ces  discussions,  dont  il  révèle  le  plus  grave  inconvénient  :  la 
recherche  excessive  de  l'originalité  intellectuelle,  et  parlant  le  dédain  des  vérités 
simples  : 

«  Si  le  catholiçisir.c  n'eût  pas  été  aussi  lumineusement  vrai,  avoue-t-il,  peut- 
être  l*eussé-je  embrassé  plus  tôt.  » 
Il  énumère  ses  observances  religieuses  à  cette  époque  : 

«  Je  ne  manquais  jamais  d'assister  à  la  Messe  le  dimanche...  Je  m'abstenais 
de  viande  aux  jours  prescrits...  Je  communiais  ordinairement  chaque  dimanche, 
et  me  confessais  environ  quatre  fois  l'an...  » 

C'est  bien  loyalement  que  Knox  se  sert  du  mot  «;  Messe  »  pour  désigner 
certains  offices  de  la  Haute  Église.  Il  ne  soupçonne  pas  ce  que  sa  position  peut 
avoir  d'illogique.  S'il  récite  son  chapelet,  il  n'entend  pas  renoncer  à  la  religion 
dans  laquelle  il  fut  élevé  :  il  n'a  fait  qu'adopter  des  vues  nouvelles,  et  les  lati- 
tudes de  l'anglicanisme  paraissent  l'y  autoriser.  D'ailleurs,  son  imagination 
surtout  est  séduite;  il  reconnaît  que  plusieurs  de  ses  pratiques  n'ont  encore 
aucune  raison  doctrinale,  et  c'est  plutôt  en  impressionniste  rafiinc  qu'il  évoque 
les  cérémonies  de  Pusey  Hoiise.  Il  a  voyagé  en  Belgique,  et  à  Bruges  il  a  vu 


352  ECHOS    D  ORIENT 


avec  envie  des  foules  pieuses  se  presser  à  la  chapelle  du  Saint-Sang  pour  vénérer 
la  relique.  Il  souhaite  qu'une  dévotion  chaude  et  vivante  puisse  ainsi  se  répandre 
en  Angleterre.  Ce  qu'il  veut,  c'est  catholiciser  le  culte  anglican. 

Mais  lorsque  l'étudiant  est  devenu  clergyman  et  que,  nommé  chapelain  du 
Trinity  Collège  à  Oxford,  il  a  plus  spécialement  encore  charge  d'âmes,  sa  res- 
ponsabilité l'eflfraye.  Il  a  entendu  —  non  sans  surprise  et  inquiétude  —  deux 
jeunes  gens  déclarer  que  leur  religion  était  «  celle  de  Ronnie  Knox  ».  Celui  qui 
est  ainsi  élu  chef  ne  sait  pas  où  il  va  lui-même.  Où  conduira-t-il  ses  disciples, 
sinon  dans  les  régions  brumeuses  du  doute?  Les  fondements  de  l'anglicanisme 
lui  paraissent  instables  :  ce  n'est  pas  la  citadelle  bâtie  dans  le  roc,  mais  la  tente 
trop  vaste  et  trop  hospitalière  dressée  sur  un  sol  mouvant.  Il  se  demande  :  Dois- 
je  encourager  telle  pratique  ?  Dois-je  combattre  tel  scrupule  ?  Dois-je  encou- 
rager telle  doctrine  ?  Et  par  quelle  autorité  ? 

Cette  interrogation,  que  Knox  se  pose  constamment,  et  qui  est  l'aveu  de 
défaite  de  l'anglicanisme,  reste  sans  réponse  satisfaisante.  Cependant,  il  se  rap- 
proche de  l'Église  romaine,  adhérant  maintenant  à  la  présence  réelle  et  à  l'Im- 
maculée Conception.  Il  condamne  la  Réforme,  l'appelant  «  un  désastre  ■»,  et 
son  interprétation  de  ce  grand  événement  de  l'histoire  est,  dit-il,  «  la  même  que 
celle  du  péché  ».  Ne  nous  étonnons  pas  qu'il  se  sente  «  un  paria  »  dans  sa 
propre  demeure  spirituelle,  que  l'originalité  de  sa  manière  de  célébrer  les  offices 
attire  l'attention,  que  son  ritualisme  extrême  devienne  suspect. 

Et  pourtant  ICnox  n'abjure  pas.  Il  conserve  à  travers  tous  ses  troubles  la 
conviction  d'être  en  communion  avec  l'Église  universelle,  persuadé  qu'il  est  de 
l'absolue  validité  des  sacrements  reçus  ou  conférés  par  lui. 

Si  la  pensée  lui  vient  de  se  convertir,  il  la  repousse  comme  une  tentation  de 
découragement.  Quand  ses  amis,  les  religieux  du  monastère  anglican  de  Caldey, 
se  soumettent  au  Pape,  il  ne  songe  pas  à  les  imiter  : 

«  Leur  exemple  prouvait  seulement  qu'il  était  impossible  d'être  un  Bénédictin 
anglican,  mais  non  pas  qu'il  était  impossible  d'être  un  catholique  anglican.  » 
Catholique  anglican.  Qu'importe  que  ces  deux  mots  soient  incompatibles? 
Plus  loin,  Knox  va  jusqu'à  se  définir  «  un  catholique  romain  dans  l'Église 
d'Angleterre  ».  Il  est  Anglais,  et  l'Angleterre  n'est  pas  le  pays  de  la  logique 
rigoureuse,  mais  bien  celui  des  transitions  lentes,  des  architectures  composites, 
des  formules  disparates  à  force  de  vouloir  concilier  l'inconciliable. 

«  D'instinct,  l'Angleterre  —  écrit  M.  André  Chevrillon  —  cherche  toujours 
à  masquer  une  révolution  sous  des  aspects  d'évolution  »,  et  cette  parole  ne 
serait-elle  pas  aussi  vraie  dans  le  domaine  des  âmes  que  dans  celui  de  la 
politique  ? 

Knox  propage  ses  idées  par  la  parole  et  la  plume,  travaille  à  rétablir  l'unité 
dans  une  maison  divisée  contre  elle-même.  En  des  pamphlets  —  adroits  pas- 
tiches des  satires  de  Dryden  et  de  Swift,  —  il  flagelle  l'indiflFérence  dogmatique. 
A  Plymouth,  peu  de  temps  avant  la  guerre,  il  donne  une  série  de  conférences 
sur  le  passé,  le  présent  et  l'avenir  de  l'Eglise  d'Angleterre.  Il  y  démontre 
que  le  suprême  espoir  de  cette  Église  doit  être  de  s'unir  à  celle  de  Rome.  La 
tentative  que  fit  dans  ce  sens  lord  Halifax  à  la  fin  du  siècle  dernier  ne  pourrait- 
elle  se  renouveler  et  cette  fois  avec  succès  ?  Knox  n'en  doul;e  pas,  et  c'est  en 
vue  de  cette  soumission  en  bloc  qu'il  déconseille  les  conversions  isolées. 

La  déclaration  de  la  guerre  le  trouve  ainsi  en  pleine  activité  intellectuelle.  La 


CHRONIQUE    UNIONISTE  }^} 


jeunesse  de  Trinity  Collège  s'enrôl.e  dans  les  régiments  de  Kitchener.  Knoi 
voudrait  partir  avec  elle,  mais  ses  idées  d'un  ritualisme  trop  avancé  l'empêchent 
de  se  ranger  parmi  les  aumôniers  militaires  de  l'Église  oflficielle.  Se  résignant 
avec  peine  à  rester  en  son  pays,  il  y  continue  l'œuvre  qui  lui  tient  à  cœur  et, 
de  plus  en  plus,  s'applique  à  catholiciser  l'anglicanisme.  S'il  est  un  temps  où 
ja  piété  réclame  le  plus  d'aliments,  c'est  celui  des  calamités  publiques;  aussi 
Knox  inaugure-t-il,  dans  un  grand  nombre  de  paroisses,  ce  qu'il  pense  être 
l'équivalent  de  l'exposition  du  Saint  Sacrement  et  de  l'adoration  des  Quarante 
Heures.  Il  rallie  à  ce  plan  des  clergymen  qui  jusqu'alors  y  étaient  hostiles.  On 
voit  que  dans  leur  sincère  effort  pour  tirer  de  leur  religion  toute  l'aide  et  toute 
la  consolation  qu'elle  est  capable  de  donner,  ils  en  dépassent  les  bornes  et 
pénétrent  en  plein  catholicisme. 

Knox  a  quitté  Oxford,  devenu  désert.  Dans  la  paisible  école  de  Shrewsbury, 
où  il  remplace  un  maître  absent,  les  Casualties  publiées  par  les  journaux  lui 
apportent  souvent  un  nom  très  cher.  En  Belgique,  en  France,  aux  Dardanelles, 
sur  terre,  sur  mer,  périssent  les  étudiants  qu'il  a  intimement  connus  et  qu'il 
a  beaucoup  aimés.  Ces  déchirements  de  coeur  rendent  doublement  pénible  la 
crise  religieuse  qu'il  traverse,  car  il  désespère  de  l'avenir  de  l'Église  dont  il  est 
prêtre. 

Est-il  vraiment  prêtre  ?  Il  le  croyait  et  avait  reçu  en  toute  confiance  les  Ordres 
anglicans.  Toutefois,  en  assistant  à  la  première  «  Messe  »  célébrée  par  son  frère, 
une  appréhension  poignante  se  glisse  en  lui  : 

«  Un  doute,  une  ombre  de  scrupule  venaient  de  monter  en  mon  esprit,  et  si 
ce  doute,  si  cette  ombre  de  scrupule  étaient  justifiés,  ni  lui  ni  moi  n'étions 
prêtres,  ni  cette  cérémonie-là  n'était  la  Messe,  ni  cette  hostie,  l'Hostie  salutaire. 
Les  accessoires  du  service,  les  vêtements  éclatants,  les  fleurs  épanouies,  la  mys- 
tique lueur  des  cierges  n'étaient  que  la  monture  d'un  faux  joyau.  Nous  avions 
éié  trompés  par  des  apparences;  nous  avions  labouré  dms  le  sable  et,  durant 
toutes  ces  années  de  luttes,  nous  avions  combattu  pour  un  fantôme  d'Hélène...  » 

Avec  des  comparaisons  tirées  de  l'Enéide,  qu'il  lit  et  relit  «  pour  le  réconfort 
de  son  âme  »,  Knox  exprime  une  amère  désillusion.  Sa  foi  dans  la  validité  des 
Ordres  anglicans  —  le  plus  cher  article  de  son  Credo  —  est  durement  ébranlée. 
Dès  lors,  il  ne  trouvera  plus  de  paix  dans  une  religion  dont  les  autels  sont 
pour  lui  des  autels  morts,  et  les  plus  admirables  cathédrales  des  sépulcres. 

H  a  perdu  la  foi  anglicane,  il  n'est  pas  encore  catholique.  Son  intuition  un 
peu  confuse  n'est  point  encore  devenue  une  claire  et  froide  certitude,  et 
l'apôtre  qui  est  en  lui  se  plaint. 

♦c  Jusque-là,  j'avais  combattu  pour  une  cause,  prêt  que  j'étais  à  la  défendre 
par  des  arguments  et  à  lui  chercher  des  prosélytes.  Maintenant,  je  me  trouvais 
sans  mandat  à  remplir.  Je  ne  savais  plus  quelle  cause  je  voulais  voir  triompher. 
Si  je  discutais,  c'était  sans  opinion  personnelle.  Jusque-là,  je  désirais  convertir 
les  autres,  et  maintenant  à  quoi  aurais-je  pu  les  convertir  ?  » 

Knox  refuse  de  prêcher  et  d'entendre  les  confessions;  il  donne  sa  démission 
de  professeur  à  l'Université  d'Oxford;  il  ne  sera  plus  anglican.  Sera-t-il  catho- 
lique ou  sceptique?  Il  sera  catholique.  Des  études  approfondies  sur  l'histoire 
de  l'Église  lui  prouvent  la  nécessité  de  l'infaillibilité  du  Pape  et,  de  plus,  lui 
font  comprendre  que  l'Église,  loin  d'être  retardataire,  «  pense  souvent  aujour- 
d'hui ce  que  le  monde  pensera  demain  ». 

Echos  d'Orient.  —  T.  XIX.  i3 


354  ÉCHOS  d'orient 


fl  se  décide  à  se  faire  catholique  à  la  suite  d'une  retraite  :  «  Je  savais  que  la 
grâce  avait  triomphé...  Je  savais  que  j'étais  dans  le  droit  chemin...  I  knew  that 
it  was  ail  right.  »  Formules  de  sérénité  succédant  à  tant  de  pages  trahissant 
l'angoisse! 

Chez  les  Bénédictins  de  Farnborough,  en  l'automne  de  191 7,  Knox  abjure 
l!anglicanisme,  et  c'est  ainsi  que  son  Enéide  spirituelle  s'achève. 

Inquiétude  religieuse  provoquée  par  le  malaise  de  l'Église  anglicane; 
rfiafs,  d'autre  part,  recherche  sincère  de  la  vérité  et  attitude  loyale  en 
face  de  la  lumière  :  voilà  bien  ce  qui  apparaît  nettement  en  tous  ces 
faits.  C'est  ce  qui  explique  la  formation  récente,  à  Londres,  d'une  cor- 
poration ou  confrérie  ayant  pour  but  de  faire  connaître  l'Eglise  catho- 
lique, sa  doctrine,  sa  morale,  son  organisation,  son  histoire.  La 
Gatholic  Evidence  Guild  ou  Ligue  d'exposition  de  la  religion  catholique, 
encouragée  par  S.  Em.  le  cardinal  Bourne,  accomplit  son  œuvre  au 
grand  jour  et  jouit  déjà  de  la  sympathie  d'un  grand  nombre  de  non- 
catholiques  (i).  ANottingham,  sur  la  demande  d'un  ministre  baptiste, 
un  jeune  catholique  de  la  ville,  autorisé  par  l'évêque  du  diocèse, 
a  exposé  naguère  avec  succès,  dans  la  chapelle  de  cette  secte  protes- 
tante, pourquoi  il  était  catholique.  A  la  cathédrale  catholique,  le 
R.  P.  Filmer  a  prêché  une  mission  ou  retraite  de  quinze  jours  à  l'inten- 
tion des  non-catholiques  (2). 

La  Société  anglicane  de  /'  «  Expiation  »,  devenue  catholique  en  içoç. 
—  L'octave  de  prières  pour  l'union  de  la  chrétienté.  —  Un  élément  qu'il 
ne  faut  jamais  perdre  de  vue  dans  cette  orientation  des  âmes  vers  la 
vérité,  c'est  la  grâce,  et  l'on  sait  que  la  grâce  s'obtient  de  Dieu  par  la 
prière.  Non  pas  —  comme  un  Anglais  le  faisait  très  justement  observer 
aux  Grecs  et  aux  Anglicans,  en  1852,  —  non  .pas  la  prière  qui  se 
contente  de  telle  formule,  plus  ou  moins  précise,  contenue  dans  les 
livres  liturgiques  :  «  Pour  la  paix  des  saintes  Églises  de  Dieu  et  pour 
l'union  de  tous  »  (3);  mais  une  prière  spéciale,  déterminée,  collective. 
Chez  les  catholiques,  il  existe  maintes  associations  destinées  à  favoriser 
ce  mouvement  de  prières  :  qu'il  nous  suffise  de  mentionner  ici  l'Archi- 
confrérie  de  Notre-Dame  de  Compassion  pour  la  conversion  de  l'An- 
gleterre, et  l'Archiconfrérie  de  Notre-Dame  de  l'Assomption  pour  le 
retour  des  dissidents  orientaux  à  l'unité  romaine  (4).  Chez  les  angli- 


(i)  Lettre  d'Angleterre,  dans  le  journal  la  Croix,  24  octobre  1919. 

(2)  «  Nouvelles  religieuses  »  dans  le  journal  la  Croix.  7  avril  1920. 

(3)  Atarptêat  Tiepl  Tf,;  àvaTO>>iv.f|Ç  r^-coi  èp6o5ô$oy  'Ey.y.>.r,o-ta;,  -jTrb  xcvo;  "A-yy^O"-' (Athènes, 
i852),  p.  226-227. 

(4)  Voir  M.  JuGiE,  la  Prière  pour  l'unité  chrétienne  (Paris,  1920). 


CHRONIQUE    UNIONISTE  355 


cans,  une  initiative  de  ce  genre  fut  prise,  en  1908,  aux  États-Unis,  par 
la  Société  dite  de  l'Expiation  {Society  of  the  Atonement).  Elle  institua  une 
«  octave  de  prières  pour  l'unité  chrétienne  et  pour  l'extension  des 
missions  »,  du  18  janvier  (fête  de  la  Chaire  de  saint  Pierre  à  Rome)  au 
23  janvier  (fête  de  la  conversion  de  saint  Paul).  Le  choix  de  ces  deux 
dates  suffit  à  attester  combien  catholique  était  l'inspiration  de  cette 
initiative  anglicane;  catholiques  tout  autant  étaient  les  formules  de 
supplications  déterminées  :  aussi  nombre  de  catholiques  n'hésitèrent- 
ils  pas  à  donner  leur  adhésion.  Or,  deux  années  ne  s'étaient  pas  écoulées 
que  la  Société  de  l'Expiation  faisait  son  entrée  dans  l'Église  catholique 
(7  octobre  1909).  L'octave  de  prières  a  été  bénie  et  encouragée  par  le 
pape  Pie  X  en  décembre  1909,  puis  par  les  cardinaux  américains  Farley, 
O'Connell,  Gibbons  et  Falconio;  un  peu  plus  tard,  par  le  cardinal 
Bourne,  archevêque  de  Westminster;  par  le  cardinal  Logue,  primat 
d'Irlande;  par  le  cardinal  Bégin,  archevêque  de  Québec,  et  par  un 
grand  nombre  d'évêques  des  États-Unis,  de  l'Angleterre  et  du  Canada. 
L'abjuration  collective  des  Bénédictins  anglicans  de  Caldey  et  des 
Bénédictines  anglicanes  de  Milford-Haven  (South-Wales),  dans  l'hiver 
de  19 13,  «  a  été  considérée  comme  due  dans  une  certaine  mesure  à  la 
fidèle  observance  de  l'octave  de  prières  »  par  ces  deux  communautés.(i). 
S.  S.  le  pape  Benoît  XV,  reconnaissant  dans  ce  mouvement  de 
prières  l'action  visible  de  l'Esprit-Saint,  répondit  aux  désirs  qui  lui 
furent  exprimés  et  publia,  le  25  février  1916,  le  Bref  suivant  que  nos 
lecteurs  auront  intérêt  à  connaître. 

BENEDICTUS  PP.  XV,  BENOIT  XV,  PAPE, 

AD    PERPETUAM  REI   MEMORIAM  EN    PERPÉTUELLE    MÉMOIRE    DE    LA   CHOSE 

Romanorum  Pontificumdecessorum  Ce  fut  de  tout  temps  la  préoccupa- 

nostrorum    omni    tempore    interfuit,  tion  des  Pontifes  romains,  Nos  prédé- 

atque  item  nostra  piurimum  refert,  ut  cesseurs,  ce  fut  aussi  la  Nôtre  en  très 

Christian!,  qui   a   catholica   reiigione  grande  part,  que  les  chrétiens  malheu- 

acerbe  desciverint,    ad   eam   tandem,  reusement  éloignés  de  la  religion  catho- 

utpote  ad  derelictam    matrem,   revo-  lique  reviennent  enfin  à  elle,  comme 

centur.  In  unitate  enim  fidei  prascipua  à  une  mère  abandonnée.  Car  la  marque 

enitet  Ecclesias   veritatis  nota,  neque  principale  de  la  véritable  Église  res- 

aliter  Paulus  Apostolus  Ephesios  ad  plendit  dans  l'unité  de  la  foi,  et  l'apôtre 

spiritus  unitatem  in  vinculo  pacis  ser-  saint  Paul  n'exhorte  pas  autrement  les 


(1)  The  Lamp,  a -catholic  monthly   devoted  to  Church  unity  and  missions  z=  La 
Lampe,  périodique  catholique  mensuel  consacré  à  l'unité  de  l'Eglise  et  aux  missions), 
;     novembre  1919  (t.  XVII),  p.  610.  C'est  cette  publication,  au  temps  où  elle  était  encore 
anglicane,  qui  lança  l'idée  de  !'«  octave  de  prières  ». 


}^6 


ECHOS    D  ORIENT 


vandam   hortatur,  quam  prasdicando 
unum    esse  Dominum,   unam  fidem, 
unum  baptisma  {Ephes.  iv,  5).  Jucundo 
igitur  accepimus  animo,  a  Sodalitale, 
quam  Expiationis  vocant,  Neo-Eboraci 
instituta,  preces  propositas  esse,  a  festo 
Romanas  Cathedrae  B.  Petri  usque  ad 
festum    Conversionis    S.    Pauli    reci- 
landas,  ut  hic  unitatis  finis  a  Domino 
impetraretur,  et  gavisi  pariter  sumus, 
quod  hujusmodi  preces  a  rec.  me.  Pio 
Papa    X    benedictœ,    et    a   Sacrorum 
Americas  Antistitibus    approbatae,   in 
Foederatos  Status  jam   sint  longe  la- 
teque  diffusae.  Itaque  ut,  ad  optatum 
exitum  facilius  consequendum,  supra- 
dictœ  preces  ubique  gentium  et  cum 
uberi  animorum  fructu  Deo  adhibean- 
tur;  Nos  auditis  etiam  V  V.  F  F.  N  N. 
S.  R.  E.  Cardd.  Inquisitoribus  Genera- 
libus,  omnibus  ac  singulis  utriusque 
sexus  Christifidelibus,  qui  ubique  ter- 
rarum    a  die    duodevicesimo    mensis 
Januarii,  Romanae  Cathedrae  B.  Petri 
sacro,  usque  ad  diem  quintum  et  vice- 
simum  ejusdem  mensis,  quo  S.  Pauli 
recolitur  Conversio,  eas,  quae  subji- 
ciuntur,  preces  semel  in  die  quotannis 
recitaverint,  ac  postremo  hujus  octidui 
die,    vere   pœnitentes   et    confessi   ac 
Sacra  Communione  refecii,  et  quavis 
Ecclesia  vel  publico  oratorio  visitalo, 
ibidem  pro  Christianorum  Principum 
concordia,  hasresum  exstirpatione,  pec- 
catorum  conversione  ac  Sanctae  Matris 
Ecclesiai    exaltatione    pias    ad    Deum 
preces  effuderint.  Plenariam  omnium 
peccatorum   suorum  Indulgentiam  et 
remissionem  misericorditer  in  Domino 
concedimus  ac  largimur.  Veniam  pras- 
terea  tribuimus,  cujus  vi  ad  prasJic- 
tam  Plenariam    lucrandam   indulgen- 
tiam, admissa  riteexpiari  ac  S.  Synaxis 
suscipi,  nec  non  visitatio  peragi  etiam 
festo  Cathedraï  B.  Petri  Romae,  licite 
queant.  lisdem  praeterea  fidelibus  qui, 
corde  saltem  contriti,  quolibet  ex  octo 
memoratis  diebus  easdem  preces  dixe- 


Éphésiens  à  conserver  l'unité  de  l'esprit 
dans  le  lien  de  la  paix  qu'en  prêchant 
qu'il  n'y  a  «  qu'un  Seigneur,  qu'une 
foi  et  qu'un  baptême  ».  {Ephes.  iv,  5.) 
Nous  avons   donc   appris    avec   joie, 
qu'une   Société,   appelée    de    l'Expia- 
tion, établie  à  New-York,  avait  pro- 
posé de  réciter  des  prières  depuis  la  fête 
de  la  Chaire  de  saint  Pierre  à  Rome 
jusqu'à  la  fête  de    la  Conversion  de 
saint  Paul,  afin  que  cette  fin  de  l'Unité 
soit  obtenue  du    Seigneur,  et    Nous 
Nous  sommes  réjoui  en  même  temps 
que  ces  prières,  bénies  par  le  pape  Pie  X 
et  approuvées  par  les  évêques  d'Amé- 
rique, soient  déjà  répandues  au  loin  et 
de  tous  côtés  dans  les  Etats-Unis.  C'est 
pourquoi,  afin  que  les  prières  susdites 
soient  offertes  à  Dieu  partout  et  avec 
un  fruit  abondant  pour  les  âmes,  et 
qu'ainsi  le  but  désiré  soit  plus  facile- 
ment atteint ,  après  avoir  entendu  Nos 
vénérables  frères  les  cardinaux  inqui- 
siteurs généraux   de   la  Sainte   Eglise 
romaine.  Nous  concédons  et  accordons 
miséricordieusement  dans  le  Seigneur 
une  indulgence  plénière  et  la  rémission 
de  tous  leurs  péchés  à  tous  et  à  chacun 
des    fidèles    des   deux    sexes    dans  le 
monde  entier  qui,  du  i8  janvier,  fête 
de  la  Chaire  de  saint  Pierre  à  Rome, 
au  25  du  même  mois,  jour  où  la  con- 
version de  saint  Paul  est  commémorée, 
réciteront  chaque  année,  une  fois  par 
jour,  les  prières  indiquées  plus  bas,  et 
qui  le   dernier  jour  de   cette   octave, 
vraiment   pénitents,  s'étant  confessés 
et  ayant  été  fortifiés  par  la  sainte  com- 
munion,   visiteront   n'importe   quelle 
église  ou  oratoire  public  et  y  adresse- 
ront de  pieuses  prières  à  Dieu  pour  la 
concorde  des  princes  chrétiens,  l'extir- 
pation des  hérésies,  la  conversion  des 
pécheurs  et  l'exaltation  de  notre  sainte 
Mère  l'Eglise. 

En  outre.  Nous  accordons  la  faveur 
de  gagner  l'indulgence  plénière  susdite, 
même  le  jour  de  la  fête  de  la  Chaire 


CHRONIQUE    UNIONISTE 


357 


rint,  ducentos  dies  de  injunctis  eis  seu 
alias  quomodolibet  debitis  pœtiitentiis 
in  forma  Ecclesise  consueta  relaxamus. 
Quas  omnes  indulgeniias,  peccatorum 
remissiones  ac  pœnitentiarum  relaxa- 
tiones  etiam  animabus  Cliristifidelium 
in  Purgatorio  detentis  per  modum  suf- 
fragii  applicari  posse  misericorditer  in 
Domino  indulgemus.  Prœsentibus  per- 
petuo  valituris.  In  contrarium  facien- 
tibus  non  obstantibusquibuscumque. 
Preces  autem,  in  ocliduo,  quod  supra 
statuimus,  pro  Ecclesias  unitate  reci- 
tandag,  hae  erunt,  et  ne  quid  in  eis  irrepat 
immutationis,  earum  exempiar  in  Tabu- 
lario  Brevium  Apostolicorum  asservari 
jubemus. 


«  Antipliona  {Joan.  xvii,  21).  Ut 
omnes  unum  sint,  sicut  tu  Pater  in 
me,  et  ego  in  te,  ut  et  ipsi  in  nobis 
unum  sint;  ut  credat  mundus,  quia 
tu  me  misisti. 

»  y.  Ego  dico  tibi  quia  tu  es  Petrus. 

»  g.  Et  super  hanc  petram  aedificabo 
Ecclesiam  meam. 

»  Oratio  :  Domine  Jesu  Christe,  qui 
dixisti  Apostolis  tuis  :  Pacem  reiinquo 
vobis,  pacem  meam  do  vobis;  ne  res- 
picias  peccata  mea,  sed  fidem  Ecclesias 
tuae  :  eamque  secundum  voluntatem 
tuam  pacificare  et  coadunare  digneris  : 
qui  vivis  et  régnas  Deus,  per  omnia 
saecula  sœculorum.  Amen.  » 

Datum  Romae  apud  S.  Petrum  sub 
anulo  Piscatoris  die  XXV,  Februarii 
MCMXVI,  Pontificatus  Nostri  anno 
secundo. 

P.  card.  Gaspariu, 
a  Secretis  Status. 


de  saint  Pierre  à  Rome,  à  la  condition 
que  la  confession  soit  faite,  la  sainte 
communion  reçueetla  visite  accomplie. 
De  plus,  aux  mêmes  fidèles  qui,  avec 
au  moins  un  cœur  contrit,  auront 
récité  ces  mêmes  prières  à  un  de  ces 
huit  jours  indiqués,  nous  remettons 
deux  centsjours  des  pénitences  imposées 
à  eux  ou  dues  par  eux  de  toute  autre 
manière,  selon  la  forme  usuelle  de 
l'Eglise.  Nous  accordons  miséricor- 
dieusement  dans  le  Seigneur  que  toutes 
ces  indulgences,  rémissions  des  péchés 
et  remises  des  pénitences,  puissent  être 
appliquées  par  mode  de  suffrage  aux 
âmes  des  fidèles  détenues  dans  le  Pur- 
gatoire. Nos  présentes  lettres  conser- 
veront à  l'avenir  pleine  valeur,  nonobs- 
tant toutes  choses  contraires. 

Les  prières  à  réciter  pour  l'Unité  de 
l'Eglise  durant  l'octave  établie  plus 
haut  par  Nous  seront  les  suivantes, 
et  de  peur  qu'elles  ne  subissent  une 
modification.  Nous  ordonnons  qu'un 
exemplaire  en  soit  conservé  dans  les 
archives  des  Brefs  apostoliques. 

«  Antienne  {Joan.  xvii,  21).  Que  tous 
ils  soient  un  comme  vous,  mon  Père, 
vous  êtes  en  moi  et  moi  en  vous;  que, 
eux  aussi,  ils  soientun  en  nous,  afin  que 
le  monde  croie  que  vous  m'avez  envoyé. 

*  f.  Je  te  dis  que  tu  es  Pierre. 

»  3.  Et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon 
Eglise. 

»  Oraison:  Seigneur  Jésus-Christ,  qui 
avez  dit  à  vos  apôtres  :  Je  vous  laisse 
la  paix,  je  vous  donne  ma  paix;  ne 
regardez  pas  mes  péchés,  mais  la  foi 
de  votre  Eglise.  Daignez  la  purifier  et 
l'unir  selon  votre  volonté,  vous  qui 
vivez  et  régnez,  ô  Dieu,  dans  tous  les 
siècles  des  siècles.  Ainsi  soit-ill  » 

Donné  à  Rome,  près  de  Saint-Pierre, 
sous  l'anneau  du  Pêcheur,  le  aS  février 
1916,   en  la  seconde  année  de  Notre 

Pontificat. 

P.  card.  Gaspabri, 
secrétaire  d'Etat. 


3^8  ÉCHOS  d'orient 


Comme  on  vient  de  le  lire  dans  le  Bref  pontifical,  l'octave  de  prières 
s'ouvre  le  i8  janvier,  en  la  fête  de  la  Chaire  de  saint  Pierre,  et  se 
termine  le  25,  jour  de  la  Conversion  de  saint  Paul.  Une  intention 
particulière  est  proposée  chaque  jour  à  la  piété  des  fidèles. 

18  janvier  :  Le  retour  de  toutes  les  «  autres  brebis  »  à  «  l'unique 
bergerie  »  de  Pierre,  l'unique  Pasteur. 

19  janvier  :  Le  retour  de  tous  les  dissidents  orientaux  à  la  commu- 
nion avec  le  Siège  apostolique. 

20  janvier  :  La  soumission  de  tous  les  anglicans  à  l'autorité  rejetée 
du  Saint-Siège. 

21  janvier:  Que  les  luthériens  et  les  autres  protestants  trouvent 
leur  voie  «  de  retour  à  la  sainte  Eglise  ». 

2,2  janvier  :  Que  tous  les  chrétiens  d'Amérique  deviennent  un,  en 
communion  avec  la  Chaire  de  Pierre. 

23  janvier  :  La  solide  conversion  des  mauvais  catholiques  et  des 
apostats,  «  le  retour  aux  sacrements  de  tous  les  catholiques  tombés  ». 

24  janvier:  La  conversion  des  Juifs. 

25  janvier  :  La  conquête  du  monde  entier  au  Christ  (i). 

Le  10  avril  19 19,  S.  S.  Benoît  XV  a  encore  accordé  des  indulgences 
à  d'autres  prières  proposées  par  la  même  Society  of  the  cÂtonement. 
Nous  en  citons  deux,  plus  spécialement  adaptées  au  but  de  l'union. 

ORATIO  MATLTINA  PRIÈRE  A  DIRE  CHAQUE  MATIN 

O  mi  Deus,   oflfero  tibi   hodie  ora-  O  mon  Dieu,  je  vous  offre  aujour- 

tiones  meas,  opéra  mea,  dolores  meos  d'hui  mes  prières,  mes  actions,   mes 

in  unione  cum  Sacratissimo  Corde  Jesu  souffrances  en   union   avec  le  Cœur 

et  Immaculato  Corde  Beat»  Virginis,  Sacré  de  Jésus  et  le  Cœur  immaculé 

cum    intentione     quâcum     Dominus  de  la  Bienheureuse  Vierge,  avec  l'inten- 

Noster  ut    Summus    Pontifex   expia-  tion    selon    laquelle    Notre -Seigneur, 

tionem  offert  in  Sacras  Miss»  sacrificio,  Pontife  suprême,  offre  l'expiation  dans 

in  gratiarum  actionem  pro  beneficiis  le  Saint  Sacrifice  de  la  Messe,  en  action 

tuis,  in  reparationem  peccatorum  nos-  de  grâces  pour  vos  bienfaits,  en  répa- 

trorum,  ut  exaudiantur  preces  omnium  ration  de  nos  péchés,  afin  que  soient 

Sodalium  nostrorum,  et  speciali  modo  exaucées  les  prières  de  tous  nos  coas- 

ut  sanctificentur  et  crescant  filii  Adu-  sociés,  et  spécialement  pour  la  sancti- 

nationis,  utunianturomnesChristiani,  fication  et  l'accroissement  des  fils  de 

etutconvertaturmundusjpereumdem  l'Association,  pour  l'union  de  tous  les 

Dominum  Nostrum  Jesum  Christum.  chrétiens   et   pour   la  conversion   du 

Amen.  monde;  par  le  même  Jésus-ChristNotre- 


Seigneur.  Ainsi  soit-il. 


(i)  The  Lamp,  n.  cit.,  p.  6i2-6i3. 


CHRONIQUE   UNIONISTE  339 


ORATIO     QUOTIDIANA  PRIÈRE  QUOTIDIENNE 

Domine  Jesu  Christe,  qui  Apostolos  Seigneur    Jésus-Christ,    qui     avez 

tuos   colligere    fragmenta   jussîsti   ne  ordonné  à  vos  apôtres  de  recueillir  les 

pereant  :  Te  obsecro,  da  mihi  gratiam  fragments  pour  que  rien  ne  se  perde, 

ut  nihil  perdam,  sed  ut  omni  neo  tem-  je   vous   en  conjure,   donnez-moi  la 

pore,    talentis,    opportunitatibus    ad  grâcede  ne  rien  perdre,  maisd'employer 

majorem  Dei  gloriam,   ad  animarum  tout  mon  temps,  mes  talents,  les  occa- 

salutem,  ad  proximi  mei  bonum  utar;  sions,  à  la  plus  grande  gloire  de  Dieu, 

et    haec    omnia    fiant   ex   tui   amore,  au   salut  des   âmes,  au  bien  de  mon 

dulcissime   Domine  mi   Jesu  Christe.  prochain;  et  de  faire  tout  cela  pour 

Amen  (i).  l'amour  de  vous,  mon  très  doux  Sei- 

■*'  gneur  Jésus-Christ.  Ainsi  soit-il. 

Utopie  protestante  :  un  Congrès  «  pancbrétien  »  !  —  Dans  le  désarroi 
doctrinal,  hiérarchique,  moral,  où  gémissent  les  chrétientés  séparées 
de  l'unité  romaine,  il  n'est  pas  besoin  de  bien  longues  réflexions  pour 
comprendre  que  le  premier  moyen  de  travailler  à  l'union  désirée,  c'est 
la  prière,  entendue  et  pratiquée  de  la  manière  que  S.  S.  le  pape  Benoît  XV 
a  solennellement  encouragée  par  les  documents  ci-dèssus.  Tout  le 
reste  est  et  demeurera  pure  utopie.  C'est  ce  que  faisait  très  justement 
remarquer  dans  la  Croix  du  22  avril  1920  un  correspondant  de  Suisse, 
R.  Snell,  à  propos  d'un  soi-disant  «  Congrès  panchrétien  »  (!)  dont  la 
conférence  préliminaire  était  convoquée  à  Genève. 

La  Genève  protestante  s'apprête  à  recevoir  prochainement  la  conférence 
préliminaire  au  «  Congrès  universel  des  confessions  chrétiennes  ».  Un  certain 
nombre  de  pasteurs  des  Etais-Unis,  émus  de  la  situation  anarchique  à  laquelle 
se  trouve  acculé  le  protestantisme  contemporain,  souhaitent  d'établir  un  rappro- 
chement entre  les  différentes  Eglises  issues  de  la  Réforme.  Primitivement,  ils 
portaient  leur  ambition  encore  plus  haut;  ils  espéraient  que  le  Saint-Siège 
sanctionnerait  de  son  adhésion  le  projet  qu'ils  ont  conçu;  et  déjà  ils  entre- 
voyaient une  vaste  Eglise  qui  engloberait  catholiques,  luthériens,  calvinistes, 
anglicans,  etc.  Ainsi  Joad  : 

Quelle  Jérusalem  nouvelle! 

Hélas!  il  fallut  bientôt  déchanter.  Rome  refusait  de  se  plier  aux  vues  des 
organisateurs.  Le  rapport  de  ces  Messieurs  dit  :  «  D'une  part,  le  Pape  se  montra 
d'une  amabilité  irrésistible;  de  l'autre,  il  nous  opposa  une  intransigeance 
inflexible.  » 

Après  cela,  la  palabre  de  Genève  sera  quelque  chose  d'assez  curieux.  Si  nos 
renseignements  sont  exacts,   les  assistants  arriveront  de  tous  les  points  de 


(I)  The  Lamp,  i5  décembre   1919,  p.  660  (Society  of  the  Atonement,  Graymoor, 
Garrison,  New-York). 


^6o  ÉCHOS  d'orient 


l'horizon;  on  compte  notamment  sur  une  forte  participation  des  protestants 
anglais,  américains,  bohémiens;  les  Eglises  orthodoxes  d'Orient  seront  aussi 
représentées.  Comme  bien  vous  le  pensez,  il  y  aura  force  congratulations,  force 
discours,  force  résolutions;  et,  le  lendemain,  le  protestantisme  se  retrouvera 
aussi  divisé  que  la  veille.  Qu'on  le  veuille  ou  non,  l'unité  religieuse  ne  saurait 
avoir  d'autre  principe  générateur  que  l'autorité;  et  l'autorité  ne  se  rencontre 
que  dans  l'Eglise  catholique.  Il  y  a  là  un  point  de  doctrine  également  étayé  des 
évidences  de  la  raison  et  fortifié  des  confirmations  de  l'histoire. 

Les  catholiques  —  et  même,  parmi  les  dissidents,  ceux  que  nous 
appellerions  volontiers  «  pro-Romains  »,  du  nom  dont  se  désignent 
eux-mêmes  certains  anglicans  —  n'auront  point  de  feine  à  comprendre 
que  le  Saint-Siège  n'aille  pas  se  mêler  à  ces  palabres,  et  qu'il  estime 
beaucoup  mieux  servir  la  cause  de  l'unité  chrétienne  en  favorisant  des 
mouvements  de  prièresjcomme  celui  de  la  Société  américaine  de  l'Ex- 
piation, commencé  dans  l'anglicanisme  et  continué  dans  la  «  Cité  de 
la  lumière  et  de  la  paix  »  avec  la  bénédiction  du  Vicaire  de  Jésus-Christ. 

G.  RiEUTORT. 


CHRONIQUE 


L'élection  des  évêques  dans  l'Eglise  melkite  catholique. 

Le  nouveau  patriarche  de  l'Église  melkite  catholique,  Mg''  Dimitrios 
Cadi,  a  adressé  pour  les  fêtes  de  Pâques,  au  clergé  et  aux  fidèles  de 
son  patriarcat,  un  mandement  sur  l'élection  des  évêques. 

Avant  d'entreprendre  l'étude  de  ce  document  précieux  pour  la  disci- 
pline de  l'Eglise  orientale,  nous  croyons  bon  de  faire  connaître  le 
système  électoral  qui  a  été  jusqu'ici  en  usage  dans  l'Église  melkite 
catholique. 

A  la  mort  d'un  évêque,  le  patriarche  désigne  un  vicaire  capitulaire 
qui  administre  le  diocèse  pendant  la  vacance  du  siège;  puis  il  propose 
au  corps  épiscopal  trois  candidats  choisis  dans  le  clergé  séculier  et 
régulier,  de  telle  sorte  que  l'un  au  moins  des  trois  soit  agréé  par 
l'éparchie  vacante.  Quand  la  majorité  absolue  des  évêques  est  acquise 
aux  candidats  proposés,  le  patriarche  adresse  au  clergé  et  aux  fidèles 
de  l'éparchie  un  mandement  où  il  les  invite  à  choisir  celui  qui'  leur 
agrée.  A  cet  effet,  on  nomme  généralement  deux  prêtres  qui  parcourent 
les  différentes  localités  du  diocèse  pour  recueillir  les  suffrages  des 
fidèles.  Il  arrive  assez  souvent  qu'une  véritable  campagne  électorale 
s'engage  en  faveur  de  l'un  ou  l'autre  des  candidats.  Celui  qui  obtient 
la  majorité  est  sacré  évêque  du  siège  vacant. 

On  le  voit,  le  rôle  des  laïques  est  prépondérant  dans  les  élections 
épiscopales.  Ils  ont  le  dernier  mot  dans  cet  acte  qui  est  de  la  compé- 
tence de  l'autorité  ecclésiastique  et  qui  touche  aux  intérêts  les  plus 
sacrés  de  l'Église. 

C'est  pourquoi  le  nouveau  patriarche  a  voulu,  dès  la  première  année 
de  son  ministère,  assurer  le  choix  de  bons  évêques  et,  afin  d'y  par- 
venir, soustraire  leur  élection  à  l'ingérence  des  laïques.  La  chose  était 
d'autant  plus  urgente  qu'il  y  avait  à  pourvoir  plusieurs  sièges  vacants  : 
ceux  de  Tyr,  d'Alep,  de  Beyrouth  et  de  Sidon.  Pour  les  deux  premiers, 
il  n'y  eut  pas  de  difficultés.  A  Alep,  par  une  exception  heureuse  à  la 
coutume  générale,  l'élection  de  l'évêque  appartient  au  seul  clergé. 
A  Tyr,  il  y  avait  unanimité  parfaite  sur  la  candidature  du  P.  Joseph 
Sayeg,  supérieur  de  la  Congrégation  des  Paulistes. 

11  n'en  fut  pas  de  même  des  deux  autres  diocèses,  où  les  intrigues 
et  les  machinations  furent  si  scandaleuses  que  le  patriarche  dut  refuser 


362  ÉCHOS    d'orient 


les  candidats  désignés  par  le  peuple,  et  faire  choix  de  sujets  relégués 
dans  l'oubli. 

Quand  S.  B.  M&r  Cadi  lança  son  mandement,  il  venait  de  sacrer 
révêque  de  Sidon,  Ms^  Athanase  Koriaty,  et  il  se  disposait  à  donner 
un  pasteur  à  l'éparchie  de  Beyrouth. 

Le  mandement  patriarcal.  —  Dans  sa  lettre  pastorale,  le  chef  de  l'Église 
melkite  catholique  commence  par  développer  les  principes  théologiques 
de  la  Constitution  de  l'Église  : 

Notre-Seigneur  Jésus-Christ  a  établi  l'Église  pour  continuer  dans  le  monde  et 
jusqu'à  la  fin  des  temps  sa  mission  divine,  qui  est  de  procurer  le  salut  éternel 
des  âmes,  et  ainsi  de  promouvoir  la  gloire  de  Dieu.  D'où  il  suit  que  l'Église,  en 
considération  de  sa  fin,  est  une  société  religieuse,  spirituelle  et  surnaturelle.  Or, 
Jésus-Christ,  avant  de  monter  au  ciel,  confia  celte  mission  à  ses  apôtres.  Pour 
qu'ils  pussent  la  remplir,  il  leur  conféra  sa  puissance.  «  Tout  pouvoir  m'a  été 
donné  au  ciel  et  sur  la  terre...  Allez,  enseignez  toutes  les  nations.  » 

Cependant,  cette  mission  et  cette  puissance  ne  concernaient  pas  les  apôtres 
seuls;  elle  devait  passer  à  leurs  successeurs,  car  cette  mission  et  cette  puissance 
leur  ont  été  données  pour  le  bien  du  monde  entier  et  des  peuples  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  lieux.  Tous,  en  effet,  doivent  être  sauvés  par  Jésus-Christ 
et  par  les  moyens  qu'il  a  établis,  Jésus-Christ  a  donc  choisi  les  apôtres  et  leurs 
successeurs,  les  évéques,  pour  gouverner  l'Église. 

Dans  notre  Orient,  beaucoup  de  gens  croient  sincèrement  que  l'évêque  est  le 
mandataire  du  peuple.  C'est  là  une  grave  erreur.  Les  fidèles  ne  peuvent  leur 
conférer  un  pouvoir  qu'ils  n'ont  pas.  Ce  pouvoir  divin  procède  de  Jésus-Christ 
lui-même,  qui  a  fondé  l'Église,  fixé  sa  fin,  déterminé  les  moyens  d'action  et 
choisi  ses  fondés  de  pouvoir. 

La  doctrine  qui  enseigne  que  l'élu  du  peuple  obtient  un  pouvoir  divin  est 
une  doctrine  condamnée  par  l'Église  catholique.  Quiconque  la  soutient  n'est 
pas  catholique  et  n'a  pas  le  droit  de  parler  au  nom  des  catholiques.  Il  ne  faut 
pas  confondre  l'Église,  institution  divine,  avec  les  sociétés  établies  par  les 
hommes  pour  des  fins  humaines.  Dans  celles-ci  souvent  le  pouvoir  va  de  bas  en 
haut...  Dans  l'Église,  le  pouvoir  vient  d'en  haut,  de  Dieu  lui-même. 

Après  avoir  ainsi  posé  les  principes  immuables  de  la  Constitution 
divine  de  l'Église  et  fait  nettement  ressortir  que  les  apôtres  et  les 
évêques,  leurs  successeurs,  tiennent  leur  autorité  de  Jésus-Christ, 
S.  B,  N[g^  Dimitrios  passe  au  point  qui  fait  le  principal  objet  de  son 
mandement,  l'élection  des  évêques. 

A  qui  revient  de  droit  cette  élection?  Est-il  de  la  compétence  du 
peuple  de  s'en  mêler? 

Pratiquement,  dit  le  patriarche,  nous  voyons  les  apôtres  établir  des  évêques 
dans  différentes  villes  sans  le  concours  du  peuple.  Mais  la,  façon  d'élire  les 
évêques  a  varié  dans  la  suite  des  âges.  Le  mode  le  plus  répandu,  au  témoignage 
de  saint  Cyprien,  était  le  suivant.  A  la  vacance  d'un  siège  épiscopal,  les  évêques 


CHRONIQUE  365 


de  la  province  se  réunissaient  et  procédaient  à  l'élection,  en  présence  du  peuple 
qui  connaît,  dit-il,  parfaitement  la  vie  de  chacun  par  les  actes  dont  il  a  été 
témoin.  Le  peuple  était  donc  simple  témoin.  D'autres  fois,  le  clergé  et  le  peuple 
émettaient  un  véritable  suffrage,  mais  ce  suffrage  demeurait  subordonné  à  la 
décision  du  métropolitain  et  des  évêques  de  la  province. 

Tel  a  été  l'usage  pendant  les  quatre  premiers  siècles  de  l'Église. 
Quelquefois  l'on  obligea  le  peuple  à  choisir  l'un  des  trois  sujets  qu'on 
lui  proposait.  Au  vi^  siècle,  l'empereur  Justinien  déféra  les  élections 
aux  personnages  les  plus  considérables  de  la  ville  épiscopale,  à  l'exclusion 
du  peuple  (i). 

Assurément,  poursuit  le  patriarche,  cette  antique  discipline  offrait  de  grands 
avantages.  Le  triple  concours  des  fidèles,  du  clergé  et  des  évêques  empêchait  le 
choix  de  tomber  sur  une  personne  indigne  et  assurait  au  titulaire  du  siège 
l'amour  de  ses  administrés  et  de  ses  collègues  dans  l'épiscopat. 

Mais,  si  ce  système  avait  des  avantages,  il  avait  aussi  de  très  graves  incon- 
vénients que  seule  la  foi  fervente  des  premiers  chrétiens  pouvait  écarter. 

Le  patriarche  signale  ces  graves  inconvénients  et  les  abus  qu'un  tel 
système  crée,  surtout  de  nos  jours  : 

Quand  le  nombre  des  fidèles  se  fut  accru,  leur  suffrage  ne  pouvait  plus  se 
donner  avec  la  même  connaissance  de  cause,  car,  pour  apprécier  le  mérite  d'un 
homme,  il  faut  le  connaître.  Te  fréquenter  avant  de  le  juger  digne  ou  indigne. 

Donc,  plus  le  nombre  des  fidèles  augmentait,  plus  il  devenait  diffi- 
cile, quelquefois  même  impossible,  de  juger  en  parfaite  connaissance 
de  cause.  C'est  là  un  premier  inconvénient. 

Un  second,  qui  est  encore  plus  grave,  c'est  qu'à  mesure  que  diminuait  la  ferveur 
première,  à  mesure  aussi  augmentaient  les  considérations  humaines  et  les  vues 
intéressées,  l'esprit  de  parti.  Aussi,  dès  le  iv*  siècle,  saint  Grégoire  de  Nazianze 
déplorait-il  déjà  les  troubles  et  les  désordres  auxquels  donnaient  lieu  les  élections 
épiscopales. 

Depuis  l'époque  de  ce  saint  docteur,  la  situation  est  loin  de  s'être  améliorée. 
De  nos  jours,  nous  voyons  des  gens  qui  n'ont  de  catholique  que  le  nom  se 
mêler  activement  des  élections  épiscopales.  Bien  plus,  des  gens  qui  ne  partagent 
même  pas  notre  croyance  prennent  fait  et  cause  pour  tel  candidat.  Ces  partis  se 
forment  non  point  pour  défendre  les  droits  et  la  liberté  de  l'Église,  mais  dans 
un  but  purement  humain,  pour  faire  triompher  telle  ou  telle  influence  où  l'Église 
n'est  pour  rien.  Souvent,  le  but  réel,  qui  est  de  trouver  un  bon  et  saint  pasteur, 
passe  au  second  plan.  Il  est  même  complètement  oublié.  Ce  qui  est  considéré, 
ce  pour  quoi  on  lutte  avec  acharnement,  avec  passion,  c'est  de  voir  triompher 
tel  parti,  tel'le  influence,  tel  homme  politique.  La  gloire  de  Dieu,  le  salut  des 
âmes,  qui  seuls  sont  en  jeu,  on  n'y  songe  même  pas. 


(i)  Bergier,    Dictionnaire    théologique,  II,  p.  407-408. 


364  ÉCHOS    d'orient 


Après  avoir  donné  des  détails  éloquents  sur  les  intrigues  qui  se 
nouent  lors  des  élections  épiscopales,  le  patriarche  peut  affirmer 
nettement  : 

Dans  ces  conditions,  il  est  de  notre  devoir  pastoral  de  vous  déclarer  que  dans 
les  élections  épiscopales  le  vote  du  peuple  n'est  qu'un  bon  témoignage  en  faveur 
d'un  prêtre  instruit  et  vertueux.  Il  ne  crée  pas  un  droit.  Ce  droit  est  réservé  au 
patriarche  et  aux  évêques.  Seuls,  ils  sont  à  même  de  connaître  tous  les  prêtres 
et  de  faire  une  enquête  sérieuse  au  sujet  de  chacun.  Seuls,  ils  peuvent  juger  de 
la  doctrine  de  celui  qui  doit  devenir  pasteur  des  âmes  et  docteur  de  l'Église. 
Enfin,  les  évêques,  qui  ont  consacré  leur  vie  au  service  de  Dieu  et  de  l'Église, 
sont  à  même  de  choisir  le  prêtre  le  plus  digne. 

A  l'appui  de  sa  thèse,  Më^  Diniitrios  cite  l'exemple  de  l'Eglise  uni- 
verselle, qui  compte  près  de  trois  cents  millions  de  fidèles  avec  environ 
I  200  diocèses  où  nulle  part  les  laïques  ne  se  mêlent  des  élections 
ecclésiastiques. 

Puis  il  conclut  ainsi  : 

Confiant  dans  votre  foi,  nos  Très  Chers  Fils,  dans  votre  bon  sens,  dans  votre 
amour  de  la  paix,  de  l'union  et  de  la  concorde,  dans  votre  dévouement  à  l'Église, 
nous  sommes  assuré  que  notre  voix  paternelle  aura  un  puissant  écho  dans  vos 
coeurs.  Ainsi  nous  éviterons  à  notre  chère  nation  des  causes  de  conflit,  de  trouble, 
parfois  de  rancune  et  de  haine,  à  un  moment  où  l'union  des  cœurs  est  plus 
nécessaire  que  jamais. 

Telles  sont  les  grandes  lignes  de  ce  précieux  mandement  dans  lequel 
le  patriarche  d'Antioche  a  développé  une  doctrine  malheureusement 
bien  méconnue  des  fidèles  et  signalé  un  mal  si  funeste  à  l'Église. 

Quand  il  s'est  agi  du  siège  vacant  de  Sidon,  il  a  appliqué  la  théorie 
qu'il  avait  développée  dans  sa  lettre  pastorale.  Nous  aimons  à  espérer 
que  l'Église  melkite  catholique,  grâce  à  la  sage  administration  de 
M&r  Dimitrios  Cadi,  arrivera  à  s'émanciper  complètement  de  l'ingérence 
des  laïques  dans  l'élection  des  évêques  et  possédera  un  corps  épiscopal 
à  la  hauteur  de  sa  divine  mission.  Déjà  le  choix  heureux  des  évêques 
de  Tyr,  de  Sidon  et  du  vicaire  patriarcal  d'Egypte  nous  est  de  bon 
augure  pour  motiver  nos  espérances. 

Damas,  6  mai  1920. 

Th.  Koury. 


BIBLIOGRAPHIE 


Bibliographie  hellénique  ou  description  raisonnée  des  ouvrages  publiés  par  des 
Grecs  au  xviii'  siècle,  par  Emile  Legrand.  Œuvre  posthume  complétée  et  publiée 
par  M"  Louis  Petit,  archevêque  d'Athènes,  et  Hubert  Pernot,  chargé  de  cours  à  la 
Sorbonne.  T.  I",  Paris,  librairie  Garnier,  1918,  in-8%  viii-564  pages,  avec  6  illustrations 
hors  texte.  Prix:  25  francs. 

C'est  à  la  guerre  qu'il  faut  s'en  prendre  du  retard  apporté  à  l'impression 
d'abord,  puis  à  la  mise  en  vente  de  ce  nouveau  volume  de  U  Bibliographie 
hellénique.  Emile  Legrand  étant  mort  avant  d'avoir  pu  achever  l'œuvre  consi- 
dérable dont  les  précédents  volumes  attestent  la  grandeur  et  l'utilité,  deux 
savants  hellénistes,  ses  amis,  se  sont  chargés  de  la  continuation  :  Mb""  Louis 
Petit,  archevêque  latin  d'Athènes,  et  M.  Hubert  Pernot,  chargé  de  cours  à  la 
Sorbonne.  Et  voici  le  tome  I"  de  la  Bibliographie  hellénique  du  xviii®  siècle, 
qui  est  ainsi  l'œuvre  commune  d'Emile  Legrand,  de  M»'  Petit  et  de  M.  Pernot. 
La  part  de  chacun  est  présentée  d'une  manière  générale  dans  les  lignes  suivantes 
de  la  préface:  «  Le  manuscrit  de  la  Bibliographie  hellénique  du  xvm''  siècle, 
laissé  par  Emile  Legrand,  comprenait,  pour  les  soixante  années  qu'embrasse  ce 
premier  volume,  3i3  numéros,  préparés  en  vue  d'une  prochaine  impression.  Ce 
manuscrit,  cependant,  n'était  pas  complet,  et  notre  premier  soin  a  été  d'utiliser 
quelques  notes  trouvées  dans  les  papiers  de  l'auteur,  ainsi  qu'une  soixantaine 
de  descriptions,  non  encore  mises  au  point  par  lui  et  provenant  à  peu  près 
toutes,  soit  de  la  bibliothèque  de  Saint-Marc,  soit  du  monastère  de  Roussico. 
Mais  il  nous  apparut  bientôt  que  de  nouvelles  recherches  pouvaient  être  entre- 
prises, principalement  dans  les  bibliothèques  éloignées.  M«'  Petit,  alors  direc- 
teur de  l'Ecole  de  l'Assomption  à  Cadi-Keuï  et  qui  avait  déjà  parcouru  le  mont 
Athos  en  1901,  y  revint  en  igoS  et  s'y  livra  à  une  exploration  bibliographique, 
en  compagnie  du  R.  P.  Pargoire.  Trois  ans  plus  tard,  M.  Pernot,  grâce  à  une 
mission  du  ministère  de  l'Instruction  publique,  visita  dans  le  même  but  diffé- 
rentes parties  de  la  Grèce  et  les  villes  de  Smyrne  et  de  Trieste.  Le  lecteur  pourra 
voir,  par  les  références  qui  suivent  nos  descriptions,  quelles  bibliothèques 
exactement  nous  ont  fourni  nos  matériaux.  Un  astérisque,  à  droite  du  numéro 
d'ordre  marque  nos  additions  à  l'œuvre  de  Legrand.  Lorsqu'il  nous  a  été  néces- 
saire d'insérer  quelques  lignes  dans  la  rédaction  faite  par  lui,  celles-ci  ont  été 
placées  entre  crochets.  » 

Un  ouvrage  de  ce  genre  défie  évidemment  tout  compte  rendu.  Je  voudrais 
cependant  essayer  de  faire  saisir  qu'il  n'intéresse  pas  seulement  les  bibliophiles, 
mais  aussi  tout  esprit  cultivé  que  ne  saurait  laisser  indifférent  l'histoire  de  la 
langue  et  de  la  littérature  néohelléniques.  Je  me  bornerai,  pour  cela,  à  quelques 
rapides  signalements. 

Il  y  a  de  tout,  on  le  devine,  dans  cette  «description  raisonnée  »  des  ouvrages 
publiés  par  des  Grecs  au  xvni*  siècle  :  théologie,  piété,  rtiorale,  controverse,  his- 
toire, géographie,  sciences  physiques  et  naturelles,  médecine,  lexicologie,  gram- 
maire, prose  et  poésie.  L'ordre  adopté  étant  uniquement  l'ordre  chronologique 
par  années  de  publication,  ces  multiples  sujets  se  trouvent  entremêlés  dans 
une  constante  bigarrure,  qui  parfois  ne  manque  pas  de  piquant.  Cette  nomen- 
clature de  titres,  avec  les  extraits  qui  souvent  les  accompagnent,  constitue  en 
réalité  mieux  qu'une  série  de  fiches  à  l'usage  des  travailleurs  érudits  :  c'est 
l'évocation  de  tout  un  passé  de  vie  intellectuelle,  de  préoccupations  morales  et, 
par  le  fait  même,  des  rapprochements  les  plus  suggestifs  avec  le  présent  de  la 


}66  ÉCHOS  d'orient 


race  hellène.  Voici,  par  exemple,  ce  simple  titre,  mentionné  à  l'année  1708  (n°  46)  : 
Boffxbç  Xoytxwv  TrpoêaTwv...  =^  Le  pasteur  des  brebis  spirituelles  ou  Du  devoir  qui 
incombe  au  pasteur  spirituel  et  Comment  il  doit  gouverner  le  troupeau  spiri- 
tuel qui  lui  a  été  confié  (Venise,  1708,  in- 12,  336  pages).  Nul  ne  peut  s'intéresser 
à  l'état  actuel  de  la  Grèce  et  à  la  situation  du  clergé  sans  éprouver  du  même 
coup  une  véritable  sympathie  pour  cet  ouvrage  de  Méthode  Anthracite.  Les 
âmes  chrétiennes,  finalement  soucieuses  de  toutes  les  glorifications  littéraires 
de  la  Sainte  Vierge,  auront  plaisir  à  connaître  (n°  47)  le  contenu  d'un  charmant 
recueil  de  poésies  en  grec  ancien  et  moderne,  en  latin  et  en  italien,  publié  à  Venise 
en  1708  par  les  élèves  de  l'Athénien  Jean  Patousas,  sous  un  titre  grec  dont  je 
traduis  les  premières  lignes  :  Fleurs  de  piété  effeuillées  sur  la  glorieuse  Assomp- 
tion de  la  Mère  de  Dieu...  Je  signale  seulement  pour  mémoire  l'abondance  des 
Acolouthies  ou  Offices  liturgiques,  dont  les  nombreuses  éditions  forment,  on  le 
sait,  toute  une  petite  région  dans  la  bibliothèque  des  publications  helléniques. 
Puis,  en  tournant  hâtivement  les  pages,  je  note,  en  matière  d'histoire  ecclésias- 
tique, de  controverse  ou  de  vie  chrétienne,  les  ouvrages  ci-après,  dont  le  simple 
énoncé  est  déjà  suggestif  :  n°  102,  Lacrymœ  et  suspiria  Ecclesiœ  grœcœ  : 
Londres,  i7i5,très  rare;  n°233.  Sacra  tubafidei,  apostolicœ,  sanctœ,  œcumenicœ 
ac  orthodoxœ  grœcanœ  Orientalis  Ecclesiœ  Christi,  in  usum  multorum  eruii- 
tissimorum  varii  ordinis  ac  dignitatis  in  Europa  degentium  virorum,  qui  peni- 
tiorem  de  nostra  religione  notitiam  sibi  impertiri  desiderarunt;  nec  minus 
in  emolumentum  ac  spirituale  lucrum  tam  nostrœ  grœcanœ  Ecclesiœ  quam 
cœterorum  christianorum  in  lucem  édita  a  Theocleto  Polyide...  (Stockhol:r, 
1736);  n°  290,  un  petit  volume  grec  dont  le  titre  se  traduit  ainsi  :  Méditations 
chrétiennes  et  avis  spirituels,  composés  en  langue  simple,  pour  chaque  chrétien 
qui  désire  connaître  son  état  de  vie  chrétienne  et  la  vérité  évangélique  {V^n'iSQ, 
1742,  réédité  en  1761,  n°  401);  n"  292,  'O  ■k'/z-jij.xx'.y.o;  5i5aTy.oy.Evo:...  et  'O  |j.£Tavo(T)v 
6tôa(7y.ô|j.£vo;  =  Le  confesseur  instruit,  à  qui  l'on  montre  la  manière  d'adminis- 
trer avec  fruit  le  sacrement  de  Pénitence,  et  Le  pénitent  instruit,  traductions 
faites  sur  l'italien  par  Emmanuel  Rhomanitis.  Venise,  1742  (Voir  aussi  n°  160); 
n°  338,  petit  in-8°  de  339  pages,  grec  vulgaire  imprimé  en  caractères  latins  (grec 
dit  de  Chio)  avec  ce  titre  dont  je  transcris  exactement  la  graphie:  Anapausis 
tis  cardhias  is  to  ajion  thelima  tu  theii  para  tu  Patros  7 homà  Stanisiau  Velasti 
tis  tu  Jesii  sindrofias.  Dhascalia  malista  sinathristneni  ec  tu  Pateros  Alfonsu 
Rodrigue^  tis  autis  sindrofias.  Is  ofelian  mericà  ton  Chiotôn...  (Rome,  1746). 
Le  même  P.  Thomas-Stanislas  Vélastis,  Jésuite  de  Chio,  est  l'auteur  de  plusieurs 
autres  ouvrages,  dont  un  (n°  434)  a  toute  une  histoire:  Didascalia  christianiki 
na  lejete  apô  ta  Jesuitomathitopula  is  ti  Chio;  prosevki  tachini  ke  aie  tines 
Evlavie.  En  Zanclifi  1754;  ce  qui  veut  dire:  Doctrine  chrétienne  à  l'usage 
des  élèves  des  Jésuites  de  Chio,  prière  du  matin  et  autres  formules  pieuses.  La 
Bibliographie  hellénique  consacre  à  ce  volume  «  de  la  plus  insigne  rareté  » 
cinq  pages  de  notes  et  d'extraits  (p.  427-431)  qui  sont  parmi  les  plus  curieuses. 
On  en  aura  une  idée  par  ces  lignes  qu'avait  écrites  d'Ansse  de  Villoison  sur 
l'exemplaire  qu'il  possédait  :  «  Ce  petit  livre  est  un  catéchisme  en  grec  vulgaire 
que  les  Jésuites  ont  fait  pour  les  Grecs  catholiques  de  l'île  de  Chio.  Les  Capucins 
l'attaquèrent  comme  contenant  des  hérésies.  Ils  députèrent  un  de  leurs  Pères 
à  Rome  pour  le  faire  condamner.  Et,  à  Paris,  M.  de  Beaumont  obtint  qu'on  lui 
remettrait  tous  les  exemplaires  qu'on  avait  apportés  du  Levant,  pour  assoupir 
cette  affaire  et  empêcher  le  Parlement  d'en  prendre  connaissance,  et  fit  faire 
à  ses  frais  une  édition  corrigée.  Cet  exemplaire  est  échappé  aux  recherches  de 
l'archevêque,  et  il  est  peut-être  unique  en  France.  » 

Unique  en  son  genre  est  aussi  l'ouvrage  d'un  aventurier  italien,  Lombardi  : 
'II  à).r,6£ta  xpi-r,;...  =  La  vérité  Juge  touchant  les  grandes  différences  des  quatre 


BIBLrOGRAPHrE  367 


cultes  chrétiens  :  grecs,  papistes,  calvinistes  et  luthériens.  Voici  en  quels  termes 
en  parle  le  voyageur  anglais  Richard  Chandler,  qui  avait  connu  Lombardi 
à  Athènes  en  1765  :  «  Voulant  passer  pour  prosélyte  de  la  communion  grecque, 
il  avait  écrit  en  italien  un  livre  intitulé  :  «  La  vérité  juge,  par  le  Père  Bentzoni, 
Jésuite  et  converti  à  la  véritable  Eglise,  l'Eglise  d'Orient.  »  Une  traduction  de 
cet  ouvrage  en  grec  vulgaire,  avec  des  figures  burlesques,  en  taille-douce,  fut 
imprimée  à  Johannina,  ville  d'Epire,  et  répandue  en  Turquie.  Le  fiel  de  cette 
satire  contre  le  christianisme  était  si  bien  couvert,  que  l'auteur  fut,  pendant 
quelque  temps,  regardé  comme  un  digne  défenseur  de  l'orthodoxie  des  Grecs... 
Il  avait  été  mis  en  prison  à  Athènes...  Ce  traitement,  quoique  bien  mérité, 
l'avait  rendu  furieux,  et  son  plus  grand  plaisir  était  la  vengeance...  »  A  parcourir 
les  douzes  pages  (p.  SSy-Sgg)  consacrées  par  la  Bibliographie  hellénique  à  ce 
numéio  897,  le  lecteur  gagnera  de  connaître  non  seulement  un  livre  rare,  mais 
encore  un  cas,  heureusement  assez  rare  aussi,  de  déséquilibre  mental  sectai- 
rement  associé  à  une  psychologie  religieuse  plus  que  douteuse. 

En  matière  de  controverse  plus  sérieuse,  à  côté  d'un  bon  nombre  d'ouvrages 
de  doctrine  solide  comme  ceux  de  Louis  Andruzzi  (p.  40,  81,  116,  i3i,  164,  168, 
187,  23Ô,  237,  3oo)  et  de  beaucoup  d'autres,  le  lecteur  trouvera  encore  à  s'égayer 
au  passage  de  certains  titres,  tel  celui-ci  (n'*5oi):  BtpXtov  xaXoûixsvov  fp&z  -rwv  èv 
(TxôTE'....  =  «Livre  appelé  Lumière  dans  les  ténèbres,  où  sontcontenus  les  témoi- 
gnages et  les  preuves  des  saints  Pères  que  seul  le  baptérfie  divinement  donné 
aux  apôtres  efface  les  péchés,  mais  que  l'aspersion  ou  infusion  puante  et  salée, 
sataniquement  inventée  par  les  Latins  (tô  8à  o-aravtxw;  ÈTTtvoviôèv  toTç  Xa-cc'voïc  ô^wSeç 
•/.al  ri).!(Tîj.évov  pdcvTi'TjjLaxal  f,  èTct'x'JTt;)  non  seulement  ne  purifie  pas,  mais  au  con- 
traire  souille  celui  qui  est  aspergé,  comme  étant  étranger  à  l'évangélique  et 
apostolique  tradition.  Composé  par  un  moine  pieux,  véritable  enfant  de  l'Eglise 
orientale,  jtjowr  la  conversion  des  Latins  hérétiques  et  pour  l'utilité  des  chrétiens 
orthodoxes.  Edité  pour  la  première  fois,  1757.  »  On  se  prend  à  regretter  que 
pareillivre  soit  «  de  la  plus  extraordinaire  rareté  »  (p.  471)  :  tant  la  lecture  est  sup- 
posée alléchante  après  un  si  expressif  frontispice! 

Je  m'en  voudrais  cependant  de  ne  point  noter  une  importante  catégorie  d'ou- 
vrages bien  différents  de  celui-là  et  qui  offrent  un  intérêt  d'utilité  pratique  fort 
supérieure  l'intérêt  de  curiosité  psychologique  présenté  par  «  La  Lumière  de  ceux 
qui  sont  dans  les  ténèbres  ».  Les  hellénistes,  amateurs  de  livres  grecs  de  piété 
ou  de  spiritualité,  glaneront  aisément  à  travers  la  Bibliographie  hellénique  une 
jolie  gerbe.  Signalons-leur,  entre  autres,  le  numéro  121  S-rôxaffeç  wçeî^iîAWTaTaK;... 
=  Méditations  très  utiles  pour  acquérir  la  crainte  de  Dieu,  distribuées  sur 
chaque  four  de  la  semaine,  avec  une  autre  sur  la  confession.  Recueillies  et 
corrigées  par  les  soins  de  Pierre  Casif7ïatis.  Venise,  17 18;  le  numéro  356,  un 
recujil,grec  de  *  Commentaires  pieux  du  très  édifiant  et  admirable  livre  dit  de 
l'Imitation  de  Jésus-Christ  »;  un  grand  nombre  de  sermonnaires,  etc.  En  matière 
d'apologétique  et  d'apostolat,  on  remarquera,  dans  l'abondance  des  monogra- 
phies plus  ou  moins  spéciales,  l'ouvrage  plus  général  du  Jésuite  Jean-André 
Tipaldi  :  La  guida  alla  vera  Chiesa  di  Gesù  Cristo  proposta  principalmente  a' 
seguaci  di  Fo\io,  3  volumes  in-8°,  Rome,  1762,  1754,  1767;  en  tête  de  la  seconde 
partie,  on  trouve  une  approbation  du  P.  Balsarini,  Provincial  des  Dominicains  de 
Grèce,  qui  présente  l'auteur  comme  «  très  digne  neveu  du  célèbre  et  jamais  assez 
loué  Mê^""  Mélétios  Typaldos,  archevêque  et  primat  de  Philadelphie,  président 
des  Grecs  de  Venise,  homme  très  connu  de  tout  l'Orient  et  de  l'Occident  pour 
la  pureté  de  sa  doctrine,  pour  la  sainteté  de  ses  moeurs,  pour  le  zèle  de  la  foi 
catholique  contre  le  schisme  et,  pour  ce  motif,  tenu  en  grande  estime  par  le 
Souverain  Pontife  Clément  XI  »  (p.  411), 

Dans  l'histoire  de  la  langue  néo-grecque,  la  littérature  spirituelle  et  ascétique 


368  ÉCHOS  d'orient 


a  une  très  large  place,  et  aussi  —  c'est  un  fait  —  l'activité  des  missionnaires. 
Pour  l'étude  de  cet  idiome  néo-grec,  que  Jean-Michel  Lang,  en  1708,  intitulait 
Philologia  barbaro-grœca  (n°  48,  pp.  62-64),  la  Bibliographie  fournit  de  fort 
instructives  indications.  Notons  les  travaux  lexicologiques  et  grammaticaux  des 
Capucins  français  Alexis  de  Sommevoir  et  Thomas  de  Paris  (n°*  67  et  58);  ce 
dernier  composa  une  Nouvelle  Méthode  pour  apprendre  les  principes  de  la 
langue  grecque  vulgaire,  divisée  et  partagée  en  xii  heures  (Paris,  1709),  et  l'on 
aura  une  très  intéressante  idée  de  son  grec  dans  l'avant-propos  au  lecteur  Eî? 
Tov  (pi>>avaYvwiTTr,v  que  Teptoduitla  Bibliographie.  En  1732,  un  autre  missionnaire, 
le  Franciscain  espagnol  Pierre  Mercado,  publie  à  son  tour,  pour  la  mission  de 
Chypre,  grammaire  et  lexique  du  grec  vulgaire  sous  un  titre  gréco-latin  Nea 
'EyxuxXoTiatSca.  Nova  Encyclopcedia  missionis  apostolicœ  in  regno  Cypri,  seu 
Institutiones  linguœ  grœcœ-vulgaris,  cum  aliquibus  additamentis  apprime 
necessariis,  ad  vernaculam  Grœcorum  facilius  addiscendam  pro  majori  aposto- 
licœ missionis  co??îmorfo  (n°  242).  Encyclopédie  encore,  mais  d'un  genre  un  peu 
différent,  les  deux  volumes  que  l'Athénien  Jean  Patousas  publie  à  Venise,  en 
1740,  avec  ce  titre  bigarré:  'Eyx-jxXoTraiSsia  çtXoXoyty.r,  et  locuples  omnis  generis 
grœcorum  auctorum  delectus,  usui  adolescentium  stXsX/.Yivtxwv  qui  librorum 
copia  non  abundant.  Voir  aussi  n°  64.  Signalons  encore  plusieurs  dissertations 
théoriques  du  Jésuite  Vélastis  et,  comme  type  d'application  des  principes  philo- 
logiques, son  poème  «  sur  la  colère  »  en  grec  de  Chio  (n°  356,  avec  extraits, 
p.  351-354).  Terminons  enfin  par  le  signalement  d'intéressantes  éditions  tui-eo- 
grecques,  ou  turques  en  caractères  grecs,  à  l'usage  des  Grecs  d'Asie  Mineure  :  ce 
sont  en  général  des  ouvrages  de  piété,  d'instruction  chrétienne,  d'édification,  tels 
les  «  Domini.ales  »  ou  le  «  Salut  des  pécheurs  »  d'Agapios  Landos  (n°*  493-495) 
ou  d'autres  recueils  analogues  (n°^  3o2,  419,  421,  422). 

Un  excellent  Index  alphabétique  et  une  Table  chronologique  facilitent  aux 
travailleurs  l'utilisation  de  cet  incomparable  répertoire.  Les  auteurs  s'excusent 
dans  la  Préface  —  et  l'on  serait  mal  venu  à  ne  pas  accepter  leurs  raisons  —  de 
différer,  jusqu'à  l'achèvement  complet  de  la  Bibliographie  hellénique,  la  rédac- 
tion de  tables  méthodiques  des  matières.  Sorti  des  presses  de  la  maison  Protai, 
le  volume  est  d'une  correction  typographique  quasi  impeccable;  les  éminents 
auteurs  seront  d'ailleurs  les  premiers  à  apporter  à  leur  ouvrage  les  améliorations 
éventuelles.  Nous  ne  noterons  que  deux  ou  trois  détails  de  minime  importance  : 
Cadi-Keuï,  dont  on  signale  à  maintes  reprises  la  bibliothèque  assomptioniste, 
est  écrit  tantôt  avec  tréma  sur  l'i  (p.  227,  340,  347,  35o,  451),  tantôt  sans  tréma 
(p.  19,  26,  25o,  3oi,  357,  399,  401,  438,  484,  etc.).  De  même,  on  trouve  tantôt 
Miniatis  (p.  162,  414),  tantôt  Mignati  (p.  149,  269,  547,  etc.);  cette  dernière 
orthographe  est  toute  naturelle  assurément  pour  les  textes  italiens  concernant 
ce  personnage;  mais  la  forme  Miniatis  serait  plus  exacte  pour  la  transcription 
du  grec,  où  cependant  la  Bibliographie  écrit  le  plus  souvent  Mignati;  en  tout  cas, 
et  malgré  la  présence  des  deux  formes  à  l'Index  alphabétique,  il  conviendrait 
d'adopter  une  orthographe  uniforme.  A  la  liste  des  errata  il  faut  ajouter  ceci  : 
Page  36i,  en  note,  lire  1747,  au  lieu  de  1847.  Ajoutons  enfin,  puisqu'elle  est 
intéressante  dans  sa  brièveté,  la  table  des  illustrations  :  Emblème  de  l'Académie 
des  Illesi,  p.  61;  Nicolas  Calliakis,  p.  iio;  le  patriarche  Dosithée,  p.  122; 
Chrysanthe  Notaras,  p.  i38;  Théoclet  Polyidis,  p.  252;  Athanase  Dorostamos, 
p.  262;  Marc-Antoine  Cazzaiti,  p.  270. 

Tous  les  vrais  amis  de  l'hellénisme  doivent  souhaiter  que  la  crise  typogra- 
phique actuelle  ne  retarde  pas  trop,  en  se  prolongeant,  la  publication  du 
tome  II  de  la  Bibliographie  hellénique  du  xviii'  siècle,  que  M^  Petit  et 
M.  Pernot  tiennent  prêt  depuis  longtemps. 


S.  Salavili.e. 


BIBLIOGRAPHIE  369 


Vniversitatum  et  eminentiiim  scholarum  Index  generalis,  Annuaire  général  des  Uni- 
versités, publié  sous  la  direction  de  R.  de  Montessus  de  Ballore,  docteur  es  sciences, 
professeur  à  l'Université  catholique  de  Lille,  professeur  libre  à  la  Faculté  des 
sciences  de  Paris.  Avec  l'encouragement  du  ministre  de  l'Instruction  publique. 
Année  1919-  Paris,  Gauthier-Villars  et  G",  éditeurs,  1919,  in-i6  double-couronne, 
768  pages.  Prix:  18  francs. 

Voici  un  volume  dont  le  titre  suffit  à  indiquer  la  grande  utilité.  C'est  l'ins- 
trument du  travail  commun,  la.  source  de  documentation  habituelle,  nécessaire 
au  savant  comme  à  l'industriel  pour  ne  pas  rester  dans  un  funeste  isolement. 
Cet  Index  général  des  Universités  et  des  grandes  écoles  est  destiné,  nous  dit-on, 
à  renseigner:  1°  les  professeurs  de  toutes  écoles  ou  nationalités  à  la  recherche 
de  renseignements  corporatifs;  2°  les  étudiants  étrangers  désireux  de  suivre  les 
cours  des  établissements  français;  3°  les  libraires,  commerçants  et  industriels 
français  et  étrangers  désireux  d'entrer  en  relations  d'affaires  avec  les  membres 
de  l'enseignement  supérieur  du  monde  entier.  La  présente  première  édition 
contient  forcément  des  lacunes,  ayant  été  préparée  tt  même  imprimée  avant 
la  reprise  normale  des  relations  internationales.  Ces  lacunes  seront  comblées, 
les  aiinées  suivantes,  par  un  supplément  d'informations.  «  Ce  tome  liminaire 
contient  l'organisation  des  Facultés  et  Ecoles  d'enseignement  supérieur  des  pays 
alliés  et  associés  et  des  nations  autres  que  l'Allemagne,  l'Autriche-Hongrie,  la 
Bulgarie  et  la  Turquie,  avec  le  nom  de  chaque  professeur  et  l'indication  de  la 
matière  qu'il  enseigne.  »  Pratique  avant  tout,  comme  il  convient  à  un  recueil 
de  ce  genre,  l'Annuaire  renferme,  outre  une  bonne  table  des  matières,  un  très 
complet  Index  alphabétique  du  personnel  enseignant,  lequel  ne  compte  pas 
moins  de  iSi  pages  à  trois  colonnes.  Qu'il  y  ait  çà  et  là  quelques  fautes 
d'impression  à  tant  de  noms  propres,  nul  ne  s'en  étonnera:  relevons  seulement 
pour  la  Grèce,  Paradopoulos,  Paramichael,  etc.,  pour  Papadopoulos,  Papami- 
chael  (p.  3i6),  Theodhanopoulos  pour  Theophanopoulos  (p.  3i8).  A  signaler 
aussi,  pour  les  prochaines  éditions,  des  transcriptions  inexactes  :  telles  Propa- 
deutique  pour  Propédeutique  (p.  144),  et  des  solécismes  par  trop  flagrants  dans 
les  formules  latines  employées  pour  les  Universités  hollandaises  de  Leyde  et 
d'Utrecht  (p.  323-326). 

Dans  son  avant-propos,  le  directeur,  M.  R.  de  Montessus  de  Ballore,  attire 
à  bon  droit  l'attention  sur  une  liste  d'échanges  (p.  594-598)  où  sont  notées  les 
publications  envoyées  par  les  membres  du  corps  enseignant  à  la  Direction  de 
l'Annuaire,  «  en  vue  de  la  constitution  d'un  fonds  mis  à  la  disposition  des  tra- 
vailleurs selon  un  système  spécial  de  prêt  international  ». 

A  noter,  parmi  les  omissions  qui  seront  certainement  réparées  dans  l'édition 
suivante,  celle  de  l'Institut  pontifical  d'études  orientales  à  Rome. 

D.  Servière. 

J.  Demeuran.  Le  Droit  aanon  des  laïques,  d'après  le  nouveau  code.  Un  vol.  in-i6  raisin 
de  25 1  pages;  cartonné,  5  francs,  majoration  comprise;  franco,  5  fr.  25.  Paris, 
P.  Téqui,  1919. 

Nous  croyons  rendre"  service  à  un  grand  nombre  de  nos  lecteurs  en  leur 
signalant  ce  petit  livre  qui,  sous  un  modeste  tormat,  renferme  l'essentiel  des 
notions  de  droit  ecclésiastique  actuel.  On  sait  que,  conformément  aux  ordres 
de  Pie  X,  les  textes  épars  de  la  législation  ecclésiastique  ont  été  coordonnés  et 
réunis  dans  un  Code,  lequel  a  été  promulgué  solennellement  par  Benoît  XV  le  jour 
de  la  Pentecôte  1917.  Mais  le  Code  lui-même  n'est  pas  aisément  accessible,  en 
dehors  du  clergé  catholique,  aux  esprits  de  culture  moyenne  auquels  sa  con- 
naissance importe  cependant  beaucoup.  C'est  ce  qui  a  déterminé  M.  l'abbé 
J.  Demeuran,  docteur  en  droit  canonique,  à  publier  le  Droit  canon  des  laïques. 


370  ECHOS   D  ORIENT 


Voici  comment  l'éditeur  le  présente  au  public  :  «  Les  laïques  soucieux  de 
connaître  l'organisation  de  l'Eglise  et  l'ensemble  des  lois  qui  les  intéressent,  se 
souvenant  qu'au /or  externe  nul  n'est  présumé  ignorer  la  loi,  liront  avec  profit 
cet  ouvrage  spécialement  écrit  pour  eux  et  qui  emprunte  ses  divisions  au  Code 
canonique.  » 

Dans  le  livi-e  I,  l'auteur  précise  quelques  notions  élémentaires  fort  utiles  et 
expose  les  règles  générales  concernant  les  lois,  les  coutumes,  les  rescriis,  les 
privilèges  et  les  dispenses.  —  Le  livre  II  traite  des  personnes  qui  composent  la 
hiérarchie  de  l'Eglise  :  clercs,  religieux,  laïques,  et  présente,  dans  un  résumé 
très  complet,  ce  qui  regarde  le  Pape  et  la  Curie  romaine,  l'Episcopatet  le  Clergé 
diocésain,  l'Etat  religieux  et  l'entrée  en  religion,  les  associations  et  l'action  catho- 
lique. —  Le  livre  III  a  pour  objet  les  choses,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  touche  à  la 
pratique  extérieure  des  sacrements  et  des  sacramentaux,  aux  lieux  et  aux  temps 
sacrés,  au  culte  divin,  au  magistère  de  l'Eglise,  aux  écoles  et  aux  livres,  aux 
biens  ecclésiastiques.  Dès  lors,  on  comprend  que 'cette  partie  soit  un  peu  plus 
développée  que  les  autres.  —  Le  livre  IV,  des  procès,  fait  connaître  les  tribu- 
naux ecclésiastiques,  leur  compétence,  leurs  degrés  divers,  les  personnes  qui 
les  constituent  et  celles  qui  prennent  part  aux  procès.  En  outre,  l'auteur  illustre 
cette  question  plus  ignorée  du  public,  en  résumant  les  formalités  d'un  procès 
de  canonisation  et  d'un  procès  matrimonial.  —  Le  livre  V,  qui  traite  des  délits 
et  d(S  peines,  forme  ce  qu'on  peut  appeler  le  Code  pénal  de  l'Eglise.  Il  renferme 
les  censures  qu'encourent  les  laïques  coupables  de  certains  délits  déterminés. 

»  Cet  aperçu  montre  l'intérêt  de  l'ouvrage  pour  tous  ceux  sur  qui  s'étend  la 
juridiction  de  l'Eglise.  Composé  avec  méthode  et  précision,  ce  livre  leur  per- 
mettra d'avoir  une  religion  mieux  éclairée  et  un  catholicisme  plus  conscient. 

>>  L'auteur  a  voulu  que  la  lecture  en  fût  aisée  à  tous  égards.  Il  a,  dès  le  début, 
exposé  par  tableaux  le  plan  de  l'ouvrage  que  termine  une  table  alphabétique.  » 

Cet  excellent  résumé  de  la  législation  catholique,  uiiie  à  tous,  lésera  particu- 
lièrement à  ceux  de  nos  «  frères  séparés  »  qui  la  connaissent  si  mal  et  qui 
pourtant  désirent  souvent  la  mieux  connaître. 

G.   RiEUTORT. 

M''  A.  Battandier,  Annuaire  pontifical  catholi(jue,  xx'-xxiu"  années,  1917,  1918,  1919, 
1920.  Paris,  Bonne  Presse,  4  volumes  in-i6  à  2  colonnes  illustrés  de  nombreuses 
gravures,  832,  848,  880,  832  pages.  Prix  des  qua're  volumes  respectivement:  6  fr.  5o, 
8,  10  et  18  francs. 

La  guerre,  les  difficultés  des  communications  postales,  les  intermittences 
forcées  de  notre  revue  nous  ont  mis  en  retard  avec  la  publication  annuelle  de 
M^"^  Battandier  qui,  elle,  n'a  jamais  été  interrompue,  même  au  plus  fort  de  la 
tourmente.  Bornons-nous  à  y  relever  les  notices  plus  spécialement  intéressantes 
pour  l'ensemble  de  nos  lecteurs.  En  1917  :  «  l'Age  d'entrée  au  ciel  »  (p.  So-Sj), 
la  liste  des  cardinaux  préfets  de  la  Propagande  (p.  t33-i35),  «  l'Eglise  chaldéo- 
nestorienne  en  igiS  »  (p.  464-473),  une  «  variété»  sur  les  Juifs  et  leur  conversion 
future  (p.  56i-565),  des  notes  sur  le  musée  chrétien  du  Latran,  l'école  de  tapis- 
serie d'art  au  Vaiican,  les  archives  du  Saint-Siège  (p.  701-716).  En  1918:  une 
étude  sur  le  nouveau  Code  de  droit  canonique  (p.  67-78);  une  notice  sur  les 
primats  (origines  et  privilèges,  leurs  sièges  primatiaux)  (p.  453-472);  sur  les 
litanies  de  Notre-Dame  de  Lorette  (p.  SSo-Sgi).  En  1919:  une  monographie  sur 
les  Eglises  syriennes  du  Malabar,  historique  et  état  actuel,  par  notre  collabora- 
teur le  R.  P.  Raymond  Janin  (p.  497-613).  Ajoutons  qu'on  trouvera  dans  les 
quatre  volumes  un  résumé  historique  concernant  les  Papes,  depuis  la  seconde 
partie  du  x\n^  siècle  (i655)  jusqu'au  milieu  du  xviu®  siècle  (1758),  et  d'intéres- 
santes notes  sur  l'apostolat  des  missions. 


BIBLIOGRAPHIE  37 1 


Le  volume  de  1920  mérite  de  reienir  un  instant  de  plus  notre  atten- 
tion. On  y  lira  avec  intérêt:  l'article  sur  le  Pape  et  la  grande  guerre  («^  action 
surnaturelle,  action  générale,  action  concernant  les  divers  belligérants,  biblio- 
graphie) (p.  56-68);  sur  les  Papes  médiateurs  de  la  paix  (p.  88);  la  note  sur 
«  le  Cardinal  protecteur  »  (p.  iiô-i23);  les  notions  générales,  canoniques  et  his- 
toriques, sur  les  archevêques  (p.  453-463);  les  informations  d'histoire  contem- 
poraine concernant  «  l'épiscopat  et  la  grande  guerre  »  (p.  475-484);  des  pages 
curieuses,  illustrées  de  gravures  appropriées,  au  sujet  des  armoiries  épiscopales 
(p.  464-474);  une  note  piquante  sous  ce  litre  «  Un  évêché  français  inconnu: 
Sospel  (Alpes-Maritimes)?  *  (p.  492-496);  d'intéressantes  précisions  concernant 
les  bibliothèques  des  monastères  bénédictins  (p.  557-558);  des  notes  de  statistique 
catholique,  comprenant  une  statistique  comparée  des  catholiques  en  1817  et  en 
'  1917,  une  statistique  des  chrétiens  non  catholiques,  des  renseignements  sur  le 
protestantisme  en  France,  en  Angleterre,  en  Amérique  (p.  567-568).  Parmi  les 
«  Variétés  »,  signalons  l'article  «  Les  guerres  et  la  Bible  »  (p.  571-576),  et  «  Une 
curiosité  épigraphique  »  (p.  577),  inscription  de  la  basilique  de  Saint-Réparatus 
à  Orléansville  (diocèse  d'Oran)  :  «  sur  un  carré  couvert  de  lettres,  la  lettre  S 
occupe  l'intersection  des  deux  diagonales  ou  le  centre  de  la  septième  ligne  :  en 
partant  de  cette  lettre,  on  peut  lire  dans  tous  les  sens  les  mots  Sancta  Eclesia 
(avec  un  seul  c),  répétés  un  grand  nombre  de  fois  ».  Les  notes  historiques  sur 
la  gendarmerie  pontificale,  à  propos  du  centenaire  de  cette  institution  (p.  710- 
714),  plairont  à  tous  les  amis  des  choses  romaines.  Aux  lecteurs  des  Echos 
d'Orient  se  signalent  d'eux-mêmes  les  renseignements  ayant  trait,  entre  autres, 
à  la  Congrégation  de  la  Propagande  (p.  734),  à  la  Congrégation  pour  l'Eglise 
orientale  (p.  739),  aux  causes  des  Saints  (travaux  et  séances  de  la  Congrégation 
des  Rites)  (p.  741-748),  à  l'Institut  pontifical  biblique  et  à  l'Institut  pontifical 
oriental  (p.  774-775). 

Sans  mettre  en  doute  le  moins  du  monde  la  très  grande  utilité  des  très  abon- 
dantes indications  pratiques  (listes  et  adresses)  renfermées  dans  l'Annuaire 
Battandier,  nous  nous  permettrons  cependant  de  demander  à  la  direction  si, 
par  ce  temps  de  crise  de  papeterie  et  de  typographie,  l'inconvénient  serait  bien 
grave  à  alléger  un  peu  le  volume  de  l'année  en  n'y  insérant  que  les  modifications 
récentes,  renvoyant  pour  le  reste  au  tome  précédent.  La  clientèle  de  cette  publi- 
cation étant  à  peu  près  identique  d'année  en  année,  ce  recours  à  un  volume 
antérieur  ne  présenterait  que  la  difficulté  d'un  minime  effort,  au  prix  duquel  on 
réaliserait  une  appréciable  économie.  Petit  détail,  assurément;  mais,  à  l'époque 
où  nous  vivons,  de  telles  considérations  ne  nous  semblent  point  indignes  des 
doctes  compilateurs  dont  la  devise  pourrait  être  le  mot  si  ingénieusement  mis 
en  relief  par  la  curiosité  épigraphique  ci-dessus  mentionnée  :  Sancta  Ecclesia. 

D.  SeRvière. 

J.  Lebreton,  Les  origines  du  dogme  de  la  Trinité  (Collection  :  Bibliothèque  de 
Théologie  historique),  4'  édition  entièrement  refondue.  Ouvrage  couronné  par 
rAcadémie  française.  Paris,  G.  Beauchesne,  1919,  in-S",  xxiv-544  pages.  Prix  : 
24  francs. 

Un  compte  rendu  de  cet  important  ouvrage  fut  publié  dans  les  Echos 
d'Orient  par  le  R.  P.  Jugie,  au  moment  où  parut  la  première  édition,  t.  XIII, 
1910,  p.  372-374.  Je  ne  reviendrai  donc  pas  sur  l'analyse  détaillée  de  ce  que 
mon  savant  confrère  appelait  dès  lors  «  un  beau  livre,  qui  unit  à  la  richesse 
du  fond  la  perfection  de  la  forme  ».  On  ne  s'étonnera  point  de  la  haute  dis- 
tinction dont  l'Académie  française  l'a  jugé  digne.  Qu'en  pleine  crise  d'après- 
guerre  on  en  ait  imprimé  une  quatrième  édition  «  entièrement  refondue  », 
c'est  un  phénomène  fort  encourageant  de  la  librairie  scientifique  catholique. 


372  ÉCHOS   D  ORIENT 


en    même   temps  qu'une  preuve   éclatante  du  succès   de  l'ouvrage    et  de  la 
confiance  du  public. 

L'expression  «  entièrement  refondue  »  n'est  point,  d'ailleurs,  une  simple 
formule.  Le  livre  a  été  vraiment  remanié  —  on  peut  en  croire  sur  parole  le 
consciencieux  témoignage  de  l'auteur^  —  non  pas  sans  doute  pour  en  modifier 
les  lignes  essentielles,  mais  pour  répondre  aux  désirs  des  critiques,  théolo- 
giens, exégètes,  historiens,  «  en  mettant  mieux  en  lumière  certains  aspects  de 
cette  histoire  :  l'espérance  messianique,  telle  surtout  qu'elle  apparaît  dans  le 
judaïsme  palestinien;  le  caractère  juif  de  la  spéculation  philonienne  et  les 
points  de  contact  qu'elle  présente  avec  la  pensée  juive  d'alors.  Le  chapitre 
consacré  aux  Evangiles  synoptiques  a  été  entièrement  refondu;  on  espère  que 
la  nouvelle  rédaction  rend  plus  fidèlement  le  développement  progressif  de  la 
révélation  du  Fils  de  Dieu.  La  note  consacrée  à  l'ignorance  du  jour  du  juge- 
ment {Marc,  XIII,  82)  a  été,  elle  aussi,  profondément  remaniée.  Bien  des  détails 
ont  été  retouchés  ou  développés  ».  {Avant-propos,  p.  vm.)  On  peut  même 
avoir  comme  une  idée  concrète  de  ce  travail  de  remaniement,  par  la  différence 
de  75  pages  que  la  présente  édition  compte  en  plus  de  la  première,  bien  que, 
pour  alléger  le  volume,  on  ait  supprimé  la  table  des  sigles  qui  n'a  pas  paru 
nécessaire,  et  l'index  bibliographique  «  que  suppléera  la  table  alphabétique 
des  auteurs,  placée  à  la  fin  du  livre  »  (p.  viii). 

Les  grandes  divisions  restent  évidemment  les  mêmes,  à  savoir  :  le  milieu 
hellénique,  la  préparation  juive,  la  révélation  chrétienne.  Identique  aussi  la 
méthode,  toute  de  précision  scientifique  et  de  clarté  française.  Identique 
l'esprit  inspirateur,  où  la  science  n'exclut  pas  l'amour,  mais  où  l'amour  fait 
précisément  apporter  au  travail  de  la  science  une  probité  d'autant  plus  scru- 
puleuse que  le  sujet  est  plus  sacré.  Bref,  nous  n'hésitons  pas  à  présenter  ce 
volume  comme  un  véritable  modèle  de  ce  genre  d'études.  Et,  pour  être  fidèle 
à  une  idée  qui  nous  tient  à  cœur,  maintes  fois  déjà  exprimée  dans  les  Echos 
d'Orient,  nous  souhaiterions  volontiers  qu'un  tel  livre  trouvât  beaucoup  de 
lecteurs  dans  les  Universités  et  les  Séminaires  des  pays  orthodoxes.  S'il  faut 
un  titre  retentissant  pour  attirer  l'attention  de  nos  frères  séparés,  nous  esti- 
mons que  le  titre  de  «  professeur  d'histoire  des  origines  chrétiennes  à  l'Institut 
catholique  de  Paris  »,  porté  par  le  R.  P.  Lebreton,  vaut  bien  le  plus  pompeux 
titre  doctoral  de  telle  ou  telle  Université  protestante.  Il  serait  si  désirable, 
pour  le  rapprochement  des  esprits  et  des  coeurs,  non  moins  que  pour  la 
propagation  des  bonnes  méthodes  scientifiques,  que  les  théologiens  orientaux 
eussent  à  leur  portée  ia  Bibliothèque  deThéologie  historique,  où  le  R.  P.  Lebreton 
occupe  sans  conteste  la  place  d'un  des  maîtres  les  plus  éminents! 

S.  Salaville. 

G.  Neyron,  s.  J.,  Le  gouvernement  de  l'Eglise.  Paris,  G.  Beauchesne,  1919,  in-8' cou- 
ronne, viii-347  pages.  Prix  :  6  francs. 

Voici  un  petit  livre  que  nous  voudrions  voir  très  répandu  en  Orient  dans 
les  milieux  instruits,  tant  orthodoxes  que  catholiques.  Sous  une  forme  claire, 
intéressante,  moderne,  le  R.  P.  Neyron  se  propose  de  justifier  rationnellement 
l'organisation  hiérarchique  de  l'Eglise.  A  cet  effet,  il  passe  successivement  en 
revue  :  le  gouvernement  de  l'Eglise  et  les  idées  modernes,  la  loi  de  succession 
de  l'Eglise  romaine,  l'Eglise  et  la  centralisation,  l'ultramontanismcet  les  tra- 
ditions locales,  l'Eglise  et  le  pouvoir  absolu,  l'Eglise  et  le  gouvernement  de 
la  pensée,  le  gouvernement  de  l'Eglise  et  la  vie  des  âmes.  Suivent  deux  appen- 
dices :  le  Concile  du  Vatican  et  son  œuvre,  les  catholiques  et  la  tolérance. 
Ces  titres  sont  déjà  par  eux-mêmes  fort  suggestif-.  Nous  allons  nous  borner 
à  en  souligner  un  peu  plus  le  puissant  intérêt,  par  quelques  citations  appro- 


BIBLIOGRAPHIE  373 


priées.  On  lit,  par  exemple,  p.  70-71,  à  propos  du  fameux  reproche  de  centra- 
lisation :  «  ...  On  nous  parlait  récemment  d'évêques  russes  ayant  fait  cinq' 
diocèses  en  quinze  ans.  En  apprenant  de  tels  faits,  la  pensée  vient  que,  parmi 
njs  frères  séparés,  tous  ceux  qui  conservent  encore  la  notion  de  l'épiscopat 
institué  par  Jésus-Chr.st  devraient  bien  aujourd'hui  se  tourner  vers  Rome.  Ils 
nous  accusent  volontiers  d'avoir  réduit  les  évêques  à  un  rang  secondaire  par 
la  définition  de  l'infaillibilité;  mais,  en  réfléchissant  davantage,  je  crois  qu'ils 
arrive  aient  à  penser  tout  juste  l'opposé.  Qu'est  devenue  l'autorité  épiscopale 
en  dehors  de  l'Eglise  catholique?  Et  surtout,  en  face  de  la  poussée  démocra- 
lique  universelle,  que  va-t-elle  devenir  là  où  elle  n'est  pas  fixée  au  roc  inébran- 
lable de  la  primauté  romaine?  Il  n'y  a  pas  longtemps,  pour  faire  accepter  je 
ne  sais  quel  empiétement  du  pouvoir  civil,  un  évêque  russe  disait  :  «  Après 
»  tout,  mieux  vaut  pour  nous  le  joug  de  la  bureaucratie  que  les  dangers  de  la 
»  démocratie.  »  Avait-il  raison?  Je  n'en  sais  rien.  Et  je  ne  me  mêlerai  pas  de 
décider  si  l'Eglise  orthodoxe  en  viendra,  sous  le  nouveau  régime,  à  regretter 
la  protection  du  tsar.  Mais  en  tout  cas  quiconque  garde  tant  soit  peu  l'idée 
de  l'indépendance  de  l'Eglise  vis-à-vis  des  puissances  terrestres  devrait  aller 
chercher  ailleurs  ses  garanties.  Que  l'épiscopat  se  réunisse  autour  de  son  centre 
d'unité,  et  il  n'aura  plus  à  solliciter  d'appuis  extérieurs...  » 

•Aux  Orientaux,  très  nombreux,  qui  à  propos  du  Pape  mettent  volontiers  en 
avant,  les  soi-disant  libertés  de  l'Eglise  gallicane,  nous  recommandons  les  pages 
concernant  l'ultramontanisme  et  les  traditions  locales.  Ils  y  trouveront,  entre 
autres,  ces  lignes  (p.  82)  :  «  La  condamnation  du  gallicanisme,  qui  a  mis  un 
terme  à  tant  de  disputes  irritantes  et  funestes,  est  un  gain  pour  la  vérité  catho- 
lique; c'en  est  un  aussi  pour  la  paix  et  pour  la  force  de  l'Eglise;  nous  pouvons 
même  ajouter:  c'en  est  un  pour  la  défense  des  meilleures  traditions  françaises.  » 
Quant  aux  traditions  nationales  touchant  li  liturgie,  l'auteur  rappelle  avec  raison 
(p.  96)  que,  «  bien  loin  de  vouloir  ramener  à  l'unité  du  rite  latin  cette  riche 
bigarrure  que  nous  offrent  les  Eglises  orientales,  les  Papes  de  tout  temps  n'ont 
rien  eu  plus  à  cœur  que  de  conserver  intactes  ces  vénérables  traditions,  témoins 
fidèles  d'un  auguste  passé  ». 

A  propos  du  «  pouvoir  absolu  »,  on  notera  des  remarques  fort  instructives  sur 
la  collaboration  dans  l'Eglise,  même  en  matière  dogmatique  (p.  i37-i38),  sur 
l'action  des  prêtres,  le  presbytérianisme  étant  très  justement  exclu  (p.  140-145); 
sur  la  place  laissée  à  l'activité,  à  l'initiative  des  laïques  (p.  162  et  suiv.).  Et  l'on 
méditera  cette  conclusion,  empruntée  au  grand.philosophe  que  fut  Ollé-Laprune  : 
«  ...  Si  les  Papes  parlent  haut  et  qu'ils  gouvernent  avec  force,  l'initiative  indi- 
viduelle est  non  pas  moindre,  mais  plus  grande,  et  l'association,  cette  puissance 
que  l'Eglise  a  toujours  encouragée,  opère  plus  et  mieux.  Il  n'y  a  pas  d'idée  plus 
fausse  que  celle  qui  consiste  à  se  représenter  l'omnipotence  papale  comme 
courbant  tout  sous  son  sceptre,  j'allais  dire  sous  sa  faux,  et  étouffant  toute 
pensée  et  toute  action.  C'est  une  action  vivante  que  celle  de  l'Eglise,  vivante 
est  l'action  de  la  papauté,  et  elle  suppose  et  entretient  et  développe  la  vie  autour 
d'elle.  Elle  ne  se  déploie  pas  dans  un  milieu  inerte.  Elle  emploie  et  dirige  des 
énerg:es  existantes,  elle  en  réveille  de  latentes,  elle  en  peut  susciter  de  nouvelles  : 
jamais  elle  ne  fait  tout  toute  seule.  »  {La  Vitalité  chrétienne,  p.  292,  cité  par 
Neyron,  p.  178.) 

Quant  à  la  vie  des  âmes,  l'auteur  accentue  fort  bien  (p.  229)  des  choses  qui 
«  sont  élémentaires  pour  les  enfants  de  l'Eglise  »,  mais  qui  «  sont  souvent  éton- 
namment ignorées  »  au  dehors.  «  Cette  part  d'initiative  personnelle  laissée  aux 
âmes  sous  le  régime  de  la  plus  stricte  autorité,  surtout  cette  harmonie  parfaite 
entre  le  gouvernement  extérieur  et  le  souffle  de  l'Esprit-Saint,  c'est  ce  que  ne 
peuvent  comprendre  d'ordinaire  ceux  qui  n'ont  pas  vécu  de  la  vie  catholique. 


374  ECHOS   DORIENT 


Subissant  plus  ou  moins  l'influence  du  protestantisme  et  de  ses  tendances 
discordantes,  ils  s'arrêtent  à  des  vues  partielles,  ils  ne  cessent  de  faire  combattre 
pour  ainsi  dire  les  vérités  et  les  vertus  elles-mêmes  les  unes  contre  les  autres,  sans 
se  douter  que,  dans  les  vastes  horizons  du  royaume  de  Dieu,  les  principes  qui 
paraissent  s'opposer  dans  leurs  conceptions  bornées  s'harmonisent  à  merveille.  » 
Enfin,  et  malgré  la  disproportion  rédactionnelle  des  deux  appendices  (p.  258- 
346)  par  rapport  à  l'ensemble  du  volume,  les  lecteurs  n'auront  que  profit  à  s'y 
renseigner  sur  les  catholiques  et  la  tolérance,  comme  aussi  à  y  lire  (p.  258-323) 
«  la  justification  de  ce  grand  acte  de  l'Eglise  »  que  fut  le  concile  du  Vatican, 
contre  les  principales  attaques  auxquelles  il  a  donné  lieu.  On  nous  saura  gré 
peut-être  de  terminer  ce  compte  rendu  par  quelques  lignes  du  cardinal  de 
Cabrières,  citées  à  la  dernière  page  du  livre.  L'éminent  èvêque  de  Montpellier, 
«  un  de  nos  prélats  les  plus  romains  et  les  plus  militants  »,  déclare  nettement 
que  la  tolérance  doit  régler,  «  dans  l'état  présent  de  la  société,  les  rapports 
entre  les  partisans  des  diverses  opinions,  religieuses  ou  politiques,  qui  se  par- 
tagent le  monde  ».  Mais  il  ajoute  aussitôt  :  «  Ce  n'est  point  que  j'oublie  le  vœu 
formel  de  Jésus-Christ  appelant  tous  les  hommes  à  l'unité  dans  la  foi!  Ce  n'est 
point  que  je  considère  comme  un  bien  cet  état  terne  des  intelligences,  dans 
lequel,  par  peur  de  la  lumière,  on  se  cantonne  volontairement  dans  une  région 
nuageuse,  où  nul  rayon  émané  d'un  symbole  précis  n'éclaire  l'horizon.  Mais 
dans  les  rapports  habituels,  tout  extérieurs,  la  tolérance  des  opinions  est  une 
suite  nécessaire  des  conditions  actuelles  de  la  vie  sociale;  et,  sans  que  nous 
abandonnions  le  devoir  de  chercher  à  faire  des  prosélytes,  nous  pouvons,  sans 
trahir  notre  vocation,  présenter  à  tous,  loyalement,  une  main  qui  les  appelle 
toujours  et  ne  les  repousse  jamais...  »  Nous  ne  saurions  mieux  conclure  cette 
page  bibliographique  dont  nous  voudrions  faire  une  invite  à  lire  attentivement 
le  petit  livre  qu'elle  vient  de  présenter. 

S.  Salaville. 

L.   Laurand,    Saint  Jérôme  :   Lettres   choisies,    avec    introduction   et   notes.   Paris, 
Librairie  Poussielgue,  J.  de  Gigord,  éditeur,  1916,  in-i6,  142  pages. 

C'est  une  édition  scolaire  de  lettres  choisies  de  saint  Jérôme  que  M.  l'abbé 
Laurand,  docteur  es  lettres,  a  ajoutée  à  la  collection  classique  de  «  l'alliance  des 
maisons  d'éducation  chrétienne  ».  Et  nous  n'hésitons  pas  à  déclarer  que  c'est 
un  modèle  du  genre.  «  S'il  est  utile  de  joindre  à  l'explication  des  auteurs  païens, 
dans  les  classes,  quelques  textes  ernpruntés  aux  Pères  de  l'Eglise,  peu  d'œuvres 
ont  autant  de  titres  a  être  choisies  pour  l'éducation  de  la  jeunesse  que  les  lettres 
de  saint  Jérôme.  Le  style  en  est  relativement  pur;  car  —  chose  étrange  et  pour- 
tant certaine  —  il  s'éloigne,  en  somme,  moins  de  celui  de  Cicéron  que  le  style 
de  Tacite  :  c'est  que  saint  Jérôme  a  beaucoup  étudié  la  latinité  la  plus  classique. 
Au  point  de  vue  du  fond,  il  serait  difncile  de  trouver  un  livre  plus  instructif  et 
plus  élevant,  qui  donne  au  même  degré  le  bonheur...  de  converser  avec  des 
âmes  d'élite.»  (Préface,  p.  i.)  L'introduction  (p.  3-3 1)  contient,  avec  une  lumineuse 
clarté  et  une  remarquable  précision,  tout  ce  qu'il  est  utile  aux  élèves  de  connaître, 
concernant  le  saint  docteur,  sa  vie,  ses  oeuvres,  ses  lettres,  une  série  de  remar- 
ques sur  la  langue  et  la  grammaire  (morphologie,  syntaxe,  vocabulaire),  une 
bibliographie  choisie.  Le  texte  est  accompagné  de  courtes  mais  excellentes  notes, 
où  l'on  reconnaît  le  savant  auteur  du  Manuel  des  Etudes  grecques  et  latines, 
mais  aussi  le  maître  mûri  par  une  longue  expérience  de  l'enseignement.  On  ne 
saurait  trop  souhaiter  de  voir  se  multiplier,  pour  les  auteurs  chrétiens  latins  ou 
grecs,  des  éditions  scolaires  aussi  parfaites  que  celle-ci. 

D.  Servièpe. 


BIBLIOGRAPHIE  575 


M"  G.  P.  SiNOPOLi  Di  GiuNTA,  Storia  letteraria  délia  Chiesa.  Vol.  I  :  Epocaantenicena, 
dalle  origine  délia  Chiesa  all'edito  di  Milano  (a.  3i3).  Turin  et  Rome,  P.  Marietti, 
éditeur,  1920,  in-8',  Sgo  pages.  Prix  :  i3  fr.  5o. 

L'Histoire  littéraire  de  l'Eglise,  dont  M^""  Sinopoli  di  Giunta  vient  de  publier 
le  premier  volume,  est  destinée  surtout  aux  séminaristes  et  aux  prêtres.  «Njus 
avons,  remarque-t-il,  un  nombre  infini  d'histoires  littéraires,  de  nations,  pro- 
vinces et  cités,  d'histoires  des  sciences  et  des  arts  particuliers;  il  ne  manque 
pas  de  travaux  très  estimables  sur  les  Pères,  sur  les  Docteurs  et  sur  un  grand 
nombre  d'écrivains  ecclésiastiques.  Mais  une  histoire  littéraire  organique  de 
l'Eglise  qui  soit  à  la  portée  des  élèves  du  sanctuaire  ne  me  paraît  pas  exister 
encore.  »  (Préface.)  C'est  cette  histoire  de  la  pensée  chrétienne,  toujours  vivante 
à  travers  les  siècles,  que  M^'' Sinopoli  di  Giunta  a  entreprise.  Trois  autres  tomes 
suivront,  à  brève  échéance,  espérons-le,  celui  que  nous  annonçons  aujourd'hui. 
Nous  aurons  ainsi,  jusqu'au  xvi»  siècle,  une  histoire  littéraire  de  l'Eglise  en 
quatre  volumes  de  langue  italienne:  I.  Epoque  anténicéenne  :  Des  origines  de 
l'Eglise  à  l'Edit  de  Milan  (3i3);  II.  Période  antique  :  De  Constantin  à  saint  Grégoire 
le  Grand  (604);  III.  Moyen  âge:  De  la  prise  de  Jérusalem  par  les  Perses  (614)  à  la 
cinquième  Croisade  (1220);  IV.  Moyen  âge  :  De  saint  François  d'assise  au  concile 
de  Trente  (i534).  Le  choix  de  ces  diverses  étapes  n'est  peut-être  pas  exempt  de 
toutes  critiques,  mais  c'est  là,  somme  toute,  question  rédactionnelle  et  secondaire. 

Ce  premier  volume  fait  bien  augurer  de  la  série.  On  sent  que  l'auteur  s'est 
imprégné  à  loisir  de  cette  «  pensée  chrétienne  *  des  siècles  passés  et  qu'il  en 
dévoile  coti  amore  le  très  riche  contenu.  On  y  remarquera,  entre  autres  aperçus 
ingénieux  et  assez  neufs  (p.  i53-i83),  les  très  intéressants  rapprochements 
signalés  entre  le  Pasteur  d'Hermas  (11®  siècle)  et  la  Divine  Comédie  de  Dante  : 
«  analogies  surprenantes,  rapports  intimes  et  de  nature  à  faire  considérer  le 
livre  d'Hermas  comme  une  des  sources  les  plus  originales  et  les  plus  anciennes 
de  notre  immortel  poème  ».  (P.  i83,) 

Tout  en  félicitant  sincèrement  M^""  Sinopoli  du  souffle  enthousiaste  qui  anime 
son  ouvrage,  et  sans  nous  laisser  hypnotiser  par  un  apparat  d'érudition  qui^ 
serait  trop  exclusivement  livresque,  nous  croyons  qu'il  y  a  un  moyen  terme  et 
que  quelques  références  sobres,  précises,  quelques  sous-titres  clairs  et  bien 
ménagés  contribueraient  encore  à  mieux  réaliser  la  noble  mission  que  l'auteur 
s'est  donnée.  Il  sera  utile,  pour  les  éditions  ultérieures,  de  veiller  avec  soin  à  la 
correction  des  épreuves  pour  les  mots  grecs  :  signalons,  par  exemple  :  p.  55 
xaToX'./.r,  pour  y.aOo>.txr|  ;  p.  129,  ll\ia.'C(i\i0^t  pOUr  EOayYs^'ov;  p.  2o5,  x^ipyT[J>-3tTo;  pour 
x-fipOyiAaTo;,  etc. 

Bref,  bon  ouvrage  dont  il  faut  désirer  le  succès  et,  en  vue  de  ce  succès,  le 
perfectionnement  progress  f. 

S.  Salaville. 

I.  ScHLSTER,  Liber  sacramentorum  :  Note  storiche  e  liturgiche  sut  Missale  romano. 
Vol.  I  :  Carmi  di  Sion  lungo  le  acque  delta  Reden^ione  {No^ioni  generali  di  sacra 
liturgia),  Turin  et  Rome,  P.  Marietti,  1919,  in-i6,  viii-202  pages.  Prix  :  5  fr.  5o. 

Le  R™*  Dom  Ildefonse  Schuster,  abbé  de  Saint-Paul  et  recteur  de  l'Institut 
pontifical  oriental  à  Rome,  a  réuni  dans  ce  recueil  les  notes  d'histoire  litur- 
gique qui  ont  fait  l'objet  d'une  série  de  ses  doctes  leçons.  Ce  premier  volume 
renferme  des  «  Notions  générales  de  liturgie  sacrée  »,  et  j'avoue  que  j'eusse 
préféré  ce  simple  titre  à  celui  que  l'auteur  a  mis  en  relief:  «  Hymnes  de  Sion 
au  bord  des  flots  de  la  Rédemption  »! 

Pour  le  contenu,  l'on  a  ici  à  peu  près  l'analogue,  en  italien,  du  Livre  de  la 
prière  antique  de  Dom  Cabrol,  mais  présenté  selon  la  manière  très  personnelle 
et  très  vivante  de  Dom  Schuster.  Voici,  du  reste,  l'indication  des  seize  chapitres  : 


376 


ECHOS    D  ORIENT 


La  liturgie  sacrée,  ses  divisions  et  ses  sources;  l'initiation  ciirétienne;  la  prière 
ecclésiastique  dans  l'Eglise  primitive;  les  conditions  historiques  de  la  réforme 
liturgique  à  Rome  au  temps  de  saint  Grégoire  le  Grand;  Fractio  panis  (titre 
trop  vague,  pour  le  dire  en  passant,  et  qu'il  eût  fallu  préciser  par  deux  ou  trois 
mots  plus  explicites);  la  Messe  papale  dans  les  stations  romaines;  poésie  et 
musique  dans  la  synaxe  eucharistique;  l'oeuvre  de  la  Schola  cantorum  du  Latran 
dans  le  développement  de  la  liturgie  romaine  (chapitre  à  signaler  comme  uri^ 
des  plus  originaux  du  recueil)  (p.  75-112);  pécheurs  et  pénitents  dans  l'ancienne 
discipline  ecclésiastique;  les  ordinations  sacrées;  la  dédicace  des  basiliques  dans 
l'antiquité  chrétienne;  les  arts  sacrés  dans  le  temple  de  Dieu;  la  consécration 
religieuse;  la  consécration  des  Etats  et  des  monarchies  par  l'Eglise;  la  bénédic- 
tion nuptiale;  la  liturgie  sur  le  seuil  de  l'éternité. 

Par  les  six  ou  sept  derniers  titres  notamment,  on  voit  qu'il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement de  «  Notes  sur  le  Missel  romain  »,  mais  aussi  sur  le  Rituel.  Il  est  regret- 
table, d'ailleurs,  que  le  savant  Bénédictin  n'ait  pas  eu  le  loisir  —  cela  apparaît 
visiblement  —  d'apporter  à  la  publication  de  ces  «  Notes  »  tout  le  soin  qu'elles 
auraient  mérité.  La  partie  «  technique  »,  si  je  puis  dire,  y  a  perdu.  Les  hommes 
du  métier  ne  seront  pas  seuls  à  s'en  plaindre;  ils  auront  avec  eux  tous  les  esprits 
qui,  sans  être  spécialistes,  aiment  qu'on  leur  fournisse  au  fur  et  à  mesure  le 
plus  possible  de  moyens  précis  de  documentation.  Il  y  a  une  différence  trop 
manifeste,  au  point  de  vue  des  références,  entre  la  première  et  la  seconde  moitié 
du  volume  :  tels  chapitres  de  cette  seconde  partie,  par  exemple  les  chapitres  xii, 
XIV  et  XVI,  en  sont  totalement  dépourvus.  Une  table  analytique  des  matières, 
plus  complète,  serait  désirable;  désirable  aussi  un  index  alphabétique.  Mais  ce 
ne  sont  là,  on  l'aperçoit  de  reste,  que  des  desiderata  d'ordre  purement  technique 
et  qui  n'atteignent  en  rien  la  valeur  fondamentale  du  recueil.  Quant  à  l'esprit 
qui  l'anime,  nous  y  applaudissons  à  pleines  mains.  «  Je  me  suis  gardé,  écrit  Dom 
Schuster,  d'analyser  les  formulaires  ecclésiastiques  avec  l'indifférence  du  critique 
qui  tient  à  peine  compte  de  l'archaïcité  des  documents;  mais  j'y  ai  joint,  par 
contre,  cette  respectueuse  vénération  du  cioyant,  qui  dans  ces  pages  si  divi- 
nement sublimes  sent  palpiter  mille  générations  de  martyrs,  de  docteurs  et  de 
saints,  lesquels  les  ont  vécues  plus  encore  que  pensées  et  récitées.  »  C'est  en 
souscrivant  de  tout  coeur  à  cette  touchante  profession  de  foi  que  nous  termi- 
nerons ce  compte  rendu. 

S.  Sala  VILLE. 

GiROLAMo  GoLUBOviCH,  O.  F.  M.,  BtbUoteca  bio-bibliograjica  délia  Terra  Santa  e 
deU'Oriente  Francescano,  t.  III  (dal  i3oo  al  i332).  Quaracchi  (prés  Florence),  Col- 
legio  di  S.  Bonaventura,  1919,  in-4°,  vi-496  pages. 

Le  R.  P.  Golubovich  comptait  «  selon  ses  vagues  précisions  »,  renfermer  en 
un  seul  volume  tous  les  documents  relatifs  au  xiv*  siècle  ayant  un  rapport 
quelconque  avec  l'Ordre  franciscain.  Il  en  faudra  deux,  paraît-il  :  le  premier, 
celui  que  nous  présentons  aujourd'hui  à  nos  lecteurs,  n'embrasse  qu'une 
période  de  trente  ans  (i3oo-i332.);  le  second,  déjà  sous  presse,  devra  nous  ren- 
seigner sur  les  deux  autres  tiers  du  siècle.  Le  matériel  historique  crescit  eundo, 
remarque  l'auteur  pour  justifier  ces  accroissements.  Le  volume  présent  com- 
prend des  documents  que  l'on  parcourt  avec  intérêt:  Code  Coman,  missions 
de  l'Extrême-Orient,  union  des  Eglises,  relations  des  souverains  de  l'Europe 
avec  les  sultans  d'Egypte,  Arménie,  Terre  Sainte,  rappellent  des  événements 
auxquels  les  Frères  Mineurs  prirent  une  part  active.  Le  P.  Golubovich,  avec 
une  patience  digne  de  l'entreprise,  procède  à  la  critique,  à  l'analyse  et  à  l'édition 
de  ces  pièces  historiques  en  suivant  un  ordre  qui,  avouons-le,  l'expose  à  se 
répéter  et  déconcerte  assurément  le  lecteur.  Le  volume  s'ouvre  par  une  étude 


BIBLIOGRAPHIE  377 


sur  le  Codex  Cumanicus.  Nous  renvoyons  sur  ce  sujet  à  l'article  publié  dans 
les  pages  de  cette  revue  (i).  Nous  ferons  uniquement  remarquer  que  le 
P.  Golubovich  croit  fermement  à  l'origine  franciscaine  du  Codex.  Sa  conviction 
est  basée  sur  les  deux  arguments  qu'on  a  fait  valoir  jusqu'ici.  On  rencontre 
dans  le  Codex  une  invocation  :  ad  honorem  Dei  et  Beati  Johannis  evangelisice. 
Or,  nous  savons  que  les  Franciscains  de  la  custodîe  de  Saray  possédaient,  à  trois 
milles  de  cette  ville,  ancienne  capitale  du  royaume  de  Kiptciak,  un  grand 
couvent  dédié  à  saint  Jean,  in  loco  qui  sanctus  Johannes  dicitur  prope  Saray 
per  tria  milliaria,  connu  déjà  en  i3i3  et  situé  précisément  en  plein  pays 
coman.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  seconde  partie  du  Codex  est  d'origine  exclusi- 
vement franciscaine.  Nous  y  lisons,  en  effet,  une  prière  analogue  à  notre 
Confiteor  et  où  le  nom  de  saint  François  vient  immédiatement  après  celui  de 
la  bienheureuse  Vierge  .Marie,  ie^uklumen  bey  tengga,  are  Mariam  Katunga,. 
are  Francisca,  are  Petrus,  etc.  —  Peccavi  ego  domine  Deus,  sancta  Maria 
domina,  sancte  Francisée,  sancte  Petre.  Ce  culte  pour  le  patriarche  d'Assise  ne 
trahit-il  pas  une  main  franciscaine?  Certainement.  S'ensuit-il  que  le  Codex,  au 
moins  dans  sa  seconde  partie,  est  l'œuvre  de  missionnaires  Frères  Mineurs? 
Pas  nécessairement,  croyons-nous. 

Le  P.  Golubovich  publie  des  documents  fort  utiles  pour  l'histoire  des  mis- 
sions catholiques  d'Asie.  Dès  le  xni®  siècle,  nous  rencontrons  des  mission- 
naires Franciscains  et  Dominicains  qui  parcourent  tout  l'Orient.  L'établissement 
d'une  hiérarchie  date  du  début  du  xiv®  siècle.  Le  pape  Clément  V  crée  un  siège 
métropolitain  pour  toute  l'Asie  comprise  entre  la  Perse  et  la  Chine.  La  plupart 
des  missionnaires  sont  Franciscains;  aussi  est-ce  à  un  fils  de  saint  François, 
Jean  de  Montcorvin,  que  le  Souverain  Pontife  confie  l'autorité  suprême  sur 
tous  ces  pays.  Le  métropolite  réside  à  Pékin  et  ses  sept  suffragants,  tous  des 
Frères  Mineurs,  se  partagent  l'administration  immédiate.  A  son  tour,  Jean  XXII 
renforce  la  hiérarchie  par  la  création  d'un  nouveau  siège  métropolitain  à  Sul- 
tan ieh,  capitale  de  la  Perse  (i3i8).  Le  nouveau  métropolite  est  un  fils  de  saint 
Dominique.  Les  missionnaires  déploient  une  activité  surprenante.  L'un  des 
plus  ardents  est  sans  contredit  le  Franciscain  Jérôme  le  Catalan  (i3oi-i325). 
La  vie  de  cet  apôtre  et  de  cet  adversaire  des  «  spirituels  »  mérite  d'être  tirée  de 
l'oubli.  Il  entre  dans  l'Ordre  franciscain  vers  la  fin  du  xni®  siècle,  passe 
quelques  années  en  Grèce  où  il  mène  une  rude  campagne  contre  les  spirituels 
et,  en  puticulier,  contre  Ange  de  Clareno,  leur  chef.  Dans  son  apologie  au 
pape  Jean  XXII,  Clareno  déverse  son  fiel  au  milieu  d'indignes  calomnies  contre 
Fr.  Jérôme.  En  i3i  i,  Jérôme  est  mandé  à  Avignon.  Clément  VI  le  crée  évêque  de 
Caffa,  en  Chersonèse,  siège  sufFragant  de  l'archevêque  de  Pékin.  Fr.  Jérôme  y  tra- 
vaille avec  zèle;  il  élève  de  nouvelles  églises,  il  convertit  un  évêque  arménien  et 
un  roi  tartare.  Ses  voyages  assez  fréquents  lui  donnent  occasion  de  passer  à  Con- 
slantinople,  où  il  ne  manque  pas  de  s'intéresser  à  l'union  des  Eglises.  Peut-être 
même  était-il  à  la  tête  de  l'ambassade  d'Andronic  II  au  pape  Jean  XXII.  On 
le  voit  à  plusieurs  reprises  à  la  cour  d'Avignon,  où  on  le  tient  en  très  haute 
estime.  A  l'occasion  de  la  querelle  sur  la  pauvreté  du  Christ,  il  ne  craint  pas 
de  défendre,  contre  et  par-devant  le  Pape,  son  opinion  sur  l'absolu  dénuement 
du  Maître  et  des  apôtres.  Quelle  sérénité,  quelle  simplicité  scolastique  dans  la 
discussion  entre  le  Souverain  Pontife  et  l'humble  fils  de  saint  François,  qui 
sait  se  défendre  même  contre  les  Dominicains.  Si  Fr.  Jérôme  n'est  pas  embar-^ 


(i)  S.  Salaville,  Un  manuscrit  chrétien  en  dialecte  turc,  le  «  Codex  Cumanicus  », 
dans  Echos  d'Orient,  t.  XIV,  191 1,  p.  278-286.  Voir  aussi  Un  peuple  de  race  turque- 
christianisé  au  xiii'  siècle  :  Les  Comans,  du  même  auteur,  Echos  d'Oi-ient,  t.  XVIII, 
1914,  p.  193-218. 


378  ÉCHOS    d'orient 


rassé  pour  mettre  au  jour  ses  arguments,  il  est  peut-être  encore  plus  habile 
à  obtenir  du  Pape  des  lettres  d'encouragement,  soit  pour  lui,  soit  pour  quelque 
roi  tartare  converti  par  ses  soins.  Notons  qu'il  n'était  pas  du  tout  de  l'avis  de 
ceux  qui  voulaient  conquérir  Constantinople  pour  opérer  l'union  des  Eglises, 
il  suivait  en  cela  les  idées  de  son  ami  Marin  Sanuto.  A  .^es  yeux,  s'emparer  de 
Byzance,  c'était  rendre  le  schisme  incurable.  Religieux  fervent,  apôtre  zélé, 
évêque  convertisseur,  tel  fut  Fr.  Jérôme  le  Catalan,  dont  nous  attendons  le 
biographe. 

La  vie  du  Fr.  de  Montcorvin  est  peut-être  aussi  intéressante.  C'est  le  premier 
patriarche  de  Pékin.  Il  fonde  des  églises  aux  Indes,  baptise  des  milliers  d'infi- 
dèles, demeure  isolé  durant  de  longues  années,  convertit  lui  aussi  plus  d'un 
roi  tartare,  traduit  en  langue  tartare  l'Evangile  et  le  psautier  qu'il  fait  chanter 
tous  les  jours  par  de  jeunes  indigènes  placés  à  proximité  du  palais  royal:  les 
oreilles  royales  en  étaient  charmées,  nous  disent  les  chroniqueurs. 

Les  Frères  Mineurs  ne  rencontraient  pas  en  tout  lieu  l'estime  et  la  bienveil- 
lance des  souverains.  Les  citoyens  de  Byzance  ne  valaient  pas,  en  cela  du 
moins,  les  citoyens  de  l'Empire  céleste;  les  fils  de  saint  François  l'apprirent 
à  leurs  dépens. 

Du  vivant  du  patriarche  d'Assise,  on  voit  déjà  des  Frères  Mineurs  établis 
à  Constantinople  (1220).  Sous  Andronic  II,  ils  sont  l'objet  d'une  \iolente  per- 
sécution. C'est  le  patriarche  Athanase  qui  dirige  le  mouvement  avec  un  fana- 
tisme farouche.  Avant  de  monter  sur  le  trône  patriarcal,  Athanase  mène  la  vie 
monastique.  Cet  ermite,  perché  sur  une  montagne,  ne  s'exerce  pas  précisément 
à  la  vertu  de  douceur,  témoin  ce  trait  relevé  par  les  chroniqueurs,  qui  nous 
fait  penser  au  grand  fabuliste  du  xvii^  siècle.  Moins  doux  que  le  loup  de  la 
fable,  notre  moine  fait  crever  les  yeux  à  un  pauvre  baudet  qui,  malgré  les 
prohibitions  sacrées  de  la  règle,  vient  de  passer  la  langue  sur  le  pré  du  couvent. 
Andronic  II  est  superstitieux;  Athanase,  lui,  est  habile  dans  le  maniement  des 
incantations.  Son  art  lui  fraye  le  chemin  du  trône  patriarcal.  Mais  il  ne  se 
doutait  peut-être  pas  qu'une  baguette  de  sorcier  et  un  bâton  pastoral  sont 
choses  bien  différentes,  qu'on  peut  savoir  manier  l'un  sans  être  à  même  de 
tenir  l'autre.  Ses  menées  et  son  caractère,  qui  sentait  le  chardon  de  la  mon- 
tagne, le  rendent  odieux  au  suprême  degré.  Il  cède  la  place  à  un  autre  moine, 
à  qui  il  ne  manque  qu'une  chose,  l'instruction.  Mais  les  sortilèges  de  l'ex- 
patriarche  opèrent  des  merveilles;  Andronic  fait  revenir  Athanase.  Cette  fois,  ses 
■ennemis  n'y  tiennent  plus,  ils  ne  s'en  cachent  pas,  d'ailleurs.  La  palette  illustre 
leur  mécontentement.  La  toile  du  tableau,  c'est  l'escabeau  du  trône  patriarcal. 
On  y  représente  tout  d'abord  l'image  du  Sauveur,  puis  c'est  Athanase  menant 
le  basileus  à  l'aide  d'un  mors.  Tel  est  le  personnage  qui  va  s'occuper  de  créer 
des  embarras  aux  fils  de  saint  François.  Ceux-ci  avaient  déjà  bâti  un  couvent 
sur  un  terrain  légalement  cédé.  Athanase  joue  au  fanatique  et  Andronic  se  voit 
obligé  d'exproprier  les  Frères  Mineurs.  Ordre  est  donné  au  légat  des  Pisans  de 
faire  transporter  tous  les  objets  de  la  chapelle  des  Franciscains  à  l'église  des 
Saints-Apôtres.  Les  victimes  de  cette  injustice  vont  porter  leurs  plaintes  aux 
Génois  de  Péra,  qui,  sans  recourir  à  la  persuasion  ou  au  blâme,  en  viennent 
du  premier  coup  aux  arguments  frappants;  le  pauvre  légat  échappe  à  grand'- 
peine  à  la  mort.  Cela  n'empêche  pas  Athanase  d'avoir  raison  des  Frères.  Sous 
Andronic  III  et  Anne  de  Savoie,  les  Franciscains  vivent  dans  un  calme  relatif. 
De  passage  à  Constantinople,  le  Fr.  Garcia  Arnoldi  réussit  à  gagner  les  bonnes 
grâces  de  la  reine  et  à  convertir  le  basileus  lui-même,  qui  s'empresse  d'expédier 
un  Frère  Mineur  au  Pape  avec  prière  d'envoyer  à  Byzance  des  docteurs  catho- 
liques pour  travailler  à  la  conversion  du  peuple.  Le  Pape  choisit  à  cet  effet  le 
Fr.  Gérald,  Général  de  l'Ordre.  Le  P.  Golubovich  nous  dépeint  alors  les  luttes 


BIBLIOGRAPHIE  379 


entre  Cantacuzène  et  Anne  de  Savoie,  dans  lesquelles  les  fils  de  saint  François 
interviennent  comme  ambassadeurs  ou  comme  pacificateurs.  Le  patriarche 
Athanase,  qui  n'a  pas  encore  désarmé,  se  sert  même  du  ministère  des  bons 
Frères  pour  expédier  à  Cantacuzène,  son  ennemi  personnel,  une  lettre  remplie 
d'insultes.  Une  fois  vainqueur,  Cantacuzène  envoie  les  siens  auprès  du  Pape 
pour  lui  présenter  la  justification  de  sa  conduite  à  l'égard  d'Anne  de  Savoie  et 
de  son  alliance  avec  les  Turcs.  Le  Pape  lui  adresse  des  lettres  qu'il  conrie  à  des 
Frères  Mineurs.  Cantacuzène  disparaît  de  la  scène  politique  en  i356.  Son  suc- 
cesseur, Jean  V  Paléologue,  fait  parvenir  au  Souverain  Pontife  son  acte 
d'obéissance  lu  au  palais  des  Blachernes.  Le  P.  Golubovich  termine  par  les 
légendes  sur  les  dernières  années  d'Anne  de  Savoie. 

Il  serait  trop  long  de  relever  tout  ce  que  disent  les  documents  sur  les  relations 
entre  Jacques  II,  roi  d'Aragon,  et  les  sultans  d'Egypte,  au  sujet  de  la  Terre 
Sainte  et  du  culte  chrétien  en  pays  musulman.  Signalons  sirnplement  ce  qui 
concerne  la  France.  On  ne  connaît  jusqu'à  présent  que  trois  ambassades  des 
rois  de  France  aux  sultans  d'Egypte,  pendant  le  xiv*  siècle  :  Guillaume  de 
Bonnemain  en  1827,  Jean  de  Janville  en  iSaS  et  Fr.  Pierre  de  la  Palu  en  iSag. 
On  trouve  cependant  dans  un  ouvrage  arabe,  intitulé  «  Connaissance  de  l'au- 
guste protocole  »,  la  mention  d'une  ambassade  française  mal  accueillie  par  le 
sultan  et  qu'il  faut  peut-être  placer  entre  les  années  iSog  et  i32o;  elle  serait 
donc  la  première.  L'auteur  arabe  nous  dit  qu'il  n'en  connaît  pas  d'autre.  Les 
fils  de  saint  François  eurent  également  à  exercer  leur  zèle  en  Arménie  et  en 
Chypre.  Le  volume  contient  aussi  des  documents  relatifs  à  la  question  des 
Spirituels  et  à  la  fameuse  querelle  sur  la  pauvreté  du  Christ  et  des  apôtres. 
Cela,  à  notre  avis,  ne  concerne  pas  l'Orient  dans  la  même  mesure  que  l'itiné- 
raire du  Fr.  Siméon  et  la  chronologie  du  B.  Odoric,  proposée  par  le  P.  Golu- 
bovich. 

En  parcourant  ces  pages,  on  se  sent  transporté  à  une  époque  d'activité 
apostolique  vraiment  extraordinaire.  La  vie  catholique  condensée  dans  l'Evan- 
gile se  répand  chez  les  infidèles  grâce  au  zèle  des  missionnaires  Franciscains 
qui  ne  craignent  pas  de  verser  leur  sang  pour  la  foi.  Tous  ces  nouveaux  docu- 
ments attendent  la  plume  de  plusieurs  biographes,  l'Eglise  et  l'Ordre  franciscain 
n'en  seront  que  plus  aimés  par  cette  manifestation  de  la  vitalité  catholique. 

V.  Grégoire. 

I.  Georges  Goyau,  L'Eglise  libre  dans  l'Europe  libre.  Paris,  Librairie  académique 
Perrin,  1920,  in-12,  vii-238  pages.  Prix:  5  francs. 

II.  L.  Rouzic,  Le  renouveau  catholique.  Paris,  P.  Téqui,  191^-1920,  3  volumes  in-12  de 
3co  pages.  Prix  :  3  fr.  5o  le  volume. 

III.  M''  Gibier,  évêque  de  Versailles,  Les  temps  nouveaux:  le  relèvement  national, 
Paris,  P.  Téqui,  1920,  in-12,  xxiv-386  pages.  Prix:  5  francs. 

Il  nous  paraît  utile  de  signaler  ensemble  à  l'attention  de  nos  lecteurs  ces  trois 
ouvrages,  qui  ont  pour  sujet  commun  les  éléments  religieux  de  l'après-guerre 
et  l'importance  de  ce  facteur  dans  l'oeuvre  générale  de  pacification,  de  réorga- 
nisation universelle.  Le  bulletin  officiel  du  métropolite  orthodoxe  d'Athènes, 
('Iv/././r.T'.aTT'.v.b;  xr,puç  =  Messager  ecclésiastique)  notait  naguère,  i^'  et  8  avril  1920, 
l'appel  fait  par  des  hommes  politiques  anglais  à  la  religion  en  vue  des  recon- 
structions du  monde  nouveau.  Nous  obéissons  à  la  même  préoccupation  en 
présentant  à  tous,  mais  spécialement  à  nos  frères  séparés,  les  livres  de 
M.  Georges  Goyau,  de  l'abbé  Rouzic  et  de  M^^""  Gibier. 

Avec  la  maîtrise  de  penseur  et  d'écrivain  qui  lui  est  dès  longtemps  reconnue, 
Georges  Goyau  considère  d'un  regard  fermement  optimiste,  comme  un  résultat 
de  la  grande  guerre,  l'Eglise  libre  dans  l'Europe  libre.  «  Nous  voudrions,  dit-il 


380  ÉCHOS    d'orient 


(p.  vi),  rappeler  les  épisodes  qui,  d'avance,  acheminaient  la  vieille  Eglise  vers 
les  personnalités  nouvelles  de  la  vieille  Europe;  les  voir  se  rencontrer,  les 
écouter  déjà  converser;  discerner  les  facilités  d'action  que  peuvent  restituer 
à  l'Eglise  certaines  nouveautés  politiques;  faire  pressentir  l'heure  prochaine  où 
le  magistère  pontifical  et  la  pensée  catholique,  redemandant  au  moyen  âge 
chrétien  les  éléments  du  vrai  droit  des  gens,  apporteront  à  la  Société  des  Nations 
cette  force  que  toute  lumière  recèle.  » 

Les  diverses  phases  de  ce  tableau  sont  groupées  en  un  triptyque  dont  voici  les 
inscriptions  respectives  :  I.  «  L'Eglise  en  deuil  dans  l'Europe  en  armes  »  (1914); 
IL  «  L'Eglise  libre  dans  l'Europe  libre  :  les  préludes  des  libertés  nouvelles  »  (191g); 
IIL  «  L'Eglise  libre  dans  l'Europe  libre:  les  nouveaux  horizons  »  (1919);  Au 
premier  panneau,  c'est  bien  l'Eglise  en  deuil  au  début  de  la  guerre,  avec  la 
mort  de  Pie  X  qui  «  donna  l'exemple  de  mourir  à  ceux  qui  allaient  mourir  »  (p.  8). 
Il  y  a  là,  sous  les  titres  de  «  Relligio  depopulata  »  et  de  «  l'Elu  du  Conclave  », 
une  esquisse  lumineuse,  suggestive,  courageuse,  des  deux  physionomies  pon- 
tificales de  Pie  X  et  de  Benoît  XV. 

Les  «  préludes  des  libertés  nouvelles  »  de  l'Eglise  apparaissent  par  le  contraste 
avec  les  servitudes  passées.  Car  «  les  empires  écroulés  pesaient  sur  elle  d'un 
poids  très  lourd.  Ils  se  donnaient  l'air,  parfois,  de  vouloir  la  protéger;  mais 
leurs  gestes  enveloppants  lui  présentaient  des  chaînes,  et  leurs  avances  expi- 
raient en  menaces  »  (p.  27).  A  lire  ces  lignes  si  prégnantes,  on  devinera  toute  la 
portée  de  ces  chapitres  :  ce  que  l'Autriche  aurait  dû  être,  ce  qu'elle  était; 
l'Eglise  et  les  vieilles  nationalités  danubiennes;  liberté  des  peuples  et  union  des 
Eglises;  le  Saint-Siège  et  le  protectorat  balkanique  de  l'Autriche.  Léon  XIII  et 
Pie  X;  le  Saint-Siège  et  la  philosophie  politique  de  l'Autriche,  Benoît  XV.  On 
trouvera  là  des  pages  sévères,  mais  justes,  nous  semble-t-il,  sur  la  dynastie 
des  Habsbourg,  que  dès  i832  Montalembert  qualifiait  de  «  grande  prêtresse  de 
l'oppression  »  (p.  32);  sur  ce  grand  pays  catholique  «  dans  lequel  la  vie  des 
âmes  ne  s'est  jamais  épanouie  en  une  sérieuse  activité  missionnaire  »  (p.  49). 
Abordant  sans  peur  l'objection  classique,  «  l'Autriche  de  certains  hommes 
d'Eglise  »,  Georges  Goyau,  d'une  main  discrète  mais  sûre,  met  les  choses  au 
point.  «  Dans  les  sphères  d'Eglise,  où  la  fidélité  des  imaginations  répond  à  la 
longue  stabilité  des  horizons,  et  où  l'on  a  le  temps  d'attendre,  d'espérer  et  de 
durer,  certains  rêvaient  toujours  d'une  Autriche  idéale,  qui  était  tout  le  con- 
traire de  l'Autriche  réelle...  Le  gouvernement  de  Vienne  savait  profiter  de  cette 
équivoque:  par  de  petites  habiletés,  par  des  complaisances  extérieures,  il 
essayait  de  mériter  à  bon  marché  les  compliments  officiels  de  l'Eglise,  et  parfois 
il  les  obtenait.  Il  lui  faisait  une  place  étincelante  sur  la  façade  de  l'Etat;  il  l'asso- 
ciait à  ses  pompes,  mais  beaucoup  moins  à  ses  œuvres.  Car,  dans  ses  œuvres, 
l'État  autrichien,  malgré  les  efforts  sincères  de  Metternich  pour  amener  une 
résipiscence,  s'inspirait  toujours  des  principes  du  joséphisme:  il  était  plus  reli- 
gieux dans  sa  toilette,  si  l'on  ose  dire,  que  dans  sa  politique.  Mais  non  plus 
que  l'habit  ne  fait  l'homme,  la  toilette  ne  fait  l'Etat...  Les  étincelantes  Fêtes-Dieu 
qui  couvraient  aux  regards  des  peuples,  et  parfois  de  l'Eglise  elle-même,  celte 
guerre  secrète  («  contre  l'Eglise  et  son  siège  central  »,  selon  les  termes  de 
Metternich  lui-même.  Mémoires,  VII,  p.  84),  n'avaient  même  point  la  vertu 
d'une  trêve  de  Dieu.  »  (P.  SS-Sg.) 

Parmi  les  précurseurs  des  libertés  nouvelles,  il  n'est  que  juste  de  souligner, 
avec  Georges  Goyau,  les  traits  des  principaux  représentants  du  clergé  catho- 
lique qui,  du  xvii"  siècle  au  xx*,  ont  joué  un  rôle  de  premier  plan  dans  le  grand 
mouvement  national  des  Roumains  de  Transylvanie,  des  Slaves  en  Bohême 
^t  en  Yougoslavie.  Citons,  par  manière  de  simple  énumération  :  les  évêques 
Toumains  catholiques  Micu  (1744),  Sulut  (i85i-i857);  le  prêtre  croate  Georges 


BIBLIOGRAPHIE  38 1 


Krijanitch  (xvn®  siècle);  le  moine  Slovène  Vodnilc  qui,  dans  l'Ode  à  l'IUyrie 
ressuscitée  par  Napoléon,  s'écriait  :  «  Appuyé  d'une  main  sur  la  Gaule,  je  donne 
l'autre  à  la  Grèce  pour  la  sauver.  A  la  tète  de  la  Grèce  est  Corinthe,  au  centre 
de  l'Europe  est  l'IUyrie.  On  appelait  Corinthe  l'œil  de  la  Grèce,  l'IUyrie  sera  le 
joyau  du  monde  »  (p. 62);  l'évêque  slovène  Slomsek  (mort  en  1862);  le  prêtre- 
poète  Gregoriec;  l'illustre  évêque  de  Diakovo,  Strossmayer,  «  interprète  magni- 
fique de  la  fraternité  slave  »  (p.  66);  deux  pionniers  de  l'érudition  yougoslave, 
le  prêtre  Matkovitch,  géographe  et  statisticien,  puis  l'historien  Racki,  «  un 
chanoine  qui  piochait  comme  un  Bénédictin  »  (p.  70). 

Quand  on  a  bien  vu  sous  cet  angle  les  choses  du  passé,  on  comprend 
que  Georges  Goyau,  considérant  comme  «  la  fin  d'une  grande  équivoque  *  ce 
concordat  serbe  (juiri  1914),  «  que  la  chancellerie  de  Vienne  avait  considéré 
comme  une  catastrophe  »  (p.  107),  puisse  écrire  :  «  Les  Balkans  respirèrent, 
Rome  aussi.  »  (P.  99.) 

Enfin,  «  les  nouveaux  horizons  »  sont  marqués  par  les  suscriptions  suivantes  : 
les  Empires  déchus  et  la  liberté  de  l'Eglise;  l'Eglise  et  les  droits  de  la  Pologne; 
l'Eglise  et  l'âme  polonaise,  la  résurrection;  tribuns  d'Eglise  dans  les  nationalités 
affranchies;  Rome  aux  portes  de  l'Orient;  Rome  et  les  internationalismes 
nouveaux;  Rome  et  le  droit  des  gens  chrétiens.  Cueillons  à  travers  ces  dernières, 
pages  quelques  lignes  expressives.  Le  8  novembre  1918,  trois  jours  avant  l'ar- 
mistice, Benoît  XV  écrivait  au  cardinal  Gasparri  :  «...  L'Eglise,  société  parfaite, 
qui  a  pour  unique  fin  la  sanctification  des  hommes  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  pays,  de  même  qu'elle  s'adapte  aux  diverses  formes  de  gouvernement,  accepte 
aussi  sans  aucune  difficulté  les  légitimes  variations  territoriales  et  politiques  des 
peuples.  »  Et  Georges  Goyau  d'ajouter  :  «  Ce  langage  répondait  aux  traditions 
du  passé  romain;  il  souriait  aux  promesses  de  l'avenir  européen.  Et,  de  fait, 
l'Eglise  romaine,  face  à  face  avec  les  morceaux  de  la  monarchie  dualiste,  avec 
l'Allemagne  défigurée,  avec  la  Russie  bouleversée,  peut  regarder,  confiante,  la 
scène  nouvelle  offerte  à  ses  destinées.  Elle  cherchait  le  monde  slave,  elle  cher- 
chait l'Orient:  le  germanisme  encombrait  les  deux  routes.  La  voilà  maintenant 
en  façade  sur  l'immensité  slave,  aux  abords  de  laquelle  la  Pologne  ressuscitée 
fait  pignon;  et  ses  prêtres,  ses  fidèles,  sont  d'actifs  ouvriers  de  la  vie  publique 
dans  ces  Etats  slaves  qui  désormais  libèrent  l'accès  des  Balkans.  Elle  s'outille 
pour  l'union  des  Eglises,  survivance  immortelle  de  la  défunte  idée  de  chrétienté; 
elle  voit  à  côté  d'elle,  en  dehors  de  son  influence,  cette  idée  même  s'essayer 
à  revivre,  sous  le  vocable  de.  Société  des  Nations  :  elle  observe,  elle  écoute;  elle 
est  prête  à  relier  l'avenir  et  le  passé,  dès  que  le  présent  le  permettra.  Et  tandis 
que  le  souvenir  de  certaines  servitudes  lui  défend  de  pleurer  sur  ce  qui  est  mort, 
elle  peut  sourire  au  monde  nouveau,  qui,  parfois  sans  le  savoir,  pense  comme 
elle  et,  sans  le  vouloir  encore,  parle  comme  elle.  »  (P.  119-121.) 

Il  y  aurait  tant  d'autres  citations  à  faire:  sur  le^^  grand  vaincu  de  la  guerre 
qu'est  le  césaropapisme  (p.  122);  sur  Guillaume  de  Hohenzollern,  ce  «  sceptique 
exploiteur  de  Dieu»  (p.  i25);  sur  le  «  supranationalisme  »  catholique,  «  d'autant 
plus  soucieux,  lui,  de  reconnaître  l'existence  et  la  personnalité  des  nations 
qu'il  se  rappelle  les  avoir  autrefois  baptisées  *  (p.  207).  Notons  avec  fierté  les 
pages  vengeresses  qu'inspire  au  catholicisme  ardent  de  notre  écrivain  la  «  puis- 
sance ■»  pontificale,  et  dont  voici  la  conclusion  :  «  Ce  serait  pour  elle  (l'Italie) 
une  bonne  fortune  politique  de  pouvoir  un  jour  faire  constater  par  la  Société 
des  Nations  que  le  Pape  jouirait,  dans  Rome,  de  tout  ce  qu'il  aurait  déclaré 
nécessaire  pour  sa  liberté.  Elle  émousserait  ainsi  ce  qui  demeure  épineux  dans 
la  question  pontificale;  et  le  sens  qu'elle  a  des  gestes  magnifiques  trouverait 
soudainement  une  certaine  grandeur  à  convier  le  Pape  à  l'établissement  d'une 
Pax  romana.  Ce  nom  somptueux  fut  béni,  lorsqu'il  désignait  l'harmonie  que 


382  ECHOS    D  ORIENT 


faisait  régner  la  Rome  antique  parmi  les  nations  soumises;  la  troisième  Rome 
offrirait  au  monde  une  autre  vision  d'harmonie,  en  l'appelant  à  collaborer  avec 
elle  pour  réaliser  le  spectacle  du  Pape  libre  sous  l'égide  des  nations  libres.  » 
(P.  2i5.)  Il  est  impossible  de  mieux  penser  et  de  mieux  dire.  Saluons,  avec 
Georges  Goyau,  l'opportunité  manifeste  d'un  droit  international  chrétien,  et 
souhaitons  que  la  lecture  de  son  beau  livre  en  prépare  l'éclosion. 

II.  M.  l'abbé  Louis  Rouzic,  aumônier  de  la  célèbre  maison  de  la  «  Rue  des 
Postes  »,  consacre  au  Renouveau  catholique  une  imposante  trilogie:  «  Les  jeunes 
avant  la  guerre;  les  jeunes  pendant  la  guerre;  les  jeunes  après  la  guerre  ».  Livre 
réconfortant,  écrit  de  main  d'ouvrier  et  qui,  quoique  rédigé  pour  la  France,  est 
de  nature  à  provoquer,  en  d'autres  pays,  notamment  même  en  pays  orthodoxes, 
d'utiles  et  salutaires  réflexions. 

III.  Il  faut  en  dire  autant  du  volume  de  MK' Gibier,  concernant  le  Relèvement 
national.  L'éloquent  évêque  de  Versiiilles  l'a  divisé  en  deux  parties  :  l'une 
négative,  l'autre  positive.  Ceux  qui  ne  peuvent  pas  nous  relever,  ce  sont  :  les 
aveugles,  les  négateurs,  les  sceptiques,  les  sectaires,  les  arrivistes,  les  jouisseurs, 
les  corrupteurs,  les  utopistes,  les  insouciants,  les  timides,  les  découragés,  les 
inutiles,  les  routiniers,  les  intransigeants,  la  femme  inférieure  à  sa  mission.  Ceux 
qui  nous  relèveront,  au  contraire,  ce  sont  :  nos  morts,  les  saints,  les  apôtres,  les 
convaincus,  les  bienveillants,  les  laborieux,  les  adaptés,  les  organisateurs,  les 
dirigeants  (ceux  qui  détiennent  le  pouvoir  civil,  ceux  qui  détiennent  le  pouvoir 
religieux,  ceux  qui  ont  la  supériorité  de  l'intelligence  ou  celle  de  la- fortune), 
les  éducateurs,  les  chefs  de  famille,  la  femm*  chrétienne.  Généralisez  ces 
données,  et  rien  ne  nous  empêchera  de  les  adapter  à  tel  ou  tel  pays  chrétien. 
C'est  pourquoi  nous  recommandons  volontiers  ce  volume,  ainsi  que  les  précé- 
dents, à  tous  les  esprits  sérieux  qui,  dans  les  pays  balkaniques  notamment,  se 
préoccupent  du  relèvement  national. 

D.  Servièpe. 

H.  Delehaye,  s.  J.,  a  travers  trois  siècles  :  L'œuvre  des  Bollandistes  (i6i5-igi5). 
Bruxelles,  Société  des  Bollandistes,  22,  boulevard  Saint-Michel,  1920,  in-i6, 
283  pages. 

L'année  igi5  ramenait  le  troisième  centenaire  de  l'apparition  du  Vitœ  Patrum 
de  Rosweyde,  qui  est  comme  le  point  de  départ  de  l'entreprise  bollandiste;  et 
l'année  1914,  le  second  centenaire  de  la  mort  de  Papebroch.  «  Le  début  de  191 5 
semblait  un  moment  bien  choisi  pour  unir  dans*  un  même  souvenir  recon- 
naissant celui  qui  avait  préparé  les  voies  aux  Acta  sanctorum  et  celui  qui  fut 
le  plus  illustre  représentant  de  la  critique  hagiographique.  Le  seul  énoncé  de  la 
date  nous  dispense  d'expliquer  pourquoi  ce  projet  n'eut  point  de  suite.  »  (P.  2.) 
Les  dernières  pages  du  livre  (p.  241-243),  dans  une  rapide  allusion  historique  au 
brutal  régime  de  guerre,  expliciteront  encore,  s'il  en  était  besoin,  cette  justifica- 
tion préventive.  Du  reste,  comme  le  dit  fort  bien  le  R.  P.  Delehaye,  «  si  le 
moment  où  l'on  aime  à  se  laisser  avertir,  par  le  millésime,  d'un  devoir  à  remplir 
est  passé,  il  n'est  pas  trop  tard  pour  donner  sur  l'oeuvre  boUandienne,  insépa- 
rable de%  noms  de  Rosweyde  et  de  Papebroch,  un  aperçu  que  beaucoup  de  ses 
amis  réclamaient  ».  Voici  cet  aperçu,  qui  esquisse  à  travers  trois  siècles  l'his- 
toire de  l'oeuvre  des  Bollandistes.  «  Dire  comment  elle  est  née,  à  qui  elle  doit 
sa  forme  et  ses  accroissements,  dans  quel  esprit  elle  a  été  conçue,  quelles  direc- 
tions lui  ont  été  imposées  par  l'évolution  de  ses  principes  non  moins  que  par 
les  circonstances,  quel  est  son  bilan  à  l'heure  actuelle,  comment  il  faut  s'y  prendre 
pour  tirer  parti  des  ressources  qu'elle  a  créées,  tel  est  l'objet  de  ces  pages.  » 
(P.  2.) 

En  un  intéressant  exposé,  remarquable  de  précision  tout  autant  que  de  dis- 


BIBLIOGRAPHIE  ^8^ 


crétion,  on  nous  présente  successivement  l'œuvre,  les  ouvriers,  les  matériaux, 
l'élaboration;  puis  l'épreuve  au  xvni*  siècle,  à  la  suite  des  démêlés  avec  les  Carmes 
et  avec  l'Inquisition  espagnole;  la  ruine,  à  la  fin  de  ce  même  siècle,  lors  de  la 
suppression  des  Jésuites;  enfin  la  restauration  en  iSSy,  et  la  réorganisation  par 
le  P.  De  Smedt  en  1876.  Un  dernier  chapitre,  intitulé  «  Guide  bibliographique  », 
constitue  à  sa  manière  un  éloquent  résumé  de  cette  œuvre  de  trois  siècles. 

Outre  l'intérêt  général  qui  s'attache  aux  destinées  de  la  grande  entreprise 
d'hagiographie  scientifique,  nous  signalons  volontiers  à  nos  lecteurs  la  spéciale 
sympathie  que  méritent  ces  savants  au  cœur  d'apôtre,  ce  Roswe\'de,  ce  Pape- 
broch,  ce  Victor  de  Buck  notamment  (p.  igS-igS),  qui,  vers  le  milieu  du 
xix"  siècle,  prit  une  part  très  active  à  un  mouvement  d'études  pour  l'union  des 
Eglises. 

S.  Salaville. 

J.  Lebreton,  Le  Dieu  vivant:  la  révélation   de  la  Sainte   Trinité  dans   le  Nouveau 
Testament.  Paris,  G.  Beauchesne,  1919,  in-8°  couronne,  181  pages.  Prix  :  5  francs. 

Dans  l'avant-propos,  à  la  4"  édition  de  son  beau  volume  les  Origines  du  dogme 
de  la  Trinité  (voir  plus  haut,  p.  Syi),  le  R.  P.  Lebreton  écrivait  les  lignes  sui- 
vantes concernant  le  présent  opuscule  :  «  On  nous  a  demandé  de  résumer  à  la 
fin  de  ce  volume  {les  Origines...)  la  longue  histoire  dont  les  détails  sont  exposés 
au  cours  des  chapitres.  Nous  ne  l'avons  pas  fait  ici,  craignant  de  charger  outre 
mesure  un  volume  déjà  bien  compact,  nous  nous  permettons  de  renvoyer  le 
lecteur  à  l'exposé  succinct  de  cette  même  question  que  nous  avons  publié  il 
y  a  quelques  semaines  :  le  Dieu  vivant,  la  révélation  de  la  Sainte  Trinité  dans 
le  Nouveau  Testament;  cette  brochure,  et  surtout  la  conclusion  qui  la  termine, 
aidera,  croyons-nous,  le  lecteur  à  grouper  et  à  saisir  d'ensemble  les  faits  et  les 
textes  ici  étudiés.  »  Citer  ces  lignes,  c'est  assez  dire  que  le  petit  livre,  ainsi  annoncé 
par  l'auteur  lui-même,  mérite  d'être  bien  accueilli  par  tous  :  par  ceux  qui  auront 
le  goût  et  le  loisir  d'étudier  le  gros  volume  de  plus  de  600  pages,  où  celui-ci 
leur  servira  de  guide  introducteur  et  récapitulateur,  comme  aussi  par  ceux  qui, 
réduits  pour  une  raison  ou  pour  une  autre  à  se  passer  de  l'ouvrage  développé, 
en  trouveront  ici  un  intéressant  et  substantiel  résumé.  Ce  résumé,  écrit  d'une 
excellente  plume  de  théologien-apôtre,  est  à  la  portée  de  tout  chrétien  instruit, 
qui  y  apprendra  à  mieux  connaître  et  à  mieux  aimer  le  Dieu  vivant  de  la  Sainte 
Trinité,  révélé  dans  la  vie  de  Jésus-Christ  et  dans  l'Eglise  apostolique. 

S.  Salaville. 

«  Ce  qu'un  catholique  doit  savoir  »,  série  de  tracts  sur  divers  sujets  édités  par  la 

librairie  G.  Beauchesne,  à  Paris  : 
J.  Verdier,   L'ignorance    religieuse:  son    étendue,   ses  causes,  ses    remèdes,   1918, 

40  pages. 
J.  Lebreton,  La  sainte  Eucharistie  d'après  le  Nouveau   Testament  et   la  tradition 

patristique,  1918,  29  pages. 
E.  Levesque,  Comment  saint  Paul  prouve  la  divinité  de  Jésus-Christ,  1918,  36  pages. 
G.  Belmon,  Le  purgatoire,  1919,  3i  pages.. 

Prix  de  chacun  de  ces  tracts  :  o  fr.  yS. 

Le  rapport  de  M.  l'abbé  Verdier,  supérieur  du  Séminaire  de  l'Institut  catho- 
lique, sur  l'ignorance  religieuse,  fut  lu  à  la  «  Journée  diocésaine  »  de  Paris,  le 
20  février  1918.  On  peut  le  considérer  comme  l'introduction  de  la  série  de  tracts 
destinés  à  se  succéder  sous  ce  frontispice  commun  :  «  Ce  qu'un  catholique  doit 
savoir  ».  La  Revue  pratique  d'Apologétique,  à  la  direction  de  laquelle  appartient 
précisément  M.  Verdier,  a  pris  cette  initiative  heureuse.  «  Elle  veut  mettre  à  la 
disposition  du  public  instruit,  sous  forme  de  tracts  de  16  ou  Sa  pages,  un  exposé 


384  ÉCHOS   d'orient 


sérieux,  sobre,  suffisamment  documenté,  de  tous  les  points  de  l'enseignement 
de  l'Eglise.»  Ces  publications  auront  donc  pour  objet:  le  dogme,  la  morale, 
l'ascétisme,  l'apologétique,  l'Ecriture  Sainte,  la  liturgie,  l'histoire  ecclésiastique 
et  toutes  les  questions  qui,  directement  ou  indirectement,  se  rattachent  à  cet 
enseignement  (i).  «  Ces  études,  déclarent  encore  les  éditeurs,  seront  rédigées 
avec  simplicité  et  clarté.  On  y  évitera  les  termes  purement  techniques  ou  trop 
abstraits.  Mais  parce  qu'elles  sont  courtes,  elles  auront  une  allure  didactique. 
Elles  ne  seront  pas  des  articles  d'érudition.  Cependant  elles  donneront  des  réfé- 
rences sobres,  très  pratiques,  qui  permettront  au  lecteur,  s'il  le  désire,  de  faire 
sur  ce  sujet  une  étude  plus  approfondie.  Ces  publications  ne  s'adressent  ni  aux 
foules  ni  aux  spécialistes.  Elles  visent  soit  les  ecclésiastiques,  et  plus  particuliè- 
rement les  directeurs  de  Cercles  d'études,  soit  les  laïques  instruits  qui  désirent 
connaître  sur  un  sujet  déterminé  le  véritable  enseignement  de  l'Eglise.  » 

Les  trois  plaquettes  de  J.  Lebreton,  E.  Levesque  et  C  Belmon  semblent  bien 
réaliser  parfaitement  cet  idéal  d'excellente  et  très  scientifique  vulgarisation. 
M.  l'abbé  Belmon  est  professeur  au  Grand  Séminaire  de  Rodez;  quant  au 
R.  P.  Lebreton,  professeur  d'histoire  des  origines  chrétiennes  à  l'Institut  catho- 
lique de  Paris,  et  à  M.  l'abbé  Levesque,  professeur  d'Ecriture  Sainte  au  Séminaire 
Saint-Sulpice,  ils  sont  déjà  connus  et  estimés  pour  d'importants  ouvrages  de 
haute  érudition.  Que  de  tels  hommes  se  fassent  auteurs  de  tracts  de  ce  genre, 
c'est  à  la  fois  leur  éloge  et  celui  de  la  collection. 

G.   RiEUTORT. 

A.  Hamon,  s.  J.,  Sainte  Marguerite-Marie  :  sa  vie  intime.  Paris,  G.  Beauchesne,  1920, 
in-8*  couronne,  x-271  pages.  Prix  :  7  francs. 

Les  annales  de  la  sainteté,  communes  durant  de  longs  siècles  à  l'Orient  et 
à  l'Occident,  doivent,  dans  le  plan  de  Dieu,  le  redevenir  un  jour.  Aussi  croyons- 
nous  utile  de  signaler  à  nos  lecteurs  la  «  vie  intime  »  de  cette  Sainte  des  temps 
modernes,  qui  fut  la  révélatrice  providentielle  de  la  dévotion  au  Sacré  Cœur  de 
Jésus  et  à  qui  le  magistère  infaillible  vient  de  décerner  les  honneurs  solennels 
de  la  canonisation. 

G.  R. 

Ph.  Koukoulès,  'Ex  tou  ptou  t(o  By^avtivwv  (=  De  la  pie  des  Byniantins).  Athènes, 
Michel  Zikakis,  1920,  in- 16,  128  pages,  avec  des  gravures.  Prix:  4  drachmes. 

Cette  plaquette  réunit  deux  conférences  données  par  M.  Phédon  Koukoulès, 
membre  de  la  Société  athénienne  des  études  byzantines.  L'une  a  pour  sujet  «  la 
vie  des  moines  grecs  au  xii*  siècle  »  (p.  5-78);  l'autre  est  intitulée:  «  Notre  vie 
scolaire  à  l'époque  byzantine  et  dans  les  temps  postérieurs  »  (p.  79-128).  Tout 
en  faisant  œuvre  de  vulgarisation  auprès  de  ses  compatriotes,  l'auteur,  qui  est 
un  savant  familiarisé  avec  les  textes,  se  montre  toujours  dûment  documenté,  et 
son  exposé  est  émaillé  des  plus  intéressantes  citations.  A  signaler,  à  titre  de 
«  question  actuelle  »  au  sein  de  l'Eglise  grecque,  les  renseignements  historiques 
concernant  le  port  de  la  chevelure  dans  le  monachisme  et  dans  le  clergé 
byzantin  (p.  65-71). 

S.  Salaville. 


(i)  Comme  exemple  de  la  variété  de  sujets  à  traiter,  nous  signalons  le  tract  du 
même  abbé  Verdier  :  Y  a-t-il  un  droit  de  grève?  Paris,  BeaucheSne,  1919,  3i   pages. 


680-20.  —  Irap.  P.  Feron-Vrau,  3  et  5,  rue  Bayard,  Paris,  VIII*. 


LA  THRACE  BYZANTINE 


La  Thrace. 


On  désigne  communément  sous  le  nom  de  Thrace  la  partie  de 
l'Europe  sud-orientale  comprise  entre  la  mer  Egée,  la  mer  Noire  et  la 
Marmara.  Les  savants  ont  donné  diverses  étymologies  de  ce  nom.  La 
plus  vraisemblable  paraît  être  celle  que  le  colonel  anglais  Muré  pro- 
posait au  siècle  dernier  :  il  faisait  venir  0pàx-^  de  -zpoiytloi  (rude),  par 
le  déplacement  assez  fréquent  de  l'aspiration  d'une  syllabe  à  l'autre. 
La  Thrace  tirerait  donc  son  nom  soit  du  caractère  tourmenté  de  son 
sol,  soit  de  l'âpreté  de  son  climat. 

Au  début,  elle  n'avait  pas  de  limites  déterminées.  Les  Grecs  appe- 
laient Thrace  tout  le  pays  situé  au  nord  de  celui  qu'ils  occupaient, 
y  compris  la  Macédoine,  la  presqu'île  Chalcidique  et  la  Scythie.  Quand 
leurs  connaissances  géographiques  se  précisèrent,  les  frontières  attri- 
buées à  la  Thrace  furent  les  suivantes  :   au  Nord,   l'ister  (Danube); 
à  l'Est,  le  Pont  Euxin  (mer  Noire)  et  le  Bosphore;  au  Sud,  la  Propontide'" 
(Marmara),  l'Hellespont  (Dardanelles),  la   mer  Egée  et  le  nord  de  la 
Macédoine;  à  l'Ouest,  le  Strymon  (Strouma)  et,  à  partir  de  Philippe  et 
d'Alexandre  le  Grand,  le  Nestos  (Mesta);  plus  au  Nord,  l'Illyrie.  Ces 
limites  subsistèrent  même  après  la  conquête  romaine.  Sous  Auguste, 
le  pays  fut  divisé  en  deux  provinces  séparées  par  la  chaîne  des  Balkans. 
Entre  ces  montagnes  et  la  mer  Egée,  on  eut  la  Thrace  proprement  dite, 
et  au  Nord,  jusqu'au  Danube,  la  Mésie.  11  y  eut  une  nouvelle  division 
sous  Dioclétien,  puis  plusieurs  sous  les  Byzantins.   Avant   1878,  *la 
Thrace  turque  comprenait  aussi  toute  la  Roumélie  orientale.  Le  traité 
de  San-Stéfano  la  réduisit  de  plus  d'un  tiers.  La  guerre  balkanique  de 
I9i2-:i9i3  la  diminua  encore  en  attribuant  à  la  Bulgarie  toute  la  partie 
occidentale;  le  traité  de  Neuilly   (novembre    19 19)  la   lui  a    enlevée 
presque  tout  entière  pour  la  donner  finalement  à  la  Grèce,  qui  s'est  vu 
attribuer  aussi  !«  vilayet  d'Andrinople  par  le  traité  turc  (août  1920). 

La  Thrace  turque  d'avant  1878  correspond  à  peu  près  à  la  province 
établie  par  Auguste.  C'est  toute  cette  région  qui  mérite  vraiment  le 
nom  de  Thrace,  car  c'est  la  conception  qui  convient  le  mieux  au  cadre 
géographique.  La  Thrace  n'englobe  pas  seulement  les  territoires  enlevés 
récemment  à  la  Bulgarie  et  ce  qui  restait  en  Europe  de  l'empire 
ottoman  après  la  guerre  balkanique,  elfë  comprend  en  réalité  tout  le 

Échos  d'Orient.  —  20'  année.  —  A''"  120.  Octobre-Décembre  ig20. 


386  ÉCHOS    d'orient 


bassin  de  la  Maritza  et  de  ses  affluents,  c'est-à-dire  70  000.  kilomètres 
carrés  environ.  C'est  ainsi  que  nous  la  considérerons  au  cours  de 
cette  étude. 

LaTlirace  n'a  jamais  connu  de  vie  propre.  Habitée  depuis  le  xvnie  siècle 
environ  avant  Jésus-Christ  par  une  branche  de  la  famille  thraco-illyrienne, 
issue  elle-même  du  tronc  itjdo-européen,  elle  ne  bénéficia  pas  de  l'unité 
politique,  sinon  à  des  intervalles  éloignés  et  pour  des  périodes  généra- 
lement courtes.  Les  Thfaces,  divisés  en  tribus  puissantes,  mais  souvent 
en  guerre  les  unes  contre  les  autres,  se  montrèrent,  en  effet,  constam- 
ment réfractaires  à  toute  idée  d'unité  nationale.  C'est  pourquoi  ils  ne 
surent  pas  se  défendre  contre  l'occupation  ou  la  domination  étrangère. 
Ce  furent  d'abord  les  Perses,  dès  le  vi^  siècle,  qui  restèrent  plus  de 
trente  ans;  puis  les  Athéniens  et  les  Spartiates  au  \'\  Philippe  de  Macé- 
doine et  Alexandre  le  Grand  au  iv^,  puis  les  rois  syriens  jusqu'au 
commencement  du  IF.  Philippe  V  de  Macédoine  et  son  fils  Persée 
eurent  à  compter  avec  les  Romains,  qui  s'étaient  fait  des  partisans 
dans  le  pays  et  qui  en  prirent  peu  à  peu  possession  sous  le  couvert 
des  rois  indigènes  domestiqués.  L'annexion  n'eut  lieu  toutefois  que 
sous  Claude,  en  46.  La  Thrace  fut  dès  lors  province  romaine  et  par- 
'tagea  le  sort  commun  de  l'empire. 

Depuis  longtemps,  cette  région  était  gagnée  à  l'hellénisme.  Les  colo- 
nies grecques  très  florissantes,  établies  dès  le  vii«  siècle  avant  Jésus- 
Christ  sur  tout. le  littoral  des  trois  mers  qui  la  baignent,  la  longue 
domination  des  Grecs  ou  de  peuples  de  culture  grecque,  comme  les 
Macédoniens  et  les  Syriens,  toutes  ces  causes  avaient  amené  insensi- 
blement la  disparition  de  l'idiome  national  et  des  coutumes  des  anciens 
Thraces.  Au  moment  où  se  constituait  l'empire  d'Orient,  elle  ne  pré- 
sentait plus  aucune  particularité  saillante,  et  sa  population  étaiit  fran- 
chement hellénisée. 

Histoire    de    la    Thrace. 

1.  Du  v^^  SIÈCLE  AUX  Croisades. 

Invasions  des  Hcns,  des  Slaves^  des  Avares.  —  Guerres  contre  les  Balgares. 

—  Kroum.  —  Syraéon.  —  Basile  le  Bulgàroctone.  —  Conquête  de  la  Bulgarie. 

—  Invasions  des  Petchenègues  et  des  Hongrois.  —  Administraii&n  byzantine. 

Sous  les  empereurs  byzantins,  la  Thrace  ne  connut  guère  de  repos 
jusqu'aux  Croisades.  Pendant  plusieurs  siècles,  en  effet,  son  histoire 
est  faite  presovie  uniquement  des  compétitions  entre  Grecs  et  Bulgares 
et  des  multiples  invasions  qu'elle  subit. 


LA   THRAŒ    BYZANTINE  387 


Toutefois,  elle  fut  relativement  tranquille  pendant  les  cinquante  ans 
qui  suivirent  la  mort  de  Théodose.  Vers  le  milieu  du  v^  siècle,  elle  fit 
la  connaissance  des  terribles  Huns.  Attila,  qui  avait  pris  le  pouvoir  en 
447,  commença  par  dévaster  toutes  les  régions  situées  au  sud  du 
Danube,  entre  autres  la  Thrace  et  la  Macédoine,  puis  il  fondit  sur  l'Oc- 
cident et  vint  mourir  dans  la  Hongrie  actuelle.  Tous  les  Huns  ne 
l'avaient  pas  suivi.  Léon  l*^  en  466  et  Zenon  en  478  durent  faire  des 
expéditions  contre  ceux  qui  étaient  restés  campés  sur  le  Danube  et 
qui  ravageaient  l'empire. 

A  la  fin  du  siècle,  ce  fut  au  tour  des  Slaves  et  des  Bulgares  à  piller 
le  pays.  Pendant  l'hiver  de  498-499,  leur  armée  coalisée  battit  les  troupes 
impériales  et  ravagea  la  Mésie  et  la  Thrace.  L'empereur  Anastase  1^^ 
fit  alors  construire  un  mur  de  vingt  pieds  de  haut  qui  barrait  la  pres- 
qu'île de  la  Marmara  à  la  mer  Noire,  de  Sélymbria  à  Dercos  (507-5  \  2).  Les 
barbares,  se  voyant  fermé  le  chemin  de  Constantinople,  se  rabattirent 
sur  le  reste  du  pays  et  le  saccagèrent  jusqu'aux  Thermopyles.  En  s  M. 
les  Bulgares  et  les  Slaves  recommencèrent  leurs  incursions,  En  540, 
ils  s'adjoignirent  des  Huns  «t,  ne  rencontrant  pas  d'obstacles  à  leur 
marche,  s'éparpillèrent  dans  la  Thrace  et  la  Macédoine  d'où  ils  rame- 
nèrent 120000  prisonniers.  En  549,  dans  une  nouvelle  invasion,  ils 
poussèrent  jusqu'à  la  mer  Egée  et  ne  s'arrêtèrent  qu'à  un-e- journée  de 
marche  de  Constantinople.  Justinien  tenta  un  vaste  effort  de  défense, 
releva  toutes  les  forteresses  le  long  du  Danube  et  en  éleva  d'autres 
dans  les  défilés  du  Balkan.  11  n'omit  point  non  plus  les  moyens  diplo- 
matiques chers  à  Byzance  et  entretint  soigneusement  la  désunion  parmi 
les  barbares  en  répandant  l'or  avec  habileté.  Cependant,  durant  l'hiver 
de  558-539,  les  Huns  Koutourgours,  alliés  aux  Slaves,  profitèrent  du 
mauvais  état  de  la  muraille  d'Anastase  pour  dévaster  de  nouveau  la 
campagne  de  Constantinople,  ou  Bélisaire  les  arrêta.  Au  dire  des  chro- 
niqueurs byzantins,  chacune  des  invasions  qui  eurent  lieu  sous  Justinien 
amena  le  massacre  de  200000  habitants,  «  si  bien  que  ces  provinces 
ressemblaient  aux  déserts  de  la  Scythie  »  (1). 

Ce  fut  probablement  une  invasion  des  Avares,  autre  tribu  hunique, 
qui  sauva  alors  la  ville  impériale.  Les  nouveaux  venus  soumirent,  en 
effet,  toutes  les  peuplades  situées  au  nord  du  Danube,  parmi  lesquelles 
les  Bulgares,  et  fondèrent  le  second  empire  des  Huns  (573).  Us  éta- 
blirent dans  la  Mésie  plusieurs  tribus  de  Slaves  et  de  Bulgares,  leurs 
vassaux,  puis  permirent  à  une  bande  de  Slovènes  de  ravager  la  Thrace 


(1)  DiEHL,  Justinien.  Paris,  1901,  p.  222. 


^88  ÉCHOS  d'orient 


jusqu'à  Constantinople.  En  '"577,  100  000  Slaves  environ,  divisés  en 
plusieurs  colonnes,  dévastèrent  encore  la  Thrace  jusqu'au  mur  d'Anas- 
tase  et  pénétrèrent  dans  la. Grèce  propre.  Voyant  le  terrain  déblayé 
devant  eux,  les  Avares  soumirent  tout  le  pays  au  nord  d'Andrinople  et 
migrent  le  siège  devant  Thessalonique.  La  peste,  qui  décimait  leur  armée, 
les  obligea  à  se  retirer  (580).  En  587,  les  Byzantins  essayèrent  vainement 
de  les  refouler.  Priscus  y  réussit-  en  593  et  en  601. 

Un  instant  désemparés  par  la  mort  de  leur  chef  Baïan,  les  Avares 
reprirent  bientôt  leurs  expéditions  contre  Constantinople,  mirent  en 
fuite  Héraclius  à  Sélymbria,  pillèrent  les  faubourgs  de  la  capitale  et  s'en 
retournèrent  avec  270  000  captifs  (6 1 9).  Héraclius  négocia  avec  eux  (620), 
mais  ils  firent  alliance  avec  Chosroès,  roi  des  Perses,  dont  les  troupes 
avaient  conquis  l'Asie  Mineure,  Les  Avares,  aidés  de  Slovènes,  d'Antes 
et  de  Bulgares,  firent  le  siège  de  Constantinople  du  côté  de  l'Europe, 
tandis  que  les  Perses  campaient  à  Chalcédoine  (juillet-août  626).  Il 
semblait  que  la  ville  allait  tomber,  quand  les  Avares  durent  se  replier 
en  désordre  sur  Andrinople,  à  la  suite  d'attaques  mal  conduites. 

Dans  chacune  de  leurs  invasions,  les  Slaves  laissaient  dans  le  pays 
qu'ils  traversaient  des  colons,  qui  se  groupaient  et  formaient  ce  qu'on 
appela  des  Slavénies  ou  Sclavénies.  Elles  fournissaient  une  bonne  partie 
de  l'armée  impériale  et  servirent  les  desseins  d'Héraclius,  qui  voulait 
rétablir  dans  la  presqu'île  balkanique  le  christianisme  ruiné  par  tant  de 
guerres  et  de  massacres.  Les  soldats  slaves  abandonnèrent  rapidement 
l'idolâtrie  et,  de  retour  dans  les  sclavénies,  transmirent  à  leurs  familles 
la  foi  nouvelle. 

Les  Bulgares,  «  maudits  de  Dieu  »,  comme  les  appellent  les  chroni- 
queurs byzantins,  passèrent  définitivement  en  Mésie  en  659-660,  sous^ 
la  conduite  d'Asparouch.  Constantin  Pogonat  réunit  une  vaste  armée 
pour  les  refouler.  Retranchés  dans  leur  camp,  les  Bulgares  l'attendirent 
de  pied  ferme.  Constantin,  malade,  ayant  dû  s'éloigner  vers  Mésembria, 
ses  troupes  crurent  à  une  fuite  et  se  débandèrent.  Les  Bulgares  en  pro- 
fitèrent pour  prendre  Odessos  (Varna)  en  679.  L'empereur  se  vit  obligé 
de  traiter  avec  eux,  renonça  à  ses  droits  sur  la  Mésie  et  s'engagea 
mêmeà  payer  au  vainqueur  untribut  annuel.  Libres  de  leurs  mouvements, 
les  Bulgares  soumirent  les  unes  après  les  autres  les  tribus  slaves  établies 
dans  la  presqu'île,  dont  ils  finirent  par  adopter  la  langue  et  de  nombreuses 
coutumes,  justinien  II,  qu'effrayait  la  rapidité  avec  laquelle  ils  s'orga- 
nisaient, déchira  brusquement  le  traité  conclu  par  Constantin  Pogonat 
et  fit  passer  en  Thrace  ses  meilleurs  cavaliers  d'Asie  (688).  Les  Bulgares 
furent  battus,  mais  ils  harcelèrent  l'armée  victorieuse,  la  précédèrent 


i 


LA    THRAŒ    BYZANTINE.  389 


dans  les  défilés  des  Rhodopes,  l'y  enveloppèrent  et  en  firent  un  horrible 
massacre. 

Les  conquêtes  rapides  des  Arabes  ayant  enlevé  aux  Byzantins  toutes 
les  provinces  situées  au  sud  du  Taurus,  et  les  populations  étant  de  plus 
en  plus  excitées  contre  la  cour  impériale,  les  Bulgares  devinrent  par 
là  même  redoutables  et  se  virent  parfois  les  arbitres  de.  la  situation.  Ils 
exploitèrent  habilement  la  faiblesse  de  l'empire  pour  se  faire  donner  de 
riches  présents  ou  pour  piller  à  leur  aise.  Terbel  (697-720)  profita  de 
l'anarchie  qui  régnait  à  Constantinople  à  la  fin  du  vii^  siècle.  Justinien  II, 
réfugié  chez  le  khan  des  Khazars,.. demanda  son  appui  pour  renverser 
Tibère  111.  Terbel  accepta  et  marcha  sur  Constantinople,  dont  un,  traître 
lui  ouvrit  les  portes  (705).  Justinien  II  Rhinotmète  fut  replacé  sur  son 
trône  et  les  deux  usurpateurs,  Léonce  et  Tibère  111,  mis  à  mort.  Terbel 
fit  payer  fort  cher  ce  service  et  rentra  chargé  d'or,  avec  le  titre  de 
César.  L'empere,ur  byzantin  ne  tarda  pas  à  secouer  la  tutelle  du  monarque 
bulgare.  En  708,  il  er^voya  toute  sa  cavalerie  en  Thrace,  avec  ordre  de 
gagner  au  plus  vite  Anchialos,  où  lui-même  se  rendrait  à  la  tête  de  sa 
flotte.  Terbel,  averti  de  cette  marche,  se  posta  aux  environs  de  la  ville 
et  fit  prisonniers  les  escadrons  byzantins.  Justinien  se  rembarqua  trois 
jours  après. 

L'Arménien  Vartan  s'étant  fait  proclamer  empereur  sous  le  nom  de 
Philippique,  Terbel  dépêcha  à  Justinien  II  3  000  de  ses  meilleurs  sol- 
dats, qui  n'eurent  pas  à  intervenir,  car  les  troupes  byzantines  mirent 
à  mort  Justinien  (711).  Sous  prétexte  de  le  venger,  Terbel  ravagea  la 
Thrace  et  ne  rentra  en  Mésie  qu'après  avoir  signé  un  traité  qui  lui 
garantissait  toute  la  Zagorie,  c'est-à-dire  la  région  située  entre  Bourgas 
et  la  Toundja  supérieure.  De  plus,  il  conclut  une  alliance  offensive  et 
défensive  avec  l'empire  byzantin  (716).  Deux  ans  après,  .il  accourut  au 
secours  de  Léon  l'Isaurien,  serré  de  près  par  les  Arabes  qui  menaçaient 
Constantinople.  Terbel  passa  le  Bosphore,  battit  les  musulmans  et  fut 
reçu  dans  la  capitale  en  triomphateur  (718). 

L'entente  entre  Bulgares  et  Byzantins  dura  jusqu'en  755.  Constantin 
Copronyme  profita  alors  de  l'anarchie  qui  avait  marqué  l'avènement  de 
l'usurpateur  Koromisoch  (744-760),  se  mit  à  élever  des  forteresses  dans 
tout  le  nord  de  la  Thrace,  et  peupla  la  région  Sud  du  Balkan  d'émigrés 
syriens  destinés  à  barrer  la  route  aux  Bulgares.  Ceux-ci  demandèrent 
des  explications  que  l'empereur  refusa  de  donner.  Ce  dédain  rétablit 
l'unité  nationale.  Les  Bulgares  prirent  et  détruisirent  la  plupart  des 
forteresses  byzantines  et  parcoururent  la  Thrace  en  tous  sens,  pillant 
et  brûlant  sur  leur  passage.  Ils  ne  s'arrêtèrent  qu'à  la  muraille  d'Anastase. 


390  ÉCHOS    D  ORIENT 


La  division  se  mit  alors  parmi  eux  et  Constantin  Copronyme  en  profita 
pour  les  défaire  complètement.  En  759,  Koromisoch  envahit  dé  nouveau 
la  Thrace,  surprit  les  Byzantins  à  Vérégaba  (Tchalikavak),  au  nord  de 
Karnobat,  et  les  massacra.  La  désunion  des  siens  le  força  à  repasser  le 
Balkan  sans  avoir  pu  tirer  parti  de  sa  victoire.  Téletz  (760-764)  déclara 
de  nouveau  la  guerre  aux  Byzantins.  Ceux-ci  expédièrent  25  000  hommes 
à  Anchialos  et  la  flotte  aux  bouches  du  Danube.  Téletz  marcha  sur 
Anchialos  avec  20  000  hommes  et  s'y  fit  battre  (30  juin  762)  (i). 

Ce  fut  au  tour  des  Byzantins  d'exploiter  les  divisions  de  leurs  ennemis. 
Après  avoir  fait  venir  à  Constantinople  le  roi  Baïan  (760-772)  et  l'avoir 
trompé  par  de  fausses  promesses,  Constantin  Copronyme  fondit  à  l'im- 
proviste  sur  la  Bulgarie  dont  il  triompha  sans  difficulté  (764).  L'année 
suivante,  il  revint  encore,  mais  la  flotte  qui  transportait  l'infanterie  fut 
surprise  par  une  terrible  tempête  en  face  d' Anchialos  et  sombra  presque 
tout  entière.  La  cavalerie  ne  pouvant  à  elle  seule  livrer  aucune  bataille 
décisive,  dut  rentrer  à  Constantinople  (765).  En  773,  Constantin  reprit 
par  terre  et  par  mer  l'expédition  man'quée.  Téleric  (772-777)  demanda 
la  paix  (774),  puis  se  débarrassa  de  tous  les  boyards  partisans  des 
Byzantins.  Le  basileus  marchait  pour  la  neuvième  fois  sur  le  Balkan, 
quand  il  tomba  malade  et  mourut  sur  le  chemin  du  retour  (septembre 
775).  Les  hostilités  ne  reprirent  qu'en  789,  Les  Bulgares  battirent  les 
troupes  impériales  en  plusieurs  rencontres  et  les  obligèrent  à  évacuer 
la  haute  Thrace  (791).  L'année  suivante,  ils  s'emparèrent  même  de  la 
caisse  militaire  et  des  équipages  de  l'empereur  Constantin  VI  (2). 

Au  commencement  du  ix®  siècle,  là  Bulgarie  fut  gouvernée  par  le 
fameux  Kroum  (802-815),  qui  avait  réussi  à  regrouper  les  diverses 
tribus  et  à  leur  imposer  une  législation  de  fer.  II  ne  tarda  pas  à  se 
mettre  en  campagne  contre  les  Byzantins  (809).  L'empereur  Nicéphore  I^i 
venait  d'envoyer  des  soldats  sur  les  bords  du  Strymon  (Strouma). 
Kroum  intercepta  i  100  livres  d'or  que  Nicéphore  leur  expédiait  comme 
solde,  investit  le  camp  byzantin,  tua  le  commandant  et  la  plupart  des 
officiers  et  s'empara  de  tous  les  bagages.  Il  enleva  ensuite  la  place 
importante  de  Sardique  (Sofia),  dont  il  massacra  les  défenseurs  et  la 
plupart  des  habitants  (809).  Nicéphore  envahit  la  Bulgarie  en  incendiant 
tout  sur  son  passage.  Kroum  attaqua  par  derrière  les  troupes  impé- 
riales qui  prirent  la  fuite  vers  Andrinople  (hiver  809-810).  Nicéphore 
ne  s'échappa  qu'avec  beaucoup  de  peine.  11  établit  alors  sur  la  frontière 


(i)  JiRETCHEK,  Geschichte  der  Bulgaren,  Prague,  1876,  p.    141,  avec  références  aux 
principaux  chroniqueurs  byzantins. 
(2)  Ibid.,  p.  142-143. 


I 


LA   THRACE    BYZANTINE  391 

de  la  Bulgarie  une  armée  permanente,  puis  il  se  mit  à  la  tête  de  ses 
troupes  et  attaqua  les  Bulgares  à  l'improviste.  Les  troupes  impériales 
étaient  campées  au  milieu  d'un  vaste  cirque  de  rochers,  entre  Karnobat 
et  Choumen.  Kroum  fit  fermer  par  des  abatis  d'arbres  les  gorges  envi- 
ronnantes. Les  Byzantins  s'en  aperçurent  trop  tard  et  furent  massacrés 
par  les  escadrons  bulgares  ou  brûlés  sur  les  abatis  auxquels  leurs 
ennemis  avaient  mis  le  feu.  Ce  fut  un  carnage  effroyable  (26  juillet  811). 
Nicéphore  lui-même  périt  dans  cette  boucherie.  Kroum  fit  enchâsser 
son  crâne  dans  une  monture  en  argent  et  s'en  servit  comme  d'une 
coupe  dans  un  festin.  Il  poursuivit  immédiatement  ses  avantages  en 
prenant  Anchialos  et  Develtos.  Inquiet  de  ces  succès,  Michel  Rhangabé 
prit  le  commandement  de  l'armée  pour  y  mettre  un  terme,  mais  il 
dut  revenir  sur  ses  pas,  à  peine  à  mi-chemin  d'Andrinople.  Kroum 
redoubla  d'audace,  occupa  tout  le  nord-ouest  de  la  Thrace  et  tout  l'est 
de  la  Macédoine,  puis  courut  assiéger  Mésembria,  qui  se  rendit  au  bout 
de  quinze  jours  (812).  La  chute  de  cette  place  importante  décida  Michel 
à  se  remettre  en  campagne.  La  rencontre  eut  lieu  le  22  juillet  813,  sous 
les  murs  .d'Andrinople.  La  défection  de  Léon  l'Arménien  amena  !a 
défaite  des  Byzantins  :  les  Bulgares  n'eurent  plus  qu'à  tuer.  Léon 
l'Arménien  se  fit  proclamer  empereur.  Kroum  arriva  sous  les  murs  de 
la  capitale  byzantine  aussitôt  après  ce  couronnement,  mais  il  dut 
renoncer  à  la  prendre.  11  se  vengea  en  pillant  et  en  incendiant  les  envi- 
rons; une  douzaine  de  villes  rasées,  des  milliers  d'habitants  massacrés, 
des  centaines  de  villages  détruits,  toute  la  plaine  de  Thrace  dévastée, 
tel  fut  le  bilan  de  l'expédition  (i). 

Pendant  ce  temps,  un  autre  chef  bulgare,  Omortag,  assiégeait 
Andrinople  où  Kroum  vint  le  rejoindre.  La  ville  dut  se  rendre  et  la 
moitié  de  ses  habitants  furent  emmenés  en  captivité.  L'hiver  suivant, 
30000  cavaliers  bulgares  prirent  Arcadiopolis  (Lulé-Bourgas)  et  firent 
50000  prisonniers.  Kroum  préparait  une  expédition  formidable  contre 
Constantinople,  quand  il  mourut  le  13  avril  815.  Son  successeur  Omortag 
conclut  avec  Léon  l'Arménien  une  trêve  de  trente  ans.  Il  sauva  même 
la  capitale  byzantine  en  823,  en  prenant  parti  pour  Michel  le  Bègue 
contre  le  général  Thomas,  assisté  de  80  000  Sarrasins.  Thomas  fut  battu 
par  les  Bulgares,  qui  s'en  retournèrent  avec  un  riche  butin. 

Omortag  persécuta  violemment  le  christianisme.  C'est  ainsi  qu'il  sup- 
plicia Manuel,  évêque  d'Andrinople,  et  trois  autres  prélats,  avec  trois 
cent  soixante-quatorze  chrétiens  (vers  818). 


(l)  JlRETCHEK,   op.   cit.,   p.    ^4-146. 


392  ECHOS    D  ORIENT 


La  paix  régna  plus  d'un  demi-siècle  entre  les  Bulgares  et  les  Byzan- 
tins, ce  qui  permit  à  la  Thrace  de  connaître  de  nouveau  la  tranquillité. 
Le  roi  Boris  (853-888),  tout  occupé  de  la  christianisation  de  son  peuple, 
avait  trop  besoin  de  Constantinople  pour  penser  à  faire  de  nouvelles 
guerres  de  ce  côté,  où  sqs  possessions  étaient  d'ailleurs  assez  vastes. 
Ce   fut  le  tsar  Syméon  (893-927)  qui  rouvrit  les  hostilités  dès  son 
avènement,  dans  un  but  de  défense  commerciale.  Les  Byzantins  avaient 
transporté  de  Constantinople  à  Thessalonique  les  entrepôts  des  Bulgares, 
ce  qui  obligeait  la  flotte  de  ceux-ci,  partie  de  la  mer  Noire,  à  traverser 
les  Dardanelles  et  à  subir  mille  avanies.  Syméon  attaqua  les  troupes 
impériales  à  Bulgarophygum;  où  il  battit  le  général  Procope;  il  fit  ensuite 
couper  le  nez  à  tous  les  prisonniers  et  les  renvoya  à  Léon  VI  le  Philo- 
sophe. Celui-ci  appela  à  son  aide  les  Magyars  (Hongrois),  qui  franchirent 
le  Danube  et  envahirent  la  Bulgarie.  Syméon,  de  son  côté,  fit  alliance 
avec  les  Petchenègues,  leurs  ennemis  héréditaires,  qui  l'aidèrent  à  se 
défaire  de  ses  redoutables  voisins.  Puis  il  se  retourna  contre  les  Byzan- 
tins et  les  écrasa  près  de  l'actuel  Eski-Baba.  Il  fallut  que  l'empereur  rendît 
les  prisonniers  bulgares  et  donnât  au  commerce  des  sujets  de  Syméon 
le  traitement  de  la  nation  la  plus  favorisée  (894),  La  paix  dura  une 
vingtaine  d'années. 

Byzance  exerçait  toujours  une  véritable  fascirïation  sur  l'âme  fruste  des 
Bulgares.  Elle  demeurait  pour  eux  la  ville  convoitée,  le  siège  central 
rêvé.  Syméon  crut  pouvoir  réaliser  le  rêve  de  ses  jeunes  années  et 
ceindre  dans  Sainte-Sophie  la  couronne  impériale.  11  profita  des  troubles 
qui  suivirent  la  mort  de  Léon  VI,  courut  investir  la  capitale  de  l'empire 
(913)  et  se  laissa  duper  par  les  promesses  qui  lui  furent  faites.  L'impé- 
ratrice Zoé,  en  reprenant  le  pouvoir,  rompit  bientôt  les  relations  et 
Syméon  rentra  en  campagne.  11  ravagea  une  grande  partie  de  la  Thrace 
et  alla  mettre  le  siège  devant  Andrinople,  où  il  entra,  grâce  à  la  trahison 
du  commandant  de  la  place. 

Après  avoir  fait  alliance  avec  les  Petchenègues,  Zoé  transporta  en 
surope  ses  troupes  d'Asie,  sous  le  commandement  de  Léon  Phocas,  et, 
Eix  jours  après,  la  rencontre  eut  lieu  près  d'Anchialos  (20  août  917). 
La  victoire,  qui  avait  d'abord  souri  aux  Grecs,  pencha  ensuite  pour  les 
Bulgares.  Il  fallut  traiter  avec  les  vainqueurs.  Comme  les  Byzantins 
manquaient  à  leurs  engagements,  Syméon  se  présenta  de  nouveaa 
devant  Constantinople,  pilla  les  alentours  et  brûla  le  palais  de  Pighi  ou 
de  laSource(Baloukli)à  la  fin  de  921.  Il  revint  encore  en  septembre  924, 
ravagea  la  Thrace  et  conclut  un  nouveau  traité  sous  les  rnurs  de  Byzance, 
11  se  disposait  à  reprendre  le  chemin  de  Constantinople  quanc^il  mourut 


^    LA   THRAŒ    BYZANTINE  39J 

■  —    i 

(927) (i).  Parmi  les  possessions  qu'il  laissait  à  son  fils  Pierre  I^r,  figurait 
une  bonne  partie  delà  Thrace  qu'il  avait  conquise  sur  les  Byzantins.  En 
effet,  la  frontière  qui  séparait  les  deux  Etats  partait  de  Sozopolis,  sur  la 
mer  Noire,  passait  un  peu  au  nord  d'Andrinople,  puis  longeait  les 
pentes  du  Rhodope  et  atteignait  la  Macédoine  au  Strymon  (Strouma).  Au 
Sud,  laBulgarieavaitdonc  sensiblement  les  mêmes  limitesqu'aujourd'hui. 

Pierre  l*'"  (927-969),  prince  faible,  eut  à  lutter  contre  les  boyards  et 
ne  songea  point  à  continuer  la  politique  de  son  père.  Il  était  d'ailleurs- 
marié  à  une  princesse  impériale  et  les  Byzantins  purent  commander, 
dans  son  royaume  à  peu  près  comme  dans  les  provinces  de  l'empire. 
Njcéphore  Phocas,  en  particulier,  profita  de  la  faiblesse  de  la  monarchie 
bulgare  pour  reprendre  en  Europe  les  provinces  perdues  par  ses  pré- 
décesseurs. Comme  les  Magyars  faisaient  de  temps  en  temps  des  incur- 
sions en  Thrace,  il  demanda  à  Pierre  I^'-  de  s'y  opposer,  puis  refusa  de 
payer  le  tribut  annuel  qui  avait  été  convenu  entre  Soursouvoul  et 
Romain  Lécapène  (966).  11  entra  en  campagne  et  prit  les  forteresses 
échelonnées  sur  le  flanc  Sud  du  Rhodope,  mais  il  n'osa  pas  s'engager 
dans  les  défilés.  Pour  réduire  les  Bulgares,  il  déchaîna  contre  eux  les 
Russes  de  Sviatoslav,  puis  il  eut  peur  que  ces  nouveaux  barbares  ne 
vinssent  à  menacer  Constantinople  et  fit  alliance  avec  les  Bulgares, 
Sviatoslav  écrasa  ceux-ci  et  franchit  le  Balkan,  pillant  et  tuant  sur  son 
passage.  Il  prit  Philippopoli,  empala  vingt  mille  des  défenseurs  de  la 
ville,  amenant  par  ce  terrible  exemple  la  soumission  de  presque 
toute  la  Thrace.  Cependant,  il  ne  put  pousser  plus  loin  ses  conquêtes. 
Jean  Tzimiscès  envoya  contre  lui  une  puissante  armée  commandée  par 
Scléros,  qui  le  battit  complètement  à  Arcadiopolis  (Lulé-Bourgas), 
à  l'automne  de  970.  Les  Russes  repassèrent  en  hâte  le  Balkan.  Jean 
Tzimiscès  en  profita  pour  garnir  de  troupes  asiatiques  les  frontières  du 
Nord,  mais  celles-ci  n'empêchèrent  pas  les  Russes  de  piller  les  plaines 
de  la  Thrace.  L'empereur  quitta  Canstantinople  le  28  mars  972  et  marcha 
rapidement  sur  le  Balkan  à  la  tête  de  30  000  hommes^  tandis  que  la  flotte 
allait  occuper  les  bouches  du  Danube  et  remonter  le  fleuve  pour  en  sur- 
veiller les  gués.  Tzimiscès  s'empara,  de  Preslav  et  poursuivit  Sviatoslav 
vaincu,  qui  dut  implorer  la  paix.  L'empereur  annexa  toute  la  Bulgarie 
orientale  et  y  mit  un  gouverneur  militaire  (972)  (2). 

il  restait  à  soumettre  la  Bulgarie  occidentale,  qui  comprenait  le  nord 
de  la  Macédoine  et  de  la  Thessalie,  l'Épire,  l'Albanie  et  la  vallée  de  la 


(  l)  JlRETCHEK,   op.  Cit.,  p..  169. 

(2)  Ibid..  p.  185-188. 


394  ECHOS   D  ORIENT 


Morava.  Ce  fut  la  tâéhe  que  s'imposa  Basile  II  (969-1028).  Des  révoltes 
de  paysans  bulgares  éclatèrent  à  maintes  reprises  en  Thrace.  Le  tsar 
Samuel  (977-1014)  s'en  servit  pour  repousser  les  Byzantins  jusqu'aux 
environs  d'Andrinople  (985).  Pendant  l'été  de  986,  Basile  H  remonta 
la  vallée  de  l'Hébrus  (Maritza),  fit  de  Philippopoli  le  centre  de  ses  opéra- 
tions et  alla  mettre  le  siège  devant  Srédetz  (Sofia).  11  dut  rebrousser 
chemin  et  subit  un  sanglant  échec  dans  les  défilés  d'Iktiman  (17  août 
986).  Samuel  put  continuer  ses  exploits  pendant  trois  ans  sans  être 
inquiété  et  élargir  ses  frontières.  Basile  II  rentra  en  campagne'  avec  une 
nouvelle  armée  et  finit  par  battre  complètement  Samuel  au  gué  de 
Sperchios  (996),  ce  qui  lui  permit  de  réoccuper  une  bonne  partie  des 
provinces  perdues,  entre  autres  la  Thrace.  La  lutte  se  transporta  alors 
en  Macédoine  et  dura  vingt  ans.  Basile,  vainqueur  à  Bélaçitsa  (29  juillet 
1014),  fit  aveugler  15  000  prisonniers  bulgares,  dont  le  défilé  lamentable 
amena  la  mort  du  vieux  tsar  (  1 5  septembre  i  o  1 4).  Basile  pouvait  prendre 
le  titre  de  Bulgaroctone  (Tueur  de  Bulgares)  (1). 

Toute  la  Bulgarie  devint  byzantine  pendant  plus  d'un  siècle  et  demi 
(1018-1086),  mais  Basile  II  la  traita  plutôt  en  pays  de  protectorat  qu'en 
pays  conquis.  Il  lui  laissa  une  certaine  autonomie  dont  bénéficia  la 
Thrace,  Au  point  de  vue  religieux,  les  métropolites  d'Andrinople 
restèrent  soumis  au  patriarche  bulgare  d'Ochrida,  tout  comme  au  temps 
des  tsars.  Mais  quand  la  domination  byzantine  fut  solidement  établie, 
les  évêques  ne  furent  plus  choisis  que  parmi  les  Grecs  et  ne  se 
montrèrent  pas  tendres  pour  leurs  ouailles. 

La  Thrace  ne  retrouva  pas  la  tranquillité  avec  la  domination  byzan- 
tine. En  1036,  les  Petchenègues  la  ravagent  ainsi  que  la  Macédoine.  Ils 
reviennent  en  1048  et  continuent  leurs  exploits  pendant  six  ans  avant 
d'être  enfin  réduits  par  les  généraux  byzantins  (1053),  ^^^^  P^^*" 
reprendre  leurs  incursions  jusqu'à  la  fin  du  siècle.  Le  24  septembre 
1063,  un  violent  tremblement  de  terre  désole  la  Thrace;  les  villes  de 
Rhaedestos,  Panion  et  Myriophyios  en  souffrent  tout  particulièrement. 
Les  deux  années  suivantes,  les  Ouzes  pillent  la  Thrace  et  finissent  par 
se  soumettre  à  l'empire.  En  1074,  nouvelle  invasion  des  Petchenègues, 
qui  viennent  jusque  sur  les  murs  de  Constantinople.  Bryennios,  pro- 
clamé empereur  à  Dyrrachium  (Durazzo),  vient  prendre  les  insignes 
à  Trajanopolis,  arrive  en  triomphe  à  Andrinople  et  à  Rhaedestos.  Son 
frère  Jean  s'empare  d'Héraclée,  mais  après  s'être  approché  de  Constan- 
tinople, il  se  retire  à  Athyra  (Beuyuk-Tchekmedjé).  L'année  suivante, 


|l)   JlRETCHEK,   op.  cit.,   p.    189-IOO. 


LA    THRAŒ    BYZANTINE  59^ 


Jean  occupe  Rhaedestos  tandis  que  les  Petchenègues,  profitant  de 
l'anarchie,  pillent  de  nouveau  la  Thrace,  sous  prétexte  de  punir  la 
révolte  de  Bryennios.  Celui-ci  les  gagne  par  des  présents  et  pressure  les 
habitants  pour  avoir  de  l'argent.  11  est  enfin  battu  par  les  troupes 
impériales  près  de  Messène  et  aveuglé  par  ordre  de  Botaniate  (1078). 
La  même  année,  les  Scythes  et  les  Coumans  ravagent  les  faubourgs 
d'Andrinople  et  sont  chassés  par  les  Byzantins. 

Alexis  Comnène  (1081-1118)  fait  arrêter  les  Pauliciens  de  Mosyno- 
polis,  qui  se  sont  révoltés,  et  les  déporte;  la  plupart  retournent  à  Philip- 
popoli  (1083).  En  1086,  les  Petchenègues  envahissent  de  nouveau  la 
Thrace  sous  la  conduite  d'un  Paulicien;  ils  battent  d'abord  les  troupes 
impériales  commandées  par  deux  Arméniens,  Bacouran  et  Varez,  mais 
ils  sont  défaits  à  leur  tour  devant  Philippopoli  par  les  Francs  d'Hum- 
bertopoulos.  Ils  reviennent  l'année  suivante  avec  des  Magyars  et  s'éta- 
blissent à  Chariopolis,  d'où  ils  ravagent  de  nouveau  le  pays.  Ils  sont 
battus,  à  Coulé,  par  Nicolas  Mavrocalon.  Alexis  Comnène  les  poursuit 
jusqu'au  Danube,  mais  il  est  défait  (1088)  et  se  sauVe  à  grand'peine 
à  Bérée  (Stara-Zagora).  Il  est  momentanément  délivré  des  Petchenègues 
par  une  invasion  des  Coumans  qui  les  taillent  en  pièces  pour  avoir 
leur  part  du  butin.  Il  traite  avec  eux  à  Andrinople  (1089),  mais  les 
Petchenègues,  débarrassés  des  Coumans,  recommencent  leurs  incursions 
de  Philippopoli  à  Cypséla,  sans  cesse  harcelés  par  les  troupes- impé- 
riales. En  1090,  ils  surprennent  un  détachement  byzantin  à  Chariopolis, 
mais  l'empereur  les  bat  à  son  tour  au  même  endroit  et  à  Tzouroulon 
(Tchorlou).  Les  barbares  vont  camper  entre  Buigarophygum  et  Nice. 
L'empereur  les  attaque  de  nouveau  à  Rhusium,  se  fait  battre  par  eux 
en  janvier  1091  et  les  voit  mettre  le  siège  devant  la  capitale.  La  guerre 
dure  jusqu'en  avril  et  se  termine  par  la  soumission  des  Petchenègues, 
dont  les  prisonniers  sont  transportés  en  Macédoine.  Trois  ans  après, 
les  Coumans  viennent  inutilement  assiéger  l'empereur  dans  Anchialos. 
Us  n'arrivent  pas  non  plus  à  prendre  Andrinople,  dont  les  habitants 
viennent  de  proclamer  empereur  un  faux  Diogène,  ils  se  font  écraser 
dans  les  défilés  du  Balkan  (1094). 

Administration  byzantine.  —  L'empire  byzantin  avait  tout  d'abord 
conservé  le  système  de  divisions  adopté  en  2S4  par  Dioclétien  et  con- 
tinué par  ses  successeurs.  L'empire  tout  entier  était  partagé  en  quatre 
grandes  préfectures.  :  des  Gaules,  d'Italie,  d'illyrie  et  d'Orient.  Chacune 
d'elles  comprenait  un  certain  nombre  de  diocèses.  Dans  la  préfecture 
d'Orient,  il  y  avait  entre  autres  le  diocèse  de  Thrace,  qui  englobait  tout 
le  territoire  primitivement  appelé  de  ce  nom,  c'est-à-dire  du  Danube 


396  ÉCHOS    d'orient 


à  l'Egée.  Ce  diocèse  se  subdivisait  en  six  provinces  :  J'Europe,  capitale 
Héraclée;  leRhodope,  capitale  Trajanopolis;  la  Thrace,  capitale  Philippo- 
poli;  l'Haemimont  (Balkan),  capitale  Andrinople;  la  Mésie  11*  ou  Infé- 
rieure, capitale  Marcianopolis,  et  la  Scythie,  capitale  Tomi  (Constantza). 
Cette  division  continua  d'exister  jusque  sous  les  empereurs  byzantins  et 
servit  de  base  à  l'organisation  des  provinces  ecclésiastiques.  Il  y  eut  tou- 
tefois un  changement,  quand  l'empereur  Constantin  eut  transformé 
Byzance  en  capitale  de  l'empire  (325).  Cette  ville  supplanta  petit  à  petit 
Héraclée  tant  au  point  de  vue  civil  qu'au  point  de  vue  ecclésiastique. 
A  la  mort  de  Théodose,  nous  retrouvons  les  mêmes  divisions.  L'Europe 
et  la  Thrace  sont  provinces  consulaires;  les  quatre  autres  :  Haemimont, 
Rhodope,  Mésie  Inférieure  et  Scythie,  ont  à  leur  tête  un  praeses. 

Le  système  introduit  par  Dioclétien  mettait  le  gouvernement  des  pro- 
vinces entre  les  mains  de  fonctionnaires  civils.  Cette  organisation  ame- 
nant des  conflits  entre  les  autorités  civiles  et  les  autorités  militaires, 
Justinien  commença,  pour  certaines  provinces,  à  réunir  dans  les  mêmes 
mains  les  attributions  civiles,  militaires  et  financières.  La  Thrace  fut 
gouvernée  par  un  préteur,  tandis  que  la  Mésie  et  la  Scythie  étaient  mises 
sous  le  contrôle  d'un  magistrat  supérieur  (i). 

Constantin  Pogonat  introduisit  l'organisation  des  Thèmes,  dont  le 
nom  désignait  à  la  fois  la  province  et  le  corps  de  troupes  qui  l'occu- 
paient. Les  thèmes  étaient  gouvernés  par  des  stratèges.  Le  premier  qui 
apparaisse  est  celui  de  Thrace,  vers  687.  11  comprenait  toute  la  Thrace 
antique,  de  la  mer  Egée  au  Danube.  C'est  à  ses  dépens  que  fut  formé 
le  thème  de  Macédoine,  vers  800.  Au  ix^  siècle,  sous  Basi!e  1er  (867-886), 
le  thème  de  Thrace  commençait  au  grand  mur  d'Anastase  et  s'arrêtait 
à  la  Macédoine  au  Sud;  à  l'Ouest,  il  touchait  aux  Bulgares.  Celui  de 
Macédoine  commençait  également  à  la  grande  muraille  et  comprenait 
tout  le  sud  de  la  Thrace  jusqu'au  Strymon.  Son  stratège  résidait  tantôt 
à  Andrinople,  tantôt  à  Philippopoli.  Souvent,  un  seul  stratège  gouvernait 
les  deux  thèmes.  Après  la  conquête  de  la  Bulgarie  par  Basile  11,  un  troi- 
sième thème  apparaît,  celui  de  l'Haemimont,  qui  correspondait  à  peu 
près  à  la  Bulgarie  actuelle;  celui  de  Macédoine  comprenait  la  région 
comprise  entre  le  Rhodope  et  l'Egée,  la  plaine  de  la  Maritza  et  s'étendait 
à  Test  d' Andrinople  jusqu'à  Rodosto;  celui  de  Thrace  ne  comprenait 
que  le  reste  de  la  presqu'île  jusqu'à  la  grande  muraille,  c'est-à-dire  ce 
que  les  anciens^  appelaient  Je  Delta  (2). 


(i)  J.  Mapquardt,  Organisation  de  l'Empire  romain.  Paris,  1892,  t.  Il,  p.  197-202. 
(2)  A.  VoGT,  Basile  I",  empereur  de  Byzance,  et  la  civilisation  byz^antine  à  la  fin 
du  ix*  siècle.  Paris,  1908,  p.  175-176. 


LA   THRACE    BYZANTINE  397 


Population.  —  Il  eût  mieux  valu  pour  les  populations  de  la  Thrace, 
comme  pour  celles  des  autres  provinces  européennes  de  l'empire  byzantin, 
qu'elles  eussent  été  conquises  de  bonne  heure  par  les  barbares,  car  elles 
n'auraient  pas  connu  les  incessantes  invasions  dont  nous  avons  parlé. 
Elles  auraient  eu  sans  doute  le  sort  de  la  Gaule,  qui  ne  connut  vraiment 
la  tranquillité  qu'après  la  conquête  de  Clovis.  La  longue  résistance  de 
l'empire  faillit  causer  la  perte  des  races  de  l'Europe  orientale,  qu'il  était 
impuissant  à  garantir  contre  les  barbares  accourus  à  chaque  instant  des 
steppes  de  la  Russie  et  qui  dévastaient  le  pays.  «  C'est  de  la  vitalité  de 
la  monarchie  que  moururent  les  sujets  »  (i). 

Nous  avons  vu  que  la  Thrace,   par  sa  position  sur  le   chemin   de 
Constantinople,  fut  plus  que  toute  autre  province  exposée  aux  ravages 
des  barbares.  Durant  près  de  six  siècles,   les  Goths,  les  Avares,  les 
Slaves,  les  Bulgares,  les  Petchenègues,  les  Coumans,  pour  ne  parler 
que  des  principaux,  la  ravagèrent  à  intervalles  plus  ou  moins  rapprochés, 
pillant  tout  sur  leur  passage,  massacrant  les  habitants  ou  les  emmenant 
en  captivité.  Comme  la  puissance  de  l'empire  byzantin  les  empêchait 
de  faire  de  la  Thrace  leur  nouvelle  patrie,  elle  devenait  pour  eux  un 
véritable   terrain   de  chasse.   De   plus,   les   populations   avaient  aussi 
à  craindre  les  troupes  byzantines,  en  majorité  composées  de  barbares 
à  la  solde  de   l'empire  et  dont  les  eXcès  égalaient  parfois  ceux  des 
envahisseurs.   Ce  flux  et  ce  reflux   perpétuel   de   guerriers,   pendant 
six  siècles,  amena  petit  à  petit  l'extermination  des  vieilles  races  indigènes. 
Pour  remédier  à  cette  dépopulation,  les  empereurs  byzantins  recou- 
rurent, là  comme  dans  les  autres  provinces,  aux  transplantations  de 
peuples  imitées  des  rois  de  Ninive  et  que  l'Orient  n'a  pas  cessé  de 
pratiquer  jusqu'à  nos  jours.  Théodose  avait  déjà  essayé  de  fixer  les 
Goths  dans  la  Thrace,  mais  le  système  asiatique  des  transplantations 
en  masse  ne  fut  pratiqué  qu'au  vif  siècle.  Justinien  11  s'y  distingua 
tout  particulièrement.  C'est  ainsi  qu'en  687  il  dispersa  aux  quatre  coins 
de  l'empire  les  Mardaites  de  Syrie.  Il  en  établit  notamment  en  Thrace, 
en  Epire  et  dans  le  Péloponèse.  Mais  la  plus  fameuse  transplantation 
accomplie   par  les  Byzantins  fut  sans  contredit  celle  des  Manichéens 
de  Théodosiopolis  (Erzéroum)  et  de  Mélitène.  Tzimiscès,  après  avoir 
vaincu  ces  dangereux  hérétiques,  les  transporta  en  Thrace,  particuliè- 
rement  autour   de    Philippopolis,    où    ils   formèrent  une  colonie   de 
2  500  guerriers  farouches,  dont  le  nom  seul  inspirait  la  terreur  (2). 


(i)  A.  Rambaud,  l'Empire  grec  au  x*  siècle.  Paris,  1S70,  p.  212. 
(2)  A.  Rambaud,  op.  cit.,  p.  2i3-2i8. 


398  ÉCHOS    d'ORIîENT 


Ils  se  confoiidiretit  plus  tard  avec  les  Bog-omiles  et  répandirent  leurs 
erreurs  jusqu'en  France,  où  ils  suscitèrent  le  mouvement  albigeois. 
Villehardouin,  qui  eut  affaire  à  eux,  les  appelle  Popelicans.  Ce  sont 
les  ancêtres  des  Pauiitiens  ou  Pavlicans  modernes  convertis  au 
catholicisme  au  xvii*  siècle,  et  qui  habitent  toujours  la  région  de  Philip- 
popoli  (i).  Léon  IV,  en  778,  après  le  siège  de  Germanicia,  dirige  sur  la 
Thrace  des  populations  entières  d'Arméniens  monophysites.  D'autres 
Arméniens,  attirés  par  Tesprit  d'aventure  ou  par  le  commerce,  vinrent 
renforcer  ces  colonies,  qui  étaient  très  florissantes  encore  au  temps  des 
Croisades.  Ce  sont  des  Arméniens  qui  viennent  au-devant  de  Frédéric 
Barberousse  en  Thrace  et  surtout  à  Phildppopoli.  Par  haine  des  Grecs, 
Ils  fournissent  à  l'empereur  allemand  des  vivres  et  des  guides. 

Par  contre^  les  Bulgares  transplantent  au  delà  du  Danube,  de  774 
à  813,  les  Slaves  de  Macédoine  et  de'  Thrace;  Kroum  transporte  les 
habitants  grecs  d'Andrinople,  de  Debeltos,  d'Arcadiopolis  (811-814); 
en  1205,  Kaloïan,  roi  de  Valachie  et  de  Bulgarie,  transplantera  dans  ses 
États  la  population  de  Serrés,  de  Philippopoli,  d'Apri,  de  Rhaedesto;  il 
essayerad'en faiçeautant  pourcelled'Andrinople  et  deD!dymoteikhos(2). 

Cependant,  la  race  qui  ne  tarde  pas  à  dominer  dans  toute  la  presqu'île 
balkanique  et  jusqu'au  fond  du  Péloponèse,  c'est  la  race  slave  ;  mais,  en 
Thrace,  elle  est  fortement  mélangée  d'éléments  bulgares.  Constantin  VII 
pouvait  dire  de  la  partie  européenne  de  son  empire,  avec  une  exagé- 
ration évidente  toutefois,  ce  qu'il  disait  du  Péloponèse,  que  tout  le 
pays  était  devenu  slave.  De  fait,  en  Thrace,  les  noms  slaves  sup- 
plantent les  noms  grecs.  L'antique  Hébros  devient  la  Nioravitza  ou 
.Maritza.  Auj^  poftes  mêmes  d'Andrinople,  s'élève  une  ville  slave, 
Tchermonianes;  Tchirmen,  toute  la  région  comprise  entre  la  Maritza  et 
Boiorgas,  région  que  les  Bulgares  appellent  la  Zagorie,  est  complè- 
tement slavisée.  11  en  est  de  même  des  territoires  compris  entre  le 
Rhodope  et  la  mer. 

En  résumé,  voici  quelk  était,  au  point  de  vue  ethnographique,  la 
situation  de  la  Thrace  à  la  fin  du  xi«  siècle.  Les  anciennes  races  indigènes 
n'étaient  plus  guère  représentées  que  par  une  minorité  plus  ou  moins 
mélangée  aux  colons  d'origine  gothique,  descendants  de  ceux,  qui 
s'étaient  fix)és  dans  le  pays  au  lieu  de  suivre  les  armées  d'Alaric,  au 
v«  siècle, et  deThéodoric,au  vi'\  11  existait  de  fortes  colonies  d'Arméniens, 
de  Syriens,  d'Anatoliens,  de  Maa'daïtes,  transplantés  par  les  empereurs 


(i)  C.  J.  JiRETCHEK.,  GéscMchte  d«r  Bulgare n,  Prague,  1876,  p.  171-185. 
(2)  A.  Rambaud,  op.  cit.,  p.  217  en  note. 


LA    THRACE    BYZANTINE 


399 


pour  défendre  tes  marches  de  l'empire,  sans  compter  les  descendants 
des  soldats  impériaux  qui  appartenaient  aux  raoes  les  plus  diverses. 
Le  nord  de  la  Thrace  était  incontestablement  bulgare.  L'élément  slave 
s'était  infiltré  itn  peu  partout  et  s'était  plus  ou  moins  mélangé  à  la 
race  grecque  le  long  des  côtes.  La  Thrace  offrait  donc,  plus  encore 
que  de  nos  jours,  une  véritable  mosaïque  de  peuples  juxtaposés  et  dont 
les  rapports  manquaient  souvent  de  cordialité.  Seule,  la  région  voisine 
de  Constantinople  présentait  une  population  plus  homogène,  plus 
grecque. 

Provinces  ecclésiastiques.  —  Le  christianisme  s'est  répandu  en  Thrace 
probablement  dès  les  temps  apostoliques.  Saint  Paul  n'a  point  traversé 
cette  région  au  cours  de  ses  voyages,  mais  on  peut  admettre  que 
saint  André  s'y  est  arrêté  en  se  rendant  en  Achaïe.  Ce  n'est  pas  une 
raison  cependant  pour  attribuer  à  cet  apôtre,  comme  le  font  les  Grecs,- 
la  fondation  de  l'évêché  de  Constantinople  ou  même  celui  d'Héraclée(!). 
La  religion  nouvelle  ne  semble  pas  avoir  fait  de  nombreux  adeptes 
dans  les  premiers  temps;  du  moins  nous  ne  connaissons  pas  grand'- 
chose  des  chrétientés  de  Thrace.  La  reconnaissance  officielle  du  chris- 
tianisme par  Constantin  amena  là  comme  ailleurs  une  plus  rapide  pro- 
pagation. En  dehors  de  Constantinople,  cependant,  son  activité  ne  fut 
jamais  bien  grande  en  Thrace.  Ce  pays  eut  d'ailleurs  plus  que  tout 
autre  à  souffrir  des  invasions  barbares.  Les  divers  peuples  qui  se  préci- 
pitaient sur  lui  avec  le  secret  espoir  d'arriver  jusqu'à  Constantinople 
étaient  tous  des  païens  pour  qui  les  trésors  des  églises  devenaient" un 
butin  désigné  d'avance  et  les  ministres  du  culte  des  victimes  ou  des 
otages  de  choix.  La  dévastation  fut  telle  à  certaines  époques  que  les 
empereurs  durent  envoyer  des  missionnaires  pour  restaurer  le  christia- 
nismie  dans  cette  malheureuse  contrée. 

De  bonne  heure,  il  y  eut  en  Thrace  une  hiérarchie  organisée,  puisqu'on 
trouve  des  évêques  dès  le  ii«  siècle,  mais  nous  sommes  assez  mal  ren- 
seignés sur  le  nombre  exact  des  éparchies  jusqu'au  viP  siècle.  Nous 
pouvons  du  moins  affirmer  qu'en  Thrace,  comme  dans  le  reste  de 
l'empire,  l'organisation  ecclésiastique  fut  calquée  sur  l'organisation 
civile  et  subit  les  mêmes  vicissitudes.  A  la  tête  de  chaque  province  il 
y  avait  un  métropolite  qui  commandait  à  un  nombre  variable  d'évêques. 
Dans  la  suite,  certains  de  ces  derniers  se  rendirent  indépendants  et  ne 
reconnurent  plus  que  l'autorité  du  patriarche  de  Constantinople.  11 


(  i)  s.  Vailhé,  «  Con3tantin6î>ie  »,  daos  le  Dictionnaire  de  théologie  catholique,  t.  II I, 
col.  i3i5-i3i8. 


400 


ECHOS    D  ORIENT 


y  eut  de  multiples  remahiements,  dont  nous  allons  indiquer  les  étapes 
principales. 

La  première  liste  complète  que  nous  ayons  est  celle  du  pseudo-Epiphane 
de  Chypre,  qui  date  du  milieu  du  vif  siècle  (i).  D'après  les  rensei- 
gnements qu'elle  fournit,  la  Thrace  se  divisait  comme  suit  au  point  de 
vue  ecclésiastique. 

.10  Province  d'Europe:  Héraclée  de  Thrace  (Érégli),  métropole,  Panion 
(Panidos,  au  sud  de  Rodosto),  Callipolis  (Gallipoli),  Chersonnèse  (?), 
Coelé  (Kilia  au  nord  de  Maitos)  et  de  Rhaedestos  (Rodosto),  évêchés 
suffragants. 

2°  Province  de  Thrace  :  Philippoupolis  (Philippopoli),  métropole, 
Dioclétianoupolis  (près  de  Philippopoli),  Sébastoupolis  (?)  et  Diospolis 
(Yamboli),  évêchés  suffragants. 

Province  du  Rhodope  :  Trajanoupolis  (Ouroumdjik),  métropole, 
Anastasioupolis  (nord-ouest  de  Maronia),  Topiros  (Tobour,  près  de  la 
Mesta),  évêchés  suffragants. 

Province  d'Haemimont  :  Adrianoupolis  (Andrinople),  métropole, 
Mésembria  (Missçnvria),  Plotinoupolis  (région  d'Ouzoun-Keupru)  et 
Tzoida  (Hafsa),  évêchés  suffragants .- 

Parmi  les  métropoles  soumises  à  Constantinople,  Héraclée  occupe 
alors  le  3^  rang,  Philippopoli  le  28*,  Trajanopolis  le  29^  et  Andrinople 
le  31e.  •  ' 

De  plus,  il  existe  un  certain  nombre  d'évêchés  autocéphales,  c'est- 
à-dire  soumis  directement  au  patriarche.  Ce  sont  :  Bizya  (Vizé),  Arca- 
dioupolis  (Lulé-Bourgas),  Sélymbria  (Silivri),  Apros  ou  Apri  (ouest 
d'Ainardjik),  Dryzipara  ou  Messène  (Missini  ou  Karitchtren)  dans  la 
province  d'Europe  ;  Berrhée  (Stara-Zagora)  et  Nicopolis  ou  petite  Nicée 
(Couléli)  dans  celle  de  Thrace;  Maronasa  (Maronia),  Maximianoupolis 
(Gumuldjina?),  Anchialos  (Anchialo),  Cypséla  (Ipsala)  et  yïnos  (Enos) 
dans  celle  du  Rhodope,  Mésembria  dans  celle  d'Haemimont  (2). 

Soit:  4  métropoles,  15  évêchés  suiffragants  et  12  ou  13  autocéphales. 

Léon  VI  le  Sage  (886-912)  établit  une  nouvelle  liste  qui  diffère  sen- 
siblement de  la  première  (3).  Le  nombre  des  métropoles  n'a  pas 
augmenté,  mais  Philippoupolis  n'occupe  plus  que  le  36*  rang,  Traja- 


(i)  H.  Gelzer,  «  Ungedruckte  uhd  ungenQgend  veroffentliche  Texte  der  Notitiœ 
.episcopatuum  »,  dans  Abhandl.  der  K,  bayer.,  Akademie  der  Wissenschafften, 
i"  classe,  t.  XXI,  part.  III.  Munich,  1900,  p.  531-549.  '  • 

(2)  Mésembria  est  comptée  à  la  fois  comme  siège  indépendant  et  comme  sulïragant 
d'Andrinople.  Il  y  a  là  une  anomalie  qui  vient  probablement  de^  ce  que  la  liste  du 
pseudo-Epiphane  a  été  composée  avec  des  documents  différents. 

(3)  H.  Gelzer,  op.  cit.,  p.  549-567. 


LA   THRACE    BYZANTINE  4OI 


noLipolis  le  37®  et  Andrinople   le  40^  Les  évêchés  autocéphales  ont 
augmenté   de  quatre   :   Garella   (Malgara?),    Brysis    (Pounar-Hissar)" 
Dercos  (même  nom)  et  Carabyzia  (Caraviza). 

Voici  quelle  était  alors  la  répartition  des  évêchés  par  province  : 

Suffragants  d'Héraclée  de  Thrace  :  Théodoroupolis  ou  Euchania  (?), 
Rhaedestos,  Panion,  Hexamilion  (Hexamlli),  Callipolis,  Peristasis  (même 
nom),  Charioupolis  (Haïrébolou),  Chalcis  (?),  Daonion  (entre  Erégli  et 
Silivri),  Madyta  ou  Madytos  (Maïtos),  Pamphile  (entre  Dimotika  et 
Rodosto),  Mediea  (Midia),  Lyzique  (?),  Sergentza  (Strandja),  Métrai 
(Tchataldja),  Tzourouloé  (Tchorlou),  Athyra  (Beuyuk-Tchekmédjé). 

Suffragants  de  Philippoupolis  :  Agathoniceia  (?),  Liotitza  (Lititza, 
près  d'Orta-Keuy),  Scoutarion  (Uskudar),  Leucé  (Lefké),  Blepton  (?), 
Dramitza  (  ?),  Joannitza  (?),  Constantia  (Kutchendil),  Belikia  (?),  Bou- 
coubon  (?). 

Suffragants  de  Trajanoupolis  :  Didymoteikhos  (Dimotika),  Macri 
(même  nom),  Mosynôupolis  (est  de  Gumuldjina),  Anastasioupolis, 
Xanthia(Xanthi),  Peritheorion  (sud-ouest  deGumuldjina),Théodorion(?). 

Suffragants  d'Andrinople  :  Sozopolis  (Sizopol),  Agathopolis  (Agtché- 
bol),  Debeltos  (Develt,  près  de  Bourgas),  Trabizya  (?),  Carabon  ou 
Caramon  (?),  Boucellon  (?),  Probata  (Pravadia),  Scopélos  (Erikler), 
Brysis,  Bougarophygon  (Baba-Eski),  Tzoïda. 

11  y  avait  donc  4  métropoles,  16  évêchés  autocéphales,  45  évêchés 
suffragants,  soit  65  diocèses.  Pour  être  complète,  la  liste  des  éparchies 
de  Thrace  doit  renfermer  quelques  noms  que  l'on  rencontre,  soit  dans 
la  liste  précédente,  soit  après  Léon  VI  le  Sage,  comme  Rhusium 
(Kéchan),  Sabadia  (?),  siège  uni  plus  tard  à  Aphrodisias,  Aphrodisias 
(Kavak?  au  nord  de  Boulaïr),  Myriophytos  (même  nom)  et  Ganos  (item) 
dans  la  province  d'Europe;  Pori  (sud-est  de  Xanti),  dans  celle  de 
Rhodope.  Nous  aurions  ainsi  78  noms  différents  de  sièges  épiscopaux 
dans  les  quatre  provinces  ecclésiastiques  qui  existaient  dans  la  Thrace 
byzantine. 

-  Commerce  et  industrie.  —  Nous  avons  fort  peu  de  renseignements 
sur  ces  deux  branches  de  l'activité  humaine  en  Thrace  sous  les 
empereurs  byzantins  avant  les  Croisades.  Nous  savons  du  moins  que 
Constantinople  avait  accaparé  la  plus  grande  partie  du  trafic  maritime 
et  qu'elle  possédait  les  plus  vastes  entreprises  industrielles.  La  province 
ne  fabriquait  que  les  objets  qui  lui  étaient  indispensables  et  n'exportait 
guère  que  des  produits  agricoles.  Les  ports  d'tnos  sur  la  mer  Egée, 
de  Callipolis,  Rhasdestos,  Héraclée  et  Sélymbria  sur  la  Propontide 
étaient  cependant  très  actifs.  Les  navires  des  Italiens  et  des  Syriens 

Echos  d'Orient.  —  T.  XIX  i5 


402  ÉCHOS    d'orient 


y  voisinaient  avec  ceux  des  Grecs.  Sur  le  Pont-Euxin,  ces  derniers 
avaient  de  dangereux  concurrents,  car  les  Bulgares  étaient  entrés  réso- 
lument dans  la  voie  du  progrès.  Des  ports  d'Anchialos,  Mésembrla, 
Sozopolis  et  Debeltos  qui  leur  appartenaient,  leurs  navires  allaient 
décharger  aux  quais  mêmes  dé  Constantinople,  à  l'endroit  qui  leur 
avait  été  concédé  sous  le  nom  d'  «  entrepôts  bulgares  ».  En  893,  les 
Grecs  ayant  transporté  ces  dépôts  à  Thessalonique,  pour  faire  dispa- 
raître une  concurrence  gênante,  il  s'ensuivit  une  guerre  dans  laquelle 
Syzance  fut  battue  et  obligée  de  rendre  leurs  droits  aux  Bulgares. 

R.  Janin. 
(A  suivre.) 

Bibliographie  :  Ch.  Diehl,  Justinien  et  la  civilisation  byzantine  au 
\ï* mècle.  Paris,  igoi.  —  L.  Diïapeyî^on,  VEmpereur  Héraclius  et  l'Em- 
pire byzantin.  Paris,  1869.  —  A.  Lombard,  Constantin  V,  empereur  des 
Romains.  Paris,  1902.  — A.  VbaT,  Basile  /".  Paris,  1908J — G,  Schlum- 
BERGER,  Nicépkore  Phocas.  Paris,  1890.  — L'épopée  byzantine  à  la  fin 
du  X*  siècle.  Paris,  1896-1905.  —  G.  Songeon,  Histoire  de  la  Bulgarie. 
Paris,  1913.  —  A.  Rambaud,  l'Empire  grec  au  x«  «ièc/fi;, Paris,  18.70. — 
E.  de  MuRALT,  Chronologie  byzantine.  Bâle,  1871,  — G.  J.  Jiretch£k, 
Geschichte  der  Bulgaren.  Prague,  1876. 


Un  réformateur  laïque  dans  V Église  grecque 

APOSTOLOS    MAKRAKIS 

(1831-190^)^'^ 


Oikonomos,  Pharmakidès,  Kaïris,  Makrakis  :  un  conservateur,  un 
extrémiste,  un  hérétique,  un  réformateur,  autant  de  noms  qui  évoquent 
des  luttes  historiques  daris  le  giron  de  l'Église  de  Grèce,  au  lendemain 
de  l'indépendance.  Oikonomps  ne  veut  pas  entendre  parler  d'Église 
grecque  autocéphale,  Pharmakidès,  au  contraire,  ne  rêve  que  cela; 
et  lorsque  Kaïris  a  fini  d'établir  la  nouvelle  religion,  la  théosèHe,  le 
théosébisme  {2),  voici  Makrakis  qui  prend  les  armes  contre  les  institu- 
tions ecclésiastiques  et  civiles.  sEn  1850,  le  patriarche  œcuménique 
appose  sa  signature  au  Tomos  qui  reconnaît  l'autocéphalie  de  l'Église 
de  Grèce,  mais  cet  acte  qui  consacre  des  ambitions  nationales,  n'ouvre 
pas,  hélas!  l'ère  des  réformes  nécessaires  et  réelles;  on  peut  même  dire 
que  Ton  est  tombé  de  Gharybde  en  Scylla,  car  on  n'a  évité  l'oeil,  après 
tout  peu  gênant,  du  Phanar,  que  pour  tomber  entre  les  mains  d'un 
gouvernement  qui  tient  à  s'occuper  de  tout,  même  de  choses  d'Église. 
Pasteurs  et  troupeau  gravitent  autour  de  l'État,  qui  cherche  d'abord  ses 
intérêts  et,  par  manière  de  distraction,  le  .royaume  de  Dieu. 

Enfin,  Apostolos  Makrakis  vint.  Nature  riche,  intelligence  vive,  trpp 
souvent  paralysée  par  les  débordements  d'une  imagination  excentrique, 
esprit  à  la  fois  délié  et  entier  jusqu'à  l'étroitesse,  aussi  prompt  à  changer 
de  tactique  que  tenace  à  suivre  la  voix  des  principes  une  fois  établis, 


(i)  Les  élépients  de  cet  arty;Je  sont  emprjuntés  à.ija travail, publié  par. D. -S.  Balanos 
dans  les  colonnes  du  Grégoire  Palamas,  ror^ooioç  0  lla).x!J.âç,  revue'ecclésiastique 
de  SaloniqUe  (22  février  1920);  p.  é5-ii2,  puis  tiré  à  part  en  lihe  brochure  dé  52  pages 
(SalonlqUe,  imprimerie ,J.  Kounçiénoii,  1920),  sous  ce  titre:  'O  'ATtoTro/o;  Ma/.oàxr,; 
(i83i-i9o5).  Nous  avons  consulté  quelques-uns  des  principaux  ouvrages  de  Makrakis, 
en  particulier  son  A;)o/og-ze.  Enfiri,  pour  nous  renseigne^'  sur  l'Eglise  dé  Grècei  nous 
avons  utilisé  Je  premier  vol«n?e  du  .récent  ouvrage  çoipposé  par  rar,çhi.ipa|ii4rite 
Chrysostome  Papadopoulos,  'iTTopi'a  rr,:  ' E/./'/.r^'j{at;  -f,;  ^E>.Àioo;  (=^  Histoire  de 
l'Eglise  dé  Grèce),  Athènes,  1920. 

(2)  SurKaïris  (17^4-1853),  voir  les  documents,  officiels  publiés  par  M")Lquis  Petit 
dans  la  continuation  de  Mansi,  Conciliorum  amplissitna  collectio,  t.  XL  (Paris, 
H.  Welter,  190g,)  col.  3 1 3-3^8,  sous  ce  iitTe  :  Synodi  Athenienses  et  Constantinopolitan'ce 
in  causa  Theophili  Caïris  celebratœ  (1839-1841).  On  trouvera  d'ailleurs  dans  ce  même 
volume  toutes  les  pièces  officielles  concernant  l'érection  de  l'Eglise  du  royaume 
hellénique  en  autocéphalie  indépendante. 


404  ÉCHOS    D  ORIENT 


peu  hospitalier  pour  les  idées  d'autrui,  incapable  de  maintenir  l'équilibre 
dans  ses  conceptions  aussi  bien  que  dans  ses  sentiments,  travailleur 
infatigable,  comptant  trop  sur  ses  ressources,  sur  sa  facilité  de  parole 
et  presque  pas  sur  le  talent  d'autrui,  d'une  originalité  renversant  tout 
sur  son  passage,  s'en  prenant  tour  à  tour  à  l'Eglise,  au  gouvernement, 
sans  négliger  les  professeurs  de  l'Université,  très  religieux  et  très 
ferme  dans  sa  foi,  Makrakis  ne  vit  que  pour  la  lutte,  sa  vie  est  une 
mer  sans  cesse  agitée  par  la  tempête;  n'est-ce  pas  lui  qui  déclare 
dans  l'article-programme  de  son  journal  la  Paix  :  «  Nous  voulons  la 
paix.  Or,  la  paix  suppose  la  guerre.  Donc,  fourbissons  nos  armes!  » 
Introduire  la  religion  dans  tous  les  rouages  de  la  société,  tel  est  son 
idéal  :  il  est  prêt  à  lui  sacrifier  son  talent,  ses  forces  et  même  ses  sem- 
blables. A  ce  point  de  vue,  les  exagérations  mises  hors  de  cause, 
Makrakis  est  une  personnalité  religieuse  qui  mérite  l'attention  et  éveille 
la  sympathie,  il  passait  pour  avoir  trop  de  religion  en  tant  que  laïque, 
lui  qui  se  piquait  d'être  plus  orthodoxe  que  le  Saint  Synode;  et,  s'il 
avait  généralement  raison  dans  ses  idées  religieuses,  on  regrette  chez 
lui  un  manque  de  mesure  et  de  douceur.  Comme  d'autre  part  il  excelle 
à  colorer  sa  véhémence  de  mots  piquants  jusqu'à  la  grossièreté,  il  ne 
manque  pas  de  s'attirer  les  foudres  ecclésiastiques.  A  entendre  certaines 
épithètes,  on  pense  à  Luther,  et  pourtant  Makrakis  est  à  mille  lieues  des 
tendances  et  de  l'esprit  du  réformateur  allemand. 

Originaire  de  Siphnos,  île  des  Cyclades,  né  en  1831,  Apostolos 
Makrakis  achève  ses  études  et  s'embarque,  comme  tant  d'autres  de 
ses  compatriotes,  pour  Constantinople.  Cependant  plus  favorisé  que  les 
émigrants  ordinaires,  il  ne  saurait  terminer  son  voyage  sans  avoir  été 
l'objet  d'une  vision  d'en  haut  :  la  Mère  de  Dieu  lui  apparaît,  entourée 
d'anges  et  tenant  son  Fils  entre  les  bras;  elle  s'approche  du  jeune 
voyageur  et  fait  tomber  sur  lui  une  rosée  spirituelle.  Pour  comble  de 
bonheur,  le  premier  homme  qu'il  rencontre  en  débarquant  devient  son 
ami  et  son  protecteur  ;  vivement  frappé  de  son  amour  pour  les  lettres, 
cet  ami  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  le  faire  asseoir  sur  les  bancs  de  la 
grande  école  hellène;  Makrakis  est  dans  son  élément.  Sa  vie  intellec- 
tuelle et  religieuse  se  nourrit  et  se  développe  dans  le  commerce  assidu 
des  auteurs  inspirés.  Au  contact  de  ces  pensées  d'un  monde  supérieur, 
ses  yeux  s'ouvrent  sur  ses  faiblesses  personnelles  et  sur  la  corruption 
de  la  société  qui  l'entoure.  11  fait  plus.  A  force  de  fréquenter  Moïse  et 
Samuel,  il  finit  par  se  croire  investi  d'une  mission  sociale  auprès  de  ses 
frères  de  race.  Le  monde  grec  vit  dans  l'attente  d'un  réformateur, 
destiné    à   repétrir   les   idées   nationales,   politiques    et   religieuses  l 


APOSTOLOS    MAKRAKIS  405 


Makrakis  a  de  l'étoffe.  Aussi  bien,  pour  se  préparer  à  remplir  cette 
mission  sublime  entre  toutes,  se  consacre-t-il  tout  entier  aux  austérités 
d'une  vie  pénitente,  où  se  succèdent  tour  à  tour  les  pieuses  lectures,  les 
œuvres  de  charité,  les  jeûnes  prolongés  et  même  —  ce  qui  est  une 
vraie  rareté  dans  l'Église  grecque  orthodoxe  —  la  communion  fré- 
quente. 

Il  est  donc  entendu,  du  moins  pour  lui-même,  que  Makrakis  est 
appelé  à  délivrer  ses  compatriotes  de  la  servitude  du  péché  et  du  vice; 
il  ne  tardera  pas  à  ajouter  :  et  de  la  tyrannie  politique.  Doué  d'un  opti- 
misme non  encore  défraîchi  par  les  revers,  Makrakis  continue  donc 
l'amélioration  de  sa  vie  intérieure,  entreprend  en  esprit  la  réforme  de 
l'Eglise  et  pense  déjà  à  un  renouveau  pour  le  compte  de  l'État  grec. 
Dès  lors,  plans  et  projets  effleurent  son  esprit  avec  la  rapide  fluidité  du' 
film  sur  l'écran,  et  leur  inconsistance  n'a  d'égale  que  leur  excentricité. 
Un  beau  jour,  l'évêque  de  Méthymne  fait  de  lui  son  secrétaire;  malheu- 
reusement, la  besogne  n'est  pas  suffisante  pour  occuper  cette  imagi- 
nation toujours  en  travail,  aussi  notre  secrétaire  ne  tarde-t-il  pas  à 
débarquer  de  nouveau  à  Constantinople.  Cette  fois,  il  espère  frapper 
un  grand  coup  :  c'est  la  fin  de  l'Islam,  à  condition  cependant  que  le 
grand  Turc  consente  à  faire  passer  le  Coran  par  l'épreuve  du  feu  de  con- 
currence avec  l'Évangile!  S'il  est  probable  que  Makrakis  n'avait  jamais 
entendu  parler  du  dessein  analogue  conçu  jadis  par  le  patriarche 
d'Assise,  il  est  certain  qu'il  eut  la  bonne  fortune  de  rencontrer  son 
ancien  protecteur,  homme  positif  et  réaliste.  Quelques  bonnes  paroles, 
et  le  projet  s'évanouit  pour  donner  place  à  une  nouvelle  tactique  :  la 
persuasion  par  la  science. 

Loin  d'entamer  son  courage,  ce  premier  échec  est  une  leçon  : 
à  l'exemple  de  Moïse — car  il  continue  toujours  à  puiser  ses  inspira- 
tions dans  les  livres  sacrés  —  Makrakis  se  résigne  à  attendre  son 
heure,  et  il  se  console  en  pensant  au  voyant  du  Sinaï  qui,  lui  aussi, 
débuta  par  des  insuccès.  Mais  attendre  son  heure  ne  veut  pas  dire  avoir 
les  bras  croisés  et  la  bouche  fermée.  Il  faut  préparer  les  âmes  aux 
grandes  réformes;  aussi  s'improvise-t-il  professeur,  et  professeur  d'un 
genre  à  part.  Fidèle  à  ses  principes,  tous  les  dimanches  11  explique 
l'Évangile  et  le  Psautier  à  son  jeune  auditoire,  et  les  élèves  sont  tenus 
d'apprendre  par  cœur  des  passages  entiers  du  texte  sacré;  les  autres 
jours,  il  consacre  une  heure  de  la  soirée  à  l'enseignement  de  l'histoire 
sainte.  Il  voit  dans  le  banquet  eucharistique  la  source  des  forces  et  des 
inspirations  chrétiennes;  aussi  invite-t-il  tous  ses  élèves  à  s'en  appro- 
cher au  moins  une  fois  par  mois.  Le  curé  prend  peur  et  court  chez 


4o6  ÉCHOS  d'orient 


le  patriarche;  Makrakis  entre  après  lui,  mais  il  ne  peut  rien-  obtenir 
d'un  homme  à  qui  «  le  mot  lui-même  de  justice  est  inconnu  ».  L'ori- 
ginal professeur  n'.enregistre  q-ue  blâmes  et  vitupérations,  ne  va-t-on 
pas  jusqu'à  le  traiter  de  fou  «  modernisant  »  !  Tout  en  bénissant  la 
main  qui  le  frappe,  Makrakis,  électrisé  par  son  indignation,  se  dresse 
sur  une  stalle  de  l'église  paroissiale  pour  faire  appel  à  la  justice  popu- 
laire. Mais  les  braves  fidèles  n'y  entendent  rien,  et  leur  bon  sens  de 
gens  pratiques  trouve  que  l'orateiir  abuse  en  fait  de  religion;  est-ce 
pour  faire  des  moines  qu'on  liUii  confàe  des  futurs  commerçants? 

Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  le  faire  changer  de  tactique  (i). 

Makrakis  saisit  un  nouvel  instrument,  la  plume;  il  s'adresse  à  des 
auditeurs  nouveaux,  les  ignorants.  Cette  orientation  de  son  activité 
nous  vaut  le  meilleur  de  ses  ouvrages  intitulé  la  Découverte  du  trésor 
caché  {2).  Le  trésor  caché,  c'est  la  parole  divine.  L'ouvrage  est  conduit 
en  dehors  de  toute  passion;  imprégné  d'un  sentiment  religieux  très  vif, 
il  porte  la  marque  d'une  imagination  assez  puissante  et  parfois  dénuée 
de  mesure.  Qiiant  aux  leçons  contenues  dans  ce  .livre,  elles  pravoquent 
le  sourire  des  esprits  forts,  tout  en  laissant  intacte  l'indifférence  popu- 
laire. D'autre  part,  ce  nouvel  échec  donne  à  Makrakis  assez  de  ressort 
pour  que  de  la  tribune  de  la  presse  il  se  lance  dans  la  chaire  de  pré- 
dication. Dans  l'espoir  de  rencontrer  un  auditoire  mieux  disposé  à 
l'entendre,  il  quitte  Constantinople  pour  Athènes  (1860).  Mais  là  aussi, 
selon  son  habitude,  Makrakis  n'enregistre  qu'indifférence  et  prohibi- 
tions ;  le  prédicateur  est  contraint  de  revenir  à  son  point  de  départ 
et  à  ses  anciennes  occupations.  A  Constantinople,  tout  en  se  livrant 
à  l'enseignement,  il  publie  un  nouvel  écrit  de  couleur  essentiellement 
apocalyptique,  la  Cité  de  Skm  (3).  Le  bonheur  de  l'individu,  aussi 
bien, que  celui  de  la  société,  dépend  de  l'observation  des  préceptes  du 
christianisme.  Dans  la  première  partie,  on  est  en  marche  vers  Sion, 
la  ville  du  Roi  parfait;  dans  la  seconde,  on  est  "initié  aux  conditions 
d'inscription  comme  citoyen  de  Sion;  et  dans  la  troisième,  on  com- 


(i)  Les  parents  de  ses  élèves  disaient  dans  leur  simplicité  :  «  Trop  de  religion' n'est 
point  l'affaire  de  nos  gars.  Ta  ttoXa^  Op-/;o"/.îur'.y.à  elvat  St'  a-jro-jç  ày.araUvi>a.  »  {Revue 
Grégoriqs  Palamas,  loc^  cit.,  p,  69,  tire  à  part,  p.  9.)  Makrakis  répondait  par  des 
reproches  à  l'adresse  de  ses  chefs  religieux,  «  ces  frelons  qui,  pour  avoir  revêtu  Je 
manteau  épiscopal  et  ceint  la  mitre,  se  croient  autorisés  à  dominer  l'Eglise  d'une 
façon  hautaine,  etc.  »•  (Apologie,  p.  297.  Palamas,  p.  69-) 

(2)  'ATToy.â  'i.-j'biz  Tovi  ôriCa-jpû-j  toC  x£X(>y|i.[j.cvo-j.  Constai"  tinople,  i858;  2*  édition, 
Athènes,  iB83,  47  pages.  '. 

(3)  \\  liô/.ij  5u4>v  /,  r}^  èTTt  TT^Tpfc;  oîxoSpjj^rj^îïffa  'Ky./.>.r,ata  fiTOt  f,  àvÔpwTtt'vrj  v.or/ui'ngi.  è.v 
XpfTTo^  Constantinople,  1860.  (=  La  cité  de  Sion,  ou  l'Eglise  bâtie  sur  la  pierre, 
ou  la  société  humaine  dans  le  Christ.) 


APOSTOLOS    MAKRAKIS  407 


mence  à  prendre  conscience  de  son  bonheur  en  opposant  les  charmes 
de  Sion  aux  turpitudes  de  Babylone. 

Ces  pages  marquent  une  nouvelle  étape  dans  l'évolution  du  sen- 
timent religieux  de  Makrakts;  si  l'utopie  n'en  est  pas  absente,  le 
fanatisme  perce  à  chaque  ligne,  et  si,  d'autre  part,  l'idée  de  ia  théo- 
•  cratie  n'y  est  pas  nettement  exprimée,  on  pourrait  dire  qu'elle  couve  sous 
la  cendre.  Ajoutez  à  cela  que  l'auteur  ne  craiat  pas  de  prendre  des 
airs  de  prophète,  ce  ne  sont  que  prédictions  sur  le  triomphe  assuré 
et  prochain  de  la  vérité,  que  périodes  vêtues  à  l'antique,  chevelure 
au  vent,  qui  défilent  en  faisant  retentir  les  âpres  indignations  d'un 
cœur  gorgé  de  fiel.  Trop  de  bruit,  en  réalité,  pour  les  faibles  échos 
qu'il  éveille  chez  un  petit  nombre  de  bonnes  âmes.  C'est  que  Makrakis 
est  un  apôtre  farouche  qui  étourdit  sans  édifier.  En  revanche,  c'est  un 
esprit  que  le  plus  mince  succès  éperontie.  Aussi  reprend-il  aussitôt  la 
^  plume  pour  offrir  à  ses  lecteurs  une  solution  nette  du  grave  problème 
de  la  destinée  humaine.  C'est  un  opuscule  de  trente  pages  chargé 
d'arguments  philosophiques  et  couronné  par  la  conclusion  théologique 
que  tout  dans  l'homme  aspire  à  sa  divinisation,  à  l'amitié  avec  Dieu. 
Makrakis  continue  à  lancer  des  brochures  aux  titres  démesurés,  tel 
celui-ci  :  Bouclier  de  l'Eglise  orientale  orthodoxe  contre  les  attaques 
du  Papisme  ou  Miroir  des  deux  Eglises  proposé  sous  forme  d'une  allé- 
gorie, basée  sur  la  vie  des  deux  fils  d'Isaac,  Èsaii  et  Jacob  :  Jacob  est  la 
figure  de  la  nouvelle  Rome  et  Esaii  celle  de  l'ancienne  Rome.  Certes,  aurait 
conclu  Photius  :  «  ,S>t.ê)iov  ijiàXXov  ri"èmYpacpYi  jài^Xiou,  voilà  un, titre  qui 
vaut  un  livre.  »  Outre  la  longueur  du  titre,  on  constate  combien 
est  funeste  à  la  vérité  une  imagination  orientale  au  service  d'idées 
fausses.  Rébecca,  c'est  Jérusalem,  la  mère  de  toutes  les  Églises;  ses 
deux  fils,  Ësaù  et  Jacob,  vivent  en  très  bons  termes;  ce  sont  les  temps 
qui  ont  précédé  le  schisme.  Malheureusement,  Ésaù  avait  un  faible 
pour  les  lentilles.  De  même,  l'ancienne  Rome,  trop  attachée  aux  biens 
de  la  terre,  perd  sa  primauté  qui  passe  à  la  Rome  nouvelle,  à  Jacob. 
L'auteur  s'exprime  avec  un  sérieux  si  déconcertant,  il  se  t)at  les 
flancs  avec  une  vigueur  si  convaincue,  qu'il  finit  par  provoquer  le 
sourire,  un  sourire  de  pitié. 

Quand  on  assène  des  coups  pareils  au  papisme,  on  éprouve  le  besoin 
de  se  faire  entendre  sur  un  théâtre  plus  vaste.  Makrakis  va  s'installer 
à  Paris  (1862- 1864),  ^^  ^^  "^  craint  pas  de  se  mesurer  avec  les  néo- 
Cartésiens.  De  retour  à  Constantinople,  il  continue  d'écrire  et  de  faire 
classe.  Deux  nouveaux  traités  marquent  l'année  1864.  ^  premier  est 
un  mémoire  sur  la  nature  de  l'Église  du  Christ  et  sur  la  vie  chrétienne  : 


4o8  ÉCHOS  d'orient 


l'auteur,  fidèle  à  sa  tactique  de  polémiste,  s'en  prend  aux  Eglises  qui  se 
prétendent  chrétiennes.  Le  second  est  une  diatribe  sur  l'œuvre  nationale 
par  excellence. 

En  1866,  Makrakis  s'établit  définitivement  à  Athènes.  Othon  n'est 
plus  sur  le  trône,  aussi  pleine  liberté  est  donnée  à  notre  apôtre.  Etabli 
à  10  kilomètres,  dans  le  couvent  de  Késariani,  il  se  rend  à  dos  d'âne 
à  la  capitale,  pour  y  donner  des  conférences.  La  salle  de  conférences, 
c'est  la  place  de  la  Concorde;  le  sujet,  la  manière  de  parachever  aussi 
vite  que  bien  l'œuvre  de  libération  inaugurée  en  1 821.  Au  courant  des 
dispositions  de  son  auditoire,  l'orateur  débute  par  un  coup  de  trompette 
dont  voici  les  notes  aiguës  :  «  Aujourd'hui,  la  parole  vient  frapper  les 
oreilles  des  épigones  de  1821  et,  pareille' au  son  de  la  trompette, 
éveiller  les  enfants  des  héros  de  l'indépendance,  ces  enfants  qui  dorment 
le  sommeil  déshonorant  de  l'inertie.  -  ' 

Hr,  aspov  0  AÔyoç  l'pysxa'.  va  xpoûo-r,  Taç  àxoàç  twv  e-iyôvMV  toG  2  1  xal  wç 
<5tovrj  7y.\rj.yvoq  riyr^TUCo;  va  sysi-pTi  Ta  xÉxva  xtov  T,poj(ov  sxc'lvcov  xaOs'JOOVxa 
(oç  [ATi  ('ôi-As  tÔv  aT'.aov  T'fîç  àicpa^iaç  'jtïvov  (l). 

11  ne  tarde  pas  également  à  avoir  son  journal,  la  Justice,  où,  avec  sa 
verve  coutumière,  il  émet  ses  opinions  à  lui  sur  la  religion,  la  politique, 
la  société,  les  livres  publiés,  etc.  Makrakis  a  l'œil  à  tout.  Aussi  bien  ne 
manque-t-il  pas  de  s'apercevoir  des  progrès  de  la  Franc-Maçonnerie  et 
de  diriger  une  de  ses  batteries  du  côté  des  Loges.  Ses  coups  portent, 
témoin  une  lettre  d'un  authentique  franc-maçon  qui  le  menace  de  mort 
s'il  ne  se  tait  pas.  Makrakis  n'est  pas  homme  à  se  laisser  intimider.  11 
répond  par  un  discours  vibrant  où  il  déclare  qu'il  est  impossible  d'être 
à  la  fois  chrétien  et  franc-maçon,  grec  et  franc-maçon.  La  Franc- 
Maçonnerie  une  fois  démasquée,  Makrakis  se  tourne  du  côté  des  gou- 
vernants. 11  attaque,  il  critique,  il  blâme  et  il  va  si  loin  qu'il  finit  par 
se  faire  ouvrir  les  portes  de  la  prison.  L'air  déprimant  du  cachot  ne 
déteint  pas  sur  ses  dispositions,  sa  main  devient  impatiente,  le  jour 
de  son  élargissement  arrive  et  la  plume  vole,  c'est  l'apparition  de 
Logos,  frère  puîné  de  la.  Justice  (1868).  Le  Logos  est  un  fils  qui  promet; 
n'ouvre-t-il  pas  les  yeux  à  la  lumière  sous  les  bénédictions  et  les  vœux 
du  Saint  Synode  qui,  gagné  par  les  belles  promesses  de  Makrakis, 
'  délivre  au  nouveau-né  des  patentes  très  gracieuses?  Mais,  ô  ingrati- 
tude! Cet  âge  est  sans  pitié!  Le  Saint  Synode  en  fait  la  dure  expérience. 
Makrakis,  l'incorruptible  Makrakis  est  très  franc,  même  très  crâne 
vis-à-vis  de  ses  bienfaiteurs.  L'Eglise  est  rongée   par  la  simonie,  le 


(i)  Palamas,  loc.  cit.,  p.  74;  tiré  à  part,  p.  14. 


APOSTOLOS    MAKRAKIS  409 


polémiste  découvre  la  plaie  et  y  enfonce  son  stylet,  les  intéressés 
poussent  des  cris.  A  ses  yeux,  l'éducation  du  peuple  grec  est  imbue 
des  principes  du  positivisme  et  de  l'athéisme,  importés  de  l'Occident; 
quant  à  l'Université, ,  on  a  tort  de  l'appeler  un  foyer  de  lumière, 
puisque,  en  réalité,  ella  n'est  qu'une  ouvrière  de  ténèbres,  «  riavcTr'.TTr^- 
uiov  nava-xoTt.TTY^pi.ov  ».  Un  des  professeurs  universitaires  spécialement 
pris  à  partie  se  risque  à  demander  des  éclaircissements  sur  l'opinion 
de  Makrakis  faisant  de  la  divinité  du  Christ  le  complément  de  son 
humanité.  L'intéressé  répond  en  dénonçant  Vimbos,  le  professeur 
universitaire,  auprès  du  Saint  Synode  comme  hérétique,  blasphémateur 
et  hétérodidascale.  Un  ami  de  Vimbos  prend  sa  défense.  Makrakis  fond 
sur  cet  avocat,  dont  le  plaidoyer  provoque  la  brochure  intitulée  Réfu- 
tation raisonnée  d'une  réfutation  cuirassée;  «réfutation  cuirassée  publiée 
par  un  auteur  inconnu  dans  le  but  de  défendre  Vimbos,  accusé,  sans 
avoir  pu  se  défendre,  d'hétérodidascalie,  d'hérésie  et  de  blasphème  ». 
Verbiage  et  passion  :  tel  est  le  mérite  de  cet  opuscule. 

Le  Logos  est  une  tribune  d'où  Makrakis  lance  ses  idées  sur  tout  et 
sur  tous.  C'est  ainsi,  qu'en  1871  il  propose  un  nouveau  commentaire 
du  fameux  passage  de  la  Genèse  (ni,  19)  :  terra  es  et  in  terrant  ibis. 
D'après  lui,  l'homme  est  composé  de  trois  éléments  :  le  corps,  l'âme 
sensible  et  l'âme  spirituelle.  Ses  nombreux  ennemis,  qui  n'avaieint  pas 
lu  récrit  de  Makrakis  édité  à  Paris  et  présentant  la  même  opinion, 
ont  soin  de  relever  cette  erreur  avec  une  âpreté  toute  particulière.  La 
polémique  suscitée  est  si  retentissante,  Makrakis  garde  si  peu  de  mesure, 
ses  ennemis  mènent  si  grand  bruit  autour  de  cette  question,  que  le 
Saint  Synode  se  voit  forcé  de  révoquer  son  encyclique  d'il  y  a  trois 
ans,  sous  prétexte  que  le  journal  s'est  écarté  du  droit  chemin.  Or,  il 
n'en  est  rien,  le  Logos  garde  sa  première  physionomi».  La  raison  est 
ailleurs  :  Vimbos  est  membre  du  Saint  Synode,  et  Vimbos  n'oublie 
pas.  Pour  comble  de  malheur,  Makrakis  tombe  malade.  Ses  amis  lui 
conseillent  un  remède  extraordinaire:  appliquer  sur  la  jambe  lesintestins 
d'un  renard.  Rien  n'y  fait.  Le  médecin  n'est  point  appelé,  Makrakis 
compte  sur  une  guérison  miraculeuse  :  c'est  un  de  ses  amis  qui  le  lui 
prédit,  ainsi  que  le  jour  du  miracle.  Mais  le  prophète  n'entendait  donner 
qu'une  parole  de  consolation,  et  le  malade  se  résigne  à  se  faire  amputer 
la  jambe  gauche.  L'épreuve  est  terrible;  Makrakis  se  contente  de 
répondre  :  «  Hélas!  Dieu  a  voulu  nous  confondre!  » 

C'est  sur  son  lit  de  souffrance  qu'il  rédige  son  Apologie,  où  il  défend 
la  composition  trichotomique  de  l'homme.  Cette  question,  dit-il,  n'est 
pas  du  domaine  de  la  foi,  elle  ressortit  à  la  science,  et  les  Pères  qui 


4  I  O  ECHOS    D  ORIENT 


ont  défendu  la  dichotomie  ont  simplement  fait  erreur.  Si  la  lecture  de 
V Apologie  n'est  pas  aisée,  les  arguments  développées  sont  itrès  peu 
convaincants.  L'Écriture  Sainte  est  employée  à  tort  <et  à  travers,. et 
l'imagination  du  polémiste  prend  ses  ébats  d'acrobate  avec  une  aisance 
déconcertante.  On  admire  sans  être  convaincu,  on  tourne  les  pages,  on 
oçtmmence  un  paragraphe  et  l'on  n'a  pas  envie  d'achever,;  paradoxes, 
lieux  communs,  éloquence  creuse,  intelligence  noyée  par  l'iniagi nation, 
voilà  qui  ne  peut  guère  avoir  le  mérite  d'arrêter  l'attention  du  lecteur. 

Bientôt  au  Logos  succède  la  Paix  (1874),  journal  des  principes  chré- 
tiens, où  il  commence  par  4éclarer  que  la  paix  ne  va  point  sans  la 
guerre.  11  tint  parole.  Un  scandale  de  corruption  surgit.  Des  évêques 
viennent  d'acheter  leur  siège  en  versant  de  fortes  sommes  dans  la 
bourse  de  quelques  ministres.  Makrakis  l'apprend.  Aussitôt^  protesta- 
tions et  indignations  coulent  de  sa  plumç.  Les  tribunaux  civils 
condamnent  les  simoniaques,  le  Saint  Synode  les  désapprouve  en  les 
déclarant  suspens  pour  trois  ans.  Makrakis  y  voit  un  excès  de  condes- 
cendance, déguisement  d'un  faible  pour  la  simonie;  aussi  se  met-il 
de  nouveau  à  rudoyer  Saint  Synode  et  métropolite.  En  1876,'  la  Paix 
cède  de  nouveau  la  place  au  Logos.  Le  polémiste  en  est  à  ce  moment 
à  gémir  sur  les  périls  de  la  jeunesse  grecque,  livrée,  pieds  et  poings 
liés,  à  tous  les  docteurs  de  nouvelles  doctrines,  et  spécialement 
à  Koraïs.  Une  réaction  est  nécessaire,  il  faut  à  la  hâte  élever  une 
digue  pour  arrêter  la  vague  d'athéisme  qui  menace  de  submerger 
toutes  les  consciences  religieuses.  Makrakis  se  met  à  l'œuvre,  et 
aussitôt  une  nouvelle  école  s'ouvre,  où  l'on  apprend  lasaîne  philo- 
sophie avec  les  principes  d'une  éducation  chrétienne.  C'est  lui-même 
qui  en  rédige  le  règlement,  et  il  est  tellemetît  convaincu  de  la  supé- 
riorité de  son  œuvre  qu'il  va  jusqu'à  noircir  le  prochain  pour  pouvoir 
briller  davantage.  «  Comparer  l'Université  d'Athènes  à  l'école  de 
Makrakis,  c'est  comparer  les  ténèbres  à  la  lumière,  le  mensonge  à  la 
vérité,  la  folie  et  l'erreur  à  la  sagesse  et  à  la  science,  le  venin  du 
serpent  à  l'eau  de  la  vie,  etc.  L'air  vicié  qui  s'échappe  de  l'Université 
répand  le  marasme  sur  toute  la  nation.  »      _ 

La  nouvelle  œuvre,  cependant,  méritait  des  éloges  et  une  existence 
beaucoup  plus  calme,  surtout  beaucoup  plus  longue  que  celle  qu'elle 
a  eue  en  réalité.  Ce  que  Makrakis  construit  d'une  main,  il  le  renverse 
de  l'autre;  ou  plutôt,  les  gestes  du  personnage  manquent  d'ensemble 
et  de  suite.  Ses  ennemis—  il  en  a  tous  les  jours  de  nouveaux  — 
ressuscitent  la  vieille  querelle  de  la  trlchotomie.  Makrakis  réédite  ses 
anciennes   récriminations   contre  la  hiérarchie   orthodoxe,   car   cette 


APOSTOLOS    MAKRAKIS  4II 

fois-ci   c'est  un  simoniaque  qui  le   prend  à  partie.  Le  Saint  Synode 
s'émeut  plus  que  de  coutume  et  lance  une  encyclique  contre  Makrakis 
et  son  école  (1878).  Il  y  est   question   d'une   secte  égarée  dans  ses 
doctrines  et  vigoureuse  dans  son  action.  Ses  adeptes  sont  atteints  de 
la  folie   des   réformes   radicales,   ils   rappellent   les   Vaientiniens,   les 
Tatianistes   et    les   Apollinaristes.    Ils    enseignent   que    l'homme    est 
composé  de  trois  éléments,  le  corps,  Tâme  matérielle  et  l'âme  spiri- 
tuelle; ils  abrègent  la  liturgie  de  la  Messe,  ils  communient  tous  les 
dimanches  après  s'être  confessés  en  public  les  uns  aux  autres;  on  voit 
même  chez  eux  des  femmes  s'installer  au  tribunal  de  la  pénitence. 
Du  même  coup,  les  ressorts  du  ministère  des  Cultes  se  déclenchent, 
l'école  de  Makrakis  est  fermée,  ainsi  que  sa  chapelle,  les  prêtres  sont 
arrêtés  et  les  professeurs  molestés  par  les  policiers,  tandis  qu'internes 
et  externes  sont  gracieusement  mis  à  la  porte.  Makrakis  est  vaincu, 
mais  non  complètement  désarmé,  il  lui  reste  la  plume.  Il  n'épargne 
dans  son  courroux  ni  les  hiérarques,  «  ces  simoniaques  stigmatisés  », 
ni  le  premier  ministre,  «  ce  tyran,  ce  chef  de  bandits  »,  ni  l'ency- 
clique synodique,  «  cet  écrit  des  ténèbres,  œuvre  de  gens  hors  la  loi 
et  simoniaques  ».  On  l'accuse  d'avoir  abrégé  la  Messe  :  il  n'a  fait  que 
supprimer  du  Mémento  le  nom  du  métropolite,   d'un  homme  qui  ne 
respecte  point  les  saints  canons.  Quant  aux  autres  accusations,  elles 
n'ont  pas  un  fondement  plus  solide  :  ainsi,  pas  d'absolution  donnée 
par  des  laïques,  encore  moins  par  des  femmes,  aucun  jeûne  non  plus 
durant  les  trois  jours  qui  précèdent  la  sainte  communion,  car  il  ne 
faudrait  pas  s'imaginer  que  les  apôtres  aient  astreint  les  chrétiens-  au 
jeûne  perpétuel.  Makrakis,  cependant,  observe  le  Carême,  non  parce 
qu'il  y  est  obligé,   mais  afin  d'édifier  les  faibles  qui  ont  besoin   de 
l'usage  des  austérités  corporelles  pour  parvenir  à  l'intelligence  de  la 
vérité;  quant  à  lui,' il  est  arrivé  à  ce  degré  de  sainteté  où  le  chrétien 
adore  Dieu  en  esprit  et  en  vérité.  Quoi  qu'il  en  soit,  toutes  ces  apolo- 
gies ne  lui  épargnent  pas  la  condamnation  émanée  du  tribunal  civil 
pour  avoir  sans  autorisation  ouvert  une  école  et  opposé  de  la  résistance 
à  la  force  publique.  Makrakis  porte  donc  les  fers;  ses  amis  en  font 
un  martyr  de  la  vérité,  leur  lyre  chante  ses  exploits  et  son  héroïsme. 
Élargi,  il  renouvelle  ses  attaques,  pour  échouer  à  nouveau  en  prison 
(1879).  ''  ^"  ^st  exaspéré,  il  écume  de  colère,  mais  sa  bile  trouve  vite 
un  exutoire,  ii  s'en  prend  au  métropolite  Procopios  et  au  Saint  Synode. 
Nouveau  séjour  en  prison,  mais  point  d'amendement. 

Makrakis  a  quarante-huit  ans,  Il  se  sent  encore  de  taille  à  agir  et 
à  lutter.  On  n'a  pas  voulu  de  lui  comme  chef  de  la  réforme  religieuse, 


412  ÉCHOS    d'orient 


tant  pis!  il  va  se  transformer  en  chef  de  l'opposition  politique,  c'est- 
à-dire  de  cette  partie  du  royaume  qui  demeure  fidèle  à  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ.  Voici  les  élections,  et  Makrakis  est  dans  lés  fers 
(1879),  il  n'hésite  pas  à  poser  sa  candidature;  mais,  inconséquence  du 
sort,  il  ne  fait  qu'essuyer  un  échec.  Libre  enfin  de  ses  mouvements, 
il  fonde  le  Syllogue  panhellénique  politique,  auquel  il  donne  le  nom 
de  Constantin  le  Grand  et  le  double  but  du  règne  de  Dieu  sur  terre  et 
de  la  reconquête  de  Constantinople.  Inutile  de  rappeler  de  nouvelles 
condamnations. ^Ses  partisans,  d'ailleurs,  ne  cessent  de  l'exalter;  moins 
il  est  respecté  par  l'épreuve,  plus  ses  amis  l'entourent  de  vénération, 
le  couvrent  d'éloges  et  de  lauriers.  Leur  admiration  s'est  cristallisée 
dans  une  épopée,  la  Mahrahias,  un  dithyrambe  en  l'honneur  du  cou- 
rageux professeur. 

De  nouveau  Makrakis  respire  le  grand  air,  mais  c'est  pour  recevoir 
les  traits  de  ses  ennemis.  11  s'agit  encore  de  la  fameuse  question  du 
composé  humain.  Cette  fois,  l'un  et  l'autre  camp  semblent  animés 
du  désir  d'en  finir.  Les  uns  et  les  autres  avouent  ingénument  qu.'ils 
sont  allés  trop  loin  dans  un  débat  digne  d'être  comparé  aux  plus 
fameuses  logomachies  de  l'histoire;  Makrakis  confesse  avoir  lutté  pour 
«  des  riens»,  tandis  que  son  principal  adversaire  déclare  ne  plus  vouloir 
se  battre  pour  «  l'ombre  d'un  âne  ».  A  notre  avis,  il  y  avait  plus 
que  cela  :  ces  aveux,  qui  étonnent,  prouvent  un  excès  de  fatigue  chez 
les  deux  adversaires.  Makrakis  ne  croit  pas  à  la  spiritualité  de  l'âme 
humaine,  ou  plutôt  il  lui  reconnaît  une  spiritualité  empruntée,  c'est 
la  grâce  qui  nous  rend  immatériels.  C'est,  que,  à  force  d'exalter  la 
supériorité  de  la  grâce  surnaturelle,  Makrakis  en  est  arrivé  à  tronquer 
la  nature  humaine. 

Jusqu'ici,  Makrakis  n'a  rien  perdu  de  sa  force  de  production,  encore 
moins  de  sa  manie  de  touche-à-tout.  Il  se  croit  dîTué  en  tout  et  pour 
tout  :  politique,  question  religieuse,  Ecriture  Sainte;  il  s'oppose  au 
mouvement  féministe  ainsi  qu'à  l'inauguration  des  jeux  olympiques; 
il  a  ^ne  Jambe  en  moins,  et  cependant  il  se  fait  transporter  à  Constan- 
tinople et  même  à  Odessa.  C'est  vers  cette  époque  qu'il  fait  paraître  son 
commentaire  sur  le  Nouveau  Testament,  œuvre  unique  en  son  genre, 
du  moins  au  xix*  siècle  et  en  pays  grec.  De  l'Ecriture  Sainte  il  passe 
dans  le  domaine  de  la  philosophie  par  son  ouvrage  Philosophie  et 
systèmes  philosophiques,  en  quatre  volumes.  Naturellement,  il  présente 
son  système  comme  supérieur  à  tout  ce  qui  a  été  fait  jusqu'ici  en  cette 
matière  et  professe  un  dédain  remarquable  pour  tous  ses  prédéces- 
seurs. Le  premier  principe  de  la  saine  philosophie  est  de  reconnaître 


APOSTOLOS    MAKRAKIS  413 


notre  ignorance  et  de  se  convaincre  que  l'on  ne  doit  se  lancer  vers 
l'inconnu  que  par  le  tremplin  du  connu.  Voilà  qui  est  vieux  comme 
le  monde,  et  pourtant  Makrakis  persiste  à  croire  qu'il  vient  d'apprendre 
du  nouveau  à  ses  contemporains.  Comme  philosophe,  il  se  rattache 
à  l'école  éclectique,  et  sa  métaphysique  est  à  base  psychologique, 
c'est-à-dire  subjective.  Dans  sa  critique  des  systèmes  philosophiques, 
il  fait  preuve  d'une  ignorance  impardonnable.  Quand  on  a  conscience 
d'ignorer,  on  devrait  au  moins  avoir  le  courage  de  ne  pas  publier  des 
critiques  injustifiables.  En  1901,  le  voici  de  nouveau  en  train  de  mani- 
puler des  principes  politiques.  C'est  alors  qu'il  fonde  son  école  de  haute 
politique  à  laquelle,  il  donne  le  nom  de  «  Platon  ».  Selon  son  habitude, 
Makrakis  s'acharne  à  démolir  le  passé  pour  mettre  à  la. place  ses  idées 
et  ses  imaginations. 

Le  Logos,  sa  tribune  quotidienne,  vit  encore;  mais  Makrakis  s'ache- 
mine rapidement  vers  la  tombe.  Le  matin  du  24  décembre  1905,  il 
trace  les  dernières  lignes  de  son  dernier  article.  Vers  midi,  il  se  sent 
assez  malade  pour  s'aliter.  II  prie  et  fait  prier  autour  de  lui.  Sa  nièce  lui 
insinue  qu'après  sa  guérison  ils  iront  ensemble  prendre  du  repos  à  la 
campagne.  «  Du  repos,  réplique  le  moribond,  on  nt  se  repose  que 
là-haut!  »  C^  fut  sa  dernière  parole.  Il  avait  soixante-quatorze  ans 
(24  décembre  1905). 

Comme  penseur,  Makrakis  se  présente  à  nous,  tel  un  chaos  où  se 
rencontrent  des  éclairs;  il  est  inégal  et  utopiste  au  dernier  degré.  11 
nous  touche  davantage  comme  personnalité  religieuse.  On  peut  dire 
que  les  principes  de  la  foi  furent,  d'une  façon  générale,  la  lumière  de 
ses  gestes  et  de  ses  parohes,  et  que  si  cette  foi  avait  été  animée  d'une 
charité  plus  douce  et  plus  patiente,  son  œuvre  aurait  peut-être  été  plus 
apostolique,  plus  durable,  plus  utile  à  ses  contemporains.  Il  lui  manque 
la  véritable  intelligence,  non  des  maux  de  son  temps,  mais  de  leurs 
remèdes  spécifiques.  Démolir  pour  démolir,  et  ne  tenir  compte  ni  du 
passé  ni  des  idées  d'autrui,  c'est  servir  plutôt  l'orgueil  que  la  charité, 
laquelle  doit  être,  comme  on  sait,  l'âme  de  toute  œuvre  chrétienne. 
Makrakis  aurait  dû  s'inspirer  davantage  de  l'hymne  à  la  charité,  jaillie 
de  l'âme  de  saint  Paul;  sans  la  charité,  on  peut  tout  faire,  sauf  les 
œuvres  de  Dieu. 

Ajoutons  que  la  triste  situation  d'impuissance  et  d'inertie  où  gémit 
l'Église  grecque  ne  lui  permet  guère  d'utiliser  pour  le  bien  des  hommes 
comme  Makrakis.  Le  biographe  orthodoxe,  M.  Balanos,  en  fait  lui- 
même  la  remarque  en  ces  termes  : 

«  Aux  excès  de  Makrakis  a  peut-être  contribué  le  fait  qu'aucua 


414  ECHOS    D  ORIENT 


effort  n'a  été  entrepris  par  les  dirigeants  de  l'Église  pour  exploiter 
ses  riches  ressources  physiques  et  morales,  pout  l'utiliser  dans  lé  sein 
même  de  l'Église,  en  canalisant  habilement  Ses  défauts.  Au  contraire, 
toujours  rebuté,  provoqué,  irrité,  il  fut  aigri  et  en  vint  aux  extrêmes. 
C'est  là  une  chose  vraiment  regrettable  :  car  l'cglise,  par  une  action 
adroite,  eôt  peut-être  gagné  éil'  la  personne  de  Makrakis  un  facteu^ 
précieux  et  dévoué,  un  excellent'  serviteur  de  Sa  cause.  Mais  le  plus 
grand  malheur  pour  Makrakis  a  été  qu'il  n'est  point  venu  à  son 
époque  :  s*i'l  avait  vécu-  eh  d'autres  Siècles,  son  hypert'eligiosité  et  son 
inébranlable  foi  se  seraient  imposées  beaucoup  plus  dans  la  société. 
Et,  à  ce  point  de  vue,  Makrakis  aurait  pu  reprendre  pour  son  propre 
compte  le  vers  du  poète  français  Alfred  de  Musset  :  «  Je  siîiS  venu 
trop  tard  dans  un  monde  trop  vieux.  »  (i) 

Le  lecteur  catholique  dte  ces  pages  n'aura  point  de  peine  à  voir, 
dans  l'expression  de  pareil^  regrets,  le  sentiment  d'impuissance  où  se 
débattent  les  Eglise^  séparées  et'  qui  devrdît  provoquer  dàris  lëS  âmes 
droites  la  sainte  nostalgie  die  l'unité. 

V.  Grégoire. 


(i)  Balanos,  op.  cit.,  p.  52  du  tiré  à  part. 


L'AFFAIRE  DE  L'HÉNOTIQUE 

OU    le    premier    schisme    byzantin    au    V^    siècle 


IV.  LA  RÉCONCILIATION  AVEC  ROWE  (519) 

L'empir»  se  trouvait  dans  la  plus  grande  confusion,  lorsque  le 
bastleus  Anastase  mourut  (juillet  518),  précédé  d'ailleurs  dans  la 
tombe  par  les  patriarches  hérétiques  Jean  II  Nikaiotès  d'Alexandrie  et 
Timothée  de  Constantinople  (i). 

Grâce  à  l'action  persistante  de  Rome,  la  fermeté  du  peuple  avait, 
en  dépit  des  troubles  et  des  schismes,  conservé  la  foi  catholique  à 
Constantinople.  C'est  ce  qui  permit  au  nouvel  empereur,  Justin  I«r, 
d'amener  bientôt  un  complet  revirement.  Déjà,  lors  de  l'ordination  du 
patriarche  Jean  IIi(i7  avril  518),  les  fidèles  de  Byzance  avaient  exprimé 
bien  haut  le  désir  d'un  entier  rétablissement  de  l'orthodoxie  (2). 
Lorsque,  peu  de  temps  après,  Justin  le^  ardent  catholique  (31),. parut 
pour  la  première  fois  à  la  grande  église,  le  peuple  réclama  à  grands 
cris  la  cessation  du  schisme,  la  Tiestitution  de  Sévère  d'Antioehe  et  le 
rétablissement  du  concile  de  Chalcédoine.  Le  nouveau  patriarche  dut 
proclamer  séance  tenante  cette  destitution  et  ce  rétablissement.  Le  lec- 
teur aura  plaisir  à  voir  reproduire  ici  le  récit  de  cette  scène  significative. 

Le  dimanche  1 5  juillet,  à  rsl'o-oSo;  (;=  introït,  entrée)  de  la  Messe,  au 
moment  où  le  patriarche  Jean  se  trouvait  avec  le  clergé  devant  l'ambon, 
on/entendit  du  milieu  du  peuple  des  voix  qui  criaient:  «Longues  années 
au  patriarche  !  Longues  années  à  ^empereur  !  Longues  années  à  l'impé- 
ratrice! Pourquoi  restons-nous  sans  communion flPourquoi,  depuis  tant 
d'années,  n'avons-nous  pas  communié  ?  Nous  voulons  communier  de 
votre  main.  Persuadez  votre  peuple.  Depuis  plusieurs  années  nous 
voulons  communier.  Que  craignez-vous?  Vous  êtes  orthodoxe!  digne 
de  la  Trinité!  Chassez  Sévère  le  manichéen!  Celui  qui  ne  parle  pas 
est  manichéen!  La  foi  orthodoxe  triomphe.  Proclamez  le  concile  de 
Chalcédoine!  Qui  craignez-vous?  L'empereur  est  orthodoxe.  La  foi  de 


(I)  Théophane,  Chrono^r:,  aii.-Sog,  P.  G.,  t.  CVIll,  col.  377-38ô'r  NicÉphore  de 
Gonstantinoplç,  Chron.,  édition  de  Bonn,  p.  7^5,  780, 

(a)  THébpHANË,  an.  5io,  côl.  38i  b;  Cuper,  Séries  patriarchaf-um  Con'stàhtihàpat\tà<' 
norum,  n.  298,  dans  Acta  Sanctùrum,  augusti  t.  I,  p.  56. 

(3)  THtoi>HANE,  loc.  cff.  ;  Cedrencs,  P.  G.,  t.  CXXI,  col.  693  a;  "EpèREM  lé  Moine, 
Chron.,  P.  G.,  t.  CXLHI,  v.  11 17  seq. 


4i6  ÉCHOS  d'orient 


l'empereur  est  victorieuse.  Longues  années  au  nouveau  Constantin? 
Longues  années  à  la  nouvelle  Hélène!  Ou  sortez  ou  proclamez  le 
concile  de  Chalcédoine...  » 

Ces  acclamations  se  prolongèrent  longtemps,  pressantes,  irrésistibles. 

«  Prenez  patience,  mes  frères,  dit  enfin  le  patriarche,  jusqu'à  ce  que 
nous  ayons  fait  l'adoration  au  saint  autel,  ensuite  je  vous  répondrai.  » 

Puis  il  franchit  les  portes  du  sanctuaire.  Le  peuple,  cependant,  con- 
tinuait avec  une  telle  insistance,  que  Jean  dut  céder  sans  plus  de  retard. 
Lorsqu'il  eut  prononcé  les  anathèmes  exigés  et  proclamé  le  saint 
concile  de  Chalcédoine,  les  cris  redoublèrent  et  se  poursuivirent  pen- 
dant plusieurs  heures.  Pour  le  triorhphe  définitif  de  ce  concile  tant 
persécuté,  on  réclamait  une  fête  : 

«  Proclamez  la  fête  du  concile  de  Chalcédoine!  Nous  ne  partirons 
pas  que  vous  ne  l'ayez  proclamée!  Demain,  la  fête  du  saint  concile! 
Proclamez  pour  demain  la  fête  des  Pères  de  Chalcédoine  !  Nous  resterons 
ici  jusqu'au  soir!  Par  le  saint  Évangile,  nous  ne  nous  retirerons  pas!  » 

Le  patriarche,  vaincu,  fit  monter  à  l'ambon  le  diacre  Samuel  pour 
donner  au  peuple  cette  réponse  : 

«  Nous  faisons  savoir  à  Votre  Charité  que  demain  nous  célébrerons 
la  mémoire  de  nos  saints  Pères,  les  évêques  qui  ont  été  assemblés 
à  Chalcédoine  et  qui,  avec  ceux  de  Constantinople  et  d'Éphèse,  ont 
confirmé  le  symbole  de  Nicée.  Nous  nous  réunirons  ici.  » 

Le  lendemain,  à  Ventrée  de  la  Messe,  quand  le  patriarche  se  trouva 
devant  l'ambon,  les  acclamations  recommencèrent: 

«  Longues  années  au  patriarche!  Victoire  à  l'empereur  Justin!  Vic- 
toire à  l'impératrice  Euphémie!  Rendez  à  l'Église  ceux  qui  ont  été  exilés 
pour  la  foi...  Rendez  Euphémius  et  Macédonius  à  rÉgli«e!  Envoyez 
à  Rome  les  lettres  synodiques  !...»(  I  ) 

La  fête  du  concile  de  Chalcédoine  fut  donc  célébrée  le  1 6  juillet  518; 
et  il  est  intéressant  de  noter,  en  passant,  que  cette  fête  s'est  perpétuée 
depuis  dans  le  calendrier  de  l'Église  grecque,  où  elle  est  fixée  au 
dimanche  qui  suit  le  13  juillet  (2).  «  On  ne  peut  se  défendre,  a  écrit 
très  justement  un  historien,  d'un  sentiment  d'émotion  rétrospective 


(1)  Mansi,  Conciliorum  collectio,  t.  VIII,  col.  1057-1066. 

(2)  Mais  l'office  ancien,  où  Chalcédoine  était  célébré  en  relation  seulement  avec 
Nicée-Constantinople-Ephèse,  a  cédé  la  place  à  un  autre,  composé  par  le  patriarche 
Philothée  (xiv*  siècle),  où  les  sept  premiers  conciles  se  trouvent  confondus  et  où  le 
pape  Honorius  n'est  pas  épargné.  Nilles,  Kalendarium  manuale  utriusque  Ecclesiœ 
orientalis  et  occidentalis,  2'  édition,  Innsbruck,  1896,  t.  I,  p.  213-217;  P-  Bernardakis, 
Les  Appels  au  Pape  dans  l'Eglise  grecque  jusqu'à  Photius,  dans  Echos  d'Orient, 

t.   VI,    1903,   p.    122-123. 


L  AFFAIRE    DE    L  HENOTIQUE  417 


au  cri  de  tout  un  peuple  redemandant  la  foi  de  ses  pères,  l'écho  de  ces 
acclamations  retentit,  après  tant  de  siècles,  dans  les  cœurs  catholiques 
comme  un  chant  de  victoire.  »  (1) 

Cependant,  l'allégresse  populaire  et  le  solennel  hommage  rendu  au 
concile  de  Chalcédoine  ne  suffisaient  pas  à  faire  revivre  aussitôt  l'unité 
ecclésiastique.  Restait  à  abolir  le  schisme  et  à  renouer  les  relations 
avec  Rome.  Les  fidèles  eux-mêmes  en  avaient  bien  le  sentiment, 
comme  en  témoigne  la  dernière  des  réclamations  que  nous  venons  de 
citer  :  «  Envoyez  à  Rome  les  lettres  synodiques!  »  Mais  il  y  avait 
encore  à  dissiper  les  malentendus  qu'impliquait  dans  ces  réclamations 
la  mention  favorable  d'Euphémius  et  de  Macédonius. 

L'empereur  Justin,  secondant  les  efforts  du  patriarche,  ordonna  le 
retour  des  évêques  orthodoxes  précédemment  exilés  et  l'expulsion  des 
prélats  hérétiques.  De  l'Hénotique  il  ne  fut  plus  question  désormais. 

Le  peuple  et  les  moines  de  Constantinople  poussaient  vivement  au 
rétablissement  définitif  de  la  communion  avec  Rome.  Le  basileus  et 
le  patriarche  y  étaient  tout  à  fait  disposés.  Dès  son  avènement,  Justin 
avait  écrit  au  Pape  (r'  août  518)  pour  lui  annoncer  son  élection, 
et  la  réponse  d'Hormisdas  avait  été  une  pressante  exhortation  à  la 
pacification  religieuse. 

Venerabilis  regni  vestri  primitiis,  fili  gloriosissime,  loco  muneris  gratula- 
tionem  suam  Catholica  transmittit  Ecclesia,  per  quas  se,  post  tantam  dis- 
cordiaî  fatigationem,  requiem  pacis  invenire  confidit.  Nec  «st  dubium  ideo  ad 
rerum  summam  caslesli  vos  provideniia  pervenisse,  ut  vesiris  temporibus 
impacta  religioni  in  Orientis  partibus  abolealur  injuria.  Débitas^  vero  beato 
Petro  Apostolo  imperii  vestri  primitias  reddidistis,  quas  hac  ratione  dévote 
susccpimus  :  quia  Ecclesiarum  per  vos  proxime  fuiuram  credimus  sine  dubi- 
tatione  concordiam.  Deus  qui  pietatis  vestr^e  sensibus  alloquendi  nos  vota 
concessit  :  ipse  circa  sincerum  religionis  suas  cultum  praestabit,  sicut  optamus, 
effectum...  Superest  ut  a  Deo  electi,  sicut  et  credimus,  Ecclesias  quam  labo- 
rare  cernitis  manus  vestras  solatia  porrigatis.  Cessent  qui  paci  ejus  obsistunt  : 
obmutescant  qui  in  forma  pastorum  conantur  gregem  Chrisii  disperdere. 
Istorum  correciio  vires  vestri  firmat  imperii  :  quia  ubi  Deus  recie  colitur,  adver- 
iitas  non  habebit  effectum...  (2) 

Le  7  septembre,  l'empereur,  appuyant  et  confirmant  d'ailleurs  la 
requête  du  patriarche  et  du  synode,  demande  au  Pape  d'envoyer  des 
légats  à  Constantinople  pour  le  rétablissement  de  l'union. 

De  son  côté,  le  patriarche  Jean  adressait  à  Hormisdas,  avec  sa  sup 


(i)  J.-E.  Darras,  Histoire  générale  de  l'Eglise^  t.  XIV.  Paris,  1870,  p.  177. 
(2)  xMansi,  ConciL,  t.  VIII,  col.  48^. 

Échos  d'Orient.  —  T.  XIX.  x  16 


g  ÉCHOS    DQRIENT 

misdas,  avait  été  inséré  aux  diptyques  sacres. 

omnia  .ancla.  Trini.aU  offero,  ^''="y"  ^'""^^*^if  Ephe  ina  CC  flrmavit.  et  ia 

Chalcedone  conven  us  DC>-^>-  «™^J''  ,,8  ,  amplexibus  ..m  ves.ram 

anhelitum  per  graliam  De.  ™^'°'"!"''  'J^  ^„i„„  amplector,  una  tecum  in 
Sanctilatem  quam  «  orthodoias  E"  esias  anm>o        p  ^^^^^^.  ^^^^ 

verkate  senliens  et  una  «'^"f  .=P"^"^ '"  '""q  1„^  irChristo  fraternUatem. 
™.untate  Patris,  «  ™'  «f  P'"-  "^  ".ec^r^^Lun,  in  Domino  sa>u- 
qua;cum  veslra  est  Sanclilate,  ego  "H  venerabile  nomen  sanciœ 

?amus:  .antum  ad  "*f^-f -'"".^"'CaTÂrcMepiscopi,  in  s>cris  diptychis 
recordationis  Leonis,  quondam  urtas  R°'""=^^*3'  et  ve«rum  b.nedictum 
tempore  consecratioois  propter  concord.am  -'^i^^'^^^^'\^^^^  ,,,i,fi„  «„,. 
„omen  simili.er  indiptych.s  P^^"*'"™^ J/'f^'^"™"  de  unitate  sanctaram  Dei 
Sanctiuti,  quoniam  pacem  vestran,  ;-P  ^^^  ^^Vs  /ett'lre,  et  vestr.  dignes 
Ecclesiarum  '^»"■""^;«e!"^"^,;,°LCe  et  satisfactionem  nostram  suscipere, 
:.'':rrnTaf:;:;e'c;rrs":urr"'g,oriflcetur,  qui  per  vos  pace.  hanc 

mundo  servavit  (i). 

ri::L:i:f::::"-^r;r:n:vr^v^:^u?^ 

L  /.«/.-(«r;  accelerale  ergo,  Domn>  sancUs.me...  Et  .1  mettait 
chement  la  question  sur  le  nom  d  Acace  . 

De  nomine  .an.un,n,odo   Acacii  vestr.  Beatitudinis  convenir  aud.re  con- 

sensum  (2). 

analogues  de  paternel  encouragement  et  ^e  ^  rn.e  Preasion 

le  nouvel  empereur  de  son  .èle  pour  '-^^^"^2.     ,,  ,,f et  en 

que  les  exhortations  du  Saint-Siège  avaient  toujours  vise 

avaient  invariablement  déterminé  les  moyens. 

n■.u^.A■^r^W  cufam  ct  pvo  Catholîcorum  pace,  sicut 
Teneie  itaque  hanc  pi*  solUcUudmis  '''''^^^l^'^^  an\mMm,  elegit  eiiam 

(1)  Maksi,  T.  VllI,  col.  4^437- 
{2)  Id.,  co\.  ^3^. 


L  AFFAIRE    DF    L  HENOTIQUE  4  19 

gratanteramplectimur,  qui  tamen  loci  sui  consideraiionecommoniti,  eadesiderant 
quae  dudum  ut  sequi  vellent  Sedis  Aposlolicae  exhortalio  crebra  non  défait... 
Quas  res  hactenus  Ecclesiarum  pacem  sub  contentiosa  obstinatione  diviserint, 
nec  pietatis  vestrœ  nec  illorum  refugit  velut  iatenti  causa  notitiam.  Quid  igitur 
facere  debeant,  et  litteris  nostris  et  libelli  quem  direximus  série  contînetur.  Héec 
si  Deo  nostro  et  clementia  vestra  adjuvante  suscipiunt  et  sequumur,  poterit  ad 
eam,  quam  maximo  de«iderajnus  ardore,  perrenire  concordiam  (i). 

Au  patriarche  le  Pape  exprime  son  approbation  pour  la  profession  de 
foi  présentée...  Dilectionis  tua-  coiifessioiiem  gratanter  accepimiis . . .  Mais 
il  ajoute  aussitôt  que  ses  éloges  sont  encore  subordonnés  aux  effets 
qui  doivent  suivre;  et  il  demande  avec  énergie,  comme  exigée  par  cette 
profession  de  foi  même,  la  condamnation  d'Acace  et  de  ses  successeurs 
Euphémius  et  Macédonius.  Car,  accepter  le  concile  de  Chalcédoine  avec 
la  lettre  de  saint  Léon,  et  en  même  temps  défendre  le  nom  d'Acace, 
c'est  soutenir  choses  contradictoires  :  quiconque  condamna  Dioscore  et 
Eutychès  ne  saurait  admettre  l'innocence  d'Acace. 

Ista  laudanda  sunt,  si  perfectionis  subsequatur  effectus;  quia  recipere  Chalce- 
donense  concilium  et  sequi  sancti  Leonis  epistolas,  et  adhuc  nomen  Acacii 
defeodere,  hoc  est  iater  se  discrepantia  vi&dicare.  Quis  Dioscorum  et  Eutyeheten 
condemnans,  innoceniem  ostendere  possit  Acacium  ?  Quis  Tiaioiheunj  et  Peirum 
Alexandrinum,  et  alium  Petrum  Antiochenum,  et  sequaçes  eorum  declinans, 
sicutdiximus, non  abominetur  Acacium  qui  eorumcommunionem  secutus  esi?(2) 

En  témoignage  de  ces  dispositions,  Hormisdas  exige  que  Jean  signe 
le  formulaire  déjà  présenté  à  d'autres  évêques  et  souscrit  par  eux, 
stipulant  un  complet  accord  avec  la  doctrine  de  l'Église  romaine  et 
l'obéissance  à  ses  décisions. 

...  Post  hœc  quid  restât,  nisi  ut  Sedis  Apostolicœ,  cujus  fidem  te  dicis  amplecii, 
sequaris  eiiam  sine  irepidaiione  judicia?  Igitur  partibus  orientalibus  ostende 
per  te  quod  sequantur  exemplum,  ut  omnium  laus,  qui  correcti  fuerint  tuis 
taboribus  applicetur.  Ergo  cum  magna  denunlies,  et  fidem  B-  Apostoli  Pétri 
te  amplecti  signifiées,  recte  credens  in  ea  salutem  nostram  posse  subsistere, 
libellum  cujus  contineniia  subter  annexa  est,  a  caritate  tua  subscriptum  ad 
nos  dirige,  ut  sine  conscientia»  formidine  unam  communionem,  sieut  oramus, 
habere  possimus...  (3) 

Le  comte  Gratus,  envoyé  de  l'empereur,  avait  reçu  mission  pour 
traiter  la  question  de  la  mémoire  d'Acace,  sur  laquelle  çn  n'avait  pas 
encore  voulu  céder.  A  côté  de  la  condamnation  d'Acace,  le  Saint- 
Siège  demandait  aussi   celle   de   ses  deux  successeurs  Euphémius  et 

(i)  Mansi,  t.  VIII,  col.  43Ô. 

(2)  Id.,  col.  437. 

(3)  Ibid. 


420  ECHOS    D  ORIENT 


Macédonius,  qui,  malgré  leurs  faiblesses  et  leurs  concessions,  étaient 
demeurés  orthodoxes  de  doctrine  et  avaient  même  souffert  l'exil  pour 
leur  orthodoxie.  Ces  dernières  circonstances  rendaient  plus  délicate 
la  condamnation  d'Euphémius  et  de  Macédonius,  dont  les  noms  venaient, 
du  reste,  d'être  rétablis  dans  les  diptyques  par  Jean  II.  Pourtant,  le  Pape 
insistait  sur  la  nécessité  de  condamner  Acace  «  avec  ses  adhérents  ». 

Quanta  possutnus  petilione  deprecamur,  ut  Acacii  nomen  cum  sequacibus 
suis,  quod  plene  unitatis  Ecclesiarum  impedit  gaudium,  damnationis  ordine  sit 
remotum...  (i) 

Pour  atténuer  cette  difficulté,  l'on  eut  recours  à  un  expédient,  que 
le  Pape  a  consigné  dans  les  instructions  à  ses  légats.  Dans  le  cas  où 
l'empereur  et  le  patriarche  consentiraient  à  la  condamnation  d'Acace, 
mais  non  à  celle  d'Euphémius  et  de  Macédonius,  les  envoyés  devraient 
d'abord  déclarer  qu'ils  n'étaient  point  autorisés  à  modifier  la  formule 
mentionnant  les  partisans  du  condamné  avec  le  condamné  lui-même; 
si  les  Grecs  persistaient  dans  Jeur  manière  de  voir,  les  légats  feraient 
cette  concession  que,  dans  l'anathème  spécial  contre  Acace,  les  noms 
de  ses  successeurs  ne  seraient  point  mentionnés,  mais  qu'ils  seraient 
néanmoins  rayés  des  diptyques.  Quant  aux  évêques  orientaux  en 
général,  le  Pape  tenait  avant  tout  à  ce  qu'ils  souscrivissent  son  formu- 
laire :  les  légats  ne  devraient  aucunement  demeurer  en  communion 
avec  ceux  qui  refuseraient  de  le  signer  (2). 

LE   VÉRITABLE   «    HÉNOTiaUE   »   ORTHODOXE 
OU   FORMULAIRE   DE   SAINT   HORMISDAS 

La  cour  byzantine  eût  désiré  la  présence  d'Hormisdas  en  personne. 
Le  Pape  se  contenta  de  députer,  selon  l'usage  de  ses  prédécesseurs,  une 
légation  spécialement  solennelle,  composée  des  évêques  Germain  et 
Jean,  du  prêtre  Blandus,  des  diacres  Félix  et  Dioscore.  11  adressa  en 
même  temps  des  lettres  à  l'empereur,  à  l'impératrice  Euphémie,  au  très 
influent  comte  Justinien,  au  patriarche.  A  ce  dernier  il  recommanda  de 
sceller  l'œuvre  de  la  paix  ecclésiastique  par  la  condamnation  d'Acace 
«  avec  ses  adhérents  »  (cum  sequacibus  suis).  11  insistait,  avant  tout,  sur 
cette  idée  qu'il  ne  demandait  rien  de  nouveau,  ni  d'insolite,  ni  d'injuste, 
puisque  l'antiquité  chrétienne  avait  toujours  évité  ceux  qui  s'étaient 
attachés  à  la  communion  avec  les  condamnés.  Quiconque  enseigne  la 


(i)  Lettre  au  comte  Justinien,  Epist.  XXXI,  Mansi,  col.  441. 

(2)  Indiculus  «  Cum  Deo  propitio  »,  dans  Mansi,  t.  VIII,  col.  441-442. 


L  AFFAIRE    DE    L  HÉNOTIQUE  42  l 

même  doctrine  que  Rome  doit  condamner  ce  qu'elle  condamne;  qui- 
conque révère  ce  que  révère  le  Pape,  doit  abhorrer  ce  qu'il  abhorre. 
Une  paix  parfaite  ne  laisse  derrière  elle  aucune  divergence,  et  l'adora- 
tion d'un  seul  et  même  Dieu  ne  peut  avoir  sa  vérité  que  dans  l'unité 
de  la  profession  de  foi.  Citons  la  plus  grande  partie  du  texte  original  : 

Reddimus  quidem,  fraler,  congruum  litteris  tuis  sub  ecclesiasiica  libertate 
responsum;  et  quid  in  his  congratulati  fuerimus  insertum,  quid  taciturnitate 
praïieritum  evidenter  expressimus.  Ac  licet  cuncta  sensibus  tuis  nunc  crebra 
legaiio,  nunc  usu  in  Ecclesia  diuturnas  conversationis  tuae  vetustas  infuderit, 
juvat  tamen  adhuc  latius  aperire  nostrum  repetita  ratione  consilium  :  quia 
tune  bene  de  fidei  firmitate  disseritur,  quando  simplicibus  verbis  conciliandîe 
pacis  cupiditas  explicatur.  Desideria  quippe  tua,  quibus  te  ad  ecclesiasticam 
lestaris  festinare  concordiam,  ut  haberent  partes  iJcC  semper  optavimus;  nec 
sola  votorum  ambiiione  contenti,  usi  etiam  precibus  sumus.  Vestro  sunt  hcec 
et  mundi  testimonio  roborata,  quae  loquimur  :  quia  ut  calholicae  unitatis  repa- 
raiio  fiât,  auctoritatem  nostram  intemerata  fidei  integritate  submittimus.  Inclinet 
orationibus  nos'.ris  aurem  suam  divina  miseratio,  ut  quod  creditis  postulandum 
sequamini  et  ametis  oblatum.  Nobis  una  causas  soUicitudo,  una  custodia  est 
ita  pacem  cupere,  ut  sic  religionis,  sic  venerabilium  Patrum  constituta  serventur  : 
quoniam  quae  inter  se  consona  credulitate  non  discrepant,  asquum  est  ut  simili 
observatione  subsistant.  Ssd  cur  diulius  immoramur?  scis  ipse  unitatis  causa 
quid  exigat,  scis  ipse  quâ  via  ad  beati  Petri  Apostoli  debeas  venire  consortium  : 
habes  itineris  tui  ducem,  quem  te  jam  sequi  asseris,  Chalcedone  habitum  pro 
religione  conventum;  jam  te  quoque,  quod  idem  amplecti  testatus  es,  beati 
Leonis  redeuntem  dogma  comilabitur.  Haec  si  placent,  Acacii  defensio  damnati 
non  placeat:  hoc  est  quod  boni  studii  a  perfectione  vota  suspendit...  Non  sunt 
igitur  nova,  quas  constanter  exsequimur,  sed  temporibus  illis  facta  judicia  jusla 
Patrum  constitutione  servamus.  Hortamur  itaque,  frater,  et  mentem  tuam  Dei 
nostri  misericordia  adjuvante  pulsamus,  ut  ab  omni  te  haereticorum  contagione, 
Acacium  cum  sequacibus  suis  condemnando,  disjungens,  una  nobiscum  Domi- 
nici  corporis  participationQ  pascaris.  Si  nobiscum  universa  praedicas,  cur  nobis- 
cum non  universa  condemnas  ?  Tune  enim  nobiscum  quas  veneramur  amplec- 
teris,  si  nobiseum  quas  detestamur  horrueris.  Pax  intégra  neseit  aliquam  habere 
distantiam,  et  unius  Dei  vera  esse  non  potest  nisi  in  confessionis  unitate 
cultura.  .  ("i)     " 

11  serait  difficile  de  ne  pas  admirer  sans  restriction  la  claire  et  ferme 
logique  de  ces  instructions  pontificales.  Sous  la  plume  d'Hormisdas,  les 
formules  se  multiplient,  qui  expriment  sa  joie  du  retour  de  la  concorde 
ecclésiastique,  mais  qui  en  maintiennent  toujours  les  nécessaires  con- 
ditions. Qui  s'intéresse  à  la  question  —  actuelle  aujourd'hui  comme 
alors  —  de  la  «  réunion  des  Églises  »  ne  peut  se  défendre  d'une  émotion 
profonde  à  relire  ces  documents  où  se  livre,  constamment  identique 


(1)  Mansi,  t.  VIII,  col.  445-446. 


422  ECHOS    D  ORIENT 


à  elle-même,  une  àme  de  Père  et  de  Pasteur  universel.  «  Achevez  votre 
œuvre,  écrit-il  au  basileus,  en  lui  enlevant  ce  qu'elle  a  encore  d'indécis, 
et  mettez  le  comble  à  ma  joie...  Que  la  réunion  des  Églises  réalise 
pleinement  les  vœux  dé  l'ensemble  des  cœurs,  » 

...  Removete  quicquid  anibiguum  remansisse  creditur  ad  plenitudinem  gau- 
diorum...  Destinavimus  viros...  per  quos,  si,  quemadmodum  prœsumimus, 
Sereniutis  vesirae  favor  arriserit,  secundum  quae  mandata  sunt,  Ecclesiarum 
adunatione  generalitatis  possint  vota  firmari  (i). 

Le  Pape  écrivait  de  même  à  l'impératrice  Euphémie  : 

Ecclesiarum  pax  jam  celesti  ordinatione  componitur...,  et  multa  quidem 
inter*ipsa  Imperii  vesiri  primordia  facta  sunt,  quae  spem  nobis  correctionis 
intégras  pollicentur...  Per  vos  enim  populos  Christus  vult  ad  Ecclesiœ  fasdera 
revocare,  quos  per  se  voluit  a  morte  redimere...  Agat  igitur  jugalis  vestri  reli- 
giosa  clementia,  ut  fraires  et  coepiscopi  nostri  sub  eo  libelli  tenore,  quem 
dadum  misimus,  fidem  suam  dignentur  asserere,  quatenus  perfecta  possit  esse 
quaï  est  inchoata  correctio  :  quia  irrita  est  qua^libet  in  cultura  Dci  confessio, 
cui  deest  fidei  plenitudo.  Hoc  enim  quod  a  reliquis  fieri  poscimus,  a  multis  jam 
sacerdotibus  constat  eiVectum;  et  unitas  esse  jusia  in  communione  non  poterit, 
si  non  fuerit  in  reversione  servata  (2). 

Au  clergé  de  Constantinople,  il  dit  sa  joie  de  voir  venu  le  temps  où 
l'Église  catholique  peut  enfin  recouvrer  ses  fils  et  ses  soldats  :  Nam 
tempiis  ohlatum  est,  quo  fidos  milites  siios  Catholica  recuperare  possit 
Ecclesia  (3).  Aux  nobles  dames  Anastasia  et  Palmatia,  qui  même  aux 
jours  mauvais  étaient  demeurées  fermes  dans  l'orthodoxie,  il  demande 
de  ne  point  épargner  leur  peine  et  leurs  etforts  pour  favoriser  le  retour 
complet  à  la  communion  romaine  : 

...  Postulantes  ut  pro  ecclesiastica»  reintegratione  concordise  vestsum  laborem 
atque  operam  non  negetis,  quatenus  cum,  repulsis  remotisque  his  quos  Apos- 
:olic£B  Sedis  damnavit  auctoritas,  ad  unam,  quœ  recta  est,  communionem  plebs 
christiana  redierit,  Beatum  Peirum  Apostolum,  pro  cujus  fide  nitimur,  in  vestris 
possitis  habere  actibus  adjutorem  (4).  • 

Les  légats  romains  furent  partout  bien  accueillis  au  cours  de  leur 
voyage,  et  trouvèrent  partout  les  évêques  disposés  à  souscrire  le  formu- 
laire d'Hormisdas.  C'est  en  mars  519  qu'ils  arrivèrent  à  Constan- 
tinople, où  ils  furent  reçus  avec  le  plus  grand  empressement.  Le 
patriarche  Jean   II  accepta   le   formulaire;  il   lui   donna   seulement  la 


(1)  Mansi,  t.  VIll,  col.  444. 

(2)  Id.,  col.  444-445. 

(3)  Id.,  col.  447. 

(4)  Id.,  col.  449. 


L  AFFAIRE    DE    I.  HENOTIQUE  42  3 

forme  d'une  lettre,  celle-ci  lui  paraissant  plus  honorable  pour  lui  que 
celle  d'un  libeîlus.  C'est  pourquoi  il  plaça  en  tête  de  cet  acte  un  pro- 
logue très  respectueux  à  l'égard  du  Pape,  Quant  à  la  formule  elle-même, 
elle  fut  entièrement  acceptée.  Acace  y  était  condamné,  en  même  temps 
<jue  «  ceux  qui  avaient  persisté  dans  sa  communion  »,  expression  où 
étaient  implicitement  compris  Euphémius  et  Macédonius,  en  conformité 
avec  les  dernières  concessions  permises  sur  ce  point  aux  légats.  En 
raison  de  la  grande  importance  de  ce  document,  qui  peut  être  considéré 
comme  le  véritable  Hénotique  catholique,  le  lecteur  aimera  en  trouver 
ici  le  texte  et  la  traduction. 

Domino  tneo  per  omnia  sanctissimo,  et  beatissimo  fratri 
et  comministro  Honnisdœ,  Joannes  episcopus  in  Domino  salutem. 

Redditis  mihi  litteris  vestrae  Sanctitatis  in  Christo,  frater  charissime,  per 
•Gratum  clarissimum  comitem,  et  nunc  per  Germanum  et  Joannem  reverendis- 
S'imos  episcopos,  Felicem  et  Dioscorum  sanctissimos  diaconos,  et  Blandum 
presbyterum,  laetatus  sum  de  spirituali  charitate  vestfïe  Sanctitatis,  quod  uni- 
tatem  sanctissimarum  Dei  Ecclesiarum,  secundum  vête  rem  Patrum  requiris 
traditionem,  et  laceratores  rationabilis  gregis  Christi  animo  repulsare  festinas. 
Gertus  igitur  scito,  per  omnia  Sanctissime,  quia  secundum  quod  vobis  scripsi, 
una  tecum  cum  veritate  sentiens,  omnes  a  te  répudiâtes  hccreticos  renuo  et 
ego,  pacem  diligens.  Sanctissimas  enim  Dei  Ecclesias,  id  est  superioris  vestras 
et  novellcT  istius  Romx,  unam  esse  accipio,  illam  Sedem  Apostoli  Pétri,  et 
istius  Augustaî  civitatis,  unam  esse  defmio.  Omnibus  actis  a  sanctis  illis  qaa- 
ituor  Synodis,  id  est  Nicaîna,  Constantinopolitana,  Ephesina  et  Chalcedonensi, 
de  confirmatione  fidei  et  statu  Ecclesiae  assentlo,  et  nihil  titubare  de  bene  judi- 

A  mon  Seigneur,  en  tout  très  saint  et  bienheureux  frère  et  collègue 
Hormisdas,  Jean,  évêque,  salut  dans  le  Seigneur. 

J'ai  reçu  les  lettres  de  Votre  Sainteté,  bien-aimé  frère  dans  le  Christ,  par 
l'illustre  comte  Gratus,  les  RRmes  évêques  Germain  et  Jean,  les  très  saints  diacres 
Félix  et  Dioscore,  et  le  prêtre  Blandus.  Je  me  suis  réjoui  de  la  charité  spiri- 
tuelle de  Votre  Sainteté,  de  ce  que  vous  cherchez  l'unité  des  très  saintes  Eglises 
de  Dieu,  suivant  l'antique  tradition  des  Pères,  et  de  ce  que  vous  vous  empressez 
de  repousser  avec  courage  tous  ceux  qui  déchirent  le  troupeau  du  Christ.  Sachez 
donc  avec  certitude,  ô  très  saint,  que,  comme  je  vous  l'ai  écrit,  sincèrement 
d'accord  avec  vous  et  aimant  la  paix,  je  rejette  tous  les  hérétiques  que  vous 
rejetez.  Car  je  regarde  les  très  saintes  Eglises  de  Dieu,  celle  de  votre  ancienne 
Rome  et  celle  de  cette  Rome  nouvelle,  comme  la  même  une  seule  Eglise;  le 
Siège  de  l'apôtre  Pierre  et  celui  de  cette  ville  impériale  comme  un  seul  Siège  (i). 
J'adhère  à  tous  les  actes  des  quatre  saints  conciles  de  Nicée,  de  Constantinople, 
d'Ephèse  et  de  Chalcédoine  touchant  la  confirmation  de  la  foi  et  l'état  de  l'Eglise, 
•et  je  ne  souffre  pas  qu'on  ébranle  quoi  que  ce  soit  de  ce  qui  a  été  bien  jugé  : 


(i)  Entendez:  coitiTne  reliés  entre  eux  dans  l'unité  catholique. 


424  ECHOS    D  ORIENT 


catis  patior;  sed  et  conantes  aut  enixos  usque  ad  unum  apicem  placitorum 
perturbare,  lapsos  esse  a  sancta  Dei  generali  et  apostolica  Ecclesia  scio;  et  tuis 
verbis  recte  dictis  evidenter  utens,  per  prassentia  scripta  haec  dico  : 

«  Prima  salus  est  réctas  fidei  regulam  custodire,  et  a  Patrum  traditione  nuUa- 
tenus  deviare  :  quia  non  potest  Domini  nostri  Jesu  Christi  praetermitti  sententia 
dicentis  :  Tu  es  Petrus,  et  super  hanc  petram  œ'dificabo  Ecclesiam  meam 
[Matth.,  XVI,  18).  Hase  quœ  dicta  sunt  reram  probantur  effectibus;  quia  in  Sede 
Apostolica  inviolabilis  semper  catholica  custoditur  reiigio.  De  hac  igitur  fide 
non  cadere  cupientes,  et  Patrum  sequentes  in  omnibus  constituia,  anathema- 
tizamus  omnes  inasreses,  praecipue  Nestorium  hasreticum  qui  quondam  Cons- 
tantinopolitanae  urbis  episcopus,  damnatus  in  concilio  Ephesino  a  beaio  Caeles- 
tino  Papa  urbis  Romae  et  a  venerabili  viro  Cyrillo  episcopo  Alexandrinae 
civitatis;  et  una  cum  illo  anathematizamus  Eutyciieten  et  Dioscorum  Alexan- 
drinse  civitatis  episcopum,  damnatos  in  sancta  synodo  Chalcedonensi,  quam 
vénérantes  sequimur  et  amplectimur,  quas,  sequens  sanctam  synodum  Nicsenam, 
apostoiicam  fidem  prasiicavit;  his  conjungentes  Timotheum  parricidam, 
^lUrum  cognominatum,  anathematizamus,  et  hujus  discipulum  et  sequacem 
in  omnibus  Petrum  Alexandrinum  similiter  condemnantes.  Anathiematizamus 
similiter  Acacium  quondam  Constantinopolitanae  urbis  episcopum,  complicem 
eorum  et  sequacem  factum,  necnon  et  persévérantes  corum  communioni  et 
participationi  :  quorum  enim  quis  eorum  communionem  complectitur,  eorum 
et  similem  adjudicationem  in  condemnatione  consequitur.  Simili  modo  et  Petrum 
Antiochenum    condemnantes,   anathematizamus  cum    sequacibus    suis  et   in 


au  contraire,  ceux  qui  s'efforcent  d'en  altérer  un  seul  point,  je  sais  qu'ils  sont 
déchus  de  la  sainte,  catholique  et  apostolique  Eglise  de  Dieu.  Enfin,  me  servant 
de  vos  expressions  très  justes,  je  dis  par  les  présentes  ce  qui  suit  : 

«  La  première  condition  du  salui,  c'est  de  garder  la  règle  de  la  vraie  foi  et  de 
ne  s'écarter  en  rien  de  la  tradition  des  Pères.  Et  parce  qu'il  est  impossible  que 
la  sentence  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ne  s'accomplisse  point,  à  savoir  : 
Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  Pierre  je  bâtirai  7non  Eglise  {Matth.  xvi,  18),  l'évé- 
nement a  justifié  ces  paroles  :  car  la  religion  catholique  est  toujours  gardée 
inviolable  dans  le  Siège  apostolique.  Ne  voulant  donc  pas  déchoir  de  cette  Foi, 
mais  suivant  en  toutes  choses,  au  contraire,  les  règlements  des  Pères,  nous- 
anathématisons  toutes  les  hérésies  :  principalement  l'hérétique  Nestorius,  jadis- 
évêque  de  Constantinople,  condamné  au  concile  d'Ephèse  par  le  bienheureux 
Célestin,  Pape  de  Rome,  et  par  le  vénérable  Cyrille,  évêque  d'Alexandrie;  avec 
lui  nous  anathématisons  aussi  Eutychès  et  Dioscore,  évêque  d'Alexandrie, 
condamnés  au  saint  concile  de  Chalcédoine,  lequel  nous  suivons  et  embras- 
sons, et  qui,  suivant  lui-même  le  concile  de  Nicée,  a  prêché  la  foi  des  apôtres. 
Nous  leur  joignons  dans  le  même  anathème  et  dans  la  même  condamnation  le 
parricide  Timothée,  surnommé  Élure,  et  son  disciple  en  tout,  Pierre  [Monge] 
d'Alexandrie.  Nous  anathématisons  pareillement  Acace,  autrefois  évêque  de 
Constantinople,  devenu  leur  complice  et  leur  partisan,  ainsi  que  ceux  qui  per- 
sévèrent dans  leur  communion  :  car  embrasser  la  communion  de  quelqu'un, 
c'est  mériter  une  semblable  condamnation.  De  même,  nous  condamnons  et 
anathématisons  Pierre  [le  Foulon]  d'Antioche,  avec  tous  ses  partisans  et  dans 


L  AFFAIRE    DF    L  HENOTIQUF  425. 

omnibus  suis.  Unde  probamus  et  ampleclimur  epistolas  omnes  B.  Leonis  Papa^ 
Urbis  Romae,  quas  conscripsit  de  recta  fide.  Quapropter,  sicut  prœdiximus, 
sequentes  in  omnibus  Sedem  Apostolicam,  et  prœdicamus  omnia  quas  ab  ipsa 
décréta  sunt,  et  propterea  spero  in  una  communione  vobiscum,  quam  Aposto- 
lica  Sïdes  prœdicat,  me  futurum,  in  qua  est  intégra  christianœ  religionis  et 
perfecta  soliditas.  Promittentes  in  sequenti  tempore  sequestratos  a  communione 
Ecclesiœ  catholicas,  id  est  in  omnibus  non  consentientes  Sedi  Apostolicas,  eorum 
nomina  inter  sacra  non  recitanda  esse  mysteria.  Quod  si  in  aliquo  a  professione 
mea  dubitare  tentavero,  his  quos  condemnavi,  per  condemnationem  proprlam, 
consortem  me  esse  profiteor.  » 

Huic  vero  professioni  subscripsi  mea  manu,  et  direxi  per  scripta  tibi  Hor- 
misdœ  sancto  et  beaiissimo  fratri  et  Papas  magnœ  Romœ,  per  suprascriptos 
Germanum  et  Joannem  venerabiles  episcopos,  et  Felicem  et  Dioscorum  dia- 
conos,  et  Blandum  presbylerum. 

Joannes  misericordia  Dei  episcopus  Const^ntinopolitanœ  novellas  Romae  hac 
mea  professione  consentiens,  omnibus  supradictis  subscripsi  sanus  in  Domino. 
Data  mense  Martio  die  27  indictione  duodecima,  consensu  domini  Justini 
Imperatoris  Augusti,  Eutharico  viro  clarissimo  consule  (i). 

tous  les  siens.  En  conséquence,  nous  approuvons  et  embrassons  toutes  les. 
lettres  que  le  bienheureux  Léon,  Pape  de  Rome,  a  écrites  concernant  la  vraie 
foi.  C'est  pourquoi,  comme  il  a  déjà  été  dit,  suivant  en  toutes  choses  le  Siège 
apostolique  et  professant  tout  ce  qui  a  été  décrété  par  lui,  j'espère  être  avec 
vous  dans  une  même  communion,  qui  est  celle  de  la  Chaire  apostolique,  dans 
laquelle  réside  l'entière  et  parfaite  solidité  de  la  religion  chrétienne.  Je  promets 
de  ne  point  réciter  désormais,  dans  la  célébration  des  saints  mystères,  les  noms, 
de  ceux  qui  ont  été  exclus  de  la  communion  de  l'Eglise  catholique,  c'est-à-dire 
qui  ne  sont  pas  d'accord  en  toutes  choses  avec  le  Siège  apostolique.  Que  si  je 
me  permettais  de  m'écarter  moi-même  en  quelque  chose  de  la  profession  que 
je  viens  de  faire,  je  me  déclare,  par  ma  propre  sentence,  du  nombre  de  ceux, 
que  je  viens  de  condamner.  » 

J'ai  souscrit  de  ma  main  cette  profession,  et  je  l'ai  envoyée  par  écrit  à  vous, 
Hormisdas,  saint  et  bienheureux  frère,  Pape  de  la  grande  Rome,  par  les  susdits 
Germain  et  Jean,  vénérables  évêques,  Félix  et  Dioscore,  diacres,  et  Blandus, 
prêtre.  Jean,  par  la  miséricorde  de  Dieu,  évêque  de  Constantinople,  j'adhère 
à  tout  ce  que  dessus,  et  j'ai  souscrit  le  2S  mars,  sous  le  consulat  de  l'empereur 
Justin  et  du  clarissime  Eutharic. 

Moi,  Jean,  par  la  miséricorde  de  Dieu  évêque  de  Constantinople,  la  nouvelle 
Rome,  adhérant  à  cette  mienne  profession  de  foi,  j'ai  souscrit  à  tout  ce  qui  est 
dit  ci-dessus,  en  pleine  liberté  dans  le  Seigneur.  Donné  le  27  mars,  indiction 
douzième,  d'accord  avec  le  seigneur  Justin  empereur  auguste,  sous  le  consulat 
du  glorieux  Eutharic. 


(i)  Mansi,  Concit.,  t.  VIll,  col.  /j5i-452.  On  trouve  le  même  document  dans  la  lettre 
de  saint  Hormisdas  aux  évêques  d'Espagne,  avec  quelques  légères  variantes  de  texte, 
dues  sans  doute  aux  traducteurs  du  grec.  Ibid.,  col.  467-468.  C'est  sous  cette  seconde 
forme  que  celte  profession  de  foi  a  été  insérée  dans  VEnchiridion  dç  Denzinger- 
Banwart,  n"  171-172  (=  n"  141  des  précédentes  éditions). 


426  ÉCHOS    d'orient 


La  souscription  eut  lieii  le  Jeudi-Saint,  au  cours  d'une  réunion  tenue 
au  palais  impérial  et  à  laquelle  assistaient  la  cour,  le  sénat,  les  évêques, 
les  archimandrites.  On  se  rendit  ensuite  à  l'église.  En  présence  des 
légats  romains,  qui  racontent  eux-mêmes  au  Pape  tous  ces  détails,  on 
effaça  des  diptyques  les  noms  des  patriarches  Acace,  Flavitas ,  Euphémius, 
Macédonius  et-Timothée,  ainsi  que  ceux  des  empereurs  Zenon  et 
Anastase.  Tous  les  évêques  présents  souscrivirent  aussi  le  formulaire 
d'Hormisdas;  de  même  les  archimandrites,  bien  que  quelques-uns  de 
ceux-ci  eussent  d'abord  déclaré  que  la  signature  du  patriarche  suffisait. 
L'allégresse  était  générale.  Un  office  solennel  fut  célébré  le  dimanche 
de  Pâques  (^i  mars  519)  pour  achever  publiquement  l'acte  de  la  récon- 
ciliation. Les  légats  envoyèrent  à  Rome  deux  exemplaires  de  la  profession 
de  foi  souscrite  par  le  patriarche,  l'un  en  grec,  l'autre  en  latin.  Le  sous- 
diacre  PoUion  fut  désigné  pour  porter  à  Rome,  avec  ces  pièces,  les 
lettres  des  légatÇ^  de  l'empereur,  du  patriarche,  du  comte  Justinien  et 
d'autres  personnages  importants  (i). 

Grâce  au  zèle  et  à  l'action  de  la  cour,  les  souscriptions  au  formulaire 
d'Hormisdas  se  multiplièrent  rapidement  :  le  diacre  Rusticus,  qui  écrivait 
un  peu  plus  tard,  sous  le  règne  de  Justinien,  les  évalue  —  approxima- 
tivement, il  est  vrai  —  à  deux  mille  cinq  cents  (2).  Ainsi  se  terminait 


(i)Mansi,  Concj/.,  t.  VIII,  col.  453-455.  Le  rapport  très  circonstancié  des  légats  est  une 
pièce  capitale  de  cette  histoire.  En  voici  quelques  extraits,  pour  donner  une  idée  du 
ton  et  de  la  précision  de  ce  document  :  «  Non  miramur  Apostolatus  vestri  precibus 
cuncta  nobis  prospéra  successisse,  scientes  quod  amplius  nostro  ministerio  vestra 
pro  nobis  elaboret  oratio.  Ita  enim  totus  se  ecclesiastici  negotii  tulit  eventus,  ut  dubi- 
tari  non  possit  beati  Pétri  per  singula  provenisse  miraculum...  Postremo  quinta 
feria,  hoc  est  in  Qena  Domini,  ad  palatium  in  generali  conventu  venit  episcopus,  et 
perlecto  libello  consentiens,  cum  summa  devotione  subscripsit...  A  palatio  in  eccle- 
.siaai  summa  cum  celebritate  pervenimus,  ut  fidei  animoruraque  concordiam  solemnis 
quoque  celebritas  roboraret.  Vix  credi  potest  quis  fletus  laetantium,  quœ  immensitas 
fuerit  exundatioque  populorum  :  ipsa  suam  lœtitiam  turba  mirabatur,  nec  dubitari 
poterat  manum  adfuisse  cielestera,  quai  talem  mundo  contulit  unitatem.  Acacii  prœ- 
varicatoris  anathematizati  nomen  de  diptychis  ecclesiasticis,  sed  et  ceterorum  episco- 
porura  qui  aura  in  communione  secuti  sunt  (la  lettre  du  légat  Dioscore  mentionne 
expressément  Flavitas,  Euphémius,  Macédonius  et  Timothée,  Mansi,  col.  455),  sub 
nostro  conspectu  signiBcamus  erasos.  Anastasii  quoque  ac  Zenonis  nomina  similiter 
ab  altaris  recitatione  submota.  Pax  est  orationibus  vestris  Christianorum  mentibus 
reddita:  una  totius  Ecclesiœ  anima,  una  lœtitia;  solus  luget  humani  generis  inimicus, 
vestrœ  précis  expugnatione  coUisus.  Orate  ut  Antiochenam  quoque  similis  félicitas 
illustret...,  ut  ca;pta  pax  temporibus  vestris  per  oranem  mundum  pariter  dirigatur, 
et  cunctis  in  Apostolicam  partibus  communionem  fidemque  convenientibus  perfecte, 
sicut  pridem  fuerat,  omnibus  membris  capiti  suo  connectatur  Ecclesia.  » 

Le  diacre  Dioscore,  entre  autres  détails  intéressants,  ajoute  que  le  clergé  de  Constan- 
tinople  ne  se  souvenait  pas  avoir  jamais  vu  une  si  grande  foule  de  peuple  approcher 
de  la  communion  :  «  Ipsi  quoque  ecclesiastici  Constantinopolitani,  admirantes  et  D€o 
gratias  referentes,  dicunt  nunquam  se  meminisse  ullis  temporibus  tantam  populi 
multitudinem  comraunicasse.  »  (Mansi,  col.  455.) 

(2)Sufficeret  tibi  unica  auctoritas  synodtuniversa!is,  quxtotiescunctarum  Ecclesiarum 


L  AFFAIRE    DE    L  HÉNOTIQUE  427 

le  premier  schisme  byzantin  :  il  avait  duré  trente-cinq  ans,  depuis  la 
condamnation  d'Acace. 

C'était  la  victoire  complète  de  Rome,  et  la  thèse  était  solennellement 
reconnue,  que  quiconque  ne  reste  pas  et  ne  meurt  pas  dans  la  com- 
munion romaine  n'a  aucun  droit  à  la  commémoraison  dans  les  diptyques, 
c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  ne  fait  point  partie  de  l'unité  catholique. 

De  ce  définitif  triomphe  de  Rome,  de  cette  nécessité  reconnue  de  la 
communion  romaine,  nous  avons  le  témoignage  irrécusable  dans  les 
lettresde  l'empereur  Justin,  du  patriarche  Jean  et  des  autres  personnages 
byzantins  en  correspondance  avec  saint  Hormisdas.  Tous  se  félicitent 
du  rétablissement  de  l'unité  et  expriment  le  souhait  que  cette  unité  se 
perpétue:  ...  ut  amputatis  omnibus  reliquiis  transacti  erroris,  impendiis 
vestrce  beatitiidinis  roïorata  imitas  ad  effectuni  perpetimm  dedu^atur  (i). 
Après  avoir  exposé  au  Pape  le  résultat  obtenu,  le  basileus  formule  le 
même  vœu  en  ces  termes  :  ...  Oret  igitur  vestnv  religionis  Sanctiias, 
ut  quod  pervigili  studio  pro  concordia  Ecclesùirum  caiholicœ  fidei  procurât ur 
divini  mmieris  opitulatio,  Jugi perpetuitate  servari an/mat  (2).  Le  patriarche 
Jean  se  livre  sans  restriction  à  la  joie  de  la  réunion  : 

Gaude  itaque  in  Domino  gaudium  tua:  convenions  sanctitati,  et  scribe  ea  quai 
vesirum  benignum  animum  décent,  homo  Dei  :  nam  qua»  fuerant  divisa,  con- 
juncta  sunt,  et  dispersa  collecta  sunt;  qua'  longe  erant,  sibi  invicem  adunata 
suBt  :  et  sicut  oportet  dicere,  et  olim  scripsi,  utrasque  Ecclesias,  tam  senioris 
quam  novae  Romas,  unam  esse  evidcnter  intelligens,  et  utriusque  earum  unam 
sedem  recteesse  diffiniens,  indivisibilem  adunationem  et  utriusque  nostrum 
consonam  confirmationem  cum  judicii  integritate  cognosco.  Unde  rogo  Deum 
sempeream  inseparabilem  permanere  orationibus  sanctorum  apostolorum  et  tuae 
precibus  sanctitatis...  (3) 

Pour  souligner  plus  explicitement  encore  l'importance  —  historique 
et  dogmatique  tout  ensemble  —  de  ce  triomphe  de  l'orthodoxie  pon- 
tificale, il  ne  sera  pas  hors  de  propos,  croyons-nous,  de  reproduire  ici 
les  réflexions  qu'a  inspirées  à  Bossuet  le  formulaire  d'Hormisdas  : 

«  Toutes  les  Églises,  en  signant  cette  formule,  professaient  que  la 
foi  romaine,  la  foi  du  Siège  apostolique  et  de  l'Eglise  romaine,  était 
assurée  d'une  entière  et  parfaite  solidité,  et  que,  pour  qu'elle  ne  manquât 


consona  sentcntia  confirmata  est,  tam  per  encyclicas  epistolas  régnante  Leone,  quam 
per  libellas  sacerdotiim  forsan  duorum  millium  et  quingentorum  impcrante  Justino 
post  schisma  Pétri  Alexandrini  et  Acacii  Constantinopolitani.  Rusticus,  Disput.  contra 
acephalos,  cité  dans  Binius  (—  De  la  Bigne),  Concilia,  Paris,  i  636,  t.  II!,  p.  809,  col.  i  C. 

(i)  Epist.  Juliancc  Anicia:  ad  Ilormisdam,  Mansi,  ConciL,  t.  VIII,  col.  459. 

(2)  Epist.  Justini  «  Scias  effectum  ».  Mansf,  co!.  456-457. 

/3)  Epist.  Joannis  episc.  «  Quando  Deiis  »,  col.  457-45S. 


428  ÉCHOS  d'orient 


jamais,  elle  a  été  affermie  par  une  promesse  certaine  du  Seigneur.  Car 
c'est  cette  profession  de  foi  que  les  évêques  étaient  obligés  d'envoyer 
aux  métropolitains,  ceux-ci  aux  patriarches,  et  les  patriarches  au  Pape, 
afin  que  lui  seul,  recevant  la  profession  de  tous,  leur  donnât  à  tous 
en  retour  la  communion  et  l'unité.  Nous  savons  que  dans  les  siècles 
suivants  on  se  servit  de  la  même  profession  de  foi,  avec  le  même  exorde 
et  la  même  conclusion,  en  y  ajoutant  les  hérésies  et  les  hérétiques  qui, 
aux  diverses  époques,  troublèrent  l'Église.  De  même  que  tous  les  évêques 
l'avaient  adressée  au  saint  pape  Hormisdas,  à  saint  Agapet  et  à  Nicolas  I^^, 
de  même  nous  lisons  qu'au  huitième  concile  on  l'adressa,  dans  les 
mêmes  termes,  à  Adrien  11,  successeur  de  Nicolas.  Or,  ce  qui  a  été 
répandu  partout,  propagé  dans  tous  les  siècles  et  consacré  par  un 
concile  œcuménique,  quel  chrétien  le  rejettera?  »(i) 

Ajoutons,  pour  continuer  les  observations  historiques  de  Bossuet, 
que  le  concile  du  Vatican,  dans  sa  Constitution  dogmatique  de  Ecclesia 
Christ i^  ch.  iv,  'du  magistère  infaillible  du  Pontife  Romain,  a  inséré- 
toute  la  première  partie  de  la  formule  d'Hormisdas,  telle  qu'elle  fut 
adoptée  par  les  Pères  du  huitième  concile  œcuménique  (quatrième  de 
Constantinople)  (2). 

L'historien  Rohrbacher  a  donc  été  l'interprète  du  véritable  sens 
catholique  en  exprimant  dans  les  termes  suivants  son  appréciation  sur 
cette  formule  de  saint  Hormisdas,  «  une  des  plus  importantes  de  toute 
l'histoire  de  l'Eglise  »  : 

«...  A  aucune  époque,  ni  sous  aucune  forme,  cette  vérité  fonda- 
mentale de  l'Église  de  Dieu  (à  savoir  la  primauté  du  siège  de  Pierre)  ne 
fut  proclamée  d'une  manière  plus  solennelle  que  sous  le  pape  saint 
Hormisdas  et  dans  la  formule  juridique  de  réunion  avec  l'Église  romaine. 
Orient  et  Occident,  empereurs  et  sénats,  pontife  et  peuple  y  recon- 
naissent avec  des  larmes  de  joie  que  cette  parole  du  Christ  :  Tu  es- 
pierre  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise,  a  eu  son  entier  accom- 
plissement, et  qu'il  était  impossible  qu'elle  ne  l'eût  pas;  qu'en  consé- 
quence, la  religion  catholique  est  toujours  demeurée  inviolable  dans 
la  chaire  de  saint  Pierre;  que  dans  cette  chaire  réside  la  vraie  et  entière 
solidité  de  la  religion  chrétienne;  que  ceux-là  sont  séparés  de  la  com- 
munion de  l'Église  catholique,  qui  ne  sont  pas  d'accord  en  toutes 
choses  avec  cette  chaire;  qu'enfin,  pour  mériter  d'être  dans  cette  com- 
munion, il  faut  suivre  cette  chaire  en  toutes  choses,  et  condamner  toutes 


(1}  Bossuet,  Défense  de  la  Déclaration,  1.  X,  c.  vu. 

(2)  Denzinger-Banwart,  Enchiridion  symbolorum,  definitionum  et  declarationum 
de  rébus  fidei  et  morum.  Fribourg,  igiS,  n°  i833  (n*  1678  des  précédentes  éditions)^ 


L  AFFAIRE    DE    L  HENOTIQUE  429 

les  hérésies  et  tous  les  hérétiques  qu'elle  condamne.  Voilà  ce  que  pro- 
fessent solennellement  les  pontifes  et  les  peuples  de  l'Orient  et  de 
l'Occident;  voilà  ce  que  souscriront  et  ce  que  proclameront  des 
conciles  œcuméniques.  Ce  n'est  pas  qu'on  observera  toujours  fidè- 
lement^cette  règle  si  solennellement  proclamée.  Mais  toujours  est-il 
qu'elle  a  été  proclamée  à  la  face  de  l'univers,  pour  diriger  les  peuples 
et  les  pontifes,  et  servira  les  juger  dans  le  temps  et  dans  l'éternité...  »(i) 

Reprenons  maintenant  la  suite  des  événements,  pour  terminer  ce 
chapitre  d'histoire  ecclésiastique. 

Le  pape  saint  Hormisdas,  qui  attendait  avec  impatience  d'apprendre 
le  résultat  des  négociations  et  qui,  dans  l'intervalle,  avait  encore  envoyé 
le  defensor  Paulin  avec  des  lettres  à  destination  de  Constantinople  (2), 
s'empressa,  dès  qu'il  eut  connaissance  de  l'œuvre  accomplie,  d'en 
féliciter  l'empereur  et  le  patriarche  (9  juillet  319)  (3). 

(i)  RoHRBxcHER,  Histoire  uniperselle  de  l'Eglise  catholique,  1.  XLIV,  début,  édition 
Gaume,  Paris,  1888,  t.  V,  p.  2. 

(2)  Mansi,  ConciL,  t.  VIII,  col.  460-461. 

(3)  Mansi,  col.  462-464.  La  sincérité  de  la  joie  pontificale  exulte  dans  la  lettre  de 
saint  Hormisdas  à  l'empereur  :  «Lectis  clementiae  vestrjE  paginis,  quœ  restitutam  fidei 
concordiam  nuntiabant,  in  divinse  lauJis  canticum  mens  totius  Ecclesiaî  Ia;ta  proru- 
pit,  quo  canitur  :  Gloria  in  excelsis  Dec,  et  in  terra  pax  hominibus  bonœ  voluntatis. 
Hujus  igitur  fiducia  hymni  dignam  fidelibus  meritis  gloriam  felicitatemque  prassu- 
raite...  Tradidit  enim  tibi  [Deus]  Orientis  imperium,  ut  ejus  operum  fieres  instru- 
mentum...  Etenim  cum  tibi  sit  christianam  pacem  servare  propositum",  quis  te 
dubitet  a  Christo  esse  dilectum?  Ha;c  prima  sunt  vestri  fundamenta  principatus, 
Deum  plaçasse  justitia,  et  ascivisse  vobis  excellentissimae  majestatis  auxilia,  dum 
adversarios  ejus  velut  proprios  comprimitis  inimicos.  Haec  nimirum  maxima  reipu- 
blica:  fundamenta  sunt,  hoc  solidum  invictumque  robur.  Neque  enim  humanis  acti- 
bus  potest  esse  pervium,  quod  est  divina;  gratis  tirmitate  vallatum...;  contra  autem 
frustra  arma,  frustra  sibi  copias  qcœrit,  quem  gratia  superna  destituit...  Nulla  Victoria 
potest  esse  pricitantior  quam  quod  humani  generis  hostem,  post  quaesita  tam  longi 
temporis  firmaraenta,  subvertis.  Enimvero  ca;terorum  natura  prœliorum  disiincta 
gentibus,  regionibus  terminata,  cruore  polluta;  lue;  omne  genus  humanum  palma 
complectitur,  hune  omnibus  regionibus  impulabis  triumphum;  et  quod  divinse 
proximum  pietati  est,  qui  paulo  ante  ductu  diaboli  grassabantur,  nunc  ad  propriai 
salutis  effectum  sine  sanguinis  effasione  vincuntur.  Uurabit  igitur  hujus  christiana; 
victoriai  per  œvum  triumphus,  neque  enim  poterunt  labe  temporis  aboieri,  qua;  in 
sempiternœ  fidei  stabilitate  fundaia  sunt.  Permanebit  longe  lateque  vestrorum  fama 
factotum...  In  hoc  certamine  vita  ipsa  defenditur,  et  quodammodo  pro  sempiternse 
beati.tudinis  arce  pugnatur.  Quocirca  continuam  tanti  operis  apparatus  clementiit 
vestrœ  intentionem  requirit  :  facite  ut  nullum  prorsus  receptaculum,  ex  quo  rursus 
immanissimus  hostis  emergat,  inveniat;  cunctis  eum  nudate  pra;sidiis;  et  s'  quid 
usquam  vestigiorum  ejus  reliquum  est,  id  omne  démenti  remedio  repurgate;  omne 
nequitiœ  germen  funditus  eruatur;  adversa  Deo  stirps  ad  vivum  usque  resecetur,  ne 
minus  compressa  (quod  absii)  iniquitatis  radix  venenata  latius  iterum  virgulta  dilîua- 
dat.  Quorsum  haic?  Quia  superest  adhuc  vobis  Alexandrinas  atque  Antiochentt,  et 
aiiarum  Ecclesiarum  nullo  modo  negligenda  correctio;  in  qua  si  suam  curam  clemen- 
tia  vestra  immiserit,  spes  est,  quo  auctore  bana  cuncta  credimus  incipi,  eodem  cele- 
riter  auxiliatore  compleri...  » 

C'est  encore  plus  ex  professa,  pour  ainsi  dire,  que  sont  célébrées  les  louinges  de 
l'unité  ecclésiastique,  dans  la  lettre  du  Pape  au  patriarche: 
«  Consideranti  mihi  tua;  scripta  caritatis,  in  quibus  cum  de  beati  Apostoli  Pétri 


430  ECHOS    D  ORIENT 


Les  légats  prolongèrent  jusqu'en  520  leur  séjour  à  Byzance,  où  leur 
présence  paraissait  nécessaire  jusqu'à  la  pleine  consolidation  de  l'union 
rétablie. 

Le  patriarciie  Jean  II  mourut  en  réputation  de  sainteté  au  début  de 
l'année  ^20.  Son  successeur.  Épiphane,  prêtre  orthodoxe  et  vertueux, 
fut  confirmé  par  saint  Hormisdas,  qui  l'établit  même  son  vicaire  en 
Orient  et  s'en  remit  à  lui  du  soin  de  recevoir  dans  la  communion  catho- 
lique les  clercs  isolés  qui  en  étaient  encore  séparés.  La  paix  et  la  con- 
corde se  raffermirent  ainsi  de  plus  en  plus.  Le  danger  hérétique  n'exis- 
tait plus  qu'à  Alexandrie  et  à  Antioche.  Sévère  s'était  enfui  de  cette  der- 
nière ville  et  s'était  réfugié  en  Egypte  avec  Julien  d'Halicarnasse,  autre 
chef  des  monophysites  (septembre  519)  (1). 

Nous  avons  un  intéressant  témoignage  du  profond  retentissement 
qu'avaient  ces  bonnes  nouvelles  d'Orient  sur  la  catholicité  occidentale, 
dans  les  lettres  de  saint  Hormisdas  à  saint  Césaire  d'Arles,  son  vicaire 
dans  les  Gaules,  et  aux  évêques  espagnols.  Au  métropolitain  'd'Arles, 

Pape  demande  de  s'associer  à  sa  Joie  de  l'union  rétablie,  après  avoir 
partagé  sa  douleur  de  la  persistance  du  schisme,  et  il  lui  annonce  la 
conversion,  sincère  cette  fois,  des  prélats  orientaux: 

Justum  est,  ut  qui  caiholica  communione  lœtamini,  nobiscum  de  Ecclesiœ, 
si  qua  provenit,  concordia  gaudeatis  :  ut  quemadmodum  unus  nobis  consensus 
est  fidei,  ita  sit  individua  gratulaiio  prosperorum...  Dominus,  qui  vult  omnes 
homines  salvos  fieri  et  ad  cognitionem  veritatis  venire,  nunc  multorum  sensus 
illuminans,  eis  desiderium  Apostolica'  communionis  infudit,  ut  quod  dudum 
inteniione  prasdicabant,  hoc  nunc  correciionis  professione  condemnent.  Quorum 
reditum  ideo  absque  suspicionis  morsu  recipimus,  quia  dum  peccatum  sine 


unam  tibi  esse  fidem  professus  es,  prophetica  licet  exclamare  licentia  :  Ecce  quam 
bonum  et  quam  jucundum  habitare  fratres  in  unum.  Neque  enim  refert  quam  longin- 
quis  locorum  spatiis  dividamur,  qaando  jam  Deo  auctore  una  fidei  cohabitatione 
conjungimtir.  Nunc  enim  mi^ericordia  procurante  divina  in  unius  corporis  vakum 
dissipata  olim  Christi  membra  conveniunt,  et  ab  iniquissimis  direpta  latronibus 
annuntiata  a  propheticis  vocibus  Domini  nostri  redintegratur  ha;reditas;  et  vere  in 
hujus  petra.'  tide,  id  est  Apostolorum  Principis  firmitate,  orientalis  Ecclesiic  funda- 
menta  solidantur.  Quse  cum  facta  tuis  litteris  indicentur,  tempestiva  exultatione 
dicendum  est  :  Quam  speciosi  pedes  evangeiizantium  pacem,  evangelizantium  bona  ! 
Gratias  igitur  excellentissimic  Trmitati,  qu«  consentientes  in  Christum  Ecclesi»  ac 
reipublicai  dédit  esse  rectores  :  enimvero  magna  rerum  salus  est,  quotiens  in  fidei 
catholica;  veritate  sacerdotes  ac  principes  mens  una  connectit...  Itaque,  dilectissinie 
frater,  Dei  nostri  sponte  currentibus  instate  beneficiis,  sparsi  olim  gregis  plenius 
membra  coliigite,  et  custodite  coUecta.  Mémento  nunc  clementer  assignat^'  a  Christo 
navis  esse  te  rectorem...  Frustra  enim  bonum  opus  incipitur,  si  non  in  totum  per- 
fectio  subsequatur...  » 

(i)  LiBÉRATL'S,  Breviarium.,.,  c.  XIX,  P.  L-,  t.  LXVIIF,  cal.  io33;  Théopha-ne, 
Cedrenus,  loc.  cit.;  Yita  9.  Sabœ :  Zomaras,  Chronicon.,  XIV,  5,  P.  G.,  t.  CXXXIV, 
col.  1 225-1228. 


L  AFFAIRE    DE    L  HENOTIQUE  4?I 

aliquo  excusationis  velamine  confitentur,  manifcstum  desiderium  corrcctionis 
osiendunt...  (i) 

Aux  évêques  espagnols,  Hormisdas  envoie  copie  de  la  profession  de 
foi  souscrite  par  Jean  de  Constantinople  et  que  devront  souscrire 
pareillement  tous  les  clercs  orientaux  se  trouvant  en  Espagne  et  se 
réclamant  de  la  communion  catholique  (2). 

Quelques  années  après  les  événements  qui  viennent  d'être  racontés, 
les  circonstances  amenèrent  à  Constantinople  le  Pape  lui-même.  Jean  l<', 
successeur  de  saint  Hormisdas  (depuis  août  523).  A  la  suite  du  dissen- 
timent survenu  entre  l'empereur  Justin  et  le  roi  des  Visigoths  ariens, 
Théodoric,  à  cause  de  la  persécution  infligée  aux  Ariens  dans  l'empire 
byzantin,  Jean  I«  se  trouva  dans  une  position  extrêmement  difficile. 
En  524,  Théodoric  contraignit  le  Pape,  qui  s'y  opposait,  à  entreprendre 
le  voyage  de  Constantinople  (3).  Ce  fut  la  première  fois  qu'un  Pape 
fit  son  entrée  dans  la  capitale  byzantine.  11  y  reçut  de  l'empereur,  du 
patriarche  et  du  peuple  le  plus  brillant  accueil.  Le  dimanche  de  Pâques 
(30  mars  52s),  Jean  h'  célébra  solennellement  selon  le  rite  romain, 
à  la  grande  église,  et  le  chroniqueur  Marcellin  note  ce  fait  en  termes 
d'un  enthousiasme  où  se  mêle  une  pointe  de  naïveté  : 

Dexter  dextrum  ecclesiae  insedit  solium,  diemque  Domini  nostri  Résurrection is 
plena  voce  Romanis  vocibus  celebravit  (4). 

La  primauté  du  Pontife  romain  fat  reconnue  publiquement,  à  cette 
occasion  :  un  trône  plus  élevé  que  celui  du  patriarche  Epiphane  lui  fut 
dressé  (5). 

CONCLUSION 

Le  lecteur  se  rappelle  peut-être  que,  au  début  de  ce  travail,  pour  sou- 
ligner l'utilité  —  toujours  actuelle  —  d'une  étude  impartiale  de  cette 
affaire  de  l'Hénotique  et  du  schisme  acacien,  on  citait  l'appréciation 
d'un  prélat  grec  orthodoxe,  M^'  Nectaire  Képhalas,  qui  s'était  enhardi 
à  poser  les  questions  suivantes  :  «  No>us  le  demandons,  où  apparaît 
dans  toute  cette  histoire  la  puissance  du  Pape?  Où  voit-on  la  reconnais- 
sance de  l'infaillibilité  pontificale?  Où  est  le  droit  divin  ?  Où  est  lu  doci- 


(i)  Mansi,  t.  VIU,  col.  4?9. 

(2)  Id.,  col.  467-468. 

(3)  Théophane,  Chronogr.,  A.  M.  6oi6,  P.  G.,  t.  CVIIi,  coi.  3u6;  Vita  Johann.  I  in 
Lib.  Pontif.:  Marcellin,  Chron.,  an.  525,  P.  L.,  t.  Ll,  col.  940-941;  S.  GRtùoiRE  le 
Gramd,  Dial.,  III,  2  seq. 

(4)  Marcellin,  loc.  cit. 

(5)  Théophane,  loc.  cit.;  Nicéphore,  XVII,  9;  P.  G.,  t.  CXLVIl,  col.  241. 


432  ECHOS    D  ORIENT 


lité  et  la  soumission  des  autres  Eglises?  Où  sont  tous  ces  privilèges  que 
le  Pape  d'aujourd'hui  prétend  lui  avoir  été  attribués  par  les  Pères  anté- 
rieurs au  schisme  dePhotius!  »(i) 

Le  lecteur  de  bonne  foi  n'aura  point  eu  de  peine  à  trouver  dans  les 
pages  qui  précèdent,  notamment  dans  les  toutes  dernières  concernant 
la  réconciliation  de  Byzance  avec  Rome  et  le  formulaire  du  pape  saint 
Hormisdas,  les  plus  catégoriques  réponses  aux  interrogations  railleuses 
du.  métropolite  oriental.  On  y  a  vu  l'attitude  toujours  identique  de  tous 
les  Papes  qui  se  succédèrent  pendant  la  durée  du  schisme  acacien, 
depuis  saint  Simplicius  jusqu'à  saint  Hormisdas  et  à  saint  Jean  ^i"  : 
fermeté,  constamment  semblable  à  elle-même,  sur  la  doctrine  et  sur 
la  discipline  générale,  logique  rigoureuse  et  esprit  de  suite  continu, 
dont  le  résultat  fut  le  triomphe  définitif  de  l'Eglise  romaine  après  trente- 
cinq  ans  de  la  plus  déplorable  séparation.  Les  réflexions  de  Bossuet  et 
de  Rohrbacher  sur  le  formulaire  de  saint  Hormisdas,  que  nous  avons 
citées  plus  haut,  ont  pu  montrer  aux  esprits  exempts  de  préjugés  com- 
ment le  sens  historique  et  le  sens  catholique  s'accordent  à  voir-dans  ce 
document  la  «  reconnaissance  de  la  primauté  et  de  l'infaillibilité  ponti- 
ficale »,  pour  emprunter  précisément  les  expressions  de  N[s^'  Nectaire 
Képhalas.  Les  fêtes  byzantines  du  rétablissement  de  l'union,  présidées 
d'abord  par  les  légats  de  saint  Hormisdas  à  la  Pâque  de  519,  puis  par 
le  pape  Jean  !<''■  en  personne  à  la  Pâque  de  525,  demeurent  comme  une 
consécration  historique  de  cette  «  reconnaissance  »  des  droits  romains, 
de  cette  «  soumission  »  du  patriarche,  de'  l'empereur  et  des  prélats 
orientaux  à  la  suprême  autorité  doctrinale  et  disciplinaire  du  successeur 
de  Pierre. 

En  face  de  ces  heureux  résultats  de  la  conduite  des  Papes  dans  toute 
cette  affaire,  les  funestes  conséquences  de  l'Hénotique  continuent, 
aujourd'hui  encore,  à  juger  devant  l'histoire  l'attitude  du  patriarche 
Acace,  du  basileus  Zenon  et  de  ceux  qui  se  firent  leurs  partisans.  L'Hé- 
notique avait,  en  réalité,  partagé  l'empire  romain  en  deux  communions 
ennemies.  Lorsque,  à  l'avènement  de  Justin  Ic'-,  la  paix  fut  rétablie 
entre  Constantinople  et  Rome,  cette  reprise  de  relations  ne  put  guérir 
le  mal  sur  tous  les  points.  «  Les  arrangements  pris  à  Constantinople 
étaient  une  chose,  l'exécution  dans  les  provinces  orientales  une  autre 


(i)  Nectaire  Képhalas,  [MsASTr,  i'jToçiiv.r^  Ticpl  twv  airicov  to-j  ayi'afJiaTOî,  tziçiI  xf,;  oiatM- 
viTcM;  a'jTOÛ,  xal  Tcspl  toO  ôyvatov  vj  àS-jvaToy  tr,;  èvoWcw;  t(ov  ôûo  'Exx),r|ffuôv.  tt,?  'Avaro- 
>.f(f?(?  y.al  Tri;  A-jTixfi?,  imo  "OU  |xr|Tp07roXtTO'j  lIsvraTtÔAîw;  Ncxtaptou.  Athènes,  191 1,  t.  I, 
p.  i5o  (=  Etude  historique  sur  les  causes  du  schisme,  sur  sa  continuation  à  travers 
les  siècles,  sur  la  possibilité  ou  l'impossibilité  de  l'union  des  deux  Eglises,  l'orien- 
tale et  l'occidentale). 


L  AFFAIRE    DE    L  HENOTIQUE  433 

chose.  Nous  ne  savons  trop  comment  on  s'y  prit  en  Egypte;  ce  qui 
est  sûr,  c'est  que  le  concile  de  Chalcédoine  n'y  fut  pas  proclamé  alors. 
En  Syrie,  avec  quelques  tâtonnements  et  beaucoup  de  prudence,  on 
parvint  à  éliminer  les  évêques  antichalcédoniens;  mais  la  plupart  des 
moines  résistèrent  et  se  laissèrent  chasser  de  leurs  couvents  plutôt  que 
d'accepter  les  décrets  impériaux...  Telles  furent  les  conséquences 
directes  ou  indirectes  de  l'Hénotique  de  Zenon.  Hénotique  veut  dire 
édit  d'union.  On  voit  combien  le  nom  répond  à  la  chose.  En  deux 
patriarcats  sur  quatre,  des  organisations  dissidentes,  chancres  ecclé- 
siastiques dont  on  put  constater  les  ravages  quand  Mahomet  parut 
à  l'horizon.  Hors  de  l'empire,  les  trois  Eglises  nationales  de  Perse, 
d'Arménie,  d'Ethiopie  séparées  de  l'unité  catholique  (i).  » 

Rien  ne  saurait  prouver  plus  péremptoirement  combien  Rome  avait 
raison  de  ne  point  accepter  l'Hénotique  et  les  essais  de  conciliation 
entre  orthodoxes  et  hérétiques.  Les  faits  n'ont  que  trop  confirmé  ce 
que  la  claire  logique  des  Papes  n'avait  cessé  de  répéter  à  Acace  et  à  ses 
partisans,  savoir,  que  ce  n'est  pas  en  taisant  la  vérité  que  l'on  étouffe 
l'erreur.  11  n'est  point  besoin  de  chercher  ailleurs  la  justification  de  la 
constante  sévérité  des  Pontifes  romains  à  l'égard  d'Acace  et  de  ses 
successeurs  —  même  orthodoxes  —  qui  ne  consentaient  pas  à  rayer 
son  nom  des  diptyques  comme  ayant  été  un  fauteur  d'hérésie, . 

Sévérien  Salaville. 


(i)  M"  L.  DccHESNE,  Autonomies  ecclésiastiques.  Eglises  séparées.-  Paris,  1896, 
ch.  II  :  Les  schismes  orientaux,  ^  11  :  Les  schismes  monophysites,  réédition  de  igob, 
p.  44,  5-.  Voir  aussi  un  excellent  résumé  dans  Dictionnaire  de  théologie  catholique 
Vacant-Mangenot,  art.  Constantinople  (Eglise  de),  par  le  R.  P.  Siméon  Vailhé,  t.  111, 
col.  i33i. 


Echos  d'JDrient.  —  T.  X/X.  17 


Chronique  des  Églises  grecques  et  serbes 


/.  Église  de  Grèce  :  Le  mémoire  du  métropolite  d'Athènes  sur  les 
réformes  ecclésiastiques.  Anglicans  et  orthodoxes.  —  //.  Eglise 
de  Constantinople  :  L'élection  du  patriarche.  Incidents  au  Conseil 
mixte.  Un  Panama  phanariote.  L'ajffaire  de  Kérassonde.  — 
///.  Patriarcat  de  Jérusalem  :  Politique  du  patriarcat.  Lutte  contre 
le  patriarche.  —  IV.  Eglise  serbe  :  Union  des  Eglises  serbes. 
Rétablissement  du  patriarcat  d'Ipek-  Réformes.  Second  mariage 
des  prêtres. 

I.   Eglise  de  Grèce 

1.  Le  «  Mémoire  »  du  métropolite  d'Athènes. 

Mk'-  Mélétios,  métropolite  d'Athènes,  passe  pour  un  hardi  réforma- 
teur. Nous  trouvons  ses  idées,  relatives  à  la  réforme  de  l'Église  de 
Grèce,  condensées  dans  un  Mémoire  récent  adressé  au  Saint  Synode  (i). 
Cet  acte  se  compose  de  trois  parties:  1.  L'Église  enseignante.  II.  L'Église 
enseignée.  111.  Les  réformes  que  l'on  propose. 

r*  PARTIE  —  L'ÉGLISE  ENSEIGNANTE 

I.  Le  clergé  séculier.  —  Après  une  sorte  de  hors-d"œuvre  politique 
qui  nous  apprend  que  l'excommunication  lancée  par  son  prédécesseur 
contre  M.  Vénizélos  est  de  nulle  valeur,  Mk'  Mélétios  entreprend  de  nous 
renseigner  sur  l'état  du  clergé  séculier. 

L'Église  autocéphale  de  Grèce  ne  compte  pas  moins  de  3  802  paroisses, 
desservies  par  4433  prêtres.  La  plupart  de  ces  prêtres,  87  pour  100, 
n'ont  reçu  qu'une  instruction  élémentaire;  on  en  rencontre  qui  sont 
incapables  de  lire  correctement  les  livres  sacrés.  Autre  malheur,  tou- 


(i)  Ce  Mémoire  a  paru  dans  les  numéros  d'octobre,  novembre  et  décembre  1919  de 
la  revue  de  théologie  d'Athènes  :  Kaivr,  Aïo^yr^  (=  la  Nouvelle  Doctrine,  allusion 
à  la  «  nouvelle  doctrine  »  prêchée  par  saint  Paul  à  l'Aréopage,  Act.,  xvii,  ig).  Nos 
citations  sont  prises  dans  une  édition  à  part.  «  'r7:o[j.vr,|j.x  li;  rr,v  'lepàv  il-jvooov  tr,; 
'lO.Xàooç  TtcflrriÇ  "E/././ riTiaiTTt/.ri:  /.aTaTtiTefo;  y.al  tô)v  ùîovt(.)v,  •.;vii'j%an:*\Mémoire  adressé 
au  Saint  Synode  sur  l'état  de  l'Eglise  de  Grèce  et  tes  réformes  à  y  introduire 
Athènes,  1920,  fascicule  de  160  pages  in-8*.) 


3 


CHRONIQUE    DES   ÉGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  435 

jours  d'après  le  Mémoire:  c'est  que,  dans  le  cas,  à  cerveau  peu  chargé 
correspond  bourse  plate.  Le  mauvais  état  des  finances  du  clergé  a  comme 
pendant  le  mercantilisme  ou  la  simonie  et  comme  résultat  fatal  l'absence 
de  tout  ascendant  spirituel.  Le  sanctuaire  est  devenu  un  théâtre  de 
contestations  entre  clercs  à  propos  des  offrandes,  et  la  maison  dix  parois- 
sien une  citadelle  que  les  pappas,  goupillon  en  main,  se  disputent  avec 
un  acharnement  peu  désintéressé  (i).  11  faut  savoir,  en  effet,  que,  selon 
les  usages  de  l'Eglise  orientale,  on  bénit  plusieurs  fois  par  an  les  mai- 
sons des  particuliers.  En  général,  cette  cérémonie,  qui  n'est  pas  sans 
profit  temporel,  est  laissée  à  l'initiative  du  pappas  ou  des  pappas.  Cette 
considération  explique  les  assauts  répétés  dont  il  vient  d'être  question. 

11  semble  cependant,  à  entendre  Me''  Mélétios,  que,  depuis  une 
dizaine  d'années,  on  a  pu  constater  une  certaine  amélioration  dans  la 
condition  économique  du  clergé  paroissial.  Ce  mieux  est  dû  à  la  géné- 
rosité de  l'Etat,  qui  a  créé  des  traitements,  évoluant  entre  100  et 
300  drachmes  par  mois.  Malgré  cela,  la  vie  du  pappas  grec,  n'oublions 
pas  qu'il  est  père  de  famille,  est  assez  précaire  pour  que  ce  dernier  se 
croie  autorisé,  dans  certains  cas,  qui  sont  loin  d'être  exceptionnels, 
à  avoir  recours  aux  ressources  d'un  métier.  Se  rattrape-t-il,  du  moins, 
du  côté  de  la  sainteté?  Ecoutons  l'auteur  du  Mémoire.  «  La  moralité  du 
clergé  paroissial,  pris  dans  son  ensemble,  ne  suit  pas.  heureusement, 
une  marche  parallèle  à  sa  condition  intellectuelle  et  économique.  »  (2) 
Voici  comment  :  «  L'austérité  des  mœurs  traditionnelle,  la  sobriété  et 
les  convenances  ecclésiastiques  sont  encore  la  règle  générale.  L'on  voit 
même  nombre  de  prêtres,  mariés  ou  non  mariés,  jouir,  malgré  leur 
ignorance,  d'un  ascendant  remarquable,  et  cela  grâce  à  leur  vertu  et 
à  leur  piété.  »  (3) 

Cependant,  même  sur  ce  terrain,  que  de  restrictions  à  faire!  Nous 
n'y  insistons  pas,  mais  avec  l'auteur  du  Mémoire  nous  ferons  remarquer 
te  fait  suivant  :  la  préférence  des  fidèles  pour  le  prêtre  non  marié  quand 
il  s'agit  du  sacrement  de  Pénitence;  à  les  entendre^  un  prêtre  quia  pris 
femme  n'est  pas  à  même  de  garder  le  secret  sacramentel.  D'ailleurs, 
il  faut  avouer  qu'en  général  le  clergé  grec  n'est  pas  de  taille  à  tenir 
le  sceptre  de  la  science^  encore  moins  la  plume  de  l'apologiste;  quant 
à  l'ordre  moral,  il  n'y  figure  pas  toujours  au  premier  rang,  tout  comme 
sur  le  terrain  de  la  bienfaisance  il  se  laisse  dépasser  par  le  plus  mince 
évergète  du  royaume.   Que  dire  des  prêtres  qui   émergent  par   leur 


{\)  Mémoire,  p.  67. 
{2)  Mémoire,  p.  7. 
(3)  Mémoire,  p.  8. 


436  ECHOS  d'orient 


savoir?  Ils  n'ont  pas  encore  donné  toute  leur  mesure;  ils  se  cantonnent 
dans  le  domaine  du  service  strictement  religieux  et  ne  se  croient  pas 
destinés  à  plus.  Quelle  action  attendre  d'un  c'ergé  qui  se  tient  à  l'écart 
de  toute  œuvre  charitable  ou  sociale?  11  est  à  la  remorque  de  la  société, 
alors  que  Notre-Seigneur  a  dit  :  «  Vous  êtes  le  sel  de  la  terre,  vous 
êtes  la  lumière  du  monde.  » 

2.  L'administration  paroissiale.  —  Si  les  deux  lacunes  du  clergé,  infé- 
riorité dans  l'ordre  moral  et  nullité  dans  le  domaine  social,  ont  pour 
raison  d'être  une  formation  défectueuse,  leur  cause  immédiate  réside, 
paraît-il,  dans  le  système  administratif  en  vigueur,  qui  est  loin  d'être 
conforme  aux  prescriptions  canoniques.  Si  l'on  entend  bien  le  Droit 
Canon,  le  curé  n'est  pas  exclusivement  le  ministre  des  sacrements  et 
le  prédicateur  de  l'Évangile;  il  est  aussi  le  supérieur  à  qui  les  fidèles 
doivent  obéissance  et  docilité,  bref,  il  est  le  chargé  d'affaires  de  Dieu. 
Aussi  les  saints  canons  ne  reconnaissent-ils  pas  d'autre  administrateur 
des  biens  de  la  paroisse  en  dehors  du  curé.  Les  circonstances,  c'est-à- 
dire  l'incapacité  du  curé,  ont  introduit  un  nouveau  rouage  dans  l'admi- 
nistration paroissiale,  1'  «  épitropie  »  ou  Conseil  de  Fabrique.  L'épitropie 
a  déployé  tant  de  zèle  qu'elle  a  fini  par  supplanter  le  vrai  chef,  dont  elle 
a  fait  un  simple  fonctionnaire.  A  l'avenir,  le  pasteur  a  les  mains  liées, 
non  seulement  quand  il  lui  prend  envie  de  manier  les  écus  de  son 
église,  mais  aussi  lorsqu'il  accomplit  les  actes  du  culte  public,  car 
l'épitropie  a  le  bras  long.  A-t-elle  affaire  avec  un  curé  ignorant  et  faible, 
elle  a  naturellement  beau  jeu,  et  le  mal  reste  dissimulé;  mais  vienne 
un  autre  au  courant  de  ses  droits  et  de  ses  obligations,  aussitôt  le  voile 
se  déchire  et  le  désordre  devient  scandale.  Qu'on  ne  prenne  point  ces 
affirmations  pour  des  paroles  en  l'air;  elles  sont  d'autant  plus  exactes 
qu'un  illustre  avocat  américain  en  a  entretenu  par  lettre  le  métropolite 
lui-même. 

La  loi  de  1909  n'a  pourtant  pas  été  sans  apporter  une  amélioration 
à  cet  état  de  choses.  Cette  loi  en  a  aboli  une  autre,  celle  d'Othon  l'^ 
qui  faisait  des  églises  et  de  leurs  biens  des  propriétés  ressortissant  au 
pouvoir  civil.  Or,  depuis  1909,  la  paroisse  est  un  établissement  auto- 
nome, sans  rapport  aucun  avec  la  commune;  l'église  paroissiale  est 
une  personne  morale  avec  droit  de  propriété.  Quant  aux  biens  ecclé- 
siastiques, ils  sont  exclusivement  destinés  aux  besoins  de  la  paroisse 
et  administrés  par  cinq  «  épitropes  »,  à  savoir  le  curé  et  quatre  laïques 
élus  par  les  paroissiens.  Le  législateur,  instruit  sans  doute  par  l'expé- 
rience, n'a  pas  désigné  le  curé  comme  président  de  cette  nouvelle  «  épi- 
tropie ».  C'est  une  faute,  dit-on,  dont  on  déplore  déjà  les  conséquences. 


CHRONIQUE    DES    EGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  437 

S'il  a  sciemment  omis  ce  détail,  le  législateur  a  eu,  par  contre,  le  soin 
d'ajouter  qu'à  l'avenir  les  fidèles  participeront  à  la  nomination  du  curé. 
Ce  dernier  est  en  effet  nommé  par  l'évêque,  sur  la  proposition  des 
paroissiens.  «  Outre  la  concession  faite  aux  idées  démocratiques  »,  cette 
loi  n'entraîne  après  elle  aucune  utilité  pratique,  puisque,  en  fait,  le 
défaut  de  candidats  supprime  l'exercice  du  droit  de  proposition.  Que 
penser  de  cette  participation  laïque?  L'auteur  du  Mémoire,  partisan  d'un 
libéralisme  franc,  tempère  ses  blâmes  par  l'espoir  d'avantages  plus  ou 
moins  problématiques. 

3.  La  formation  cléricale.  —  L'auteur  fait  une  esquisse  rapide  de  la 
formation  cléricale  à  travers  les  âges;  nous  voici,  après  1821,  au  len- 
demain de  l'indépendance.  En  1844,  l'école  Rhizarios  ouvre  ses  portes 
aux  candidats  à  la  cléricature,  puis  vint  la  loi  sur  les  écoles  ecclé- 
siastiques (1856),  selon  laquelle  les  professeurs  devaient  être  entretenus 
aux  frais  des  monastères.  Aussitôt  Chalcis,  Tripolis  et  Hermopolis  eurent 
leurs  écoles  ecclésiastiques.  Après  l'annexion  des  îles  Ioniennes  et  de 
la  Thessalie,  on  en  fonda  trois  autres.  De  ces  établissements  quatre 
ont  cessé  d'exister,  et  les  deux  autres  continuent  à  végéter,  ce  sont 
ceux  de  Tripolis  et  d'Arta.  Pourquoi  cet  insuccès?  On  a  commencé 
avec  des  programmes,  une  administration  et  des  traitements  qui  n'étaient 
rien  de  moins  que  défectueux.  Voyez,  au  contraire,  les  Roumains  et 
les  Serbes.  Auraient-ils  si  bien  réussi,  s'ils  n'avaient  pas,  dès  le  début, 
élaboré  des  programmes  complets,  assuré  un  traitement  honnête 
à  chaque  prêtre  et  avancé  l'âge  de  l'ordination  sacerdotale?  En  Grèce, 
continue  le  métropolite,  programmes,  traitements,  âge  des  ordinations 
'aissent  à  désirer.  Jugez-en  par  le  détail  suivant.  Voici  un  jeune  homme 
qui  vient  de  terminer  ses  études  à  l'école  Rhizarios  d'Athènes  ;  il  est 
âgé  de  vingt-deux  ans,  et  les  saints  canons  exigent  huit  années  encore 
pour  l'ordination.  Que  faire  durant  ces  huit  années  d'expectative? 
Attendre  les  bras  croisés,  c'est  se  condamner  à  mourir  de  faim.  L'Eglise 
s'en  désintéresse,  l'Etat  se  garde  bien  de  se  mêler  de  cette  sorte 
d'affaires;  aussi  notre  pauvre  jeune  homme,  qui  est  peut-être  encore 
sous  l'impression  des  saints  enthousiasmes  de  l'apostolat  entrevu,  s'en 
va-t-il,  découragé,  chercher  un  gagne-pain;  il  ne  faut  plus  compter  sur 
lui.  Pour  combler  cette  grave  lacune,  on  a  fondé  un  «  Hiérodidas- 
calion.»,  une  école  qui  forme  à  la  fois  des  prêtres  et  des  instituteurs. 
L'idée  était  bonne,  le  local  bien  conditionné,  mais  malheureusement 
on  n'a  pas  eu  le  temps  d'en  faire  l'essai,  la  réquisition  ayant  mis  la  main 
sur  le  bâtiment.  Cependant,  l'expérience,  faite  ailleurs  qu'à  Athènes 
et  suivie  de  vrais  résultats,  permet  d'avoir  bon  espoir.  Comptant  béné- 


ij58  HCHOs  d'orient 


ficîer  de  ces  résultats,  le  Séminaire  Rhizarios  vient  d'être  transformé 
en  «  Hiérodidascalion  ».  Désormais  donc,  un  Rhizarite  peut  achever 
ses  études  sans  se  trouver  aux  prises  avec  cette  question  :  «  Comment 
lerai-je  face  aux  nécessités  de  ia  vie  jusqu'au  jour  de  mon  ordina- 
tion? »  Avant  d'être  prêtre,  il  sera  instituteur,  sans  compter  qu'une  fois 
curé  d'un  village  il  pourra  continuer  à  faire  la  classe;  il  aura  donc 
double  traitement,  la  solution  de  la  question  économique  du  clergé 
est  toute  trouvée.  On  a  fait  plus.  Pour  obvier  aux  inconvénients  d'une 
formation  ecclésiastique  incomplète,  on  vient  de  donner  une  annexe 
au  Rhizarion.  Ce  Phrontisiérion.  cçoovTtTr/ip.iov,  est  destiné  à  donner 
pendant  une  aimée  une  formatia^l  exclusivement  ecclésiastique. 

£t  la  science  théologique?  Malheureusement,  avoue  Sa  Grandeur,  on 
n'est  pas  en  mesure  de  la  procurer  à  tous  les  membres  du  clergé, 
puisque  dans  toute  rorthodoxie  grecque  on  ne  compte  que  trois  écoles 
de  théologie  :  Halki  pour  Constant! nople,  Sainte-Ori>ix  pour  Jérusalem 
et  la  Faculté. de  théologie  de  l'Université  d'Athènes.  Voici  le  procès  des 
écoles.  Constantinople  et  Jérusalem  assurent  à  leurs  étudiants  une  for- 
mation scientifique  -et  sacerdotale  complète;  Athènes  se  contente  du 
côté  scientifique,  bien  défectueux  d'ailleurs,  puisque  non  seulement 
plusieurs  chaires  manquent  de  titulaires,  mais  les  professeurs  eux-mêmes 
se  voient  contraints  et  cumuler  pour  pouvoir  toucher  un  peu  plus  de 
six  cents  francs  par  mois;  naturellement,  leurs  cours  ne  peuvent  qu'en 
souffrir.  Lacune  plus  grave  encore.  Sont  admis  à  suivre  les  cours  de  la 
Faculté  de  théologie  athénienne,  en  dehors  de  ceux  qui  viennent  d'une 
école  ecclésiastique,  les  jeunes  gens  qui  ont  terminé  leurs  études  de 
gymnase.  Or,  le  programme  de  la  Faculté  suppose  chez  les  étudiants  la 
Gonnaissanœ  des  éléments  de  chaque  traité  théologique,  ce  qui  n'est 
point  le  fait  d'un  ancien  élève  de  gymnase.  En  conséquence,  pour  ce 
dernier,  le  professeur  parle  un  langage  à  peu  près,  pour  ne  pas  dire  tout 
à  fait  inintelligible.  Autre  grief.  Les  étudiants  de  la  Faculté  de  théo- 
logie qui  se  destiaent  au  sacerdoce  ne  reçoivent  guère  de  formation 
pratique,  ils  ne  prennent  contact  avec  les  fonctions  du  culte  divin  que 
le  jour  où  ils  ont  cessé  de  fréquenter  les  chaires  de  l'Université.  Heureu- 
sement, une  loi  récente  les  oblige  à  suivre  ies  cours  du  Pi^'0«/îs/mcw, 
dont  il  a  déjà-été  question.  Dernière  considération.  Ceux  qui  sont  chargés 
des  intérêts  de  l'Église  devraient  déployer  un  peu  plus  de  zèle,  et  ceux 
qui  n'ont  aucune  responsabilité  en  cette  matière  ne  pas  tant  s'en  mêler. 
Sage  conseil,  mais  bonne  semence  tombée  sur  le  chemin. 

4.  Le  gouveniement  ecclésiastique.  —  La  forme  du  gouvernement  de 
l'Église  de  Grèce  n'est  pas  pré;ci9ément  une  monarchie  à  l'instar  du 


CHRONIQUE    DES    ÉGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  4^^ 

gouvernement  de  l'Église  catholique.  Au  lieu  de  résider  en  une  seule 
personne  physique,  l'autorité  suprême  est  l'apanage  d'une  personne 
morille  ;  l'Assemblée  de  tous  les  évêques  de  l'Église  autocéphaîe. 
Inutile  de  r-elater  les  raisons  alléguées  pour  justifier  cette-  forme  de 
gouvernement,  qui  —  à  peine  est-il  besoin  de  le  rappeler  aux  lecteurs 
ordinaires  de  cette  revue  —  n'est  pas  du  tout  défendable.  S'il  en  est 
ainsi,  continue  l'auteur  du  Mémoire,  quel  est  le  rôle  du  Saint  Synode? 
C'est  un  rouage  adventice  introduit  par  le  fameux  Mauer,  rninistre 
d'Othon  F^r,  une  transplantation  des  Consistoires  bavarois.  Les  cinq 
synodiques  prétendent  bien  détenir  le  pouvoir  suprême,  mais  canoni- 
quement  ils  s'égarent.  En  attendant,  l'Église  autocéphaîe  est  gouvernée 
par  une  oligarchie. 

Venons-en  aux  élections  épiscopales. 

Quel  est  celui  qui  se  soucie  du  troisième  canon  du  VII*  concile  œcuménique? 
Ce  canon  réprouve  expressément  l'élection  d'un  évéque  faite  par  les  chefs  du 
pouvoir  civil,  et  pourtant  le  gouvernement  continue  à  créer  des  évêques  en 
choisissant  parmi  les  trois  candidats  proposés  par  les  membres  du  Saint  Synode. 

Peut-on  ne  pas  appeler  cela  de  l'immixtion?  Oh!  que  si.  Pas  précisément, 
répondra-t-on  peut-être.  Ne  reconnaissez-vous  pas  au  peuple,  du  moins  dans 
les  premiers  temps  de  l'Eglise,  le  droit  d'intervention  dans  les  élections  épisco- 
pales? Souffrez,  dès  lors,  que  de  nos  jours  ce  droit  soit  exercé  par  le  représen- 
tant du  peuple,  le  pouvoir  civil.  Que  répliquer  à  ce  prétexte,  sinon  .que  l'on 
met  César  à  la  place  de  Dieu? 

Si  l'élection  de  l'évêque  est  entachée  d'immixtion  du  civil,  le  pouvoir  épiscopal 
est  à  son  tour  sérieusement  entamé.  Deux  organes  administratifs  sont  occupés 
à  rogner  l'autorité  d'un  évoque  grec:  le  Saint  Synode  et  1'  «  épitropie  *  diocé- 
saine, chargée  de  la  question  financière.  De  tous  temps  l'esprit  et  la  pratique  de 
lÉglise  a  été  la  décentralisation  du  pouvoir.  Or,  le  Saint  Synode,  s'inspirant  de 
principes  tout  à  fait  opposés,  entend  exercer  l'autorité  suprême  de  manière  à  ce 
que  l'évêque  devienne  son  sujet;  il  prétend  aussi  émettre  des  actes  exclusivement 
en  son  nom.  Ce  n'est  pas  tout,  le  gouvernement  réclame  sa  part.  Selon  l'ordre 
exprès  des  saints  canons,  le  soin  et  l'administration  de  toutes  les  affaires  ecclé- 
siastiques incombent  à  l'évêque.  Dans  le  but  de  lui  faciliter  l'exercice  du  minis-' 
tère  pastoral,  on  avait  jadis  nommé  des  économes  épiscopaux  comptables 
à  l'évêque.  Le  temps  des  économes  est  passé  et  nous  en  sommes  à  celui  des 
«  épitropes  ».  Ceux-ci  échappent  dans  leur  élection  à  toute  intervention  épisco- 
pale,  dans  la  gestion  des  affaires  de  leur  ressort  à  tout  contrôle  et  à  toute  sur- 
veillance de  la  part  du  chef  du  diocèse.  Qui  donc  a  l'œil  sur  les  finances?  c'est 
1  «  épitropie  »,  qui,  à  son  tour,  ne  voit  que  par  les  yeux  du  préfet  ou  du  maire. 

En  résumé,  rôle  d'intrus  exercé  par  le  Saint  Synode,  immixtion  du 
pouvoir  civil  dans  les  élections  épiscopales  et  dans  l'administration 
diocésaine,  telles  sont  les  atteintes  dont  souffre  le  gouvernement 
ecclésiastique.  Quand  on  est  ainsi  ligoté,  on  ne  peut  guère  agfir. 


^40  ÉCHOS    D  ORIENT 


5.  Justice  ecclésiastique.  —  Société  parfaite,  l'Église  est  en  possession 
d'une  législation  dont  l'application  intégrale  lui  assure  une  vie  propre. 
Nous  venons  de  voir  que  l'État  ne  se  gêne  pas  quand  il  s'agit  de  restreindre 
le  pouvoir  épiscopal.  Voici  d'autres  immixtions  qui  ne  sont  rien  de  moins 
que  funestes.  Le  Mémoire  est  très  clair  là-dessus.  Un  clerc  est  pris  en 
flagrant  délit,  le  droit  ecclésiastique  exige  ou  son  déplacement  ou  sa 
déposition;  mais  le  droit  civil  demande  qu'avant  l'application  de  la  loi 
la  cause  soit  jugée  aussi  par  les  juges  séculiers.  Le  délinquant  est-il 
passible  d'une  peine?  Ou  bien  il  y  échappera,  ou  bien  il  continuera 
à  mener  une  vie  scandaleuse  pendant  un  long  espace  de  temps,  car  qui 
ne  sait  que  la  multiplicité  des  tribunaux  éternise  les  procès  ! 

Emboîtant  le  pas  au  gouvernement,  le  Saint  Synode  s'adjuge  la 
connaissance  d'à  peu  près  toutes  les  causes  épiscopales.  Mais  bien 
mal  acquis  ne  profite  jamais.  A  son  tour  le  Saint  Synode  tombe  entre 
les  griffes  gouvernementales  pour  être  soumis  à  un  dépouillement  en 
règle.  En  définitive,  conclut  l'auteur,  c'e5t  l'Église  devenue  un  organe 
entre  les  mains  du- roi  et  du  ministère  des  Cultes,  puisque  les  causes 
ecclésiastiques  qui  doivent  être  connues  par  le  pouvoir  civil  passent 
par  ces  deux  autorités,  «  les  plus  déconsidérées  en  matière  judiciaire  ». 

Dernière  entorse  faite  à  la  législation  canonique.  Les  saints  canons 
déterminent:  1°  Que  le  dénonciateur  doit  établir  son  accusation,  pour 
ne  pas  obliger  l'Église  à  faire  office  de  policier;  2°  Que  les  témoins 
feront  leur  déposition  au  tribunal.  Or,  qu'arrive-t-il  en  fait?  Les  juges 
ecclésiastiques,  sur  la  dénonciation  dont  ils  sont  saisis,  procèdent  à  des 
opérations  de  police,  contraignant  les  témoins  à  charge  où  à  décharge 
de  faire  leur  déposition  selon  la  pratique  des  tribunaux  civils  chargés 
d'appliquer  le  droit  criminel.  Le  résultat  de  ces  enquêtes,  c'est  souvent 
un  scandale  beaucoup  plus  grave  que  celui  qui  a  été  occasionné  par 
le  délit  lui-même.  On  se  prononce  donc  sur  des  actes  signés  à  huis 
clos,  alors  qu'un  juge  expérimenté  apprend  plus  par  l'examen  de  l'état 
psychologique  des  témoins  que  par  leurs  attestations  même  écrites. 
Voilà  qui  est  donc  à  réformer. 

6°  Qtiestion  économique.  —  Nous  passons  sur  les  considérants,  pour 
en  arriver  à  ce  qui  intéresse  l'Église  de  Grèce.  Les  églises  paroissiales, 
leurs  bénéfices  et  leurs  propriétés  sont  administrés  par  des  épitropes  qui 
ne  se  considèrent-  comptables  ni  à  l'évêque  ni  au  Saint  Synode,  et 
qui  dans  leur  gestion  semblent  ignorer  que  l'entretien  du  clergé  et 
des  œuvres  charitables  constitue  la  destination  primordiale  des  biens 
ecclésiastiques.  Le  curé  croit-il  nécessaire  une  quête  extraordinaire, 
MM.  les  ipitropes  interviennent  pour  faire  observer  combien  la  quête 


CHRONIQUE    DES    EGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  44 1 

ordinaire  en  souffrirait.,  Les  fruits  de  celle-ci  deviennent  l'objet  de 
détournements  imposés  par  l'amour-propre  des  épitropes,  qui  se  croient 
moralement  obligés  de  laisser  à  l'église  paroissiale  un  souvenir  pal- 
pable, tableaux,  lustres,  etc.,  de  leur  passage  à  l'épitropie  (i). 

Quant  aux  biens  monastiques,  l'État,  nous  dit-on,  s'est  montré  plus 
modeste  dans  ses  prétentions.  11  avait  été  décidé  d'employer  les  revenus 
des  établissements  ecclésiastiques  à  l'entretien  des  évêques.  des  prêtres 
et  des  maisons  d'éducation.  Après  le  recensement  des  monastères,  on 
<^n  a  désigné  232  qui  passeraient  sous  la  tutelle  directe  du  gouver- 
nement, tandis  que  les  autres,  au  nombre  de  226,  seraient  tenus  de 
fournir  un  revenu  de  405650  drachmes.  Cela  se  passait  en  1833.  Or, 
on  ne  conçoit  pas  une  administration  sans  caisse  et  une  caisse  sans 
épitropie.  La  nouvelle  épitropie  fonctionnait  indépendamment  du  pou- 
voir ecclésiastique;  cela  ne  lui  porta  pas  bonheur,  car  en  1838  elle  avait 
cessé  d'exister.  En  expirant,  elle  passa  la  bourse  au  ministère  des  Cultes. 
Deux  constatations  à  faire  à  la  suite  du  métropolite,  à  propos  de  cette 
évolution  qui,  après  tout,  n'est  qu'un  renversement  des  choses.  L'assem- 
blée nationale  d'Argos,  tenue  au  lendemain  de  l'indépendance,  avait 
bien  décidé  la  réforme  du  clergé  en  lui  assurant  une  formation  et  un 
traitement  solides,  mais  la  jeune  nation  crut  bon  de  commencer  par 
employer  les  revenus  ecclésiastiques  à  l'entretien  de  ses  écoles,  C'est 
évidemment  illogique.  De  plus,  comme  nous  venons  de  le  constater, 
à  l'épitropie  dissoute  en  18^8  succède  le  ministère  des  Cultes.  C'est 
injuste.  Aussi  la  révolution  de  1909  supprime-t-elle  le  passé  pour  créer 
une  nouvelle  caisse,  confiée  à  une  épitropie  qui  ~se  compose  des 
membres  suivants  :  le  métropolite,  deux  membres  du  Saint  Synode, 
le  procureur  du  roi  et  le  chef  de  section  du  ministère  des  Cultes.  L'épi- 
tropie fonctionne  sous  la  haute  surveillance  de  ce  même  ministère,  La 
caisse  est  alimentée  par  les  revenus  des  monastères;  le  contingent  de 
l'an  dernier  était  de  deux  millions  de  drachmes,  tandis  qu'en  iqio 
il  n'atteignait  pas  300000.  Cette  somme  est  destinée*  à  l'entre'iien  de 
70  métropolites,  archevêques,  évêques,  1 1  prédicateurs,  64  professeurs 
<l'écoles  ecclésiastiques  et  24  autres  clercs  et  laïques  engagés  dans 
l'administration  ecclésiastique. 

Cependant,  la  grande  question,  celle  qui  obsède  Sa  Grandeur,  c'est 
le  traitement  des  curés  dont  le  nombre,  en  comptant  ceux  de  lancienne 
et  ceux  de  la  nouvelle  Grèce,  n'est  pas  inférieur  à  8000.  Tout  compte 
fait,  il  ne  faut  pas  moins  de  24  millions  de  drachmes  pour  l'entretien 


(i)  Mémoire,  p.  47. 


442  ECHOS   D  ORIENT 


de  tout  ce  personnel  ecclésiastique.  Mais  où  trouver  cette  somme? 
Les  biens  des  monastères,  les  revenus  des  églises  paroissiales  intel- 
ligemment gérés,  parviendraient,  aftirme-t-on,  à  en  fournir  la  majeure 
partie;  quant  au  déficit,  l'État,  «  qui  doit  beaucoup  à  l'Hglise  »,  serait 
invité  à  le  combler  par  ses  propres  écus.  On  ne  sait  pas  si  ce  dernier 
se  laisserait  faire. 

La  solution  de  la  question  économique,  ainsi  présentée,  paraît  simple 
et  juste  à  la  fois,  et  le  métropolite  s'en  applaudit;  malheureusement,  elle 
se  heurte  à  une  loi  promulguée  il  y  a  quatre  ans  par  le  gouvernement 
provisoire  de  Salonique  et  étendue  à  tout  le  royaume.  Cette  loi  impose 
l'aliénation  des  propriétés  monastiques  en  faveur  des  cultivateurs  sans 
terres  et  des  réfugiés  grecs.  Si  la  fin  de  la  loi  est  excellente,  le  moyen 
est  trop  violent;  c'est  la  pensée  de  l'auteur.  Comment!  un  propriétaire 
particulier  aurait  le  droit,  après  aliénation  de  ses  terres,  d'en  garder 
dix  hectares,  et  un  établissement  pieux  serait  privé  de  ce  même  droit, 
alors  que  le  second  article  de  la  Constitution  hellénique  prescrit  le 
respect  des  saints  canons  relatifs  à  l'inaliénabilité  des  biens  ecclésias- 
tiques? A  supposer  même  que  les  monastères  aient  perdu  leur  raison 
d'être,  ce  qu'on  ne  peut  admettre  que  sous  bénéfice  d'inventaire,  on 
n'a  pas  le  droit,  dit  en  substance  le  métropolite,  de  confondre  deux 
questions  d'ordre  différent  :  raison  d'être  des  monastères  et  biens 
monastiques.  Et  de  fait,  en  substance,  les  revenus  de  ces  biens  appar- 
tiennent, depuis  1909,  à  la  caisse  ecclésiastique  dont  il  a  été  question 
précédemment. 

7.  Relations  de  l'Église  et  de  l'État.  —  Ce  paragraphe  est  principalement 
consacré  à  l'histoire  des  relations  de  l'Église  et  de  l'État.  Ces  grandes 
esquisses  nous  paraissent  trop  hâtives,  et,  malheureusement,  l'imagi- 
nation y  a  plus  de  part  que  la  raison  froide.  De  l'air  le  plus  sérieux, 
Mgr  Mélétios  affirme  que  les  Papes  se  sont  constamment  mêlés  de  ce 
qui  ne  les  regardait  pas;  tandis  qu'à  Byzance  on  a  toujours  eu,  en 
dehors  des  jours' d'orage,  le  plus  grand  respect  pour  les  droits  d'autrui, 
l'Eglise  et  l'État  s'occupaient  chacun  de  ses  affaires  respectives!  C'est 
bien  le  cas  de  répéter  :  Amiens  Plato,  sed  magis  arnica  veriias.  Où  en 
est  l'Église  de  Grèce  d'aujourd'hui  au  point  de  vue  de  ses  relations 
avecLÉtat?  L'Église  autocéphale,  on  nous  l'a  dit,  nest  plusquune  section 
du  ministère  des  Cultes.  En  effet,  l'État  fait  la  loi  dans  les  affaires  ecclé- 
siastiques :  administration  des  biens  d'Église,  intervention  dans  les 
élections  épiscopales,  fondation  du  Saint  Synode,  nomination  de  deux 
membres  du  Saint  Synode  réservée  au  gouvernement,  présence  du 
procureur  du  roi  dans  les  assemblées  synodiques,  présence  nécessaire 


CHRONIQUK    DES    EGLISES   GRECQUES    ET    SERBES  44^ 

SOUS  peine  de  nullité  des  décisions,  causes  ecclésiastiques  connues  p»r 
les  tribunaux  civils  :  autant  d'ingérences  qui  placent  l'Église  sous  la 
coupe  de  l'Etat.  Pourquoi  la  signature  du  procureur  du  roi  dans  les 
décisions  du  Saint  Synode?  Réponse  officielle  :  les  membres  de  cette 
assemblée  se  surveilleront  davantage  pour  ne  pas  empiéter  sur  autrui. 

En  conséquence,  la  religion  de  l'État  est  moins  favorisée,  à  cet  égard, 
que  les  autres  cultes.  Mais  voici  le  piquant  de  l'aventure.  Le  premier 
article  de  la  Constitution  prohibe  le  prosélytisme  dirigé  contre  la  religion 
officielle,  l'orthodoxie.  C'est  une  faveur  et  presque  un  droit,  semble-t-on 
nous  dire.  Mais  cette  faveur  a  eu  le  sort  des  roses...  Elle  a  vécu.  L'ar- 
ticle 195  du  Code  pénal  n'a  pas  tardé  à  défendre  tout  prosélytisme  mené 
contre  les  cultes  existant  dans  le  royaume.  Ceci  semble  ravaler  l'Église 
orthodoxe,  bien  que  la  condamnation  de  tout  prosélytisme  soit  tout 
à  fait  dans  la  logique  des  idées  du  métropolite  d'Athènes.  On  est  devenu 
en  quelque  sorte  le  jouet  du  gouvernement. 

Y  a-t-il  une  cause  qui  explique  cet  asservissement  de  l'Église?  Oui, 
paraît-il,  et  elle  date  du  jour  de  l'indépendance  nationale.  Pour  mieux 
marquer  son  émancipation  politique,  la  Grèce  d'après  1821  travaille 
à  l'obtention  de  son  indépendance  religieuse;  elle  veut  constituer  une 
Église  autocéphale.  Quelque  vingt-cinq  années  plus  tard,  ses  vœux  sont 
exaucés  et  le  patriarche  de  Constantinople  délivre  le  décret  d'émancipa- 
tion ecclésiastique.  L'Église  devient  nationale,  et  l'Etat  en  profite  pour 
en  faire  une  administration  politique.  Cependant,  depuis  la  révolution 
de  1909,  le  gouvernement  semble  vouloir  réparer  cette  anomalie,  La 
meilleure  solution  de  ce  grave  problème,  pense  le  métropolite,  serait 
encore  l'Église  libre  dans  l'État  libre,  c'est-à-dire  la  séparation  des  deux 
pouvoirs  (i). 

ir  PARTIE  —  L'ÉGLISE  ENSE1GN££ 

Cette  partie  a  pour  but  de  nous  renseigner  sur  la  formation  et  la  vie 
religieuse  du  peuple  grec. 

I.  La  prédication.  —  La  chaire  sacrée  se  tait.  La  cause?  demande 
M^'-  Mélétios.  La  négligence  et  avant  tout  le  défaut  de  prêtres  capables  de 
prêcher  la  parole  évangélique.  Depuis  quelque  temps  on  a  nommé  des 
prédicateurs  ambulants,  un  pour  chaque  diocèse.  C'est  insuffisant.  Autre 
raison.  C'est  que  les  offices  liturgiques  sont  tellement  longs  qu'il  devient 
quasi  impossible  d'y  insérer  un  sermon.  De  plus,  un  curé  qui  doit 
chanter  l'office,  la  Messe  et  prêcher  ne  saurait  résister  longtemps  à  cette 


(i)  En  ce  qui  concerne  ie  clergé  régulier, on  peut  soir  Echos  rf'0?•»eM^  avril-juin  igao,. 
p.  214. 


444  ECHOS    D  ORIENT 


besogne  écrasante.  Et  puis,  l'assistance,  trouvant  les  cérénnonies  trop 
longues,  finit  par  s'ennuyer.  On  oublie,  fait  remarquer  l'auteur,  que 
tous  ces  offices  ont  pris  naissance  dans  les  monastères  où  les  moines 
disposent  de  tout  leur  temps  pour  vaquer  aux  exercices  du  culte  divin. 
N'oublions  pas,  continue-t-il,  que  la  presse  est  devenue  un  organe  de 
prédication.  Les  bulletins  religieux  devraient  compter  plus  de  lecteurs 
et  dépasser  le  tirage  actuel,  qui  atteint  à  peine  le  chiffre  de   i  ^o  ooo. 

2.  L'enseignement  au  moyen  du  culte  divin.  —  Mk»"  Mélétios  prône  la 
formation  liturgique  des  fidèles. 

Que  d'enseignements  dans  les  ronctions  sacrées,  l'administration  des  sacre- 
mentsl  Hélas!  ces  richesses  spirituelles  demeurent  stériles  par  la  faute  da 
ministre  sacré,  qui  lit  pour  ne  pas  se  faire  comprendre,  et  des  assistants  qui 
bavardent  parce  qu'ils  n'entendent  rien  aux  paroles  de  l'officiant.  Sans  doute, 
la  langue  liturgique  n'est  pas  à  la  portée  de  tous  les  esprits,  mais  pourquoi  le 
pasteur  ne  prend-il  pas  la  peine  d'en  instruire  ses  ouailles?  Comment  le  ferait- 
il  si  lui-même  n'entend  pas  ce  qu'il  lit? 

On  va  recevoir  un  sacrement  sans  en  connaître  la  nature.  Ainsi  le  pénitent 
s'agenouille  devant  son  confesseur  sans  même  avoir  l'idée  qu'il  se  trouve  en 
présence  de  Dieu.  L'essentiel,  c'est  d'effacer  une  liste  de  péchés  pour  pouvoir 
en  commencer  une  nouvelle  (i).  On  confère  le  sacrement  de  l'Ordre  à  de»  sujets 
qui  ne  connaiss.nt  pas  le  premier  mot  de  la  liturgie.  De  là  ce  désordre  dans  les 
cérémonies  sacrées  et  par  contre-coup  les  bavardages  de  l'assistance. 

Ces  plaintes  ne  sont  que  trop  justifiées. 

Autre  problème.  La  question  du  chant  sacré  demeure  encore  sans 
■solution.  Le  peuple  chrétien  ne  veut  plus  de  la  musique  byzantine,/  il 
•préfère  la  polyphonie.  Que  faire?  Les  chantres  deviennent  rares;  et  le 
pauvre  curé  de  village,  après  avoir  chanté  les  Laudes,  ne  se  sent  plus 
de  taille  à  commencer  la  Messe  solennelle.  Jusqu'ici,  il  est  vrai,  il  pouvait 
encore  compter  sur  le  dévouement  de  l'instituteur,  mais  on  nous  apprend 
que  depuis  quelque  temps  ce  dernier  choisit  l'heure  de  la  Messe  pour 
faire  sa  promenade  hygiénique. 

3.  L'école.  —  «  L'histoire  nationale  nous  présente  l'école  s'abritant 
constamment  à  l'ombre  de  l'Église  »  ;  il  y  eut  même  un  temps  où  ces 
deux  établissements  se  fondirent  en  un  seul  sous  la  direction  intellec- 
tuelle et  religieuse  du  ministre  de  Dieu.  Aussi  voyons-nous  le  père  de 
famille  envoyer  son  enfant  à  l'école  principalement  pour  lui  assurer 


(i)  Mémoire,  p.  7g:  MeraSaîvet  Ij^wv  Tr,v  àvTiXr,'^tv  ôti  TrpôxsiTai  va  inoiëityr,  sva  y.ari- 
.oyov   àfxapTuov   oia.  tt,;  upilsto;  rr,?  Tuyy/i>pT,riXY-;  vjyf^;  onu>;  àp/i'irr,   vî'ov.  L'auteur  du 
Mémoire  dépeint  également  les  scènes  qui  ont  lieu  pendant  la  distribution  de  la  com- 
munion aux  rares  jours  où  les  fidèles  s'en  approchent.  Tcrut  ce  qu'il  en  dit    n'est 
malheureusement  que  trop  vrai. 


CHRONIQUE    DES    ÉGLISES   GRECQUES    ET    SERBES  44=;. 

une  instruction  religieuse  solide,  sauvegarde  certaine  de  sa  nationalité. 
En  conséquence,  peu  ou  point  de  catéchisme  dans  la  famille.  L'insti. 
tuteur  ne  se  contentait  pas  d'un  simple  cours,  il  menait  les  élèves 
à  l'église  où  ceux-ci,  tout  en  accomplissant  leurs  devoirs  religieux, 
prenaient  part  aux  cérémonies  sacrées.  C'était  l'âge  d'or.  Mais  voici 
l'âge  des  réformes  et  de  la  décadence.  Aux  yeux  des  réformateurs, 
l'instruction  religieuse  est  un  cours  tout  à  fait  secondaire,  par  con- 
séquent c'est  lui  qui  doit  faire  les  frais  lorsque  les  rédacteurs  de 
programmes  sont  dans  l'embarras  à  propos  d'un  nouveau  cours  à 
introduire  et  d'un  supplément  d'heures  à  assurer  à  une  autre  matière. 
Naguère,  les  professeurs  d'instruction  religieuse  étaient  entretenus  aux 
frais  de  l'Etat;  aujourd'hui  c'est  au  trésor  ecclésiastique  à  leur  assurer 
leur  traitement;  300000  francs  suffisent  à  peine.  Les  réformateurs, 
nous  affirme  le  métropolite,  vont  plus  loin;  ils  cherchent  à  supprimer 
l'instruction  religieuse  des  quatre  années  du  gymnase,  après  avoir 
écarté  de  tout  droit  d'inspection  les  évêques  eux-mêmes. 

La  question  des  manuels  scolaires  n'a  pas  reçu  une  solution  très 
heureuse;  sans  doute  on  y  rencontre  encore  une  teinte  religieuse,  mais 
les  idées  franchement  confessionnelles  sont  écartées  sous  prétexte 
qu'elles  ne  tiennent  pas  compte  des  capacités  de  l'enfant.  Par  contre, 
on  a  ouvert  la  porte  aux  idées  de  positivisme  et  de  pragmatisme  qui 
sont  loin  d'être  combattues  par  des  cours  de  religion  sérieux.  11  serait 
préférable,  pense  le  métropolite,  de  supprimer  ceux-ci  au  nom  de  la 
liberté  de  conscience  et  de  l'égalité  des  cultes,  et  d'en  avertir  les 
familles. 

4.  La  lecture  d'ouvrages  pieux.  —  «  Ami  du  savoir,  le  peuple  grec  ne 
pèche  pas  par  excès  de  lecture.  »  M^""  Mélétios  ajoute  qu'il  en  a  toujours 
été  ainsi  (i).  «  Ne  pas  chercher  la  sagesse  dans  les  livres  est  propre 
à  la  race  hellène.  »  (2)  Et  ce  caractère  de  la  race  est  d'autant  plus 
accentué  que  les  vrais  livres  font  défaut,  particulièrement  dans  la  litté- 
rature religieuse  rrioderne.  Le  métropolite  avoue  ingénument  ne  pas 
«  connaître  un  livre  de  piété  vraiment  populaire  ».  Ceux  qui  circulent 
aujourd'hui  ne  brillent  pas  par  un  contenu  clair  et  pratique  (3). 

On  ne  lit  plus  l'Ecriture  sainte.  Ceci,  paraît-il,  peut  être  justifié  en 
partie.  L'Eglise  orthodoxe,  devant  faire  face  au  dogme  et  aux  tendances 
des  protestants,  a  plus  ou  moins  écarté  les  fidèles  de  la  lecture  des 


(1)  Mémoire,  p.  87:   'O    'l'",/,/,r,v'.y.ô;   Xaô;   ibixi    î;/.0|i.aOr,:.    à),/,'    '>•/•.   y.-X'.   :;>  avxYvt.'iTrr,:. 

(2)  Mémoire,  p.  87. 

(3)  Mémoire,  p.  87. 


446  ÉCHOS    d'orient 


livres  inspirés.  Néanmoins,  sous  la  poussée  de  la  propagande  protes- 
tante, on  a  vu  paraître  des  traductions  de  la  Bible  en  grec  moderne  (i). 
L'Église  orthodoxe  ne  pouvait  que  condamner  ces  tentatives  qui  créaient 
la  confusion.  La  lutte  fut  terrible,  car  il  fallait  en  même  temps  compter 
avec  les  missionnaires  catholiques.  Rien  d'étonnant,  dès  lors,  que  dan3 
rivresse  du  combat  les  champions  de  l'orthodoxie  aient  émis  des  idées 
plus  ou  moins  justes  au  sujet  de  la  lecture  des  Livres  Saints.  N'a-t-on 
pas  entendu  le  patriarche'  de  Jérusalem,  Dosithée,  proclamer  «  qu'en 
général  il  est  défendu  au  peuple  chrétien  de  lire  la  Sainte  Ecriture  »•? 

5.  La  religion  dans  la  vie  du  peuple  grec.  —  Saint  Paul  a  déclaré  aux 
Athéniens  qu'ils  étaient  le  peuple  le  plus  religieux  de  la  terre.  Le  même 
éloge  peut  être  adressé  à  toute  la  nation  hellène,  c'est  Sa  Grandeur  qui 
nous  l'affirme.  Mais  le  sentiment  religieux  doit  être  alimenté,  tout 
dépend  de  la  doctrine  qu'on  lui  présente.  «  Or,  la  nation  grecque  n'a 
aucune  raison  d'être  mécontente  de  la  forme  religieuse  qui  lui  a  été 
transmise.  Son  attachement  à  l'orthodoxie,  à  cette  orthodoxie  qui  vit 
et  parle  dans  la  terre  nationale  et  dans  les  écrits  de  ses  pères,  a  abouti 
à  la  première  protestation  contre  l'Église  romaine.  »  L'auteur  veut  sans 
doute  dire  que  Photius  et  ses  partisans  furent  les  premiers  «  protes- 
tants »  dans  le  sein  de  la  chrétienté.  Nous  ne  contestons  pas  le  fait 
ainsi  caractérisé,  mais  simplement  sa  prétendue  origine,  à  savoir  la 
vivacité  du  sentiment  religieux. 

On  reproche  au  peuple  grec  son  attachement  presque  aveugle  aux 
moindres  formes  extérieures  de  sa  religion.  En  l'occurrence,  nous  dit-on, 
ce  reproche  n'en  est  pas  un.  En  effet,  c'est  grâce  à  ce  formalisme  que 
la  religion  à  pu  se  conserver  intacte  pendant  les  dures  années  de  la 
servitude.  La  réponse  ne  manque  pas  de  justesse.  Un  autre  reproche, 
beaucoup  plus  grave,  c'est  la  tendance  des  lettrés  vers  l'athéisme  ou 
du  moins  la  liberté  qu'ils  prennent  vis-à-vis  des  pratiques  extérieures 
4u  culte.  Le  peuple  s'en  est  déjà  aperçu,  et  peu  à  peu  le  titre  de  lettré 
devient  synonyme  d'irréligieux.  La  constatation  de  ce  phénomène  devrait 
inspirer  l'Église  enseignante.  Condamner  toute  nouveauté  ou  toute 
réforme  sur  le  terrain  des  formes  matérielles  de  la  religion,  c'est  ni  plus 
ni  moins  réserver  celle-ci  aux  ignorants,  alors  que  saint  Paul  s'efforçait 
de  se  faire  tout  à  tous  pour  sauver  les  âmes.  Conclusion  :  il  faut  tenir 
compte  de  l'esprit  des  gens  instruits,  et  Mf  Mélétios  est  décidé  à  le  faire. 


0)  On  peut,  à  ce  sujet,  se  référer  à  une  chronique  qui  a  paru  ici  même  lors  de  la 
traduction  de  l'Evangile  en  néo-grec:  Echos  d'Orient,  t.  XIV  (igii),  p.  i8i-i83.  Voir 
aussi  Echos  d'Orient,  t.  V  (1902),  p.  321-332  et  t.  VI  (1903),  p.  230-240,  deux  articles 
relatifs  à  la  môme  question. 


CHRONIQUE    DES    EGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  '    447 

Les  réformes  qui  s'imposent  d'elles-mêmes  sur  ce  terrain  comme  sur  les  autres 
ne  pourront  être  réalisées  que  par  une  Eglise  libre  de  ses  mouvements.  Ce  n'est 
pas  un  synode  permanent,  composé  de  cinq  membres,  qui  parviendra  à  résoudre 
tous  ces  graves  problèmes.  Revenons,  conclut  l'auteur,  à  la  pratique  des  saints 
cinons,  l'amélioration  sera  chose  certaine  et  facile. 

On  souhaiterait  un  autre  retour  en  plus,  celui  qui  assurerait  à  l'Église 
de  Grèce  une  vitalité  moins  apparente,  mais  plus  réelle,  dans  la  grande 
unité  chrétienne, 

lir   PARTIE  —  LES  RÉFORMES  QUE  L'ON   PROPOSE 

En  voici  les  lignes  générales  (i). 

Autorité  suprême.  —  Elle  réside  dans  l'assemblée  de  tous  les  évêques 
du  royaume,  et  qui  tient  deux  séances  par  an. 

Évêques  et  diocèses.  —  Autant  de  diocèses  que  de  départements.  Chaque 
diocèse  comprend  plusieurs  circonscriptions  qui  possèdent  chacune  leur 
chef,  un  délégué  de  l'évêque.  Tout  diocèse  doit  avoir  un  inspecteur. 

Le  diocèse  constitue  une  personne  moralie  parfaite.  Le  Conseil  épis- 
copal  comprend  douze  membres  dont  la  moitié  sont  pris  parmi  les 
laïques.  Il  gère  les  biens  du  diocèse  et  n'a  qu'un  droit  d'inspection  vis- 
à-vis  de  la  gestion  des  biens  de  chaque  paroisse. 

Paroisses.  —  Elles  sont  urbaines  ou  rurales  en  raison  de  la  .pxjpula- 
tion,  des  aptitudes  et  du  traitement  des  curés.  Les  Conseils  paroissiaux 
sont  élus  par  le  peuple;  le  curé,  s'il  en  est  capable,  les  préside.  Le  curé 
est  nommé  par  l'évêque  sur  la  proposition  des  fidèles.  Ne  sont  inamo- 
vibles que  ceux  engagés  dans  l'état  matrimonial.  La  caisse  épiscopale 
est  chargée  de  leur  traitement.  La  cathédrale  est  le  centre  du  culte  divin 
pour  tout  le  diocèse,  c'est  là  que  doivent  être  exercés  les  futurs  curés. 

t^ie  monastique.  —  Chaque  communauté  religieuse, ,  outre  le  but 
général  d'atteindre  à  la  perfection  évangélique,  doit  se  proposer  une  fin 
d'utilité  sociale.  Le  supérieur,  élu  par  les  moines  et  confirmé  par  l'évêque, 
est  déclaré  inamovible.  Vivant  en  communauté,  les  moines  ne  seront 
point  propriétaires. 

La  justice  ecclésiastique .  —  Une  officialité  par  diocèse,  une  Cour  d'appel 
-et  un  Tribunal  suprême  pour  toute  l'Église,  tels  sont  les  organes  de  la 
justice  ecclésiastique.  L'officialité  se  compose  de  trois  membres,  elle 
a  le  droit  d'infliger  toutes  les  peines  canoniques.  La  Cour  d'appel  com- 
prend également  trois  membres,  pris  dans  le  corps  épiscopal;  le  pré- 
-sident  est  élu  par  le  Synode  général  et  les  autres  membres  désignés 


(i)  On  eh  a  déjà  parlé  dans  la  chronique,  avril-juin  1920. 


448  ÉCHOS  d'orient 


par  le  sort.  Quant  au  Tribunal  suprême,  c'est  le  Synode  général  lui- 
.même.  Le  pouvoir  disciplinaire  est  exercé  par  l'évêque  dans  sa  cir- 
conscription vis-à-vis  des  clercs,  et  par  un  tribunal  à  cinq  membres 
à  l'égard  des  évêques  passibles  de  peines  légères. 

Administration  des  finances  ecclésiastiques.  — On  devrait  créer  quatre 
caisses.  Caisse  paroissiale,  une  pour  chaque  paroisse,  chargée  de  l'en- 
tretien de  l'édifice  religieux  et  de  son  personnel,  à  l'exception  du  curé. 
Caisse  épiscopale,  une  par  diocèse,  qui  assurerait  le  traitement  des  curés^ 
des  épitropes  épiscopaux,  de  l'inspecteur  épiscopal,  des  inspecteurs  de 
l'administration  paroissiale,  du  personnel  de  la  secrétairerie  épisco- 
pale, etc.  Caisse  du  couvent.  Caisse  générale  chargée  de  fournir  le  trai- 
tement de  tous  les  évêques,  des  professeurs  de  religion,  les  dépenses 
de  la  Cour  d'appel,  du  Tribunal  suprême  et  du  Tribunal  disciplinaire, 
les  frais  imposés  par  la  formation  du  clergé  et  en  général  par  tous  les 
besoins  de  l'Eglise.  Chaque  caisse  s'alimente  à  des  sources  spéciales, 
inutile  d'insister  sur  leur  énumération. 

Quant  au  montant  du  traitement  des  ministres  de  l'Église^  on  s'in- 
spirera de  la  règle  suivante  :  Correspondance  entre  les  traitements  des 
fonctionnaires  civils  et  ceux  des  ministres  ecclésiastiques. 

Le  mode  de  l'élection  épiscopale.  —  Le  Synode  de  tous  les  évêques 
choisit  parmi  les  trois  candidats  que  lui  présentent  les  représentants 
respectifs  du  clergé  et  des  fidèles  du  diocèse. 

L'élection  du  métropolite.  —  Elle  a  lieu  dans  une  assemblée  com- 
posée des  évêques,  du  Conseil  métropolitain,  des  représentants  de  tous 
les  Conseils  épiscopaux,  de  tous  les  membres  du  Conseil  des  ministres 
ainsi  que  d'autres  personnages  ecclésiastiques  et  laïques.  Il  y  aurait 
encore  bien  des  détails  à  donner  sur  cette  partie  du  Mémoire,  toutefois 
leur  intérêt  nous  paraît  plutôt  secondaire.  Nous  avons  tenu  à  suivre  de 
plus  près  ce  qui  concerne  l'état  actuel  de  l'Eglise  de  Grèce,  là  du  moins 
nous  sommes  en  présence  de  faits  qui  se  passent  de  tout  commentaire. 
Quant  aux  idées  personnelles  de  M&r  Mélétios,  elles  nous  font  venir 
à  l'esprit  le  dicton  populaire  :  L'homme  propose  et  Dieu  dispose.  Beau- 
coup d'innovations  hardies,  mais,  franchement,  est-ce  que  le  peuple  grec 
ne  demande  pas  plus?  11  semble  que  oui.  On  se  plaint  un  peu  partout 
dans  le  royaume  —  et  cela  se  voit  surtout  dans  les  lettres  qui  alîfluent 
aux  bureaux  du  bulletin  religieux  d'Athènes  —  que  la  vraie  vie,  la  vraie 
piété  n'est  plus  le  fait  des  enfants  de  l'Église  orthodoxe.  On  s'aperçoit, 
et  c'est  peut-être  une  grâce  de  Dieu,  que  l'on  est  atteint  de  paralysie 
spirituelle  :  trop  de  formules  et  pas  assez  de  lumière,  trop  d'apparences 
et  presque  pas  de  fonds.  L'âme  cherche  une  nourriture  substantielle, 


CHRONIQUE    DES    EGLISES   GRECQUES   ET    SERBES  449 

abondante,  et  elle  ne  rencontre  personne  qui  puisse  lui  rompre  le  pain 
de  la  parole  évangélique. 

Ah!  si  elles  savaient,  si  elles  voyaient,  ces  pauvres  âmes!  Mais  le 
moyen  de  voir,  quand  ceux  qui  devraient  être  lumière  tournent  le  dos 
au  soleil!  (i) 

V.  Grégoire. 

Athènes,  septembre  1920. 

II.  Anglicans  et  orthodoxes, 

La  revue  athénienne  de  théologie  «  Kaivr,  AiBayr]  »  fait  connaître  au 
monde  orthodoxe  les  faits  et  gestes  de  la  mission  grecque  ecclésias- 
tique de  l'année  1918.  Partis  d'Athènes  au  mois  de  juillet,  Mr  Mélétios 
Métaxakis  et  ses  compagnons,  clercs  et  laïques,  se  rendent  d'abord  aux 
Etats-Unis,  puis  en  Angleterre.  Cette  pérégrination  était  motivée  par  la 


(1)  M*'  Mélétios,  tout  en  élaborant  des  projets  de  réforme,  met  aussi  la  main 
à  l'œuvre.  En  voici  la  preuve.  Il  s'agit  du  sacrement  de  l'Extrême-Onclion.  Administré 
selon  le  rituel  compliqué  de  l'Eglise  grecque,  ce  sacrement  demande  au  moins  une 
heure.  En  dehors  des  inconvénients  que  l'on  devine  facilement,  il  y  en  a  un  autre  qui 
provient  du  fait  que,  dans  les  pays  d'orthodoxie,  ce  sacrement  n'est  pas  réservé  seu- 
lement aux  malades  en  danger  de  mort,  mais  fréquemment  réitéré  même  aux  bien 
portants  et  administré  par  manière  de  préparation  à  la  communion  eucharistique.  Or, 
voici  ce  qui  arrive.  A  cause  de  la  longueur  même  des  cérémonies,  un  prêtre  ne  pour- 
rait pas  la  recommencer  plus  de  cinq  fois  par  jour.  Résultat  :  le  pappas  invité  par 
les  familles  aisées  s'y  rend  volontiers,  et,  pendant  qu'il  fait  des  onctions  sur  des  bien 
portants  et  sur  des  bien  payants,  des  moribonds  expirent  sans  les  secours  religieux 
auxquels  ils  ont  droit.  Conclusion  :  il  faut  abréger  les  cérémonies  du  sacrement  de 
l'Extrême-Onction.  Le  métropolite  a  eu  le  courage  de  le  faire,  et  le  journal  Kairoi  [Us 
Temps)  celui  d'y  trouver  matière  à  critique.  Ce  renseignement  est  tiré  du  Messager 
ecclésiastique,  bulletin  religieux  du  diocèse  d'Athènes,  avril  1920,  n°  25,  p.  23o. 

Autre  réforme  à  opérer.  On  sait  que  dans  leurs  églises  liS  Grecs  consomment  une 
grande  quantité  de  cire.  Dès  qu'il  entre  dans  une  chapelle,  tout  *  bon  chrétiei  »  doit 
allumer  un  cierge.  Il  y  a  des  abus  du  côté  des  fidèles,  qui  risquent  de  prendre  leur 
chandelle  pour  leur  double  et  de  ne  pas  se  croire  tenus  à  d'autres  actes  de  culte; 
quant  aux  vendeurs  de  cierges,  installés  à  l'intérieur  de  l'église,  ils  se  transforment  volon- 
tiers en  éteignoirs  ambulants  et  trop  pressés.  On  en  a  porté  plainte  à  qui  de  droit. 
Voici  la  réponse  parue  dans  les  colonnes  du  Messager  ecclésiastique  (avril  1920, 
n*  25,  p.  238). 

Les  vendeurs  de  cierges  s'empressent  de  les  éteindre  une  fois  les  fidèles  éloignés 
du  grand  chandelier.  Réponse  :  évidemment,  ceci  n'est  pas  selon  les  convenances,  mais 
remarquez  que  :  i'  il  est  déplacé  de  ne  pas  ramasser  les  cierges  avant  leur  extinction; 
Pourquoi  ?  parce  que,  a)  il  faut  faire  de  la  place  pour  les  autres  (Motif  de  charité.)  ; 
b)  les  cierges  éteints  servent  encore  au  culte.  (Il  faut  être  large.)  —  2°  Prétendre  con- 
sumer son  cierge,  c'est  rendre  son  offrande  moins  spirituelle  que  les  sacrifices  de  la 
loi  mosaïque  où,  exception  faite  pour  l'holocauste,  on  ne  consumait  qu'une  minime 
partie  de  la  victime,  tandis  que  la  plus  grande  partie  était  réservée  aux  dépenses 
générales  du  culte.  Remarque  finale  :  c'est  s'illusionner  de  croire  que  l'on  force  Dieu 
en  lui  brûlant  un  cierge.  Dieu  préfère  un  cœur  contrit. 

Que  trouver  à  objectera  des  arguments  si  supérieurement  subjectifs?  Et  dire  que 
ces  abus  ont  lieu  sous  les  yeux  du  métropolite,  dans  sa  cathédrale  1 

Échos  d'Orient.  —  T.  XIX.  18 


4=iO  ECHOS    D  ORIENT 


nécessité  d'une  nouvelle  organisation  d^es  colonies  grecques  d'Amérique 
pour  leur  permettre  de  résister  avec  plus  de  succès  aux  machir^ations 
de  la  propagande  bulgare  (!)'.  L'historien  de  cette  itournée  apostolique, 
rarchimandrite  Chrysostome  Papadopoulos,  traduit  m  un  style  cousu 
d'exclamations  l'ébahissement  de  ses  compagnons  devant  la 'vie  irktense 
du  nouveau  monde.  Progrès  matériel,  commodités  de  la  vie,  aisance, 
facilité  des  communications,  mouvement  perpétuel,  propoTtionà  colos- 
sales des  fabriques  de  viande  frigorifiée,  autant  de  merveilles  qui  n'ont 
permis  aux  missionnaires  que  de  jeter  un  coup  d'oeil  distrait  sur  la 
vie  religieuse  et  les  œuvres  des  catholiques.  Civilisation  matérielle  et 
milieu  essentiellement  démocratique,  voilà  ce  qui  surnage  des  multiples 
impressions. 

Tout  ens'occupant,  sans  aucune  arrière-pensée,  des  colonies  grecques 
et  de  leurs  intérêts  spirituels,  les  membres  de  la  mission  se  sont  vus 
entraînés  dans  un  mouvement  d'idées  auquel  ils  étaient  loià  de  penser. 
Les  Anglicans  proposent  aux  orthodoxes  l'étude  de  l'union  des  Églises. 
Eitonnement  et  surprise  des  envoyés  grecs.  In^içtaiiçe  des  anglicans. 
D'où  réunions  et  débats  théologiques  â  New^York  et  a  Londres.  La 
revue  «  Kaw,  A'-oayr.  »  publie  ///  extenso  ces  discussions  à  caractère 
purement  officieux  où,  d'un  côté  comme  de  l'autre,  on  constate  le  désir 
d.e  l'union  des  deux  Eglises  orthodoxe  et  anglicanç,  en  mirne  tçoips 
<3[u'une  certaine  disposition  à  faire  les  concessions  iiécessair^s  à  la  réa- 
lisation de  ce  vœu  qui  ne  date  pas  d'aujourd',hui(i). 

Les  points  débattus  dans  les  séances  solennelles,  à  New-York  comme 
à  Oxford,  sont  les  suivants  :  validité  dés  prdinatîoiis  anglicanes,  les 
trente-neuf  articles,  la  question  du  Fil  loque,  les  Synodes  œcumé- 
niques, les  sacrements,  le  baptême,  la  confirmation  et  le  VII''  concile 
œcuménique. 

L'Église  catholique  a  exprimé  officiellement  sa  pensée  sur  la  validité 
des  ordinations  anglicanes.  Il  est  intéressant  de  savoir  ce  que  l'Eglise 
grecque  pense  de  cette  question  capitale.  Les  aUi^licaiis  des  Etats-Unis 
tiennent  à  le  savoir;  aussi  la  première  question  posée  par  eu^  aux 
membres  de  la  mission  grecque  est-elle  celle-ci  :  Oui  ou  non,  rÉglise 
grecque  reconnaît-elle  la  validité  des  ordinations  anglicanes?  Nous 
donnons  la  réponse  du  métropolite  d'Athènes. 


(i)  Voir  Ka:vr,  A-.Çayr,,  numéros  de  janvier  et  suivants  1920. 

A  propos  de  l'union  entre  orthodoxes  et  anglicans,  on  peut  aussi  voir  Echos  d'Orient 
juillet  1919,  p.  422,  et  surtout  l'article  publié  par  M''  L.  Petit  dans  les  Echos  d'Orient, 
t.  VUI,  1905,  p.  32i-.)28:  «  Entre  anglicans  et  orthodoxes  au  début  du  xviii'  siéc-e 
(1716-1725).  » 


CHRONIQUE    DES    ÉGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  45  I 


«  L'Église  orthodoxe  pourrait  xaT'o-.xovouiav  reconnaître  la  validité 
des  ordinations  anglicanes  ,(1).  Le  jpur  de  l'union  dés  Ueux  Églises,  elle 
accepterait  comnié  canoniquement  ordoin nés  îles  ^vêques  etjleS  prêtres 
de  l'Église  anglicane,  mais  aux  conditions  siiivanteis  :  reconTiaisliPnce 
de  la  part  des  anglicans  du  sacerdoce  comme  sacrement  et  du^  dToit  du 
corps  épiscopal  de  décréter  d'tme  façon  infaiftibie  en  concile  œcU-Tné- 
nique,  .enfin  rejet  des  trente-rteuf  articles  du  book  of  prayerX^i).  >> 

Que  pensent  là-dessus  les  anglicans?  Sanfe  doute,  teups  amis  leur 
semblent  un  peu  exigeants;  maiis,  par  amour  de  la  paix  et  de  Puntan, 
i!s  sont  disposés  à  entrer  dans  la  voie  des  sacrifices,  en  admettant  ces 
conditions,  non  point  cependant  sans  les  faire  passer  au  piéaflable  par 
le  cribk  de  la  discussion.  A  supposer  donc  qu'après  mûr  fcxï^rien  ces 
conditions  ne  soient  point  acceptées,  quelle  sera  l'opinion  du  métro- 
polite sur  la  valeur  des  ordinations  anglicanes?  Elle^ changera  certai- 
nerrient.  Que  devient,  dès  lors,  te  respect  du  dogme  fet  de  l'histoire? 
On  (étouffe  ces  scrupules  par  le  mot  écanomk,  wtovou-la. 

La  question  du  Filioqm  est  un  peu  plus  délicate,  et,  par  suite,  la 
discussion  un  peu  plus  animée.  Si  les  anglkiKns  malntiemient  ie 
Filiaqite  dans  leur  symbole,  c'est  uniquement  dans  )e  'bftit^d'évfîer  lés 
erreurs  opposées.  Que  les  Grecs  se  rassurent  donc,  leurs  amis  n'en- 
tendent point  admettre  deux  principes  de  la  divinité  àw  Salrkt-^Esprtt. 
L'Église  grecque,  au  contraire,  ne  veu-t  à  aucun  prix  de  l'add»tk)in  du 
Filiaqtie.  Que  faire?  Va-t-on  rester  sur  ses  pasltions  au  risque  de 
compromettre  le  grand  bien  de  lunion?  Le  métropolite  en  e$t  tout 
bouleverse.  Il  lui  i^ste  cependant  assez  de  présence  d'esprit  poiu'  dire 
à  rassemblée  que  ce  point  est  à  débattre  dans  les  séances  qui  précé- 
deront le  jour  de  l'union  des  deux  Eglises.  Il  compte  fermement  sur 
des  lumières  plus  abondantes.  La  solution  ne  nous  éloigne  g^ère  du 
■/.%z  'èUov&JA'lav,  de  «  l'économie  »  de  tout  à  l'heure.  ToutetJ&is,  les 
anglicans  n'aiment  pas  attendre.  Évidemment,  o«  est  d'accord  sur  la 
doctrine,  on  anathématise  toutes  les  erreurs  relatives  à  ce  point  du 


<i)  Celle  formule  «  /.a-r'  ol/.ovotAtav  »,  qualitiée  à  bon  droit  de  «  per'e  théoJogique  » 
par  notre  confrère  le  R.  P.  Martin  Jugie,  joue  un  grand  rôle  chez  |es  théolog,iens 
modernes  de  l'Eglise  grecque  dans  la  question  de  la  vïtiidité  des  saerei»ents  admi- 
nistrés par  les  hétérodoxes.  La  théorie  de  IVjixûvoaîa  (disons,  en  ^on^ant  ap  mdf  sa 
forme  françi^se,  mais  en  lui  réservant  sa  signification  bien  spéciale  :  l'économie)  date 
ie  lafarpeuse  définition  lancée  contre  le  baptême  latin  par  le  patriarche  œcuménique 
Cyrille  V,  Léconomie,  d'après  les  théologiens  tgrecs,  «  est  la  facilité  que  possède  la 
véritable  Eglise  de  rendre  valides  ou  invalides  à  volonté  Jes  sacrements  administrés 
hors  de  son  sein  ».  Voir  Echos  d'Orient  (.1-908),  p.  259-260. 

(2)  Les  Grecs  n'exigent  pas  le  rejet  absou  de  ces  articles.  Pour  ne  pas  compro- 
mettre l'union,  ils  demandent  aux  anglicans  de  les  tenir  non  comme  un  symbole  mais 
coh>me  un  fait  historique. 


4S2  ECHOS    D  ORIENT 


dogme,  mais  les  Grecs  sont  tentés  de  faire  plus  grand  cas  du  mot  que 
de  la  chose.  Le  Rév.  Emhardt  propose  d'ajouter  une  note  aux  deux 
symboles  pour  expliquer  la  présence  ou  bien  l'absence  du  terme 
Filioque.  Le  métropolite,  cependant,  espère  que  l'on  sera  mieux  inspiré 
dans  un  avenir  prochain. 

Malgré  leur  bonne  volonté,  les  anglicans  paraissent  assez  irréduc- 
tibles au  sujet  des  sacrements  en  général.  Un  Révérend  présente  un 
compromis  de  son  invention.  Ne  pourrait-on  pas  à  la  rigueur  admettre 
tous  les  sacrements  à  l'aide  d'une  petite  distinction?  Le  Baptême  et  la 
Cène  seraient  les  grands  sacrements;  quant  aux  autres,  on  les  appel- 
lerait «  sacrements  inférieurs  ».  Ce  ballon  d'essai  demeure  sans  succès. 
Venons-en  au  Baptême.  La  parole  est  à  l'archimandrite  Papadopoulos. 
L'Eglise  grecque,  dans  le  but  de  lutter  avec  plus  d'efficacité  contre  le 
prosélytisme  des  missionnaires  catholiques,  rejette  le  Baptême  de 
l'Église  latine.  Cependant,  cette  façon  de  voir  et  de  faire,  qui  n'est 
après  tout  dictée  que  par  le  désir  d'éviter  un  malheur,  n'est  pas  absolue 
au  point  de  ne  pas  être  susceptible  de  modification.  Le  jour  où  les  catho- 
liques renonceront  à  toute  idée  de  prosélytisme,  l'Église  orthodoxe 
sera  toute  disposée  à  reconnaître  la  validité  de  leur  Baptême;  mais, 
qu'on  le  remarque  bien,  ce  sera  encore  une  reconnaissance  «  d'éco- 
nomie »,  xax"  olxovotjiiav.  Quant  aux  anglicans,  eux  aussi  ont  encouru 
le  reproche  de  prosélytisme  adressé  aux  catholiques.;  toutefois,  par 
amour  pour  l'union,  leurs  amis  les  orthodoxes  sont  assez  condescen- 
dants pour  reconnaître  la  validité  de  leur  Baptême.  Il  est  donc  bien 
entendu  que,  désormais,  sous  peine  de  ne  pas  plaire  à  l'Église  ortho- 
doxe, l'Eglise  anglicane  renonce  à  tout  prosélytisme.  C'est  une  question 
de  vie  ou  de  mort  pour  le  sacrement  du  Baptême. 

Et  la  Confirmation?  Séparation  du  sacrement  de  Confirmation  d'avec 
celui  du  Baptême,  et  collation  par  triple  imposition  des  mains  :  telles 
sont  les  caractéristiques  de  la  Confirmation  anglicane.  Chez  les  Grecs, 
au  contraire,  les  rites  du  Baptême  sont  suivis  immédiatement  de  ceux 
de  la  Confirmation,  et  pour  ce  dernier  sacrement  on  fait  usage  des 
onctions.  Malgré  ces  divergences,  on  espère  trouver  un  terrain  d'en- 
tente, mais  toujours...  demain. 

Une  réponse  ad  hominem.  Question  des  anglicans  :  «  Le  mariage 
est-il  un  sacrement  nécessaire  au  salut?  »  Réponse  du  métropolite  : 
«  Nullement,  puisque  moi-même  (qui  accomplis  tout  ce  qui  est  néces- 
saire au  salut)  je  suis  célibataire.  »  (!) 

En  Angleterre,  la  discussion  a  porté  principalement  sur  les  décisions 
du  Vile  Concile  œcuménique,  qui  consacre  le  culte  des  images.  Les 


CHRONIQUE    DES    EGLISES   GRECQUES    ET    SERBES  4S^ 

difficultés  opposées  par  les  anglicans  ne  semblent  pas  cependant  com- 
promettre l'union  désirée.  On  finit  toujours  par  s'entendre...  dans 
l'avenir.  Voici  enfin  la  pensée  du  chroniqueur  de  la  Kawr,  AiSayfi  sur 
toutes  ces  controverses  : 

Il  y  a  lieu  d'avoir  bon  espoir.  L'union  des  deux  Églises  est  certainement  pos- 
sible. La  raison?  Tout  d'abord  l'Église  grecque  n'est  tenue  à  aucun  sacrifice 
sur  le  terrain  dogmatique  ou  disciplinaire.  Donc  de  ce  côté  point  de  difficulté. 
D'autre  part,  l'Église  anglicane  rejette  les  deux  extrêmes  du  protestantisme  et 
du  papisme,  et  par  contre-coup  se  rapproche  de  l'Église  orthodoxe  à  tous  les 
points  de^vue  :  dogme,  culte  et  vie  religieuse.  Le  culte  des  images  n'est  point 
absent  de  chez  elle,  et  sa  vie  monastique  aussi  bien  que  son  horreur  pour  tout 
prosélytisme  s'inspirent  des  sources  grecques.  Il  faudrait  être  aveugle  pour  ne 
pas  voir  que  ces  multiples  points  dô  contact,  s'ils  ne  rendent  pas  pour  le  moment 
possible  une  union  complète,  assurent  du  moins  des  relations  amicales,  çù.-.y.r.v 
iTTkxoivtoviav.  En  conséquence,  tout  ce  que* l'on  peut  faire  pour  le  moment,  c'est 
de  se  témoigner  des  sympathies  mutuelles  inspirées  par  la  chanté  chrétienne. 
Unissons  les  cœurs  avant  tout,  l'entente  des  esprits  n'en  deviendra  que  plus 
certaine. 

Nous  ne  croyons  pas  nécessaire  de  nous  évertuer  à  souhaiter  le 
contraire,  tant  les  expériences  tentées  Jusqu'ici,  aussi  bien  que  le 
désarroi  qui  a  présidé  aux  assemblées  dont  nous  parlons,  nous  rendent 
sceptiques.  Il  n'est  pas,  croyons-nous,  téméraire  d'affirmer  que  pour 
l'honneur  même  de  l'Eglise  orthodoxe  l'union  projetée  est  plus  que 
problématique,  pour  ne  pas  dire  irnpossible. 

V.  Grégoire. 

Athènes,  septembre  1920, 

II.   Eglise  de  Constantinople 

1.  L'élection  du  patriarche.  —  Le  24  octobre  1918,  M&»-  Germain  V, 
patriarche  de  Constantinople  depuis  19 12,  était  déposé  sous  la  pression 
populaire.  Que  lui  reprochait-on  ?  Sa  complaisance  pour  les  Jeunes- 
Turcs,  dont  il  favorisait  la  politique  si  funeste  à  la  nation  grecque, 
l'accaparement  de  certaines  fortunes,  son  avarice,  etc.  Les  journaux  ne 
respectèrent  point  sa  personne  ni  la  dignité  dont  il  était  revêtu.  On 
nomma  à  sa  place  un  locum  tenens,  Mg""  Dorothée,  métropolite  de  Brousse. 
D'après  la  constitution  ecclésiastique  élaborée  en  1860-1862,  celui-ci 
devait  convoquer  dans  les  quarante  jours  le  collège  électoral  destiné  à 
élire  le  nouveau  patriarche  (1).  11  n'en  fit  rien,  d'accord  avec  le  Saint 


(i)  Cf.  Echos  d'Orient,  t.  XIV  (191 1),  p.  m. 


4,54  ECHOS    D  GTïiEî^T 


Syîïocie  et  la  majorité  des  hommes:  influents.  C'est  que  la  situation:  était 
tout  autre  qjufc  sdusile  régime  dies  sultams?.  Là  Turquie  aux  abois  veo-attt 
designer  un  armistice  qui  la  mettait  à  la  discrétion  des  puissances  de 
l'Entente.  N'était-ce  pas  le  moment  de  réalisa*  enfin  la  «  Grande  Idée  » 
caressée  par  la  plupart  des  Grecs  depuis  tantôt  un  siècle?  Si  la  posses- 
sion de  ConstantinopleMeur  était  assurée,  ou  sî  du  moins  les  Turcs  en 
étaient  expulsés,  ce  serait  l'occasion  choisie  pour  modifier  un  règlement 
suranné,  powr  élite  un  chef  religieux  qui  grouperait  sous  sa  juridiction 
lés  Gréés  du' rôyaufne  et  ceux  du  défuftt  empire  turc.  En  tout  état  de 
cause,  ir  était  bori  d'attendre  les  événements. 

11  parut  nettement,  dès  le  début,  qUe  M.  Vénizélos  était  sinon  l'inspi- 
rateur, du  moins  le  protecteur  de  ce  plan.  On  disait  même  qu'il  avait 
un  candidat  tout  prêt,  ce  Mg""  Mélétios  Métaxakis,  qu'il  était  allé  cher- 
cher à  Chypre  pour  le  faire  asseoir  sur  le  siège  métropolitain  d'Athènes, 
d'urant  l'été  de  1917.  Or,  les  affaires  traînèrent  en  longueur  et  le  besoin 
se  fit  sentir  de  plus  en  plus  pressant  d'urt  patriarche.  Au  jour  anniver- 
saire de  la  déposition  de  Mg»"  Germain  V,  la  presse  examina  de  nouveau 
cette  question  qui  semblait  cajiitale  pour  les  intérêts  de  la  nation.  Là 
pluj3{^rt  id''ei!itfe  eux  sôutjarént  aVec  la  Proodos  qtie  rélecticm  s'impsosait 
immédiatement,  à  moins  que  l'Asëefnblée  natioiiale  ne.  fît  connaîtra 
les  raisons  sérJeusies  qu'elle  avait.de  la  différer.  Le  Néologos,  que  l'on 
regardé  comme  le  journal  officieu*x  du  Phahaf,  se  contenta  d'exposer 
les  deux  opinions  et  les  preuves  apportées  pour  les  défendre  l'une  et 
l'autre.  La  Praia,  sans  se  déclarer  ni  pour  ni  contre,  estimait  que 
cette  question  aurait  dû,  avant  même  d'être  discutée,  être  soumise  à 
«  celui  qui  a  seul  qualité  pour  en  apprécier  l'importance  et  décider  sou- 
verainement, et  qud  se  trouvait  alors  fort  loin  du  patriarcat  ». 

On  aurait  dû  obtenir  à  l'avance  son  assentiment  non  seulement  pour  l'élec- 
tion,, mais  aussi  pour  une  simple  discussion  à  ee  sujet.  Dans  l'amas  des  pro- 
blènies  actuels,  la  création  d'un  noUveau  est  assez  inopportune. 

On  attendit  encore,  espérant  que  le  traité  serait  bientôt  remis  à  la 
Turiqule.  Mais  comme  rien  ne  venait,  les-  gens  finirent  par  perdre 
patiende  et  plusieurs  journaux  attaiquèrent  vivement  les  responsables 
de  la  situation.  Ils  en  profitèrent  aussi  pour  faire  le  procès  de  l'Eglise 
du  Phanar  dans  des  termes  fort  peu  flatteurs,  mais  malheureusement 
justifiés.  Nous  n'en  citerons  pour  exemple  que  le  leader  d'un  journal 
de  fondation  récente,  le  Ponios  : 

Nons  voulons  un  patriarche. 

Nous  demandons  que  cesse  le  chaos  de  l'imprécision,  de  l'anarchie,  des  ruses 
et  des  abus  de  toutes  sortes,  établi  au  centre  de  notre  nation.  Nous  demandons 


CHRONIQUE    DES    ÉGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  45^ 

que  disj>araissen:t  ceux  qui  soutiennent  lés  œuvres  ténébreuses,  ceux  qui 
exploitent  les  sentiments  patriotiques  du  peuple,  les  charlauins  de  la  réclame 
et  du  pharisaïsme. 

Nou»  demandons  un  patriarche  ! 

Nous  demandonjS  q^u'on  mette  un  terme  à  l'accaparement  de  la  fortune  natio- 
nafe,  nous  demandons  qu'on  éloigne  du  patriarcat  les  usurpateurs  et  les 
indignes,  nou's  demandons  qu'on  démasqué  les  usuriers  profiteurs,  ceux  qui 
gèrent  la  fortune  nationale  pour  leur  intérêt  personnel,  nous  demandons  qiie 
cessent  la  grossièreté  et  la  scélératesse  de  certains  fônctiontlaires,  grossièreté  et 
scélératesse  qui  ruinieni  la  dignité  nationale,  nous  deniandons  que  l'on  rejette 
la  lenteur,  la  partialité  et  la  vénalité  systématiques  dans  l'instruction  des  affaires. 

Nous  demand<^ns  un  patriarche  ! 

NôUS"  demandons  qu'oti  nettoie  Tes  éctifies  d'Aùgias,  nous  demandons  que 
l'on  purifie  le  foyer  de  pestilence  commune  appelé  tribunal  spiritue!,^  où  de 
jeunes  ensoutanés,  à  crête  de  coq,  acceptent  avec  complaisance  les  offres  de 
jolies  femmes  pour  tourner  ouvertement  la  loi  et  le  droit. 

Nous  voulons  »rr  patriarche  ! 

Portent  l'entière  responsabilité  des  extravagances,  les  conducteurs  de  la  nation 
qui  remettent  pour  divers  motifs  l'élection  d'un  chef  d'Eglise  prudent,  réunis- 
sant en  lui  toutes  les  vertus  chrétiennes,  possédant  au  plus  haut  degré  la 
modestie,  l'amour  du  prochain,  le  mépris  de  tous  les  biens  terrestres  et  sacrifiant 
sa  vie  pour  la  prospérité  de  son  troupeau.  Tel  est  le  chefnational,  tel  est 

le  patriarche  que  nous  voulons  ! 

Les  demi-mesures  prolongent  la  situation  chaotique.  Les  demi-mesures  em- 
pêchent le  relèvement  national.  Les  fluctuations  perpétuelles  et  intéressées  de 
la  politique  changeante  de  ceux  qui  de  leur  propre  autorité  s'occupent  de  nos 
atfaires  nationales  visent  uniquement  dans  ce  renvoi,  dans  la  prolongation  de 
la  situation  anormale  actuelle,  l'accomplissement  de  leurs  plus  ardents  désifs. 
S'ils  réussissent  à  faire  différer  encore  pendant  un  an  l'élection  du  patriarche, 
ils  triompheront  définitivement  au  détriment  du  pauvre  peuple,  en  le  trompant 
par  des  arguments  captieux  et  en  le  conduisant  enchaîné  au  lieu  du  martyre  où 
regorgeront  sur  l'autel  des  intérêts  personnels  les  chefs  nationaux  qui  incarnent 
les  sept  péchés  mortels  (sic)  (i). 

DqDuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  la  situation  ne  s'est  pas  sen- 
siblement modifiée  au  Phanar.  II  pâmait  cependant  que  le  fameux  tri^ 
bun'al  spirituel  a  opéré  d'heureuses  réformes,  s'il  faut  en  croire  les 
journaux  officieux.  Les  mêmes  intrigues  n'ont  pas  cessé  pendant 
toute  l'année  1920.  L'opinion  populaire  et  les  journaux  ont  réclamé  en 
vain  la  convocation  immédiate  de  l'Assemblée  nationales  pour  procéder 
à  l'élection  du  patriarche  et  ont  montré  les  inconvénients  graves  de  la 


(i)  Pontos,  r*  année,  n*  gi,  23  décembre  [919  (v.  s.). 


456 


ECHOS    D  ORIENT 


situation.  Les  personnages  qui  dirigent  la  politique  du  Phanar  furent 
assez  h.ibiles  pour  faire  patienter  les  gens,  en  leur  «  bourrant  le  crâne  », 
pour  employer  une  énergique  expression  populaire.  Des  notes  sibyllines 
paraissaient  à  intervalles  plus  ou  moins  réguliers  dans  les  journaux. 
On  disait  que  l'élection  du  patriarche  ne  pouvait  avoir  lieu  avant  que 
la  situation  des  Grecs  dans  l'empire  ottoman  fût  réglée,  que  Constan- 
tinople  serait  peut-être  donné  à  la  Grèce,  et  qu'alors  le  patriarclie  devait 
,  être  nommé  par  les  représentants  de  tout  le  royaume;  on  faisait  pré- 
voir, par  ailleurs,  que  les  évêques  dépendants  du  Saint  Synode  d'Athènes 
allaient  constituer  un  nouveau  patriarcat,  etc.,  etc.  Derrière  tout  cela, 
on  sentait  nettement  l'influence  de  la  politique  de  M.  Vénizélos,  Le 
traité  imposé  aux  Turcs,  les  faciles  victoires  des  Grecs  en  Asie  Mineure 
et  en  Thrace  et  leurs  prétentions  nouvelles  furent  un  dérivatif  puissant 
à  la  question  du  patriarche.  La  question  politique  primait  la  question- 
religieuse.  Les  Turcs  n'osent  souffler  mot,  malgré  toutes  les  infractions 
dûment  constatées  au  règlement  solennellement  approuvé  parle  sultan. 
Le  locum  îenens  peut  se  promener  dans  une  automobile  sur  laquelle 
flotte  un  petit  fanion  byzantin  avec  l'aigle  noire  bicéphale,  sans  que  la 
police  turque  ose  enlever  cet  emblème  subversif. 

Il  faut  en  finir,  cependant.  Les  métropolites  des  pays  récemment 
annexés  à  la  Grèce,  réunis  à  Athènes  pour  les  fêtes  de  la  Victoire 
(14-27  septembre),  ont  décidé,  dans  une  réunion  tenue  à  l'iiion  Palace, 
que  le  patriarche  devait  être  élu  dans  les  deux  mois.  Cette  décision 
a  quelque  peu  ému  les  hauts  dignitaires  du  Phanar,  qui  se  sont  demandé 
quelle  en  était  la  valeur.  11  semble  cependant  que  nous  nous  achemi- 
nons vers  une  solution  prochaine  de  la  question  patriarcale.  Le  nom  de 
M&r  Mélétios  Métaxakis,  métropolite  d'Athènes,  est  de  nouveau  mis  en 
avant.  Qui  sera  patriarche  œcuménique  et  quelle  sera  sa  situation, 
voilà  ce  que  nous  apprendra  un  avenir  prochain  (i). 

2.  Incidents  au  Conseil  mixte.  —  On  sait  que  l'Église  grecque  orthodoxe 
de  Constantinople  est  gouvernée  par  deux  Assemblées,  l'une  purement 
ecclésiastique,  le  Saint  Synode,  composé  de  douze  métropolites;  l'autre, 
le  Conseil  mixte,  comprenant  quatre  membres  du  Saint  Synode  et 
huit  laïques,  ceux-ci  désignés  par  les  représentants  des  paroisses  de  la 
capitale  et  du  Bosphore. 

Régulièrement,  les  membres  laïques,  élus  pour  deux  ans^  se  renou- 
vellent chaque  année  par  moitié.  Comme  cette  règle  n'avait  pas  été 


(1)   La  déposition  de   M*'  Mélétios,  conséquence  de  la  chute  de  Vénizélos,  et  le 
changement  de  la  politique  grecque  remettent  tout  en  question. 


CHRONIQUE    DES    ÉGLISES   GRECQUES    ET    SERBES  4S7 

observée  depuis  la  démission  du  patriarche  Me'  Germain  V,  il  fut  décidé, 
à  l'automne  de  19 19,  que  les  laïques  du  Conseil  mixte  seraient  tous 
soumis  à  la  réélection.  On  procéda  donc,  dans  les  42  paroisses  de  la 
ville  et  du  Bosphore,  au  choix  des  représentants  appelés  à  désigner 
les  membres  laïques  du  Conseil.  Péra  en  nommait  deux  en  vertu  du 
règlement  de  1 860-1 862.  Mais  les  chefs  de  cette  communauté  estimèrent 
que  ce  nombre  n'est  plus  en  rapport  avec  celui  de  la  population,  et 
les  campagnes  qu'ils  menèrent  dans  la  presse  et  dans  des  réunions 
publiques  aboutirent  à  l'élection  de  six  représentants.  Tout  le  monde 
n'accepta  pas  cette  façon  de  voir.  Le  locum  tenens,  le  Saint  Synode  et  le 
Conseil  mixte  sortant  firent  entendre  de  vives  protestations  contre  une 
pareille  infraction  au  règlement.  Les  Pérotes  tinrent  bon,  soutenus  par 
la  majorité  des  journaux  qui  voyaient  dans  cet  acte  la  reconnaissance 
du  droit  populaire.  Quelques-uns  cependant  crièrent  à  la  démagogie  et 
prétendirent  que  les  droits  du  peuple  passaient  après  les  règlements. 
La  dispute  dura  plusieurs  semaines  sans  aboutir  à  un  résultat.  Le  Conseil 
mixte  finit  par  accepter  un  compromis  :  il  admettait  quatre  représentants 
sur  six.  Les  Pérotes  maintinrent  leurs  prétentions. 

De  guerre  lasse,  les  potentats  du  Phanar  finirent  par  convoquer 
l'Assemblée  des  représentants  pour  le  23  novembre.  Il  s'y  trouva 
trente  et  un  membres  élus  d'après  le  règlement  et  les  quatre  surnu- 
méraires de  Péra,  Ceux-ci  signèrent  le  registre  de  présence,  malgré  les 
protestations  des  fonctionnaires  phanariotes,  et  prétendirent  prendre 
part  aux  délibérations  au  même  titre  que  les  autres.  Ce  fut  la  cause 
d'une  longue  discussion,  très  vive  et  très  touffue,  pendant  laquelle 
on  entendit  les  critiques  les  plus  acerbes  relativement  au  gouver- 
nement de  l'Eglise.  On  cita  les  Constitutions  politiques  de  l'Angleterre, 
de  la  France  et  de  la...  Chine,  pour  montrer  comment  le  peuple  doit 
être  représenté  dans  le  gouvernement  ;  il  y  eut  des  calembours,  des 
mots  malsonnants,  des  altercations,  deux  démissions  données  puis 
reprises.  En  un  mot,  si  peu  de  dignité  qu'il  fallut  un  moment  sus- 
pendre la  séance  pour  rétablir  le  calme.  Bref,  on  aurait  dit  non  pas 
une  réunion  d'Église,  mais  une  des  plus  tristes  séances  parlementaires 
dans  un  pays  démocratique.  Les  représentants  de  Péra  tinrent  bon  et 
furent  assez  bien  soutenus  pour  qu'au  bout  de  plusieurs  heures  de 
vaines  discussions  on  nommât  une  Commission  de  onze  membres, 
dont  deux  synodiques  et  neuf  laïques,  pour  étudier  le  nouveau  mode 
délection  des  représentants  des  paroisses. 

La  presse  enregistra  le  fait  comme  une  victoire  populaire,  mais  cela 
ne  faisait  point  l'affaire  des  hiérarques  du  Phanar.  Le  locum  ienens  refusa 


4s8  ÉCHOS  d'orient 


d'abord  et  dçnnefi;  leurs  bi^évets  atwi  rncfnbrels  de  là  Gonl mission,  D'où 
cîi*Dpagn0  4ansjes  journaux;  q.ui  alarmèrent  sévèrement  robstlnatitDn 
des  «  a-1  chimistes  d^  Phadiar  »,  çoijïlrtie  les  appelait  l'un  d'eux.  Deux 
membres  lakHjies  du  Conseil  sortant,  MM.,  Pappas  et  Charalambidès, 
refusèrent  de  siégjsry  rendant  ainsi  impossibles  les  réunions,  11  fallut  que 
le  locuNi  tentm  leur  envoyât  des  lettites  offieiéûseSy  pui§  une  délégation 
composée  du  métropolite  de  Vizy'a  et  de  M.  Carathéodoris. 

Enfin,  au.  bout  de  six  sema-ines  de  disputes  et  de  combinarsoiis;, 
l'Assemblée  des  rq^résentants  deti  paroisses  fut  de  nouveau  convo'quée 
pour  le  5  ja-nvier.  Il  avait  été  décidé  que  les  quatre  députés  de  Péra  rte 
se  présentet^jent  que  lorsqu'on  a-urait  statué  sur  leur  cas.  Ils  vinrent 
■^luand  même,  et  \t  locmi  ienen&  n.e  réussit  pas  à  les  faire  mettre  à  la 
porte.  Vojfant  qu'ils  étaient  soutenus  par  la  majorité  de  l'Assemblée^  il 
finit  même  par  déclarer  qu'il  n'y  avajt  plus  aucune  opposition  contre 
eux.  M.  Couvélas,  secrétaire  du  Conseil  mixte  sortant,  lut  un  exposé  de 
la  situation. des  affaires  q^i  n'eut  point  l'heur  de  plaire  à  tout  le  monde. 
M.  Sotropas,  et  après  lui  M.  Macridès,  fit  entendre  des  criti-ques  très 
vives,  particulièrement  à  propos  (^es  orphelins  de  la  guerre  pour  les- 
quels il  n'avait  pas  été  faitgrand'chose,  à  propos  de?  la^esttion  financière, 
des  nouvelles  taxes  ài.mposer  au  peuple;,  enfin  à  propos  des  démarches 
du  locitm  temfis  lors  de  son  voyage  à  Paris.  Les  métropolites  de  Vizya 
et  d'Ainos^  plus  spécialement  visés  par  ces  critiqués,  s'échauffèrent  et 
répondirent  avec  violence.  Le  lo/^utH  tenen$  lui-même  ne  sut  pas  garder 
son  sang-froid.  Ce  fut  une  réédition  de  la  pitoyable  séance  du  2;?  no- 
vembre. On  finit  par  procéder  à  l'élection  des  huit  membres  qui 
devaient  prendre  part  aux  délibérations  du  Conseil  mixte  pendant 
l'année  1920  :  MM.  Carathéodoris,  Dallas,  Spatharis,  Keutchéoglou, 
John  Hadjopoulos,  Th.  Pappas,  S.  Casanova  et  Thomaréis.  Depuis  lors, 
les  incidents,  les  disputes,  les  querelles  de  personnes  et  lés  articles 
acerbes  des  journaux  n'ont  guère  cessé.  Le  membre  le  plus  discuté  et 
le  plus  désagréable,  au  dire  des  mauvaises  langues,  M.  John  Hadjo- 
poulos, a^  renouvelé  en' octobre  la  petite  comédie  qu'il  jouait  pério- 
diquement sous  le  patriarcat  de  Joachim  III,  M  a  donné,  puis  retiré  sa 
démission.  Il  ne  veut  pas  voir  qu'il  y  a  quelqaie  chose  de  changé  dans 
l'attitude  du  peuple  à  l'égard  des  vi^ux  routiers  de  la  politique  reli- 
gieuse qui  ont  établi,  à  son  exemple;,  leur  demeure  au  sein  du  Conseil 
mixte.  Les  affaires»  restent  forcément  en  souffrance  avec  toutes  ces 
querelles,  et  les  intéressés  se  plaignent.  Voilà  le  plus  clair  résultat  de 
l'introduction  de  la  démocratie  dans  l'Église. 

3.  Un  Panama  phanariote.  —  Parmi  les  causes  qui  ont  amené  la  dépo- 


CHRONIQUE    DES   ÉGtlSES    GrtÉCQUES    ET    SERBES  4^9 

sitibn  du  patriarche  Oermam- V,  i!  (Àiàt  placéf  Taffaîre  d«  la^  succession 
Cambouroglou.  En  mai  1966,  ce  gros  ricHard  avait  lahâé  par  testament 
au  patriarche  œcuménique  la  jolie  somme  de  ioo  ooo  livres  turques 
('4  6<i)Oi(>oo  francs  à  cette  époq-ue)  pour  les  besoinsr  des  œuvres  nàtio- 
naies.  Or,  sous  le  patriarcat  de  M^^  Gernîàin  V,  cette  somnie  s'est  vola- 
tilisée presque  complètemeiit,  san*  qà'ôtt  ait  ent<^i*e  sti  dune  faiçon 
exacte  di\  elle  a  passé.  Pendant  Ib  guerre,  une  cànlpàgne  dé  presse  ti^ 
violente  fdt  menée  contre  le  patriarche  que  lopinidn  publique  accusait 
à  tort  ou  à  raison  d'être  le  prfndpal  coupabfe.  Comrne  il  éta^it  en  exté!- 
lents  tennesi  avec  les  jeunes  Turcs,  il  resta- en  charge  malgré  l'hostilité 
de  ses  ouailles.  Sa  déposition  n'a  pas  éclairci  l'affaire  Cambouroglou. 
A  maintes  reprises,  le  Conseil  mixte  s'en  est  occupé  :  des  Commissions 
d'enquête  ont  été  nommées,  des  experts  appelés,  des  avocats  célèbres 
consultés,  des  frais  considérables  engagés  qui  ont  absorbé  le  reste  de 
l'héritage.  On  est  à  peu  près  toujours  au  même  point.  L'ex-patriarche 
Germain  V,  qui  vit  tranquillement  dans  sa  retraite  de  Cadi-Keuy  (l'an- 
tique Chalcédoine),  sur  la  côte  d'Asie,  a"  envoyé  cet  été  au  Conseil 
mixte  une  lettre  fort  digne  dans  laquelle  il  dêdara'it  se  mettre  à  sa 
disposition  pour  fournir  toutes  lés  explications  désirables.  On  ne  pou- 
vait mieux  faire.  Il  n'a  pas  été  convoqué',  ce  qui  permet  aux  journalistes 
d'affirmer  que,  s'il  est  coupable,  il  a  laissé  bien  dés  complices  derrière 
lui' en  quittant  le  Phanar.  Ceux-ci,  sans  doute,  trouvent  que  les  expli- 
cations proposées  ne  sont  pas  désirables.  On  ne  sait  pas  du  reste 
devant  quei  tribunal  sera  appelée  cette  affaire,  si  jamais  on  essaye  de 
la  juger.  H  est  plus  probable  qu'on  la  laissera  tomber. 

4.  L'affaire  de  Kéfassonde.  — Singulière  histoire  que  celle-là  !  L'éparchie 
de  Chaldia,  dont  le  titulaire  demeure  à  Gumuch-Hané",  est  tout  entière 
située  à  l'intérieur  des  terres  et  n'a  aucune  issue  sur  la  mer  Noire.  Son 
titulaire  actuel,  Me''  Laurentîos,  estima  sans  doute  que  par  ce  temps 
dé  réclamations  universelles  il  pouvait,  lui  aussi,  revendiquer  un 
débouche  sur  la  mer.  ne  serait-ce  que  pour  en  respirer  la  brise  rafraî- 
chissante sans  avoir  à  sortir  de  son  territoire.  11  entra  donc  en  pour- 
parlers avec  les  habitants  de  KérasSonde  et  fit  tant  et  si  bien  qu'ils 
votèrent  leur  rattachement  à  la  métropole"  dé  Chaldia  au  détriment  de 
celle  de  Trébizonde.  Mp^  Chrysanthe,  qui  gouverne  cette  dernière,  n'est 
pas  homme  à  se  laisser  traiter  avec  tant  de  sans-gène.  11  protesta' donc 
auprès  du  Saint  Synode,  au  sein  duquel  il  possède  dés" a'mis  puissants. 
Malheureusement  pour  lui,  il  a  assez  mauvaise  presse,  tandis  que  son 
adversaire  est  plutôt  en  faveur.  On  reprocheà  Me^ChrySanthe  de  n'avoir 
pas  suffisamment  défendu  les  revendications  de  ses  compatriotes  du 


460  ÉCHOS    d'orient 


Pont  lors  de  sa  mission  à  Paris  et  à  San-Remo  (1).  Les  journaux  l'ont 
même  accusé  d'avoir  «  trahi  la  nation  »  (2). 

Le  Saint  Synode  fut  assez  embarrassé  pour  trancher  un  différend  qui 
se  compliquait  d'une  question  de  personnes.  11  décida  cependant,  au 
début  de  juillet,  que  le  district  de  Kérassonde,  objet  du  litige,  ne  serait 
pas  rendu  pour  le  moment  au  diocèse  de  Trébizonde  ni  rattaché  à  celui 
de  Chaldia;  il  dépendra  directement  du  Saint  Synode  jusqu'à  l'élection 
du  patriarche  qui  devra  résoudre  la  difficulté.  Quant  à  M&'  Laurentios, 
après  lui  avoir  signifié  de  se  retirer  dans  le  monastère  de  la  Phanéroméni 
et  de  ne  pas  en  bouger,  on  l'a  laissé  libre  de  vivre  où  bon  lui  semblerait, 
pourvu  que  ce  fût  en  dehors  de  son  diocèse.  Un  exarque  patriarcal  a  été 
désigné  pour  administrer  celui-ci  jusqu'à  la  sentence  du  futur  patriarche. 

III.    Patriarcat    de  Jérusalem 

I.  Politique  du  patriarcat .  —  Depuis  l'entrée  à  Jérusalem  des  troupes 
alliées  (décembre  19 17),  le  patriarcat  grec  orthodoxe  de  cette  ville 
n'est  pas  resté  inactif.  La  multiplicité  des  revendications  nationales  au 
sujet  des  Lieux  Saints  lui  inspira  l'idée  de  renforcer  sa  situation  en 
faisant  appel  au  gouvernement  d'Athènes.  En  l'absence  du  patriarche 
Damianos,  emmené  par  les  Turcs,  il  se  tint,  le  16  mai  19 18,  sous  la 
présidence  de  l'archevêque  du  Sinaï,  une  réunion  composée  presque 
uniquement  de  membres  de  la  Confrérie  du  Saint-Sépulcre  pour  exa- 
miner la  situation  financière  du  patriarcat.  On  constata  qu'elle  n'était 
pas  brillante  et  que  les  dettes  se  montaient  à  la  somme  coquette  de 
10600000  francs.  Devant  un  pareil  état  de  choses,  il  fut  décidé,  à  la 
presque  unanimité  des  voix,  de  faire  appel  au  gouvernement  de 
M.  Vénizélos  pour  que  le  protectorat  des  Lieux  Saints  fût,  confor- 
mément aux  anciennes  traditions,  dévolu  à  un  prince  chrétien  et  que 
ce  prince  fût  le  roi  de  Grèce.  En  retour,  le  gouvernement  d'Athènes 
devait  établir  une  union  très  étroite  entre  le  patriarcat  et  lui,  payer  les 
dettes  et  régler  les  «  questions  pendantes  ».  Les  Grecs  entendaient 
évidemment  par  cette  expression  l'évincement  des  autres  communautés 


(1)  Les  habitants  du  Pont  voulaient  s'organiser  en  république  indépendante,  en 
attendant  de  pouvoir  s'unir  à  la  Grande  Grèce. 

(2)  On  disait  ouvertement  qu'il  ambitionne  une  place  au  Saint  Synode  et  que  pour 
la  lui  donner  ses  amis  ont  essayé  d'obtenir  la  démission  d'un  membre,  le  métropolite 
de  Kirk-Kilissé,  à  qui  serait  servie  une  pension  de  i5o  livres  par  mois.  La  candida- 
ture possible  de  ce  M'^Chrysanthe  au  trône  patriarcal  a  aussi  été  envisagée  et  déclarée 
inacceptable  par  les  journaux. 


CHRONIQUE    DES    ÉGLISES   GRECQUES    ET    SERBES  46 1 

chrétiennes  établies  depuis  des  siècles  dans  le  Saint-Sépulcre  et  autres 
Lieux  Saints. 

Sans  se  méprendre  sur  la  gravité  des  difficultés  que  présentait 
cette  affaire,  le  gouvernement  de  Vénizélos  se  garda  bien  de  repousser 
une  offre  dont  il  pouvait  tirer  parti  pour  les  revendications  nationales. 
Il  envoya  donc  son  représentant  à  Alexandrie,  M.  Sahtouris,  pour  exa- 
miner la  situation.  Ce  délégué  estima  qu'il  y  avait  lieu  de  vendre  le 
plus  grand  nombre  des  immenses  propriétés  que  possède  le  patriarcat, 
afin  d'éteindre  une  partie  df  la  dette.  Cette  mesure  n'a  pu  être  mise 
en  vigueur,  parce  que  les  autorités  anglaises  s'y  sont  opposées,  mais 
un  télégramme  de  l'été  1920  nous  a  appris  que  le  gouvernement 
d'Athènes  avait  payé  intégralement  les  dettes  du  patriarcat.  Cependant, 
le  roi  de  Grèce  n'est  pas  protecteur  des  Lieux  Saints.  Qiiel  avantage  la 
Grèce  a-t-elle  donc  obtenu  pour  donner  si  facilement  plus  de  10  mil- 
lions de  francs  d'un  coup  ? 

En  même  temps  que  se  menaient  ces  pourparlers,  les  évêques  et 
les  moines  grecs  se  livraient  à  une  propagande  très  active  contre  la 
France  et  le  catholicisme  au  profit  de  l'Angleterre.  Des  instructions 
verbales  furent  envoyées  dans  toutes  les  localités  orthodoxes  pour 
presser  les  fidèles  de  se  prononcer  en  faveur  de  l'Angleterre.  Le  métro- 
polite de  Saint-Jean-d'Acre  publia  même  un  mandement  pour  montrer 
que  l'Église  orthodoxe  avait  tout  intérêt  à  se  prononcer  en  faveur  de  la 
Grande-Bretagne  protestante  contre  la  France  catholique.  Cette  propa- 
gande, très  profitable,  diton,  pour  ceux  qui  l'ont  conduite,  a  duré 
jusqu'au  moment  où  a  été  créé  le  fameux  Home  national  juif.  Les  Grecs 
durent  se  rendre  compte  alors  que  le  danger  était  autrement  menaçant 
de  ce  côté  que  du  côté  français. 

2.  Lutte  contre  le  patriarche.  —  Le  prélat  qui  préside  depuis  bientôt  uji 
quart  de  siècle  aux  destinées  de  l'Église  orthodoxe  de  Jérusalem  a  déjà 
vu  bien  des  intrigues  et  bien  des  cabales  formées  contre  lui.  11  a  été 
déposé  une  première  fois  en  1909  par  la  Confrérie  du  Saint-Sépulcre 
à  propos  des  difficultés  qui  s'élevèrent  entre  Grecs  et  Arabes  (i).  Le 
gouvernement  jeune-turc  le  maintint  sur  son  siège,  et  ses  adversaires 
les  plus  acharnés,  parmi  lesquels  Mk''  Mélétios  Métaxakis,  actuellement 
métropolite  d'Athènes,  furent  expulsés.  Pendant  la  guerre,  Mg'Damianos 
s'accommoda  fort  habilement  du  régime  despotique  de  Djémal  Pacha, 
tout  en  faisant  semblant  de  défendre  les  droits  des  chrétiens  contre  leurs 
persécuteurs.  C'est  cette  duplicité  qui  lui  a  créé  des  difficultés  nouvelles. 


(1)  Cf.  Echos  d'Orient,  t.  XII,  1909,  p.  109,  364  sq. 


462  ÉCHOS  d'orient 


Au  moment  <^e  leur  rpcu.l,  les  Turcs  l'avaient  emmerié  avec  eux  comme 
otage.  Ses  adversaires  mirent  cette  circonstance  à  profit  pour  le  déclarer 
déchu  à  cause  d,e  ses  .relations  avec  le  parti  jeune-turc.  Mais  tandis  qu'ils 
s'agitaient  et  délil?éravent  entre  eux,  M?'"  Damianos  chaoïgeait  une  fois 
de  plus  de  politique,,  se  r«/:o.nciliait  avec  les  Anglais  qui  l'avaient 
jusque-là  tenu  povntrè-s'  suspect  et  rentrait  à  i'iraproviste  à  Jérusalem, 
ayant  q^ie  rapposjition  eût  -eu  le  temps  de  lui  donner  un  successeur. 
Force  fut  au3^  mécontents  d'accueillir  1^  prélat,  qu'ils  sentaient  sat^tenu 
par  les  représentants  de  l'Angleterre. 

Cependant,  lu  presse  grecque  d'Athènes,  de  Constantinople  et  de 
Smyrne  menait  une  violente  campagne  contre  lui.  Tous  les  vieux  griefs 
étaient  mis  ^en  avant  et  de  nouveaux  surgissaient  selon  le  caprice  des 
journalistes.  11  semble  bien  qu'il  y  ait  eu  un  mot  d'ordre  général  donné 
et  venu  probablement  d'Athènes.  Au  printemps  de  1920..  1-es  opposants 
se  réunirent  une  fois  de  plus  au  monastère  de  Saint-Gonstatitin,  eh  face 
du  patriarcat,  et  déclarèrent  déchu  M^;'  Daraianos.  Celui-*ci  ne  se  laissa 
pas  trouver  par  une  déposition  qui  se  renouvelait  pour  la  deuxième 
fois.  Fort  de  l'appui  de  plusieurs  membres  de  son  Synode  et  surtout  de 
celui  des  autorités  anglaises,  il  resta  tranquillement  sur  son  siège.  Cela 
ne  faisait  pas  Taftaire  de  ses  ennemis.  Sous  l'influence  de  M^'-  Mélétios 
Métaxakis.  le  gouvernement  d'Athènes  crut  bon  d'envoyer  à  Jérusalem 
un  fonctionnaire  des  At^aires  étrangères,  M.  Tchorbadjoglou,  pour 
étudier  la  situation  sur  place.  Le  résultat  de  cette  enquête  fut  qu'il 
fallait  absolument,  pour  sauve_garder  les  intérêts  grecs  en  Palestine, 
éloigner  Mg' Pamianos  de  la  Ville  Sainte.  M.  Tchorbadjoglou  se  rendit 
a'ors  à  Alexandrie  et,  accompagné  de  l'agent  diplomatique  grec, 
M.  Sahtouris.  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  il  se  présenta  au  maré- 
chal Allenby  pour  lui  exposer  la  situation  et  lui  demander  si  les  auto- 
rités ariglaises  de  la  Palestine  verraient  un  inconvénient  à  la  réunion 
d'une  assemblée  pour  procéder  à  l'élection  d'un  nouveau  patriarche.  Le 
maréchal  répondit  qu'il  ne  connaissait  pas  la  question,  mais  qu'il  allait 
prendre  des  informations.  Sut  sa  demande,  le  général  Bols,  gouverrwpr 
général  de  la  Palestine,  procéda  à  une  enquête  au  cours  de  laquelle 
Ms»"  Damianos  put  exposer  son  point  .4e  vue  et  répondre  aux  accusations 
de  M.  Tchorbadjoglou.  11  déclara  qu'il  avait  envoyé  lui-même  à  Athènes 
les  règlements  d-ç  1  Eglise  de  Jérusalem,  afin  de  prouver  qu'il  ne  les 
avait  pas  enfreints,  que  la  Commission  nommée  pour  examiner  ces 
règlements  était  présidée  par  son  ennemi  personnel,  Ms'  Mélétios 
Métaxakis,  et  que  si  elle  avait  conclu  à  une  revision,  elle  n'avait  pas 
prouvé  le  bien  fondé  des  griefs  qu'on  lui  faisait.  Là-dessus,  le  général 


CHRONIQUF    DES    ÉGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  46^ 

Bols,  d'accord  avec  le  maréchal  Allenby,  interdit  l'aliénation  des  pro- 
priétés du  patriarcat  et  l'intrusion  d'influences  étrangères  dans  un 
pays  soumis  à  l'administration  britannique. 

Devant. ce  résultat  inattendu  de  ses  démarches,  M.  Tchorbadjoglou 
crut  bon  de  rentrer  à  Athènes. 

On  ne  voit  pas  quelles  rarsons  canoniques'le  gouvernement  d'Athènes 
et  Mr'-  Mélétios  Métaxakis  peuvent  bien  invoquer  pour  s'iram;is.Ciçr  d^ns 
les  affaires  du  patfiarcat  de  Jérusalem;  Ou  rpomént  quçi^s  Grecs  .açit 
admis  comme  une  règle  inflexible  le  principe  de  l'autonomje  des  Églises, 
sur  quoi  se  basent  les  Athéniens  pour  chercher  querelle  à  Mt^rDami^Bos? 
Depuis  quand  un  simple  métropolite  se  ;pose-t-il  en  juge  d'un  patriarche 
qui  gouverne  une  Église  étrangère  reconnue  indépendante  depuis  plus 
de  1400  ans? 

Voilà  comment  les  «  orthodoxes  »  respectent  les  «  saints  canons  »• 
quand  leurs  passions  ou  leurs  intérêts  naticmaux  sont  en  j^eu. 

Après  l'échec  de  M.  Tchorbadjoglou,  les  adversaires  de  M«?''  DamiaooS 
se  tinrent  tranquilles,  mais  pas  pour  lon-gtemps.  Ils  profitèrent  de  ce 
qu'il  fait  sa  cour  au  haut  commissaire  juif  de  Palestine,  M.  Herbert 
Samuel,  et  qu'il  l'a  reçu  avec  les  plus  grands  honneurs,  pour  metiier  une 
nouvelle  campagne  de  presse  contre  lui.  Ils  lui  reprochent  de  trahir 
les  intérêts  de  la  nation  (!)  au  profit  du  sionisme.  Le  Saint  Synode 
de  Constantinopje,  pressé  à  plusieurs  reprises  de  se  prononcer  sur  la 
question,  a  toujours  fait  la  sourde  oreille  et  déclare  qu'il  ne  prendra 
de  décision  que  lorsqu'il  connaîtra  parfaitement  l'aÇEaire.  La  plupart  de 
ses  membres,  comme  d'ailleurs  beaucoup  de. Orecs  dç Turquie, trouvent 
<jue  les  sujets  du  r^oi  Alexandre  deviennent  encombrants,  qu'ils  s'im- 
miscent dans  un  grand  nombre  datïaires  qui  ne  les  regardent  pas.,,  et 
qu'ils  les  embrouHlent  au  lieu  de  les  résoudre. 

Bonhomie  ou  malice,  Mr'  :Damianos  a  envoyé,  le  23  août,  une 
lettre  officielle  à  M.  Vénizélos  l'invitant  à  venir  faire  un  pèlerinage 
d'action  de  grâces  pour  remercier  le  ciel  du  nombre  si  grand  des  Vic- 
toires obtenues  récemment  par  la  nation  grecque.  Il  invoque  à  -ce 
propos  l'exemple  des  empereurs  et  des  généraux  byzantins  qui,  après 
chaque  expédition  heureuse,  ne  manquaient  pas  d'aller  se  prosterner 
devant  le  Tombeau  du  Christ. 

11  faut  croire  que  le  patriarche  grec  a  été  victime  d'un  mirage 
historique,  car,  à  part  l'empereur  Héraclius,  on  ne  voit  guère  les 
triomphateurs  byzantins  prendre  le  chemin  de  Jérusalem  au  retour  de 
leurs  campagnes  victorieuses. 

J.  Lacombe. 


464  ÉCHOS    d'orient 


IV.    Eglise   serbe 

I.  Union  des  Églises  serbes.  Rétablissement  du  patriarcat  d'Ipek.  — 
Pendant  longtemps  les  Serbes  semblèrent  destinés  à  vivre  séparés  sous 
des  sujétions  différentes.  Tandis  que  la  grande  majorité  de  ce  peuple 
demeurait  soumise  aux  Turcs,  une  importante  fraction  avait  émigré  en 
Hongrie,  aux  xvii»  et  xviiF  siècles.  L'unité  religieuse  avait  disparu  aussi 
bien  que  l'unité  politique.  L'antique  patriarcat  d'Ipek  était  tombé  sous 
les  coups  des  Phanariotes  (1766),  mais  une  nouvelle  Église  s'était 
constituée  en  Hongrie  et  les  montagnards  de  la  Tchernagora  vivaient 
indépendants  sous  la  direction  de  leur  prince-évêque.  Le  xix«  siècle 
compliqua  encore  cette  situation,  si  bien  qu'à  la  veille  de  la  grande 
guerre  les  Serbes  orthodoxes  obéissaient  à  cinq  juridictions  différentes: 
10  patriarcat  de  Carlovitz  en  Hongrie;  20  évêchés  de  Zara  et  Cattaro  en 
Dalmatie,  eux-mêmes  suffragants  de  l'archevêché  ruthéno-roumain  de 
Tchernovitz  en  Bukovine;  3°  évêchés  de  Bosnie-Herzégovine  récemment 
reconnus  indépendants  par  le  Phanar  ;  4°  métropole  de  Cettigné  pour 
le  Monténégro;  y  enfin,  Église  synodale  du  royaume  de  Serbie. 

En  même  temps  que  l'unité  politique,  les  Serbes  ont  voulu  rétablir 
l'unité  religieuse  entre  les  diverses  fractions  de  leur  peuple.  Celle-ci 
a  été  réalisée  en  fait  aussitôt  après  l'armistice,  mais  il  fallait,  par  respect 
pour  les  «  saints  canons  »,  demander  à  1'  «  Église-Mère  »  de  Constan- 
tinople  l'autorisation  de  rétablir  l'antique  patriarcat  d'Ipek.  11  y  avait  du 
reste  à  régler  le  transfert  de  juridiction  pour  les  six  métropoles  de 
Monastir,  Uskub,  Stroumnitza,  Dibra,  Ochrida  et  Prizrend  et  l'évêché 
de  Polianni,  dont  le  sort  n'avait  pu  être  fixé  depuis  les  guerres  balka- 
niques de  1912-1913.  C'est  pourquoi  des  pourparlers  furent  engagés 
l'hiver  dernier  avec  le  patriarcat  œcuménique.  Ils  durèrent  plusieurs 
mois,  et  ce  n'est  que  le  16  mai  1920  que  MM.  Gabrielovitch  et  Biber- 
covitch  purent  signer  avec  les  représentants  du  Saint  Synode,  les 
métropolites  Constantin  de  Cyzique  et  Anthime  de  Vizya,  un  accord 
qui  réglait  la  question  des  Églises  de  Macédoine  passées  sous  la  domi- 
nation serbe.  Aux  termes  de  cet  accord,  le  patriarcat  de  Constantinople 
déclare  renoncer  à  tous  ses  droits  sur  ces  Églises.  En  retour,  le  gouver- 
nement de  Belgrade  s'engage  à  lui  payer  la  somme  de  i  500000  francs, 
soit  un  million  après  l'échange  des  signatures  et  500  000  francs  au 
moment  où  sera  publié  le  tomos  ou  bref  patriarcal  notifiant  cet  accord. 
Le  tomos  en  question  ne  pourra  évidemment  paraître  qu'après  l'élec- 
tion du  nouveau  patriarche  de  Constantinople. 

Les  pourparlers  furent  plus  laborieux  au  sujet  du  rétablissement  du 


CHRONIQUE    DES    ÉGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  465 

patriarcat  et  subirent  même  une  éclipse  au  mois  d'août.  Ce  n'est  qu'en 
septembre  que  les  Serbes  purent  procéder  à  la  proclamation  solennelle 
de  lunion  de  leurs  diverses  Eglises  en  un  patriarcat  unique.  La  céré- 
monie eut  lieu  à  Carlovitz,  où  le  métropolite  de  Belgrade  officia  solen- 
nellement, entouré  de  tous  les  évêques  orthodoxes  du  royaume,  d'un 
clergé  nombreux,  en  présence  du  vice-roi  Alexandre,  du  Conseil  des 
ministres  et  d'une  affluence  considérable  de  peuple.  L'élection  du 
patriarche  n'eut  lieu  qu'au  début  de  novembre.  Le  choix  se  porta  sur 
Mg>  Dimitri,  métropolite  de  Belgrade.  Il  n'y  a  plus  désormais  qu'une 
seule  Eglise  serbe,  gouvernée  par  un  Saint  Synode  ayant  à  sa  tête 
le  patriarche  du  titre  d'ipek. 

Tout  le  monde,  en  Serbie,  n'a  pas  vu  d'un  bon  œil  les  pourparlers 
que  le  gouvernement  a  engagés  avec  le  patriarcat  œcuménique. 
A  propos  des  difficultés  qui  se  sont  élevées  au  mois  d'août  entre  les 
délégués  serbes  et  les  Grecs,  le  Glasnik,  organe  du  clergé  paroissial, 
s'éleva  avec  force  contre  cette  déférence  excessive  à  l'égard  du  Phanar. 
II  prétendit,  non  sans  raison,  que  l'Église  serbe  n'avait  pas  à  demander 
d'autorisation,  puisque  la  reconnaissance  solennelle  faite  en  1376  du 
patriarcat  d'ipek,  sous  le  roi  Lazare,  donnait  à  cette  Eglise  le  droit 
incontestable  de  relever  un  titre  qui  était  devenu  comme  un  bien 
national. 

2.  Réformes.  —  Le  clergé  paroissial,  déjà  fort  turbulent  avant  la 
grande  guerre,  s'agite  beaucoup  depuis  deux  ans.  Comme  dans  les 
autres  Eglises  orthodoxes,  il  souffle  en  Serbie  un  vent  de  réforme  qui 
menace  d'emporter  bien  des  choses  vénérables  avec  d'autres  moins 
importantes.  Ici,  les  prêtres  n'ont  même  pas  attendu  les  décisions  tou- 
jours fort  lentes  du  Saint  Synode;  ils  ont  opéré  de  leur  propre  chef  les 
modifications  qui  leur  semblent  nécessaires.  Leurs  revendications  sont 
d'ailleurs  multiples  et  variées:  second  mariage  des  prêtres,  mariage 
des  evêques,  abréviation  de  la  Messe,  réforme  du  costume  ecclésias- 
tique, droit  de  se  couper  les  cheveux  et  de  se  raser  à  leur  convenance, 
remplacement  du  paléoslave  par  le  serbe  comme  langue  liturgique, 
traitement  fixe  et  suffisant  assuré  à  tous  les  prêtres,  pension  de  retraite 
pour  la  vieillesse,  etc.  Beaucoup  d'ecclésiastiques  ont  déjà  renoncé  au 
kalimafka,  comme  étant  d'origine  judaïque  ;  ils  portent  les  cheveux  courts, 
se  rasent  et  revêtent  le  costume  séculier  dans  la  vie*  ordinaire. 

3.  Second  mariage  des  prêtres.  —  La  réforme  la  plus  vivement  discutée 
et  la  plus  populaire,  parce  qu'elle  touche  de  plus  près  le  clergé  paroissial, 
non  seulement  en  Serbie,  mais  encore  dans  toutes  les  Eglises  orientales, 
c'est  celle  du  second  mariage  des  ecclésiastiques.  Les  canons  permettent 

Ixh^s  d'Orient.  —  T.  XIX.  jg 


466  HCHOS  d'orient 


à  un  diacre  ou  à  un  prêtre  de  vivre  dans  l'état  du  mariage,  mais  ils 
leur  interdisent  de  convoler  en  secondes  noces  en  cas  de  veuvage.  Le 
sacrement  de  l'Ordre  est  considéré  comme  un  empêchement  dirimant. 
Aucune  Hglise  n'a  encore  osé  passer  outre  à  cette  interdiction.  Ilya  une 
dizaine  d'années,  l'Eglise  arménienne  d'Etchmiadzin,  au  Caucase,  examina 
la  question,  et  l'on  crut  un  moment  qu'elle  allait  abroger  sur  ce  point  la 
législation  ancienne,  mais  le  respect  des  «  saints  canons  »  l'emporta  sur 
le  désir  d'adopter  la  mesure  proposée.-  On  ne  voit  pas,  cependant, 
quelles  raisons  doctrinales  peuvent  s'opposer  aux  secondes  noces  des 
ecclésiastiques,  du  moment  qu'on  leur  permet  de  vivre  dans  l'état  de 
mariage.  Les  inconvénients  de  cette  législation  sont  souvent  très  graves. 
Qut  peut  faire  un  prêtre  qui  reste  veuf  avec  des' enfants  en  bas  âge, 
quand  sa  situation  matérielle  est  ordinairement  misérable?  Telle  est  la 
question  qui  se  posait  depuis  longtemps,  et  il  faut  bien  dire  que,  soit 
nécessité,  soit  entraînement  des  passions,  beaucoup  la  résolvaient  prati- 
quement  par  un  concubinage  plus  ou  moins  public. 

Cette  question  s'est  posée  d'une  façon  plus  impérieuse  en  Serbie, 
après  la  guerre  et  les  épidémies  qui  ont  ravagé  ce  pays.  Des  centaines 
de  prêtres  devenus  veufs  réclamèrent  le  droit  de  se  remarier  sans 
renoncer  pour  cela  à  la  vie  cléricale.  Le  Saint  Synode  de  Belgrade  refusa 
d'enfreindre  sur  ce  point  les  canons  antiques.  Réunis  en  Congrès  à  l'au- 
tomne de  1919,  les  prêtres  des  paroisses  lui  donnèrent  jusqu'au  r^  jan- 
vier 1920  pour  accorder  l'autorisation  qu'ils  réclamaient  de  lui.  L'agi- 
tation fut  dès  lors  très  vive  dans  tout  le  pays,  et  les  ecclésiastiques  des 
Églises  voisines  suivaient  avec  le  plus  vif  intérêt  la  lutte  entreprise  par 
leurs  confrères  serbes.  Ne  voyant  pas  aboutir  leurs  revendications, 
ces  derniers  prirent  le  parti  de  se  passer  de  l'autorisation  officielle  et 
se  marièrent  les  uns  les  autres.  Les  journaux  furent  bientôt  remplis 
du  récit  des  noces  de  prêtres  veufs  avec  des  institutrices,  des  veuves  de 
popes,  des  infirmières,  etc.  L'autorité  ecclésiastique  s'en  émut.  Elle 
envoya  d'abord  un  évêque  à  Constantinople  pour  demander  conseil 
à  r  «  Hglisc-Mère  ».  Le  Saint  Synode  grec  sentit  qu'il  jouait  gros 
jeu  s'il  se  prononçait  d'une  façon  catégorique  dans  un  sens  ou  dans 
lautre.  Déclarer  vouloir  maintenir  les  canons  anciens  dans  toute  leur 
rigueur,  c'était  s'attirer  la  haine  du  bas  clergé;  abroger,  au  contraire, 
la  discipline  suivie  jusque-là,  c'était  courir  le  risque  d'être  accusé  de 
rehkhement  et  de  se  voir  anathématiser  par  les  «  pieux  orthodoxes  ». 
Toutes  les  Eglises  attendaient  avec  le  plus  vif  intérêt  la  décision  que  le 
Phanar  allait  prendre.  Son  honneur  et  son  prestige  étaient  donc  en  jeu. 
1.  s'en  tira  par  une  réponse  ambiguë,  bien  conforme  à  sa  façon  d'agir 


CHRON'IQUE    DES    ÉGLISES    GRECQUES    ET    SERBES  467 

habituelle.  11  déclara  solennellement  cjue  «  si  l'Eglise  serbe,  ayant 
mûrement  pesé  toutes  choses,  prenait  le  parti  d'autoriser  les  secondes 
noces  des  prêtres,  on  ne  pourrait  l'accuser  d'avoir  agi  à  la  légère  ». 
C'était  donc  conseiller  aux  Serbes  de  s'arranger  entre  eux.  11  faut  croire 
que  cette  réponse  ne  satisfit  personne,  car  l'agitation  reprit  de  plus  belle 
devant  les  hésitations  du  Saint  Synode  de  Belgrade.  Les  évêques  n'osaient 
prendre  sur  eux  de  donner  l'autorisation  et  les  prêtres  s'en  passaient 
de  plus  en  plus.  Finalement,  l'autorité  ecclésiastique  recourut  aux 
mesures  de  rigueur  contre  les  prêtres  révoltés  :  leurs  mariages  furent 
déclarés  nuls  et  eux-mêmes  traduits  en  justice  pour  infraction  à  la 
discipline.  Irrités,  ils  s'adressèrent  alors  à  l'Assemblée  nationale.  Devant 
cette  agitation  sans  cesse  grandissante,  le  Saint  Synode  se  réunit  une 
fois  de  plus  en  septembre,  mais  sans  prendre  encore  de  décision.  On 
croit  cependant  qu'il  finira  par  céder. 

J.  Lacombe. 


L'instruction  publique  et  l'Eglise  au  Monténégro 


A  la  suite  de  l'article  publié  par  notre  collaborateur  M.  J.  Chichkof,  dans  le 
numéro  ii8  de  la  Revue  (avril-juin  1920)  :  «  Coup  d'oeil  sur  l'histoire  politique 
et  religieuse  du  Monténégro  »,  nous  avons  reçu  de  M.  Pierre  Chotch,  ministre 
de  l'Instruction  publique  du  Monténégro,  résidant  à  Neuilly-sur-Seine,  avec  son 
gouvernement,  une  note  rectificative  au  sujet  du  développement  des  études 
dans  la  Montagne  Noire.  Nous  la  publions  volontiers,  à  titre  documentaire  et 
sans  y  rien  modifier.  Il  ne  nous  appartient  pas  de  prendre  parti  dans  la  querelle 
qui  met  aux  prises  Yougo-Sîaves  et  Monténégrins  à  propos  de  la  fusion  en  un 
seul  État  de  toutes  les  branches  de  la  grande  famille  serbe.  (N.  D.  L.  R.) 

Aux  xiv*  et  xv«  siècles,  les  nations  chrétiennes  ne  voyaient  pas  tout 
le  danger  que  constituait  l'invasion  turque.  Leurs  intérêts  s'entre- 
croisaient, ce  qui  favorisait  l'avance  djes  Turcs.  En  1453,  ceux-ci  occu- 
paient déjà  la  capitale  byzantine,  Constantinople.  Les  Turcs  subjuguèrent 
successivement  tous  les  pays  balkaniques.  Le  Monténégro  resta  libre. 
Il  s'y  concentrait  toute  la  liberté  du  peuple;  là,  germe  l'idée  nationale. 

Le  Monténégro,  qui  fut  libre  pendant  toute  la  période  de  la  domi- 
nation turque  dans  les  Balkans,  et  malgré  les  guerres  continuelles  qu'il 
dut  faire  pour  son  indépendance,  a  pu  consacrer  une  partie  de  son 
activité  à  la  mission  civilisatrice.  11  y  était  appelé  par  sa  position  géo- 
graphique et  son  prestige  moral  dans  le  pays  des  Slaves  du  Sud.  Sa 
culture  d'alors  n'était  pas  au-dessous  de  celle  des  nations  les  plus  civi- 
lisées de  l'Europe.  Déjà,  en  1493,  cinquante-sept  ans  après  la  décou- 
verte de  l'imprimerie  par  Gutenberg,  quatorze  ans  après  la  première 
imprimerie  de  Paris  et  sept  ans  seulement  après  celle  de  Londres,  fut 
installée  au  Monténégro,  à  Obod  (près  de  Cettigné),  "  une  imprimerie, 
la  première  chez  tous  les  Slaves.  Il  n'y  avait  alors  d'imprimerie  ni 
à  Oxford,  ni  à  Cambridge,  ni  à  Edimbourg. 

Après  une  année  de  travail  de  huit  personnes,  sortit  le  premier  livre 
de  cette  imprimerie  :  Oktoïh  et  Psaltir  (Psautier).  Les  experts  ont 
imprimé  que  l'élégance  technique  des  textes  dépasse  celle  des  livres 
imprimés  à  Cracovie  en  1491.  A  l'occasion  du  cinq  centième  anni- 
versaire de  Gutenberg  à  Mayence  (1900),  ce  premier  livre,  imprimé 
à  Cettigné  fut  exposé.  Il  fut  déclaré  sous  la  critique  la  «  perle  de 
l'Exposition  ». 

Lors  du  quatre  centième  anniversaire  de  cette  imprimerie  (en  1893)/ 
l'Académie  russe  déclarait  :  «  Le  Monténégro  a  héroïquement  défendu 
contre  ses  ennemis  le  christianisme,  sa  nation  et  son  indépendance. 


l'instruction-   publique    et    l'église    au    MONTÉNÉGRO        469 

C'est  pour  cela  que  ses  hommes  célèbres  sont  connus  dans  le  monde 
entier.  Ce  rempart  Indestructible  des  Slaves  non  seulement  a  démontré 
son  existence  par  ses  exploits  héroïques,  mais  aussi  par  son  œuvre  de 
civilisation.  » 

On  sait  que  les  Monténégrins,  manquant  de  plomb  pour  leurs 
combats  contre  les  Turcs,  fondaient  les  caractères  de  l'imprimerie  pour 
en  faire  des  munitions  de  guerre. 

Les  monastères,  de  leur  côté,  furent  à  cette  époque  le  centre  de  la 
culture  de  la  défense  du  christianisme  et  du  nationalisme.  D'ailleurs, 
nous  savons  que  pendant  toute  une  période  le  Monténégro  se  trouvait 
sous  le  règne  théocratique  (1496  a  1697.)  Le  chef  d'Etat  au  Monténégro 
était  en  même  temps  l'archevêque  du  pays.  En  1852,  le  M^onténégro 
fut  proclamé  principauté.  C'est  alors  qu'eut  lieu  la  séparation  de  l'auto- 
rité civile  et  religieuse.  Les  prêtres  continuèrent  toujours  à  combattre 
avec  la  croix  d'une  main  et  l'épée  de  l'autre.  Ils  restèrent  fidèles  aux 
traditions  du  passé. 

Le  Monténégro  constitua  toujours  un  foyer  de  progrès  de  la  science 
et  de  la  civilisation.  Mais,  comme  nous  Pavons  dit  plus  haut,  les  guerres 
continuelles  l'empêchèrent  de  continuer  son  œuvre  civilisatrice,  et  ce 
ne  fut  que  dans  la  seconde  moitié  du  xix^  siècle  que  commença  le  tra- 
vail sérieux  pour  l'éducation  du  peuple. 

Le  roi  Nicolas,  alors  prince,  dès  son  avènement  au  trône (  1 86o)s'occupa 
activement  d'organiser  l'enseignement  primaire,  car  le  peu  qui  en  exis- 
tait se  trouvait  dans  une  situation  déplorable.  A  Cettigné,  il  y  avait  seu- 
lement une  école  primaire,  fondée  par  le  métropolite-souverain  Pierre  11. 
On  sait  que  Pierre  II  fut  le  plus  grand  poète  et  philosophe  parmi  les 
Slaves  du  Sud.  11  installa  en  1834  une  imprimerie  à  Cettigné,  la 
première  après  celle  de  1492.  C'est  là  que  fut  imprimée  sa  première 
œuvre  littéraire.  Son  ouvrage  monumental  Laurier  des  Montagnes  eut 
19  éditions.  Elle  fut  traduite  plus  qu'aucune  autre  œuvre  littéraire  dans 
Its  Balkans.  En  1863  fut  pour  la  première  fois  ouvert  à  Cettigné  un 
Séminaire-École  normale;  des  réformes  furent  introduites  à  l'école  pri- 
maire de  Cettigné,  et  on  en  fonda  dans  d'autres  localités. 

A  ce  Séminaire-École  normale  étaient  reçus  les  jeunes  gens  qui  sor- 
taient des  écoles  primaires  après  avoir  subi  un  examen  très  sévère.  Trente 
de  ces  élèves  étaient  boursiers  d'État. 

En  1869  fut  fondé,  par  les  soins  de  l'impératrice  de  Russie,  Maria 
Alexandrowna,  «  l'Institut  pour  les  jeunes  filles  ». 

jusqu'en  1871  furent  ouvertes  encore  30  écoles.  Le  nombre  des  écoles 


470  ECHOS    D  ORIENT 


primaires  a  été  :  en  1885  (malgré  la  crise  survenue  après  les  guerres 
de  1876-78),  de  48,  avec  3140  écoliers;  en  1897,  de  82;  en  1899-1900, 
de  101. 

Depuis,  furent  ouvertes  les  écoles  pratiques  pour  jeunes  filles 
d'abord  à  Cettigné  et  à  Antivari,  et  les  jardins  d'enfants. 

En  1878,  fut  promulguée  la  loi  sur  les  écoles  nationales  primaires; 
elle  fut  salutaire  au  développement  et  aux  organisations  ultérieures. 
Cette  loi,  contenant  trente  articles,  introduisait  déjà  l'enseignement 
primaire  obligatoire  et  gratuit  pour  tous  les  enfants  des  deux  sexes. 
Elle  donnait  l'égalité  dans  l'école  à  toutes  les  religions  reconnues. 
Cette  loi  fut  complétée  et  élargie  en  1884. 

Le  Séminaire-École  normale  préparait  des  prêtres  et  surtout  des 
instituteurs  consciencieux.  Mais  il  n'était  pas  suffisant.  En  1880  fut 
ouvert  le  premier  lycée  (gymnase)  à  Cettigné. 

jusqu'en  1883,  la  direction  de  l'enseignement  était  attachée  au 
ministère  des  Finances,  mais  cette  année-là  fut  créé  un  ministère  de 
l'Instruction  publique,  qui  donna  plus  de  vitalité  et  de  développement 
aux  divers  enseignements.  L'amélioration  des  finances  publiques  eut 
une  heureuse  répercussion  sur  la  prospérité  des  écoles.  Pour  inten- 
sifier le  travail,  des  Congrès  annuels  d'instituteurs  discutaient  les 
questions  d'ordre  pédagogique  et  pratique  qui  touchaient  de  près 
à  l'organisation  de  l'enseignement. 

En  1889,  le  ministère  de  l'Instruction  publique  commence  à  rédiger 
et  éditer  la  revue  l' Instruction  publique,  en  vue  de  favoriser  l'ensei- 
gnement et  le  progrès  en  général. 

En  1892  fut  constituée  une  Commission  en  vue  du  développement 
des  écoks  et  de  leurs  réformes.  Il  fut  donné  en  1905  la  loi  sur  le 
Conseil  de  l'Instruction  publique  et  la  loi  sur  le  contrôle  de  l'ensei- 
gnement scolaire. 

La  Constitution  de  1905  donne  définitivement  une  base  solide  à 
l'enseignement.  La  partie  Vil  de  la  Constitution  est  consacrée  à  l'Église 
et  à  l'Instruction  publique.  Nous  en  donnons  les  extraits  suivants  : 

Art.  128.  —  La  direction  de  l'Église  orthodoxe  appartient  au  métropolite  de 
Monténégro,  sinon  au  Conseil  supérieur  de  l'Eglise  orthodoxe;  celle  de  l'Église 
catholique  appartient  à  l'archevêché  d'Antivari  et  celle  de  la  religion  musulmane 
appartient  au  mufti  de  Monténégro. 

Art.  i3û.  —  Les  autorités  ecclésiastiques  de  toutes  les  religions  reconnues  se 
trouvent  sous  l'autorité  suprême  du  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des 
Cultes. 

Art.  i3i.  —  Les  règlements  qui  concernent  l'organisation  des  autorités  ecclé- 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE    ET    L  ÉGLISE    AU    MONTÉNÉGRO        47 1 

siastiques  ei  du  Séminaire  orthodoxe  se  font  par  voie  législative  avec  le  consen- 
tement mutuel  du  minisire  de  l'Instruction  publique  et  des  Cultes  et  du  Conseil 
supérieur  de  l'Eglise. 

Art.  i32.  —  Le  Conseil  supérieur  de  l'Église  juge  les  fautes  commises  parles 
ecclésiastiques  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  exception  faite  de  celtes  qui 
relèvent  du  Code  pénal. 

Art.  i33.  —  Les  ecclésiastiques  et  leurs  fondations  sont  soumis  aux  lois  en 
ce  qui  concerne  leurs  relations  civiques  ou  leurs  biens;  en  ce  qui  concerne  le 
règlement  intérieur,  ils  se  conforment  aux  statuts  spéciaux  sanctionnés  par  le 
gouvernement  royal. 

Art.  184.  —  Les  plaintes  contre  les  abus  d'autorité  ecclésiastique  de  toutes 
les  religions  reconnues  au  Monténégro  doivent  être  soumises  au  ministre  de 
l'Instruction  publique  et  des  Cultes. 

A^T.  i36.  —  Toute  action  dirigée  contre  l'Église  orthodoxe  est  interdite. 

Art.  i38.  —  L'enseignement  primaire  est  obligatoire  et  gratuit. 

Art.  139.  —  Toutes  les  écoles  publiques  et  privées  et  autres  fondations  sco- 
laires au  Monténégro  se  trouvent  sous  la  surveijlance  du  ministère  de  l'Instruc- 
tion publique  et  des  Cultes. 

Le  premier  Parlement  monténégrin  qui  se  réunit,  en  vertu  de  la  Con- 
stitution de  190^,  porta  tout  son  intérêt  à  l'Instruction  publique. 

En  1907,  une  nouvelle  loi  fut  votée  qui  donna  plus  d'impulsion  au 
travail  dans  les  écoles  et  qui  les  organisa  sur  une  base  tout  à  fait  nou- 
velle, selon  les  ejùgences  de  la  pédagogie  moderne.  Par  cette  loi,  le 
sort  des  instituteurs  fut  amélioré  et  réglé  sur  une  base  équitable.  Les 
conséquences  heureuses  de  la  nouvelle  loi  n'ont  pas  tardé  à  se  faire 
sentir.  Déjà,  en  19 10,  le  nombre  des  écoles  primaires  était  de  136  avec 
12000  élèves,  garçons  et  filles.  En  19 14-19 15,  il  arrivait  à  211  avec 
366  instituteurs  et  institutrices.  Le  nombi^e  des  élèves  en  1914-1915 
atteignait  18  195  dont  15796  garçons  et  2399  filles.  Les  écoles  dans 
les  villes  comptaient  6056  élèves,  dont  4  675  garçons  et  i  381  filles;  dans 
les  écoles  des  villages,  il  y  avait  12241  élèves  dont  11  231  garçons  et 
I  010  filles.  Le  lycée  de  Cettigné  avait  déjà  huit  classes,  et,  comme  le 
nombre  des  lycéens  était  trop  élevé,  on  fut  obligé  d'ouvrir  les  collèges 
de  quatre  classes  à  Podgoritza,  et  plus  tard  à  Nikchitch ,  Bérané  et 
Plevlié;  à  Petch  fut  fondée  une  seconde  école  normale. 

En  décembre  191 5,  après  la  catastrophe  de  la  Serbie,  le  Monténégro 
fut  envahi  à  son  tour  par  l'Autriche.  Le  gouvernement  du  Monténégro 
et  les  Monténégrins  se  trouvèrent  en  exil,  comme  ce  fut  le  cas  pour 
les  représentants  de  la  Belgique  et  de  la  Serbie.  Le  gouvernement  du 
Monténégro  s'installa  en  France,  à  Neuilly-sur-Seine.  Pendant  cette 
époque,  avec  le  peu  de  moyens  que  le  gouvernement  du  Monténégro 
a  eus  à  sa  disposition,  il  a  rendu  possible  à  un  nombre  considérable 


472  ECHOS    D  ORIENT 


d'étudiants  monténégrins  (en  19 18-19 19,  ils  étaient  environ  200)  de  con- 
tinuer pendant  leur  exil  les  études  dans  les  différentes  écoles  en  Occident, 
notamment  en  France.  Déjà,  en  septembre  1918,  il  envisageait  la  créa- 
tion d'une  Université  où,  à  côté  des  professeurs  du  pays,  on  aurait  le 
concours  des  professeurs  français,  afin  que  ces  deux  peuples  soient 
liés  davantage.  En  effet,  la  création  d'une  Université  à  Scutari,  ancienne 
capitale  du  Monténégro,  ne  serait  qu'un  point  précieux  pour  le  déve- 
loppement du  pays  et  de  la  civilisation  dans  ces  régions-là. 

En  résumant,  malgré  l'insuffisance  des  moyens  matériels,  le  Mon- 
ténégro était  parvenu  à  organiser  l'instruction  publique  de  son 
peuple  sur  une  base  solide.  Le  fait  qu'il  y  avait,  il  y  a  soixante-dix  ans, 
95  pour  100  d'illettrés  et  qu'aujourd'hui  il  n'y  en  a  que  60  pour  100  le 
prouve  incontestablement.  On  doit  ces  succès  en  premier  lieu  à  l'intel- 
ligence naturelle  des  Monténégrins  qui  est  développée  au  plus  haut 
degré.  Idéaliste  et  mystique,  comme  tous  les  Slaves,  le  Monténégrin  est 
en  même  temps  réaliste  et  s'intéresse  à  tout  ce  qui  se  passe  autour  de 
lui.  Il  est  pieux,  mais  pour  lui  la  religion  n'a  jamais  été  une  chose 
incompréhensible.  Elle  a  été,  au  contraire,  le  symbole  de  la  liberté  pour 
laquelle  il  a  mené  une  lutte  six  fois  séculaire  contre  l'Islam.  Pour  lui, 
la  religion  était  inséparable  de  la  patrie,  et  il  a  exprimé  ce  sentiment 
dans  sa  célèbre  devise  guerrière  :  «  Pour  la  sainte  croix  et  la  liberté!  » 
L'histoire  du  Monténégro  est  tout  entière  dans  ce  symbole. 

Le  travail  intense  qui  fut  mené  dans  tous  les  domaines  de  la  vie  intel- 
lectuelle pendant  cinquante  ans  fut  interrompu  en  1912  par  la  guerre 
contre  la  Turquie.  Et  voilà  que  depuis  sept  ans  le  Monténégro  ne  con- 
naît que  les  horreurs  de  la  guerre.  Les  meilleurs  de  ses  fils  sont  tombés 
sur  le  champ  de  bataille  et  le  reste  de  la  population  qui  a  subi  l'invasion 
de  l'ennemi  a  été  fauché  par  les  maladies  et  la  famine.  Dans  la  grande 
guerre  mondiale,  le  Monténégro  a  perdu  50  pour  100  de  ses  effectifs 
militaires.  Au  Monténégro,  on  peut  appliquer  les  paroles  que  le  grand 
poète  français  Victor  Hugo  proféra  jadis  au  sujet  de  l'Arménie  :  «  Tout 
est  ruine  et  deuil.  »  Pour  panser  ses  blessures,  pour  relever  ses  ruines, 
pour  que  le  Monténégro  puisse  continuer  sa  mission  historique  et  civi- 
lisatrice dans  les  Balkans,  il  faudra  qu'il  puisse  se  remettre  au  travail. 

Quant  à  la  situation  politique  du  Monténégro,  il  suffit  de  dire,  que 
la  tentative  serbe  de  son  annexion  fut  annulée  par  la  Conférence  de  la 
Paix  dès  son  ouverture.  Il  reste  à  la  Serbie  à  évacuer  le  pays.  Les 
grandes  puissances  ont  garanti  le  respect  de  sa  souveraineté. 


D»  Pierre  Chotch. 


BIBLIOGRAPHIE 


Christus  :  La  Religion  chrétienne,  par  P.   Rousselot,  J.   Huby,  A.  Brou  et  L.   de 
Grandmaison.  Paris,  G.  Beauchesne,  1919,  in-8'  couronne,  vin-367  pages.  Prix  :  7  francs. 

Ce  livre  est  simplement  un  chapitre  détaché  de  l'ouvrage  paru,  il  y  a  quelques 
années,  à  la  même  librairie  sous  le  titre  :  Christus,  manuel  d'Histoire  des  Reli- 
gions. En  éditant  à  part  le  très  important  chapitre  de  la  «  Religion  chrétienne», 
l'on  répond  au  voeu  d'un  grand  nombre  de  lecteurs  et  l'on  réalise  «  le  désir  de 
celui  qui  fut  le  principal  auteur  de  cette  étude,  qui  en  conçut  le  plan,  en 
rédigea  d'admirables  parties  ;  le  P.  Pierre  Rousselot,  professeur  de  théologie 
à  l'Institut  catholique  de  Paris,  tombé,  glorieusement  à  la  bataille  des  Eparges, 
le  25  avril  1915.  •» 

Cet  aperçu  d€  la  religion  chrétienne,  du  point  de  vue  de  l'histoire  des  religions, 
a  été  d'ailleurs  revisé  avec  sein  par  les  doctes  auteurs  :  s'il  a  sous  les  yeux  les 
deux  éditions,  le  lecteur  le  constatera  aisément,  non  seulement  pour  là  biblio- 
graphie tout  à  fait  tenue  à  jour,  mais  même  pour  le  texte  où,  pour  la  partie  ayant 
trait  à  l'époque  moderne,  les  perspectives  de  la  guerre  et  de  l'après-guerre  n'ont 
point  manqué  d'être  envisagées.  Rappelons  le  sommaire  général  :  i.  Le  Nouveau 
Testament;  11.  Le  christianisme  et  l'âme  antique;  m.  Le  christianisme  du  moyen 
âge;  IV.  Le  christianisme  de  la  Renaissance  à  la  Révolution;  v.  Le  christianisme 
au  XIX*  siècle  et  au  début  du  xx*. 

Il  est  à  peine  besoin  de  souligner  l'esprit  nettement  catholique  de  ce  recueil. 
«  Entre  toutes  les  sociétés  chrétiennes,  anciennes  ou  modernes,  nous  avons 
toujours  eu  directement  en  vue  l'Eglise  catholique  »,  écrivent  les  auteurs. 
«  L'idéal  religieux  des  sectes  dissidentes  n'a  été  noté  que  dans  la  mesure  où  il 
pouvait  servir  à  faire  comprendre  le  développement  de  celui  de  la  grande 
Eglise.  »  (P.  5.)  Signalons,  comme  d'un  intérêt  spécial  pour  nos  lecteurs,  dans 
le  chapitre  «  le  Christianisme  et  l'âme  antique  »,  les  fines  pages  intitulées  «  le 
Chrétien  grec  »  (p.  1 21-124)  et  «  le  Chrétien  latin  »  (p.  124-128).  Notons,  à  la 
fin  de  ce  même  chapitre,  les  très  suggestives  réflexions  exprimées  à  propos  du 
schisme  oriental  :  «  Cette  séparation  des  deux  Eglises  reste  à  jamais  lamentable, 
mais  il  est  permis  de  douter  qu'elle  ait  notablement  affecté  l'évolution  subsé- 
quente de  la  chiétienlé  d'Occident...  »  (P.  147.)  On  relève  cependant  ensuite  le 
bien  qu'eût  pu  faire  à  la  théologie  laiine  une  connaissance  plus  répandue  des 
Pères  grecs.  .Mais  «  la  conséquence  la  plus  déplorable  du  schisme  fut  sans  doute 
l'arrêt  de  l'expansion  chrétienne  à  l'Orient.  Voisins  des  peuples  de  l'Asie,  unis 
à  eux  par  maintes  affinités,  les  Grecs  étaient  leurs  évangclistes  naturels.  Cette 
pénétration  normale  du  christianisme  à  l'Orient  commença  du  temps  de 
l'ancienne  Eglise,  gagna  la  Perse,  toucha  l'Inde  et  la  Chine,  puis  s'arrêta.  Ce  fut 
un  grand  malheur...  »  Après  ces  mélancoliques  considérations,  l'on  aimera  lire 
les  lignes  optimistes  qui  terminent  le  paragraphe  «  la  Notion  du  Règne  de  Dieu 
au  xw"  siècle  »  :  «  Respectueuse...  de  ce  qui,  dans  cette  unité,  peut  et  doit  rester 
d'harmonieuse  diversité,  très  éloignée  du  nivellement  égalitaire,  l'Eglise  romaine, 
dans  ses  efforts  incessants  auprès  des  Eglises  orientales,  ne  f  rétend  leur  impose  r 
ni  ses  rites,  ni  ses  coutumes,  ni  sa  langue.  Si,  jusqu'à  ces  dernières  années,  des 
susceptibilités  jalouses,  des  préjugés  envieillis,  un  enchevêtrement  inextricable 
de  raisons  politiques  et  de  prétextes  doctrinaux  ont  rendu  ces  efforts  peu  fruc- 
tueux, serait-il  juste  d'en  rendre  responsable  la  grande  Eglise?  Mais  voici  que 
les  barrières  ont  croulé  avec  fracas  et  que  des  temps  nouveaux  se  préparent.  La 
bureaucratie  moscovite,  qui  fermait  impitoyablement  le  monde  slave  à  l'influence 


474  ECHOS    D  ORIENT 


romaine,  esl  à  terre.  La  Pologne  renaît,  ardemment  catholique.  Et  si  l'immense 
Russie  est  encore  trop  agitée  pour  les  féconds  labeurs  de  l'apostolat,  le  succes- 
seur de  Pierre  ne  désespère  pas  de  voir  luire  le  jour  où  il  pourra  lancer  le  filet 
des  pêches  miraculeuses.  Déjà  l'Eglise  russe,  ensanglantée  par  la  fJersécution, 
s'est  tournée  vers  Benoît  XV  pour  lui  demander  protection.  Les  temps  sont 
peut-être  proches  où  elle  lui  demandera  lumière.  »  (P.  298.)  On  voit  que  la  pers- 
pective catholique  des  auteurs  de  Christus,  loin  de  dérober  à  leurs  regards  les 
chrétientés  orientales,  les  leur  fait  voir  au  contraire  dans  le  splendide  rayon- 
nement de  la  catholicité.  Puisse  la  lecture  de  leur  beau  livre,  en  communiquant 
à  beaucoup  d'âmes  la  sainte  contagion  de  leurs  généreuses  espérances,  en  pré- 
parer de  loin  la  future  réalisation! 

D.  Servière. 

G.  Gravier,  Les  frontières  historiques  de  la  Serbie,  introduction  par  E.  Haumant. 
Paris,  Armand  Colin,  1919,  in-8'  carré  de  164  pages,  avec  trois  cartes  dans  le  texte 
et  trois  cartes  hors  texte.  Prix  :  6  francs. 

Quatre  années  de  séjour  en  Serbie  ont  permis  à  M.  G.  Gravier,  «  Lecteur 
à  l'Université  de  Belgrade  »,  d'étudier  l'histoire  et  la  géographi:  du  pays  dont 
«  il  était  devenu  presque  le  fils  adoptif  ».  La  langue,  le  passé  et  le  présent  de  ce 
peuple  héroïque  étaient  parfaitement  connus  de  l'auteur  qui  «  serait  devenu, 
pour  l'Europe  occidentale,  un  informateur  précieux  sans  sa  mort  prématurée. 
11  est  tombé  en  iqiS  sur  le  champ  de  bataille  de  r.\rtois,  au  moment  où  le 
gouvernement  serbe  le  redemandait  au  gouvernement  français,  pour  des  fonc- 
tions où  il  aurait  rendu  les  plus  grands  services  ».  Ces  études  portent  sur  l'his- 
toire du  siècle  écoulé  et  ont  pour  objet  la  formation  territoriale  d'un  pays  dont 
l'étendue  a  été  médiocre.  Le  développement  de  l'Etat  serbe  est  loin  de  ressem- 
bler à  celui  de  la  France  ou  de  l'Angleterre.  Nous  assistons  à  la  formation  par 
étapes  d'une  nationalité  dont  la  continuité  est  remarquable.  *  D'un  point  de 
vue  plus  général,  la  Serbie  otî're  le  type  peut-être  le  plus  représentatif  de  ces 
Etats  qui  naissent  et  se  développent  dans  la  zone  longtemps  indécise  et  ma! 
différenciée  où  le  contact  s'établit  entre  deux  mondes  profondément  différents 
de  race  et  de  civilisation.  La  Serbie  se  forme  et  grandit  au  contact  de  deux 
mondes  :  l'Orient  et  l'Occident.  En  l'espace  d'un  siècle,  la  Serbie  voit  quatre 
fois  des  frontières  lui  naître,  vivre  quelques  dizaines  d'années,  puis  l'une  après 
l'autre  mourir.  »  Ces  déplacements  successifs  ont  des  mobiles,  ils  sont  en  germe 
dans  les  aspirations  antérieures,  les  opérations  militaires,  la  conforrpation  du 
pays,  son  passé,  etc.  Rien  de  plus  inextricable  que  ces  questions  dans  un  pays 
comme  la  Serbie  «  où  généralement  races,  religions,  civi  isations,  intérêts,  ambi- 
tions petites  et  grandes,  se  croisent,  se  superposent,  se  mêlent,  s'enchevêtrent». 

L'auteur  commence  par  esquisser  le  cadre  où  s'est  déroulée  l'histoire  di  la 
Serbie,  puis  il  précise  l'influence  des  formes  politiques  antérieures  et  des  sou- 
venirs demeurés  dans  l'àme  serbe.  L'insurrection  de  1814  marque  une  ébauche 
de  l'idéal  conçu  alors;  nous  avons  une  principauté  serbe  qui  est  Le  noyau  du 
futur  royaume,  le  pachalik  de  Belgrade.  Les  déveioppemenis  successifs  se 
jalonnent  selon  les  dates  suivantes  :  i833,  1878,  1912,  réunion  des  six  districts, 
annexions  et  guerre  balkanique.  L'auteur  s'abstient  de  toucher  aux  événements 
de  1912.  Les  peuples  qui  ont  formé  la  Serbie  vivaient  sur  les  deux  rives  du 
Danube.  Ceux  du  Nord,  établis  en  pays  autrichien,  en  contact  avec  l'Europe, 
étaient  en  général  plus  avancés  que  leur  frères  du  Sud.  Ce  sont  eux  qui  ont 
donné  à  l'insurrection  de  1814  un  but,  un  esprit  de  caractère  national,  lorsque 
ceux  du  Sud  ne  cherchaient  qu'à  se  débarrasser  des  janissaires  pour  jouir  en 
paix  du  régime  politique  à  eux  octroyé  par  le  sultan.  Le  berceau  du  royaume 
serbe  est  donc  le  pachalik  de  Belgrade.  Sa  position  géographique,  certains  avan- 


BIBLIOGRAPHIE  47  <> 


tages  propres  à  la  fois  à  la  nature  du  pays  et  des  habitants,  le  désignaient 
à  jouer  ce  rôle.  Très  accidenté,  couvert  de  futaies  et  de  taillis,  entrecoupés  eux- 
mêmes  de  clairières  et  de  petites  plaines  très  fertiles,  pays  très  bien  articulé,  ie 
pachalik  devenait  une  forteresse  entre  les  mains  des  insurgés  qui,  en  possession 
du  chemin  de  ta  Morava,  faisaient  perdre  aux  Turcs  le  contact  avec  l'Europe. 
«  Cependant,  ce  qui  plus  que  tout  le  reste  a  fait  que  la  Serbie  moderne  a  pris 
forme  tout  d'abord  dans  le  pachalik:  de  Belgrade  et  s'est  confondue  avec  lui, 
c'est  que  l'élément  serbe  s'y  trouvait  très  pur,  très  homogène,  et  peut-être  aussi 
le  plus  proche,  parmi  les  Serbes  de  Turquie,  d'une  conscience  nationale.  »  La 
population  du  pachalik  était  tout  entière  serbe  et  pratiquait  la  même  religion  : 
l'orthodoxie,  ne  ressentait  qu'une  seule  et  commune  haine,  tout  en  cultivant 
les  mêmes  traditions,  les  mêmes  souvenirs,  avec  un  espoir  en  quelque  sorte 
subconscient  mais  tout  prêt  à  se  traduire  en  actes,  encouragé,  affermi  qu'il 
était  par  les  vicissitudes  de  la  puissance  turque. 

Cette  population,  homogène  par  la  religion,  la  race  et  les  sentiments,  avait 
encore  même  origine  et  même  façon  de  vivre.  La  résurrection  donc  d'une  Serbie 
dans  les  limites  du  pachalik  de  Belgrade  était  chose  assez  naturelle. 

Deux  faits  survenus  à  la  veille  du  soulèvement  affermirent  les  espoirs.  En 
178g,  les  Autrichiens  occupent  Belgrade;  les  corps  francs  serbes  de  la  Suma- 
dija,  forteresse  du  pachalik  de  Belgrade,  arrivent  à  faire  repasser  le  Danube 
à  leurs  voisins  du  Nord.  La  paix  de  Sistovô  (lygi)  a  lieu  et  les  Autrichiens  aban- 
donnent les  Serbes  à  leur  sort,  après  les  avoir  eux-mêmes  excités  et  enrégi- 
mentés pour  la  lutte.  Conclusion  naturelle  à  tirer  de  ces  événements  :  on  peut 
vaincre  le  Turc  puisqu'on  a  résisté  à  l'Autrichien.  Le  second  fait  fut  la  publi- 
cation d'un  firman  du  sultan  Sélim  H  accordant  une  autonomie  intérieure 
pour  le  pachalik  de  Belgrade  (lygS).  Aussi,  vainqueurs  des  Autrichiens  et  en 
possession  d'un  pareil  firman,  les  Serbes  commencent-ils  à  prendre  conscience 
de  leur  force  et  de  leur  nationalité  :  ils  se  sentent  solidaires,  ce  qui  est  déjà  un 
pas  de  fait  vers  la  libération  définitive.  Chose  assez  générale  dans  les  pays 
balkaniques,  la  conscience  du  patriotisme  et  l'idéal  national  trouvent  un  refuge 
tout  indiqué  dans  le  mystère  des  sanctuaires  ou  les  cellules  des  moines.  Et,  de 
fait,  les  plus  ardents  patriotes  serbes,  les  champions  de  l'indépendance  natio- 
nale se  rencontrent  principalement  dans  les  rangs  du  clergé.  Nous  voyons  des 
prélats  tels  que  le  métropolitain  de  karlovci,  Stévan  Statimirovic,  et  l'évêque 
de  Backa,  Jovan  Jovanovic,  s'adresser  à  la  Russie  pour  obtenir  le  bénéfice 
d'une  autonomie  complète  ou  au  moins  d'un  régime  pareil  à  celui  des  Sept  Iles 
(Ioniennes),  c'est-à-dire  une  vassalité  tempérée  et  placée  sous  le  contrôle  d'un 
consul  russe.  «  Cet  idéal  reste  jusqu'à  l'insurrection,  et  même,  durant  ses  deux 
ou  trois  premières  années,  le  privilège  des  hommes  d'Eglise  qui  vont  s'inté- 
resser de  très  près  à  la  lutte  ou  même  y  prendre  une  part  très  effective;  mais 
rien  ne  permet  de  croire  que  leurs  idées  aient  été  partagées  par  les  insurgés, 
du  moins  durant  le»  premières  phases  du  soulèvement.  Certains  chefs,  Kara- 
Georges  en  particulier,  purent  ne  pas  les  ignorer  et  même  les  encourager... 
On  songeait  avant  tout  à  se  débarrasser  à  jamais  des  janissaires  et  des  dahis;^ 
on  ne  se  considérait  pas  comme  des  rebelles  au  sultan,  mais  au  contraire 
comme  de  fidèles  et  loyaux  sujets  qui  contribuaient  à  rétablir  l'ordre  là  où 
ne  régnaient  plus  que  l'arbitraire  et  l'anarchie.  »  (P.  47.) 

11  est  à  remarquer  que  toutes  ces  idées  de  pleine  indépendance  étaient  nées 
dans  le  pachalik  de  Belgrade  avec  l'arrivée  des  Serbes  d'outre-Save.  Si  K.ara- 
Georges  lui-même  parle  d'autonomie,  il  s'empresse  de  déclarer  qu'en  fait  de 
maîtres  il  préfère  encore  le  tsar  ou  même  Napoléon  au  sultan.  Ce  qui  étonne, 
c'est  de  l'entendre  réclamer  cette  émancipation  relative  uniquement  pour  le  pacha- 
lik de  Belgrade.  «  Ce  n'est  guère  qu'à  partir  de  1806  qu'apparaît  chez  les  insurgés. 


4/6 


i 


ECHOS    D  ORIENT 


en  même  temps  que  le  désir  avoué  d'alteindre  à  la  pleine  indépendance,  le  iesscin 
aussi  d  en  faire  bénéficier  les  terres  serbes  extérieures  au  pacha  ik  de  B.'lg  ad  .  * 
Sous  l'impulsion  des  su:cès  militaires  l'idéal  premier  se  précise  et  se  dé  eloppe. 
Malheureusement,  les  Serbes  sont  seuls  dans  cette  luite  sacrée.  Leurs  appels 
aux  puissances  de  lEurope  restent  sans  écho.  L^s  événements  de  1800  à  i8i5 
bouleversent  les  nations,  et  la  politique  de  l'Autriche  e.  de  1»  Russie  à  l'égard 
de  la  Porte  finit  par  rendre  impossible  la  réalisation  de  l'idéal  serbe.  Ainii,  poor 
ne  citer  qu'un  fait,  en  181 2  la  Russie,  menacée  par  Napoléon,  conclut  un  traité 
de  paix  avec  la  Turquie,  ce  qui  équivalait  à  abandonner  les  Serbes  à  eux-mêmes. 
Le  traité  de  Bucarest  parle  à  peine  des  Serbes.  L'unique  article  qu.  les  concerne 
leur  accorde  l'amnistie  et  une  vague  autonomie.  Déçus  et  mécontents,  les  inté- 
ressés tentent  un  dernier  effort  pour  trancher  à  eux  seuls  leur  propre  sort.  Mais, 
épuisés  qu'ils  étaient  par  neuf  années  de  lutte,  attaqués  de  trois  côtés  à  la  fois, 
ils  succombent.  «  Kara-Georges  disparaît  de  la  scène,  et  avec  lui,  pour  un  temps, 
le  grand  idéal  national  un  moment  caressé.  »  Voici  ce  qu'était  la  S  rbie  du  traité 
de  Bucarest.  «  Les  véritables  limites  connues  par  la  Serbie  moderne  furent  bien 
moins  de  véritables  frontières  que  de  simples  limites  administratives,  celles  d'un 
ancien  pachalik  de  Belgrade.  De  même  qu'il  ne  faut  pas  se  représ(nter  une 
Serbie  jouissant  alors  d'une  pleine  et  réelle  autonomie,  il  ne  faut  pas  concevoir 
l'existence  à  ce  moment  d'une  véritable  Serbie  au  sens  territorial  du  mot.  11  n'y 
eu*  guère  qu'un  simple  pachalik,  doté  d'un  régime  d'administration  locale  et 
privilégié  à  certains  égards.  Pourtant,  si  ces  huit  années  de  lutte  ont  finalement 
abouti  au  statu  quo  territoiial,  néanmoins  les  limites  séculaires  ont  été  brisées 
par  les  insurgés;  elles  ont  un  moment  éclaté  sous  leur  effort.  Ils  sont  allés  au 
delà  et  ont  reconnu  une  population  identique  à  la  leur;  un  instant  ils  ont 
entrevu  dans  toute  son  étendue  la  mission  nationale  dont  l'i  ée  sommeillait  au 
fond  de  leur  conscience  quelques  années  plus  tôt.  Si  leur  rêve  se  brise,  s'ils  se 
retrouvent  dans  les  antiques  formes,  ils  possèdent  du  moins,  avec  leurs  souvenirs, 
un  texte  de  traité  et  des  éléments  d'autonomie  qui,  au  mieux  utilisés  par  le 
prince  et  la  grande  puissance  protectrice,  permettront  au  nouvel  organisme  de 
réaliser  en  paix  son  premier  développement.  » 

En  i833,  avec  l'annexion  des  six  districts,  la  Serbie  obtient  la  capitalisation 
de  son  tribut,  c'est-à-dire  la  faculté  de  gérer  régulièrement  toutes  ses  ressources, 
et  aussi  le  départ  des  Turcs  des  campagnes,  c'est-à-dire  la  solution  pour  elle  de 
toute  la  question  agraire.  «  En  1878,  avec  les  quatre  départements  du  Sud,  elle 
acquiert  sa  complète  indépendance  vis-à-vis  de  la  Turquie;  elle  n'a  plus  de  tribut 
à  payer;  au  lieu  de  simples  agents,  elle  aura  des  ministres  pour  la  représenter 
pleinement  au  dehors.  En  igiS  enfin,  elle  réunit  à  elle  la  Vieille-Serbie  et  la 
majeure  partie  de  la  Macédoine,  et  en  même  temps,  pour  la  première  fois  déli- 
vrée de  la  menace  d'une  hégémonie  balkanique,  elle  s'affirme  maîtresse  de  ses 
destinées...  »  On  peut  donc  dire  que  le  développement  de  la  Serbie  présente  un 
rare  phénomène  de  continuité  et  de  progrès.  «  Les  territoires  viennent  successi- 
vement rejoindre  le  centre  de  cristallisation,  s'unir  à  lui,  faire  bloc.  Aucun 
recul,  ni  rétrocession,  ni  perte  durant  cette  période  de  formation.  Ces  acquisi- 
tions, d'autre  part,  s'espacent  à  intervalles  presque  réguliers.  Des  périodes  de 
vingt  à  quarante-cinq  ans,  en  effet,  les  séparent.  Il  s'écoule,  de  l'une  à  l'autre, 
le  temps  d'une  génération...  Si  ce  développement  témoigne  d'une  telle  unité, 
c'est  qu'en  dépit  des  obstacles  de  toute  sorte  il  a  obéi  à  l'énergie  des  hommes 
de  valeur  qui,  à  chaque  passe  critique,  se  trouvèrent  au  gouvernail  de  l'Etat; 
c'est  que  surtout  il  a  suivi  l'impulsion  directrice  partie  de  l'âme  même  du  peuple, 
effort  de  reconquête  en  même  temps  que  de  libération,  désir  d'union  et  de 
poussée  vers  le  large.  » 

Les  lignes  qui  terminent  ce  volume  sérieusement  documenté  et  plein  d'intérêt 


i 


BIBLIOGRAPHIE  477 


sont  significatives,  et  les  paroles  de  Svétozar  Markovic  (1871)  sont  une  prophétie 
désormais  réalisée.  «  La  Serbie  moderne  est  plus  que  la  résurrection  de  formes 
médiévales.  Elle  représente  une  volonté  et  un  programme  national.  Eprise  de 
liberté  pour  elle-même,  l'âme  de  son  peuple  tend  aussi  à  libérer,  à  appeler  au 
partage  de  son  sort  toutes  les  tribus  qui  font  corps  avec  lui  par  la  race  et  la 
langue  sous  quelque  domination  qu'ils  vivent  ou  aient  vécu.  »  L'idée  de  l'un  té 
serbe,  écrivait  encore  Svétozar  Markovic,  «  c'est  la  plus  révolutionnaire  qui 
existe  dans  la  péninsule  balkanique,  de  Stamboul  jusqu'à  V.enne.  Elle  renferme 
en  elle  la  destruction  de  la  Turquie  et  de  l'Autriche,  la  fin  de  la  Serbie  et  du 
Monténégro  comme  principautés  indépendantes,  et  la  révolution  dans  tout 
l'ensemble  politique  serbe.  Avec  les  fragments  de  ces  deux  empires  et  avec  ces 
deux  principautés  serbes,  un  nouvel  Etat  serbe  se  forme:  tel  est  le  sens  de 
l'uniié  serbe.  » 

V.  Grégoire. 

J.  Laupent,  By^ance  et  les  Turcs  seldjoucides  dans  l'Asie  occidentale  jusqu'en  1081 
(=  ♦  Annales  de  l'Est  »,  28'  année,  fascicule  H).  \jn  volume  in-S*  de  140  pages  avec 
une  carte  hors  texte.  Berger-Levrault,  éditeurs,  Nancy-Paris-Strasbourg,  1914-1919. 
IVix  :  7  francs. 

Les  Annales  de  l'Est,  publiées  par  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université. de 
Nancy,  ont  abandonné  leur  ancienne  forme  de  revue  trimestrielle  et  comprennent, 
à  partir  de  la  troisième  série,  deux  sections  distinctes  :  1°  une  série  de  fascicules 
sur  des  sujets  divers;  chaque  fascicule  forme  un  ouvrage  complet;  2°  un  fasci- 
cule annuel  de  bibliographie  lorraine...  Le  présent  fascicule  comprend  deux 
parties.  Première  partie  :  Byzance  et  les  Turcs  seld'oucides  en  Asie  occidentale 
jusqu'en  1071.  Deuxième  partie  :  Byzance  et  les  Turcs  seldjoucides  en  Asie  occi- 
dentale de  1071  à  1081.  Suit  une  table  alphabétique  des  sources  et  des  principaux 
ouvrages  cités  le  long  du  livre. 

Lorsque  Alexis  Comnène  s'empara  du  pouvoir  de  Byzance,  à  la  fin  de 
mars  loSi,  «  l'empire  grec  était  en  mauvaise  posture  dans  l'Asie  occidentale: 
les  Turcs  seldjoucides  lui  en  disputaient  victorieusement  la  possession...  Une 
partie  de  leurs  bandes  venait  de  s'établir  à  demeure  dans  les  provinces  les  plus 
rapprochées  de  Constantinople;  leur  chef  résidait  à  Nicée;  ils  avaient  à  Chryso- 
polis un  véritable  repaire  d'où,  par-dessus  le  Bosphore,  que  des  cavaliers  bar- 
bares, leurs  parants,  avaient  naguère  franchi  à  la  nage,  ils  semblaient  menacer 
d'une  ruine  prochaine  la  capitale  et  ses  richesses  ».  Malgré  cette  avance,  les 
Turcs  sont  encore  loin  d'être  les  maîtres  incontestés  de  l'Asie  Mineure.  En  102 1, 
ils  envahissent  l'Arménie.  Surpris,  les  Arméniens  se  défendent  mal  contre  «  ces 
bêtes  féroces  altérées  de  sang,  ces  chiens  enragés  de  Turcs,  ces  scélérats  et 
immondes  fils  de  Cham,  à  l'aspect  étrange,  armés  d'arcs  et  les  cheveux  flottants 
comme  des  femmes  ».  Aussi  Senakhérim  Ardzrouni,  roi  du  Vasparagan,  se 
décide-t-il  à  céder  son  royaume  au  protecteur  officiel  de  l'Arménie  depuis 
l'an  1000,  à  l'empereur  Basile.  Mais  l'Arménie  byzantine  ne  tarda  pas  à  être  de 
nouveau  envahie  et  forcée  par  les  Turcs  (1047).  Les  Grecs  avaient  donné  une  forte 
organisation  militaire  à  toutes  ces  contrées  sans  cesse  sous  le  coup  des  pillards 
turcs.  Ils  avaient  même  sccordé  un  pouvoir  considérable  aux  chefs  nationaux 
arméniens.  Mais  les  armées  de  Byzance  étaient  assez  négligées  à  la  cour,  oh  les 
eunuques  et  les  femmes  détenaient  le  pouvoir  effectif.  Si  les  armées  impériales 
résistent,  elles  ne  le  font  que  faiblement,  les  Turcs  en  profitent  et  s't  nhardissent. 

Entre  1071  et  1081,  les  armées  byzantines  ne  sont  plus  occupées  qu'à  se  faire 
la  guerre  entre  elles.  Lutte  de  l'empereur  Romain  Diogène  contre  les  Ducas,  qui 
l'ont  déclaré  déchu  ;  lutte  de  l'empereur  Michel  Vil  Ducas  contre  son  oncle  Jean. 
Las  des  agitations  intestines,  les  soldats  de  Byzance  cessent  d'obéir  et  ne  se 


478  ÉCHOS    d'orient 


battent  plus  que  pour  leur  compte  personnel  ou  font  alliance  avec  les  Turcs 
pour  assurer  leur  complète  autonomie.  Les  mercenaires  francs  en  donnent 
l'exemple;  les  Grecs  ne  tardent  pas  à  le  suivre.  Dans  leur  avance,  les  Turcs 
rencontrèrent  des  auxiliaires  précieux  dans  le  royaume  d'Arménie,  établi  à  l'est 
du  Taurus.  Les  Arméniens  ont  toujours  été  prêts  à  faire  l'impossible  pour 
détruire  la  puissance  byzantine;  jamais  d'obéissance  complète,  isolement  systé- 
matique de  leur  Eglise,  haine  invétérée,  etc.  «  Ils  se  sont  réjouis  des  progrès 
des  Seldjoucides  qu'ils  ont  même  favorisés.  »  Bref,  «  les  divers  essais  d'auto- 
nomie politique  et  d'action  isolée  contre  les  Turcs,  tentés  en  Asie  avec  des  for- 
tunes diverses  entre  1071  et  1081,  soit  par  les  Francs,  soit  par  les  Grecs,  soit  par 
les  Arméniens,  eurent  ce  résultat  commun,  même  lorsqu'ils  n'amenèrent  pas 
la  guerre  entre  leurs  auteurs  et  Constantinople,  d'augmenter  la  division  des 
forces  byzantines  et  de  contribuer,  en  désarmant  l'empire,  où  l'on  se  préoccu- 
pait peu  alors  de  la  défense  commune,  à  précipiter  l'invasion  et  le  triomphe  des 
Turcs  ».  Ne  pouvant  pas  repousser  les  Turcs,  le  gouvernement  de  Byzance 
résolut  de  les  prendre  à  son  service;  le  procédé  était  ancien.  Les  envahisseurs 
acceptèrent  de  se  faire  appeler  soldats  de  Byzance.  Ce  titre  leur  permettait 
d'exploiter  d'une  façon  plus  étendue  l'empire  dont  on  leur  avait  confié  la 
défense.  «  Aussi,  comme  les  habitants  des  pays  de  l'Euphrate  et  de  la  Cappadoce 
l€s  aidèrent  ou  ne  les  combattirent  pas,  les  Turcs,  affranchis  par  ailleurs  d'une 
résistance  byzantine  sérieuse,  puis  amenés  par  Byzance  même,  comme  merce- 
naires, jusque  dans  les  parties  les  plus  occidentales  du  pays,  eurent  vite  fait  de 
couvrir  l'Asie  Mineure  jusqu'à  la  mer,  jusqu'en  face  de  la  capitale,  de  leurs 
hordes  dévastatrices.  *  Les  Turcs  étaient  établis  sur  les  rives  du  Bosphore 
en  1081.  Mais  «  leur  installation  récente  dans  les  villes  de  la  côte  de  Cyzique  et 
de  Chrysopolis,  et  leurs  ravages  répétés  à  travers  toute  la  péninsule  ne  doivent 
pas  faire  illusion  sur  leur  force  réelle.  Dispersés  en  bandes  mal  liées  entre  elles, 
incapables  de  créer  autour  de  Nicée,  oili  ils  restent  comme  campés,  un  véritable 
Etat,  le  plus  souvent  ennemis  les  uns  des  autres,  uniformément  haïs  par  les 
habitants  de  l'Asie  Mineure,  transformée  par  eux  en  désert,  exposés  aux  surprises 
«t  aux  coups  des  chrétiens  enfermés  dans  les  villes  ou  réfugiés  dans  les  mon- 
tagnes, ils  devaient  le  meilleur  de  leur  fortune  et  de  leur  succès  moins  à  une 
indiscutable  supériorité  de  puissance  qu'à  l'inaction,  à  l'impéritie  et  à  la  division 
des  chrétiens  ».  Alexis  Comnène  disposait  des  forces  et  des  talents  nécessaires 
pour  mener  une  campagne  heureuse  contre  eux,  mais  les  Normands  d'Italie 
«  ne  lui  laissèrent  ni  le  loisir  ni  les  moyens  de  s'y  consacrer  à  temps  *. 

M.  J.  Laurent  a  réussi  à  nous  présenter  d'une  façon  claire  et  savante,  dans 
un  mince  volume,  un  grand  nombre  de  faits  sur  Byzance,  sa  politique,  ses 
fautes,  SCS  guerres  contre  les  Turcs.  Les  sources  indiquées,  les  travaux  mis 
•à  profit  dénotent  une  érudition  aussi  vaste  qu'avertie.  Après  des  récits  où  le 
détail  pittoresque  ne  manque  pas,  l'auteur  a  soin  de  jeter  un  coup  d'oeil 
d'ensemble  sur  les  faits,  soit  pour  en  donner  la  substance,  soit  pour  en  indiquer 
la  cause  qui  les  explique.  . 

P.  PlRARD. 

J.  Laurent,  ancien  membre  de  l'École  française  d'Athènes,  chargé  de  cours  à  la 
Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Nancy,  L'Arménie  entre  Byzance  et  l'Islam, 
depuis  la  conquête  arabe  jusqu'en  886.  Paris,  Fontemoing  et  C"  (E.  de  Boccard, 
successeur),  1919,  in-8",  xii-398  pages  avec  une  carte  hors  texte. 

Ce  beau  volume  est  le  fascicule  cent  dix-septième  de  la  bibliothèque  des 
Ecoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rome,  publiée  sous  les  auspices  du  ministère 
■de  l'Instruction  publique.  Il  débute  par  une  introduction,  qui  n'est  autre  chose 
qu'une  vue  générale  sur  le  sort  et  le  rôle  de  l'Arménie  entre  Byzance  et  l'Islam. 


BIBLrOGRAPHIE  479 


II  comprend  trois  parties  :  Première  partie  :  L'Arménie  arabe  et  son  autonomie 
jusqu'en  867.  Deuxième  partie:  L'Arménie  entre  Byzance  et  l'Islam  jusqu'en  867. 
Troisième  partie  :  L'Arménie  être  Byzance  et  l'Islam  de  867  à  886.  D^s  notes 
de  détail  et  de  critique  courent  nombfeusesau  bas  des  pages.  Plus  de  cinquante 
.pages  sont  consacrées  à  cinq  appendices;  viennent  enfin  les  tables  bibliogra- 
phique, très  abondante,  chronologique  et  alphabétique.  Nous  y  trouvons  enfin 
un  auxiliaire  indispensable  à  la  lecture  des  livres  de  ce  genre,  une  carte  très 
claire. 

Le  peuple   arménien  a  évolué  dans  le  grand  espace  compris  entre  la  rive 
gauche  de  l'Euphrate,  en  face  de  Mélitène,  le  confluent  du  K.our  et  de  l'Araxe, 
non  loin  de  la  mer  Caspienne,  le  Tigre  vers  Djezireh  ibn  Omar  jusqu'au  Kour, 
vers  Tiflis.  Tel  est  le  territoire  de  la  grande  Arménie  oia  se  déroulent  les  événe- 
ments relatés  par  M.  J.  Laurent.  L'Arménie  arabe  dépassait  pourtant  ces  fron- 
tières, surtout  vers  le  Nord,  pour  faire  entrer  dans  le  régime  des  kalifes  des 
peuples  ingouvernables,  tels  que  Géorgiens,  Albanais,  Abasges,  Alains,  Tzanars 
et  Cazhars.-  L'Arménie  proprement  dite  était  très  favorisée  au  point  de  vue  de 
la  richesse  du  sol.  «  Les  Arméniens  professaient  pour  leur  territoire  un  profond 
attachement.  La  minorité,  il  est  vrai,  lui  devait  seule,  avec  sa  fortune  matérielle, 
son   rang  social  et  sa  puissance  politique.   Mais  l'ensemble  de  la  population 
aimait  en  lui  la  source  féconde  de  sa  subsistance  et  le  cadre  qui  convenait  à  sa 
vie  quotidienne.  »  Les  hivers  étaient  pourtant  terribles;  mais  «  dès  que  le  prin- 
temps rendait  la  nîture  plus  clémente,  les  Arméniens  menaient  sur  leurs  mon- 
tagnes, dans  leurs  vallées  profondes  et  dans  leurs  vastes  plaines  une  vie  facile 
et  qui  leur  plaisait  ».  On  vivait  même  dans  l'abondance  et  le  luxe.  «  Tout  ce 
luxe  dans  les  édifices  comme  dans  les  vêtements   remplissait  les  Arméniens 
d'orgueil  et  de  plaisir;  ils  étaient  fiers  de  cette  parure  artistique  donnée  par  eux 
à  un  pays  dont  nous  savons  déjà  qu'ils  admiraient  la  beauté  et  qu'ils  appré- 
ciaient justement  la  richesse.  Us  savaient  que  toutes  ces  satisfactions  leur,  venaient 
du  sol  et  de  ses  produits,  et  ils  entendaient  bien  ne  pas  s'en  laisser  dépouiller. 
Aussi  les  deux  empires  grec  et  arabe,  dressés  l'un  contre  l'autre  dans  un  conflit 
•sans  fin,  ne  pouvaient-ils  obtenir  la  fidélité  et  le  dévouement  des  Arméniens 
qu'en  comptant,  d'abord  et  avant  tout,  avec  leur  amour  de  la  propriété  et,  par 
conséquent,  avec  leur  attachement  pour  le  seul    moyen   qu'ils  avaient  de  la 
défendre  contre  toutes  lei  convoitises,  c'est-à-dire  pour  leur  organisation  mili- 
taire et  féodale...  Les  Arméniens  vivaient  constamment  sous  les  armes.  Cette 
■manière  d'être,  après  leur  avoir  assuré  de  vastes  conquêtes  et  un  grand  empire, 
ne  les  avait  pas  préservés  de  la  domination  successive  des  Perses,  des  Romains, 
des  Byzantins  et  des  Arabes.  Mais  elle  leur  avait  valu,  sous  tous  les  régimes, 
•de    ne    pas    connaître    la   tyrannie  effrénée    et    l'arbitraire    sans    limites...   En 
somme,  l'Arménie  était  une  vaste  forteresse,  composée  de  multiples  ouvrages;  en 
avoir  raison  était  une  œuvre  dilficile,  dans  laquelle  les  Arabes,  tout  comme  leurs 
prédécesseurs  dans  la  domination  du  pays,  avaient  échoué.  »  Le  mét'er  des 
armes  était  le  lot  des  nobles,  propriétaires  du  sol,  et  de  leurs  hommes  d'armes. 
■Pour  les  Arméniens,  le  guerrier  idéal  devait  pouvoir  trancher  l'ennemi,  homme, 
casque  et  cuirasse,  en   deux  moitiés  et  d'un  seul  coup  d'épée.  Aussi  préten- 
daient-ils que  «  I  000  Arabes  ne  pouvaient  pas  faire  tête  à  10  d'entre  eux,  et  que 
.]o  Arméniens  mettaient  i  000  Grecs  en  fuite  ».  Le  caractère  des  Arméniens  se 
■ressentait  naturellement  de  ce  régime  quasi  quotidien  d'aventures  et  de  combats, 
qui  finit  par  leur  donner  une  mentalité  rude  et  sauvage  :  ivrognerie,  débauche, 
adultère,  violence,  cruauté,  vengeances  terribles,  tel  était  le  fonds  moral  des 
Arméniens.  «  La  foi  chrétienne  elle-même  n'avait  pas  réussi  à  mettre  un  peu 
plus  de  douceur  et  de  maîtrise  de  soi  dans  la  mentalité  et  dans  les  mœurs  des 
Tudcs  guerriers  de  l'Arménie.  » 


480  ÉCHOS    d'orient 


L'organisation  féodale  arménienne  embrassait  toute  la  population,  sauf  les 
bourgeois  des  villes  et  les  membres  de  l'Eglise  nationale.  La  condition  du 
paysan  n'était  pas  du  tout  enviable;  «  les  paysans  souffraient  des  mœurs  rudes 
et  violentes  des  grands  Arméniens.  .  Les  plus  heureux  échappaient  à  leur  sort 
en  entrant  dans  le  clergé  ».  Cette  classe  de  la  hiérarchie  féodale  n'avait  que  des 
devoirs,  les  droits  étaient  le  partage  incontesté  des  nobles  qui  formaient  l'armée 
féodale.  Etablis  sur  la  propriété  héréditaire  du  sol,  qui  était  la  chose  sacrée  de 
l'organisation  arménienne,  les  droits  du  noble  étaient  proportionnels  à  l'étendue 
de  cette  propriété.  Le  nakharar  ou  chef  de  canton  était  l'élément  principal  de 
la  société  arménienne,  parce  qu'il  possédait  et  transmettait  par  héritage,  outre 
la  propriété  de  ses  terres,  les  pouvoirs  souverains  sur  un  canton  féodal.  Il  com- 
mandait aux  nobles  de  son  canton.  Il  était  leur  chef  naturel  et  obligatoire  pour 
le  service  militaire.  La  grande  affaire  d'un  nakharar  était  de  se  faire  obéir  des 
siens.  En  cas  de  succès,  sa  puissance  était  absolue  dans  son  canton;  car  les 
nobles  qu'il  commandait  n'avaient  d'autorité  que  par  lui;  son  évêché  et  ses 
couvents  étaient  à  sa  dévotion;  les  impôts  étaient  levés  selon  ses  ordres  et  tous 
devaient  s'incliner  devant  ses  pouvoirs  de  juge  souverain.  Le  canton  était  la 
chose  propre  du  nakharar  et  ses  sujets  portaient  son  nom.  Chose  étonnante^ 
seules  ces  principautés  subsistèrent  jusqu'au  jour  de  la  conquête  arabe  qui, 
par  politique,  les  respecta  et  s'en  servit  au  besoin  contre  les  Arméniens  eux- 
mêmes. 

Le  résultat  immédiat  de  cette  organisation  sociale  était  l'absence  de  patrio- 
tisme; les  Arméniens  «  n'avaient  pas  la  notion  d'un  Etat  arménien  auquel  ils 
devaient  tout  donner.  La  patrie,  pour  eux,  c'étaient  les  principautés...  Entre 
eux  le  lien  national  n'était  pas  politique,  il  n'existait  que  par  les  moeurs,  la 
langue  et  la  religion,  qui  n'ont  jamais  suffi  seuls  à  faire  une  nation...  Chaque 
nakharar  arménien  trouvait  naturel  de  sacrifier  ses  chefs,  l'indépendance  natio- 
nale, l'unité  du  pays  et  même  de  méconnaître  la  solidarité  qui  le  liait  avec  ses 
voisins  de  principauté,  pour  l'intérêt  égoïste,  étroit  et  immédiat  de  son  propre 
domaine».  On  dure  peu  quand  on  vit  seul  dans  des  conditions  pareilles.  Aussi, 
par  instinct  de  conservation,  les  nakharars  se  groupaient-ils  autour  d'un  seigneur 
qui  s'imposait  par  sa  propre  puissance,  c'était  r«ichkan  »  ou  chef  de  province. 
Mais  Us  droits  de  l'ichkan  n'étaient  pas  intangibles  comme  ceux  du  nakharar, 
en  ce  sens  que  le  jour  où  son  pouvoir  commençait  à  faiblir,  on  s'empressait, 
dans  l'intérêt  de  la  principauté,  de  lui  trouver  un  remplaçant.  En  conséquence, 
dans  le  but  de  consolider  leur  pouvoir,  les  ichkans  avaient  recours  au  prestige 
d'une  investiture,  qu'ils  allaient  chercher  les  uns  à  Byzan  e,  les  autres  à  Bagdad. 
Le  kalife  accordait  d'autant  plus  volontiers  la  faveur  demandée,  qu'il  comptait 
sur  l'appui  de  ces  princes  pour  tenir  en  respect  des  vassaux  trop  turbulents, 
quitte,  bien  entendu,  à  leur  retirer  l'investiture,  le  jour  où  leurs  prétentions 
pouvaient  porter  ombrage  à  la  domination  arabe.  A  cet  efF.-t,  il  ne  se  f  isait  pas 
faute  «  d'accueillir  les  ambitions  de  ceux  qui  voulaient  supplanter  le  possesseur 
d'une  province,  de  refuser  au  fils  l'investiture  de  la  fonction  qu'avait  obtenue 
son  père  et  de  retirer  brusquement  à  un  ichkan  infidèle,  devenu  suspect  ou 
trop  fort,  l'autorité  qu'il  avait  reçue  *.  De  là  sont  nées  toutes  les  intrigues  et 
toutes  les  luttes  qui  ont  marqué  les  années  de  la  domination  arabe.  Les  maîtres 
de  l'Arménie  avaient  également  créé  un  pouvoir  suprême,  confié  à  celui  qu'on 
désignait  du  nom  de  prince  des  princes.  D'où  nouvelles  occasions  de  disputes 
et  de  guerres.  Ainsi  donc,  les  Arabes  ne  contribuèrent  qu'à  diviser  et  à  morceler 
un  pays  déjà  si  peu  fait,  tant  par  ses  institutions  que  par  la  conformation  de 
son  territoire,  pour  une  unité  politique  réelle. 

Cependant,  «  malgré  leur  égoïsme  pariiculariste,  les  féodaux  ariiiéniens  avaient, 
comme  tous  leurs  compatriotes,  un  vif  sentiment  de  leur  unité  nationale  ».  Ils 


BIBLIOGRAPHIE  48 1 


croyaient  pouvoir  rester  toujours  Arméniens,  c'est-à-dire,  avec  la  même  civili- 
sation et  les  traditions  de  la  race,  malgré  l'absence  de  toute  unité  politique.  Ils 
se  sentaient  liés  entre  eux,  envers  et  contre  toutes  les  divisions  de  la  réalité  poli- 
tique, par  leur  organisation  religieuse,  qui  manifestait  et  maintenait  la  commu- 
nauté de  leur  langue  et  de  leur  civilisation.  Une  foi  uniforme  régissait  leurs 
mœurs  et  leurs  consciences;  un  clergé,  groupé  sous  un  seul  chef  et  dans  une 
seule  hiérarchie,  enseignait  et  défendait  l'unité  de  cette  foi,  en  une  seule  et 
même  langue,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Arménie.  «  La  religion  était  le  signe  et  le 
soutien  de  l'unité  nationale.  »  Le  clergé  garda  toujours  la  direction  morale  du 
pays.  Si  les  Arméniens  s'étaient  résignés  à  toutes  les  divisions  et  à  toutes  les  con- 
quêtes, ils  ne  pouvaient  cependant  pas  souffrir  qu'on  touchât  à  leur  organisation 
religieuse.  «.  L'Arménie,  pour  eux,  c'était  avant  tout  l'Eglise  arménienne.  »  Patrie 
et  Eglise  ne  faisaient  qu'un.  «  Ils  avaient  cessé,  dans  la  seconde  moitié  du 
w'  siècle,  de  demander  à  l'exarque  de  Césarée  la  consécration  de  leur  patriarche; 
ils  prétendaient  que  leur  chef  religieux,  successeur  d'un  apôtre,  avait  le  même 
droit  à  une  complète  autonomie  que  les  titulaires  des  sièges  les  plus  révérés  de 
la  chrétienté.  Aussi,  quand  le  concile  de  Chalcédoine,  en  réorganisant  les  patriar- 
cats, avait  soumis  leur  pays  à  Constantinople,  les  Arméniens...  avaient-ils 
décidé  d'ignorer  ce  concile  et  ses  décisions.  Ils  avaient  vécu  depuis  lors  sous 
un  chef  religieux  tout  à  fait  indépendant;  comme  ils  avaient  en  outre  inventé 
un  alphabet  propre  à  leur  langue,  plus  une  ère  nouvelle,  ils  avaient  pu  rester 
dans  un  complet  isolement  religieux  et  dans  l'ignorance  volontaire  de  l'évo- 
lution dogmatique  du  reste  de  la  chrétienté.  ■»  De  sorte  qu'en  867  l'originalité  de 
l'Eglise  arménienne  consistait  dans  un  archaïsme  singulier  de  sa  doctrine  et  de  sa 
liturgie.  Usage  de  pain  sans  levain  pour  la  célébration  de  la  Messe,  purgatoire  et 
indulgences  inconnus,  sacrifices  sanglants,  tels  sont  les  quelques  usages  antiques 
auxquels  les  Arméniens  tenaient  autant  qu'à  leurs  dogmes  les  plus  importants. 
Renoncer  à  l'un  ou  l'autre  de  ces  usages,  c'était,  à  leurs  yeux  du  moins,  être 
amené  à  sacrifier  «  la  seule  manifestation  essentielle  et  permanente  de  leur 
nationalité;  avec  l'autonomie  de  son  Eglise,  l'Arménie  aurait  définitivement 
perdu  sa  personnalité  et  son  existence  ».  En  conséquence,  pas  d'union  avec  le 
reste  de  la  chrétienté.  «  Sous  les  Arabes,  qui  lui  avaient  laissé  sa  hiérarchie, 
sa  liberté,  ^es  églises  et  ses  privilèges,  l'Eglise  arménienne  employait  toute  son 
activité  à  satisfaire  ses  préférences,  ses  haines  et  ses  partis  pris  nationaux.  Les 
curés  dans  leurs  familles  et  dans  leurs  paroisses,  la  généralité  des  moines  dans 
leurs  nombreux  et  importants  monastères,  les  moines  ascètes  dans  leur  solitude, 
où  la  foule  venait  vénérer  leurs  austérités,  les  moines  vardapels  dans  leurs 
prédications,  dans  leurs  écoles  et  dans  leurs  livres,  les  évêques  dans  leurs 
diocèses,  le  patriarche  ou  catholicos  dans  ses  hautes  fonctions  officielles,  les 
synodes  dans  leurs  réunions  intermittentes  ou  régulières,  tous  repoussaient 
l'union  avec  les  autres  chrétiens,  proclamaient  la  vérité  supérieure  de  la  foi 
arménienne  et  travaillaient  (Té  tous  leurs  efforts  à  maintenir  l'isolement  religieux 
et  le  sentiment  national  du  pays  tout  entier.  »  Les  membres  du  clergé  influen- 
çaient facilement  le  peuple,  qui  avait  de  la  foi.  «  L'Arménien  portait  volontiers 
un  cilice,  il  admirait  l'ascétisme  sous  toutes  ses  formes,  qui  attirait  les  foules 
et  qui  conduisait  jusqu'au  patriarcat...  Les  clercs  étaient  les  seuls  maîtres  de 
la  science  et  de  l'éducation.  »  Ecrivains,  maîtres  de  théologie  et  de  grammaire, 
hagiographes  sont  sortis  des  écoles  ecclésiastiques.  «  Les  ecclésiastiques  for- 
maient donc  les  docteurs  qui  enseignaient  la  foi  et  les  lettres  sacrées,  les  méde- 
cins..., les  savants...;  ils  élevaient  les  jeunes  princes,  ils  écrivaient  les  gestes  des 
familles  féodales,  ils  racontaient  aux  Arméniens  la  grandeur  de  leur  passé,  etc. 
Le  clergé  était  incontestablement  le  maître  de  l'Arménie  en  ce  qui  concerne  la 
foi,  l'éducation,  la  culture  intellectuelle  et  le  sentiment  national.  » 


Échos  d'Orient.  —  T.  XIX. 


482  ÉCHOS    d'orient 


Toutefois,  son  action  politique  était  nulle  :  «  il  était  impuissant  contre  les 
mœurs  rudes  et  les  passions  grossières  et  égoïstes  des  Arméniens,  dans  les 
réalités  pratiques  de  la  vie  quotidienne.  Tout  au  plus  obtenait-il  des  dons  et  des 
fondations  pour  le  rachat  des  péchés  dont  il  ne  parvenait  pas  à  empêcher  les 
grands  de  se  rendre  coupables  avant  de  les  expier  :  jamais  les  Arméniens  n'ont 
cessé  de  massacrer,  de  commettre  des  crimes  multiples,  de  violenter  le  clergé, 
de  marier  leurs  filles  à  des  musulmans,  ou  même  de  passer  à  l'Islam  ».  Cette 
impuissance  de  l'Eglise  arménienne  était  un  effet  de  son  caractère  purement 
national.  «  A  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  l'Eglise  arménienne  était  la  pri- 
sonnière de  ceux  qu'elle  avait  à  diriger  ou  à  combattre,  parce  qu'elle  n'existait 
que  par  eux  et  pour  eux  »,  et  parce  que  n'étant  pas  dans  la  vérité,  ni  en  commu- 
nion avec  Rome,  elle  était  dans  l'impossibilité  de  faire  appel  à  une  autorité  supé- 
rieure qui  pût  être  acceptée  des  Arméniens.  Tout  ce  que  nous  avons  dit  de  la 
culture  intellectuelle  du  clergé  et  des  moines  ne  se  vérifiait  en  réalité  que  pour 
une  minorité,  le  reste  croupissait  dans  l'ignorance  et  la  routine.  Les  vardapets, 
instruits  avec  soin,  armés  de  l'éducation  et  de  l'enseignement  dans  les  meilleures 
écoles,  voyaient  leur  nombre  et  leur  autorité  restreints  par  les  grands,  qui  les 
redoutaient,  et  pourtant  ceux-là  pouvaient  réellement  quelque  chose  pour  le 
progrès  et  la  civilisation  du  pays.  Quant  à  l'évêque,  «  il  était  beaucoup  moins 
le  chef  religieux  d'une  cité  ou  d'un  territoire  que  celui  d'une  famille  souveraine 
de  ses  possessions.  Nommé  dans  une  assemblée,  que  dominait  le  seigneur  laïque, 
choisi  par  lui  parmi  les  moines  ou  les  ascètes  les  plus  ignorants  et  les  moins 
susceptibles  d'activité  doctrinale,  siégeant  presque  toujours  dans  un  monastère, 
hors  des  villes,  loin  de  leur  population  plus  éclairée,  plus  active  et  plus  indé- 
pendante, l'évêque  n'existait  que  par  la  volonté  du  prince,  il  ne  durait  que  par 
lui.  Donner  l'ordination,  présider  les  cérémonies  du  culte,  voilà  quel  était  son 
lot  personnel...,  il  ne  pouvait  agir  que  d'accord  avec  le  prince,  son  souverain, 
et  comme  le  premier  de  ses  serviteurs  religieux  ».  Si  l'épiscopat  était  paralysé 
dans  son  action,  par  contre,  son  chef,  le  catholicos,  était  un  personnage  de 
premier  plan,  du  moins  avant  la  conquête  arabe,  car  à  partir  de  cette  époque 
«  sa  puissance  était  exclusivement  religieuse  et  morale;  son  intervention  en  poli- 
tique ne  fut  efficace  que  par  à-coups  et  dans  les  temps  troublés;  car  les  princes, 
qui  dispo.saient  de  la  force  armée,  ne  lui  laissaient  d'ordinaire  aucune  autorité 
pratique  ».  Il  était  le  plus  souvent  la  créature  du  prince  qui  présidait  à  son 
élection.  «  Au  lieu  d'agir  sur  les  princes,  le  catholicos  subissait  la  volonté  de 
l'un  d'eux,  et  par  là  son  incontestable  autorité  morale  était  impuissante  prati- 
quement contre  l'égoïsme  des  grands,  les  divisions  féodales  et  la  traditionnelle 
anarchie  de  la  nation.  »  Mais  dès  qu'il  s'agissait  de  repousser  une  menace  grecque 
ou  arabe  contre  les  éléments  dont  se  composaient  la  personnalité  et  l'originalité 
de  l'Arménie  (c'est-à-dire  la  religion),  le  patriarche  et  son  clergé  groupaient 
aussitôt  tous  les  dévouements  et  ils  dirigeaient  -sans  efforts  en  une  action 
commune  l'ensemble  des  Arméniens.  Sur  les  points  religieux,  le  peuple  les 
suivait  aveuglément. 

Nous  avons  dit  que  les  Arméniens  vivaient  sans  relations  avec  leurs  voisins 
sur  le  terrain  religieux.  L'histoire,  cependant,  nous  dit  que  «  peu  avant  le  règne 
de  Basile  I",  des  négociations  religieuses  ont  eu  lieu  entre  Byzance  et  Achot 
Bagratouni,  prince  d'Arménie.  Ces  pourparlers  ont  été  absolument  passés  sous 
silence  par  les  historiens  arméniens  du  temps,  Jean  Catholicos  et  Thomas 
Ardzrouni  ».  Outre  les  témoignages  de  plusieurs  auteurs  byzantins,  il  nous  est 
parvenu,  sur  ces  négociations,  les  documents  contemporains  suivants  :  1°  Une 
lettre  du  patriarche  Photius  à  Achot,  dont  on  trouvera  une  traduction  latine 
abrégée  dans  Migne,  P.  G.,  t.  Cil,  col.  713-716.  2°  Une  lettre  du  patriarche 
Photius  au  catholicos  arménien  Zacharie;  elle  fut  lue  dans  le  concile  arménien 


BIBLIOGRAPHIE  483 


de  Ghiravagan,  réuni  pour  en  prendre  connaissance;  Migne  en  a  reproduit  une 
traduction  latine  abrégée  dans  P.  G.,  t.  Cil,  coi.  701  sq.  3°  La  réponse  à  cette  lettre, 
faite  sur  l'ordre  du  concile  et  du  prince  Achot  par  le  docteur  évêque  arménien 
Sabak  Apikourech.  4°  Un  traité  dogmatique,  réfutant  la  lettre  précédente,  écrit 
par  le  philosophe  et  professeur  Nicétas  de'  Byzance,  sur  l'ordre  de  l'empereur, 
au  nom  du  patriarche  et  adressé  au  prince  d'Arménie  (Migne,  P.  G.,  t.  cit., 
col.  588-665).  5'  Un  traité  sur  la  célébration  distincte  des  fêtes  de  Noël  et  de 
l'Epiphanie,  écrit  par  l'archevêque  Jean  de  Nicée,  à  la  demande  du  catholicos 
Zacharie,  auquel  il  avait  apporté  le  document  n*  2  de  la  part  du  patriarche 
Photius  (Migne,  P.  G.,  t.  XCVI,  col.  1436  sq.).  M.  Laurent  ajoute  qu'il  ne  faut 
pas  mettre  en  doute  l'authenticité  de  ces  documents,  malgré  les  objections  de 
Hergenrœther  sur  de  prétendues  interpolations  des  numéros  i  et  2. 

Nous  renonçons  à  donner  dans  un  compte  rendu  une  idée  assez  nette  des 
événements  historiques  si  bien  mis  en  valeur  par  l'auteur  lui-même.  On  a  là 
un  livre  très  sérieux,  très  sûr,  qui  nous  renseigne  avec  autorité  sur  un  pays 
que  la  guerre  mondiale  d'hier  et,  nous  l'espérons,  un  traité  de  paix  basé  sur  la 
justice  vont  peut-être  rendre  à  la  liberté.  Ce  volume  ne  peut  pas  rester  isolé, 
il  appelle  ufte  suite. 

Nous  terminerons  en  donnant  quelques  dates  importantes  prises  dans  la  table 
chronologique.  En  387,  partage  de  l'Arménie  entre  les  Grecs  et  les  Perses.  En 
45 1,  concile  dé  Chalcédoine  et  persécution  des  Arméniens  par  les  Perses.  L'année 
552  marque  le  début  de  l'ère  arménienne.  En  591,  partage  de  l'Arménie  entre  les 
Byzantins  et  les  Perses.  Les  Arabes  envahissent  l'Arménie  en  l'an  640.  En  647, 
les  Grecs  sont  maîtres  de  l'Arménie.  Les  Arabes  réapparaissent  en  65 1.  En  ôgS, 
confiscations  et  massacres  en  Arménie  par  les  Arabes;  762,  fondation  de  Bagdad; 
771,  révolte  des  Arméniens  contre  les  Arabes;  victoire  de  Babek  en  Arménie, 
819-820;  l'empereur  Michel  III  battu  par  les  Pauliciens,  les  Arméniens  et  l'émir 
de  Mélitène,  858;  négociations  entre  Photius  et  les  Arméniens  et  concile  de 
Ghiravagan,  862  et  suiv.;  campagne  de  Basile  I"  contre  les  Pauliciens,  871  ;  c'est 
Basile  I*'  le  Macédonien  qui  donna  le  coup  de  grâce  à  la  conquête  arabe  de 
l'Arménie;  à  cette  époque,  en  effet,  le  kalifat  était  en  pleine  décadence.  Les 
curieux  de  généalogies  trouveront  un  modèle  du  genre  dans  l'appendice  IV  : 
«  Chronologie  et  généalogie  »  (p.  332-35 1)  :  les  chefs  indigènes  de  l'Arménie  du 
vu»  au  IX*  siècle;  les  gouverneurs  arabes  d'Arménie  jusqu'en  886. 

V,  Grégoire. 

Charles  Dufayapd,  l'Asie  Mineure  et  l'Hellénisme.  Un  volume  in-iô  de  io3  pages. 
Prix  :  3  francs.  Paris,  F.  Alcan,  1919. 

Depuis  bientôt  un  siècle,  l'hellénisme  possède  un  chez  soi.  Mais  le  logis 
national  est  étroit  et  3  25oooo  Grecs,  «  qui  sont  la  chair  et  le  sang  de  la  vieille 
mère  hellénique,  aspirent  à  se  fondre  dans  l'unité  »  d'une  même  patrie.  Parmi 
ces  Hellènes  dispersés,  ceux  de  l'Asie  Mineure  méritent  d'une  façon  plus  spéciale 
leur  «  définitive  et  solennelle  émancipation  »  pour  des  raisons  ethnologiques, 
historiques,  intellectuelles,  économiques  et  morales.  Ce  sont  les  cinq  chapitres 
de  ce  petit  livre  plein  d'actualité. 

I.  Raisons  ethnologiques.  —  Qu'est-ce  qu'un  Grec?  Un  homme  qui  parle  la 
langue  grecque  et  pratique  la  religion  orthodoxe.  Le  comte  Capo  d'istria  n'en 
donnait  pas  une  autre  définition.  N'est-ce  pas  M.  G.  Deschamps  qui  rapportait 
un  jour  ce  mot  pittoresque  que  «  le  peuple  grec  s'est  conservé  dans  sa  religion 
comme  le  poisson  se  conserve  dans  le  sel  »?  Notons  cependant  qu'il  existe  des 
Grecs  catholiques,  et  qu'il  en  existera  sans  doute  de  plus  en  plus,  qui  ne  sauraient 
admettre  l'absolue  exactitude  d'une  telle  définition. 

Quelles  sont  les  régions  de  l'Asie  Mineure  où  habite  principalement  la  race 


484  ÉCHOS    d'orient 


hellénique?  —  (a)  Asie  Mineure  occidentale.  On  y  compte  plus  de  800000  Grecs  ,- 
fixés  dans  les  quatre  arrondissements  deBigha,  de  Balikesser  et  le  vilàyetd'Aïdin, 
Dans  le  département  de  Smyrne,  la  supériorité  numérique  des  Grecs  est  écra- 
sante, 449000  contre  219000  Turcs.  —  (b)  Littoral  de  la  mer  Noire.  Tout  le 
littoral  méridional  de  la  mer  Noire  est  profondément  imprégné  d'hellénisme. 
C'est  un  territoire  de  5oooo  kilomètres  carrés  compris  entre  Sinope  et  Batoum, 
colonisé  au  vu"  siècle  par  les  Grecs  et  comptant  aujourd'hui  une  population 
hellène  de  85  000  âmes.  —  (c)  La  Propontide  ou  mer  de  Marmara.  Ses  deux 
rives  représentent  une  population  de  353  000  Grecs.  —  (d)  Asie  Mineure  centrale 
et  méridionale.  Les  vilayets  de  Brousse,  de  Sivas  et  de  Koniah  sont  habités  par 
d'importantes  colonies  grecques,  comprenant  36o  000  Hellènes.  —  (e)  Le  Dodé- 
canèse,  de  population  essentiellement  grecque  :  1 1 8  000  Grecs  contre  1 1  000  Turcs. 
Aussi  est-ce  avec  raison  que  M,  Vénizélos  réclamait,  en  191 2,  ces  îles  comme 
un  patrimoine  national.  En  tout,  par  conséquent,  i  720  000  Grecs  irrédimés 
dispersés  dans  les  vilayets  de  l'Asie  Mineure  et  dans  les  îles  du  Dodécanèse.  Ils 
ne  sont  pas  hors  de  la  Hellade.  Voici,  en  eflfet,  ce  qu'écrivait  en  1728  le  géographe 
grec  Mélétios  :  «  Dans  le  sens  le  plus  étendu,  elle  (la  Hellade)  comprend  l'Epire, 
l'Acarnanie,  l'Attique,  le  Péloponèse,  la  Thessalie,  l'Etolie,  la  Macédoine,  la 
Thrace,  les  îles  grecques  de  la  mer  Ionienne  et  de  la  mer  Egée  et  de  toute  l'Asie 
Mineure.  » 

2.  Raisons  historiques.  —  L'auteur  passe  rapidement  en  revue  l'histoire  des 
colonies  grecques  de  la  rive  asiatique,  rappelle  les  services  rendus  à  la  mère 
patrie  par  leur  résistance  opiniâtre  aux  barbares,  leur  rôle  prépondérant  dans  la 
grandeur  et  la  civilisation  byzantines.  Si  la  chute  de  Byzance  ouvrit  pour  ces 
Hellènes  l'ère  des  persécutions  et  des  vexations,  leur  physionomie  nationale  n'en 
demeure  pas  moins  intacte  et  leurs  espérances  invincibles. 

3.  Raiso7is  intellectuelles.  —  Le  principe  des  nationalités  ne  tient  pas  seule- 
ment aux  «  brutales  et  matérielles  raisons  que  peut  invoquer  la  géographie  »i 
Il  y  a  des  arguments  nés  et  développés  dans  la  conscience  d'une  nation.  «  La 
patrie  est  tout  ce  qu'on  aime.  »  Or,  les  deux  choses  que  les  Grecs  ont  aimées  le 
plus  à  travers  leur  longue  histoire  sont  la  religion  et  la  langue.  La  religion  a  été 
le  salut  de  la  nation  aux  jours  tristes  de  la  servitude.  La  résistance  au  Turc  était 
une  simple  croisade.  «Si  l'Eglise,  écrit  le  D'  Karl  Dietrich,  a  été  considérée  comme 
une  chose  sacrée  par  les  Grecs,  c'est  qu'elle  a  été  le  porte-drapeau  de  leur  idéal 
national  au  temps  de  la  servitude  et  qu'elle  a  été  en  même  temps  un  organe 
politique  puissant  d'administration.  »  A  côté  de  l'Église,  l'école.  Lorsqu'un 
peuple  conserve  sa  langue  maternelle,  c'est,  au  dire  du  poète,  comme  s'il  gardait 
la  clé  de  sa  prison.  Le  Grec  s'enthousiasme  pour  les  questions  d'enseignement. 
«  La  diffusion  de  l'instruction,  disait  un  général  anglais,  est  une  caractéristique 
nationale  grecque.  »  L'arme  la  plus  efficace  utilisée  contre  l'ennemi  commun 
a  été  la  langue.  Aussi,  pour  affaiblir  leurs  victimes,  les  Turcs  suppriment-ils  la 
plupart  des  écoles  grecques  (1892).  Mais  celles-ci  sont  toujours  nombreuses, 
grâce  aux  largesses  des  évergètes.  Dans  le  seul  arrondissement  de  Smyrne,  ville 
et  faubourg,  les  243  000  Grecs  entretiennent,  sans  le  moindre  subside  de  l'État, 
67  écoles  dont  10  écoles  supérieures,  5  collèges,  4  écoles  commerciales,  avec 
290  professeurs,  instituteurs  et  institutrices  et  plus  de  18  000  élèves.  Un  fonds 
de  3o  millions  est  consacré  à  ces  établissements  et  aux  33  églises  desservies  par 
120  prêtres.  «  En  résumé,  l'église  et  l'école  unies,  la  foi  religieuse  et  la  foi 
patriotique,  l'action  du  clergé  dans  le  domaine  moral  et  l'action  des  maîtres 
dans  le  domaine  intellectuel,  tout  contribue  à  maintenir  tout  à  la  fois,  dans  le 
monde  hellénique  de  l'Asie  Mineure,  un  foyer  de  culture  digne  de  son  glorieux 
passé  et  un  foyer  national  digne  de  ses  destinées  de  demain.  » 

4.  Raisons  économiques.  —  Un  grave  problème  surgit  au  lendemain  de  la. 


BIBLIOGRAPHIE  485 


prise  de  Constantinople.  Que  faire  de  ces  millions  de  Grecs  dispersés  dans  toute 
l'Asie  Mineure?  Certains  conseillers  du  sultan  proposèrent  leur  extermination 
complète  par  le  glaive.  Mahomet  II  voyait  clair,  il  ne  commit  pas  cette  faute. 
Et  depuis,  le  Turc  porte  le  sabre  et  le  Grec  la  bourse.  L'agriculture,  le  commerce 
sont  entre  les  mains  des  Hellènes.  Les  récents  boycottages  n'ont  pas  changé  la 
face  des  choses. 

5.  Raisons  morales.  —  «  Le  martyre  n'est  jamais  stérile  »,  disait  Manzini.  Si 
cela  est  vrai  dans  l'ordre  temporel,  les  Grecs  d'Asie  Mineure  ont  raison  de 
compter  sur  une  émancipation  prochaine.  Incapable  de  se  les  assimiler,  le  Turc 
prend  peur  devant  leur  supériorité  intellectuelle,  morale  et  économique.  Pour 
se  défendre  contre  des  victimes  inofFensives,  il  tire  le  sabre,  allume  les  incendies, 
transplante  les  travailleurs  paisibles.  Plus  de  600000  Grecs  auraient  ainsi  péri 
sous  les  coups  des  Ottomans  durant  la  grande  guerre.  Chose  qui  n'étonnera 
personne,  les  pangermanistes  de  Berlin  y  ont  pris  une  part  très  active.  Il  faut 
lire  les  pages  suggestives  de  M.  Félix  Sartiaux  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes 
(i5  déc.  1914)  pour  se  faire  une  idée  des  atrocités  turques  qui  avaient  déjà  précédé 
la  grande  guerre.  11  est  donc  temps  que  l'on  mette  fin  à  ces  violations  quasi 
quotidiennes  de  la  justice  et  du  droit  des  gens.  Il  est  temps  que  l'hellénisme 
irrédimé  commence  à  revivre  les  jours  sereins  et  prospères  de  la  liberté. 

P.  PiRARD. 

La  Documentation  catholique,  t.  l",  février-juin  iqig,  762  pages  grand  in-8*  à  deux 
colonnes;  t.  II,  juillet-décembre  1919,  890  pages.  Prix:  10  francs  le  volume.  Paris, 
Bonne  Presse,  5,  rue  Bayard. 

La  Documentation  catholique  :  voilà  certes  un  titre  qui  dit  clairement  le  but 
du  périodique  auquel  il  sert  d'enseigne.  Elle  est  née  en  février  1919,  par  la 
fusion  —  en  un  seul  —  de  quatre  recueils  documentaires  que  la  guerre  avait 
interrompus:  les  Questions  Actuelles,  la  Chronique  de  la  Presse,  la  Revue 
d'Organisation  et  de  Défense  religieuse  et  l'Action  catholique.  Depuis  cette 
date,  elle  apporte  régulièrement  à  ses  abonnés  un  fascicule  hebdomadaire  où 
toute  catégorie  de  lecteurs  trouve  toujours  matière  abondante,  intéressante  et 
variée.  On  ne  saurait  mieux  en  signaler  l'utilité  et  le  caractère  qu'en  reprodui- 
sant l'appréciation  de  M.  P.  Voland,  rédacteur  en  chef  du  Recueil  général  des 
lois,  décrets  et  arrêts  (juillet  1919):  «  Nous  vivons  à  une  époque  fiévreuse;  les 
événements  les  plus  extraordinaires  se  succèdent,  les  idées  les  plus  folles  et  les 
plus  sages  s'entre-choquent;  on  voudrait  tout  savoir,  tout  connaître:  l'homme 
du  jour,  le  livre  qui  vient  de  paraître,  les  courants  sociaux  qui  se  dessinent. 
Mais  comment  tout  lire,  comment  trier  et  conserver  l'essentiel;  comment  même, 
en  ce  temps  de  «  prix  fort  »,  faire  face  à  la  dépense  qu'exigerait  une  documen- 
tation même  restreinte?  Beaucoup  de  publications  ont  essayé  de  résoudre  le 
problème  en  donnant  des  résumés  des  ouvrages  nouveaux,  en  invitant  les  écri- 
vains ou  les  hommes  marquants  à  exprimer  leur  opinion  sur  les  questions  qui 
préoccupent  le  grand  public.  Elles  ont  rendu  de  réels  services.  Nous  ne  croyons 
pas  qu'aucune  d'elles  soit  arrivée  à  donner  quelque  chose  d'aussi  complet  et 
d'aussi  pratique  que  la  Documentation  catholique.  Et  si  ce  titre  mettait  en 
défiance  certains  esprits,  nous  répondrions  ceci  :  nous  louons  fort  les  rédacteurs 
de  cette  revue  de  l'avoir  abritée  sous  un  vocable  qui  fait  connaître  d'emblée 
leurs  opinions.  Elles  n'ont  pas  d'ailleurs  à  se  dissimuler,  bien  au  contraire,  en 
un  temos  où  la  versatilité  des  systèmes  philosophiques  fait  ressortir  la  valeur 
d'une  doctrine  vingt  fois  séculaire.  Un  coup  d'oeil  jeté  sur  la  revue  suffira 
à  dissiper  toute  prévention  et  à  montrer  la  largeur  d'esprit  et  l'impartialité  avec 
lesquelles  elle  est  conçue.  On  y  trouve  les  documents  les  plus  variés  :  lois,  dis- 
cours de  réception  à  l'Académie,  extraits  des  livres,  des  journaux,  des  revues 


486  ÉCHOS   d'orient 


de  France  et  de  l'étranger.  Un  article  de  M.  Aulard,  une  lettre  de  Lénine  voisinent 
avec  une  étude  de  Ms'  Baudrillart  ou  de  Lysis.  Que  si  le  bolchevisme  n'y  est 
point  loué,  nul  honnête  homme  n'en  sera  froissé:  il  suffit  de  laisser  la  parole 
aux  faits.  Et  c'est  en  lisant  dans  le  dernier  fascicule  de  la  Documentation,  véri- 
table volume  de  1 12  pages,  le  texte  complet  du  Traité  du  20  juin  1919,  que  nous 
est  venue  la  pensée  que  vraiment  nous  avions  trop  tardé  à  faire  connaître  à  nos 
lecteurs  un  recueil  si  utile  et  si  digne  de  succès.  » 

Les  deux  volumes  qui  constituent  la  première  année  de  la  publication  per- 
mettent de  constater  le  plus  aisément  du  monde  le  bien  fondé  d'une  appréciation 
si  autorisée.  On,  n'a  qu'à  parcourir  les  soixante  pages  de  tables  —  très  denses, 
pleines  de  choses,  d'indications,  de  références  précises  —  qui  terminent  chaque 
tome.  Pour  nous  borner  aux  sujets  qui  sont  plus  immédiatement  en  rapport 
avec  notre  programme,  on  y  trouvera  des  renvois  fort  intéressants,  toujours 
instructifs,  aux  mots  :  Arménie,  Bulgarie,  Dorothée  {locum  tenens  du  patriarcat 
grec  deConstantinople);  Grèce  (œuvres  et  pertes  de  la  grande  guerre;  la  grande 
idée  de  l'hellénisme;  union  des  Eglises,  etc.);  Monténégro;  Orthodoxes;  Orient; 
Palestine  et  Syrie;  Pape,  Papauté,  Saint-Siège;  Sainte-Sophie;  Roumanie;  Russie; 
Serbie;  Tchécoslovaquie;  Turquie;  Yougoslavie. 

Cette  énumération  de  titres  —  pris  comme  au  hasard  à  travers  les  colonnes 
très  compactes  de  la  table  des  matières  —  dira  tout  au  moins  à  nos  lecteurs 
qu'ils  pourront  trouver  là.  Sur  des  sujets  qui  les  intéressent  singulièrement,  une 
abondante  documentation,  laquelle,  pour  être  catholique,  non  seulement  ne  perd 
rien  de  son  utilité  objective,  mais  encore  fournit  par  le  fait,  même  à  des  esprits 
orthodoxes,  une  information  de  première  valeur.  Indépendamment  de  tous  les 
autres  avantages  que  présente  pour  l'ensemble  du  grand  public  un  recueil  si 
complet  e.t  si  varié,  je  suis  convaincu  que  sa  fréquentation  habituelle  par  nos 
frères  séparés  d'Orient  aurait  une  puissante  efficacité  de  rapprochement  entre 
les  âmes  chrétiennes  de  l'une  et  de  l'autre  Eglise. 

S.  Salaville. 

E  MvRBS4U  et  L.  VoÏNOviTCH,  Ui  apôtre  de  l'unité  yougoslave  :  M"  Strossmayer^ 
(Extrait  de  la  Revue  yougoslave).  Paris,  Ligue  des  U  liver  sitaires  serbocroato- 
slovénes,  60,  rue  des  Ecoles,  1919,  in-8°,  16  pages.  Prix  :  2  francs. 

Cette  plaquette  réunit  deux  articles  :  l'un,  d'Edouard  Marbeau,  ancien 
auditeur  au  Conseil  d'Etat,  directeur  de  la  Revue  Française  de  l'Etranger  et 
des  Colonies;  l'autre,  du  comte  Louis  Voïnovitch,  ancien  ministre.  Le  premier 
de  ces  articles  est  déjà  un  peu  ancien,  puisqu'il  remonte  au  i^'août  1880,  où  il 
fut  publié  par  la  Repue  de  France  :  il  nous  présente  en  quelques  pages  un 
portrait  de  MS""  Strossmayer,  le  grand  évêque  catholique  de  Diakovo,  «  le  pré- 
curseur éclairé  de  l'idée  yougoslave  »,  dont  la  devise  résume  la  vie  :  Tout  pour 
Dieu  et  pour  la  patrie/ 

Le  comte  Voïnovitch  ajoute  à  cette  esquisse  que  Iques  traits  précis  où  l'on  sent 
l'assurance  dévouée  d'une  main  amie.  J'ai  plaisir  à  citer  ici  quelques  passages  : 
«...  A  un  moment  donné  de  l'histoire  de  l'Orient  européen,  la  Croatie,  brise-lames 
et  pont  à  la  fois,  a  failli  sombrer.  Elle  devait  être  conservée  aux  Slaves  du  Sud, 
à  la  paix  féconde,  à  la  civilisation,  à  la  mission  de  reconstruction  sociale  d'un 
slavisme  sage  et  pondéré.  Seul,  un  évêque  catholique  —  indépendant  par  défi- 
nition —  pouvait  le  faire.  Il  l'a  fait.  »  (P.  9.)  «  ...  Il  fut  l'inspirateur  de  tous  les 
actes  slavophiles  du  pontificat  de  Léon  XIII,  de  l'Encyclique  Grande  munus,  du 
Concordat  avec  l'orthodoxe  Monténégro,  du  renouvellement  de  l'ancien  privilège 
liturgique  paléoslave  des  diocèses  croates  et  dalmates,  de  toutes  les  attentions 
que  la  Papauté  témoigna  à  la  Croatie  et  à  la  Serbie,  de  toutes  les  réformes 
ecclésiastiques  en  Bosnie,  de  toutes  les  publications  slaves  du  Vatican,  de  toutes 


â 


BIBLIOGRAPHIE  487 


les  réconciliations  avec  la  Russie.  Rome  constamment  le  défendit...  »  (P.  11.) 
En  attendant  une  biographie  complète,  on  lira  avec  intérêt  «  cette  gouache 
brossée  rapidement  et  à  grands  traits  »,  qui,  malgré  la  modestie  de  ses  préten- 
tions, est  pleine  de  détails  typiques  d'histoire  vécue.  Et  devant  la  réalisation 
contemporaine  de  l'idée  yougoslave,  on  se  ralliera  volontiers  à  la  conclusion  du 
comte  Voïnovitch  :  «  Il  peut  être  content  là-bas,  sous  les  dalles  de  marbre 
de  sa  cathédrale  rouge  1  »  On  sait  que  le  portail  de  la  cathédrale  de  Diakovo, 
construite  par  Strossmayer,  porte  cette  inscription  :  «  A  la  gloire  de  Dieu,  à  l'union 
des  Eglises,  à  la  concorde  et  à  l'amour  de  mon  peuple!  »  On  sait  aussi  que  c'est 
Strossmayer,  «  et  lui  seul,  qui  est  le  père  légitime  du  mouvement  yougoslave, 
c'est  lui  qui  a  inventé  ce  mot  —  vague  et  imprécis  peut-être,  étant  donné  que 
les  Bulgares  qu'il  conviait  au  banquet  national  l'ont  obstinément  répudié,  — 
mais  un  nom  qui  a  rallié  pendant  la  guerre  les  forces  vives  de  la  nation  ».  (P.  i5.) 
Un  simple  détail  d'orthographe  ou  plutôt  de  transcription  :  pourquoi  écrire 
Djakovo  dans  la  première  partie  de  la  brochure,  et  Diakovo  dans  la  seconde  ? 

La  Rtme  des  Deux  Mondes  publia,  en  i885,  t.  LXIX,  p.  80Ô-843,  un  article 
d'Emile  de  Laveleye  :  «.  L'évêque  Strossmayer  »,  premier  chapitre  d'une  étude 
d'ensemble  En  deçà  et  au  delà  du  Danube.  Nous  le  signalons  à  la  Ligue  des  uni- 
versitaires serbo-croates,  car  cet  article  est  plus  riche  en  renseignements  que 
celui  d'Edouard  Marbeau. 

G.  RiEUTORT. 

E.  HuGUENY,  G.  P.,  Critique  et  Catholique  :  U.  Apologie  des  dogmes.  Paris,  Letouzey 
et  Ané,  1914,  2  volumes  in-i8  de  272  et  Sgo  pages. 

Voici  deux  volumes  que  l'on  peut  dire  nouveaux,  malgré  le  millésime  de  1914 
inscrit  sur  leur  couverture.  En  effet,  ils  sortaient  à  peine  de  l'imprimerie  {['Impri- 
matur est  daté  du  27  mai  1914)  au  moment  où  la  déclaration  de  guerre  vint 
brusquement  diriger  les  esprits  vers  des  préoccupations  tout  autres  que  théolo- 
giques. C'est  donc  après  un  sommeil  de  plus  de  cinq  années  que,  la  tourmente 
finie,  les  deux  volumes  du  P.  Hugueny  paraissent  au  grand  jour.  Ils  seront 
certainement  bien  accueillis,  comme  le  fut  le  tome  I*""  de  cet  ouvrage  {Apologé- 
tique) en  1910.  (Voir  Echos  d'Orient,  t.  XIII  (1910),  p.  i25.)  L'auteur,  qui  fut 
professeur  de  théologie  à  l'Ecole  biblique  de  Jérusalem,  puis  au  scolasticat 
dominicain  de  Saulchoir,  s'est  proposé  de  montrer  que  nos  dogmes  ne  sont  pas 
contre  la  raison  et  qu'on  peut  parfaitement  être  tout  ensemble  critique  et  catho- 
lique. «  Ayant  dit  tout  d'abord  les  raisons  impérieuses  qui  nous  faisaient  un 
devoir  de  demander  la  vérité  religieuse  à  l'enseignement  de  l'Eglise  catholique, 
nous  allons  examiner  celles  des  propositions  du  Credo  catholique  qui  semblent 
le  plus  déconcertantes  pour  une  raison  chatouilleuse.  Si  nous  arrivons  à  mon- 
trer que  ces  propositions  n'ont  rien  de  contraire  aux  sciences  naturelles,  à  la 
métaphysique  et  à  l'histoire,  peut-être  apparaîtra-t-il  que  l'homme  raisonnable, 
si  critique  qu'on  le  suppose,  ayant  de  bonnes  raisons  de  donner  sa  confiance, 
n'en  aura  aucune  de  la  refuser,  et  ne  pourra,  par  conséquent,  rester  critique  et 
raisonnable  qu'en  restant  ou  en  devenant  croyant.  » 

La  première  partie  de  cette  Apologie  des  dogmes  a  pour  objet  «  les  témoi- 
gnages et  les  origines  de  la  révélation  »  (Magistère  de  l'Eglise,  Tradition,  Ecriture 
Sainte,  Créateur,  Créature,  Providence,  Ordre  surnaturel.  Péché  originel).  La 
seconde  partie  est  consacrée  à  l'examen  des  «  mystères  du  salut  »:  Trinité, 
Incarnation,  Maternité  divine  de  la  Sainte  Vierge,  Rédemption,  Sacrements,  Fins 
dernières  des  individus  et  du  monde.  L'auteur  explique  ainsi  lui-même  ce  qu'il 
a  eu  en  vue  pour  le  public  spécial  auquel  il  s'adresse  :  «  L'exposé  de  toutes  ces 
questions  aurait  pu  constituer  un  cours  de  théologie  développé  en  plusieurs 
in-octavo.  Nous  avons  tenu  à  ne  pas  dépasser  les  limites  de  deux  petits  volumes» 


488  ÉCHOS  d'orient 


à  la  portée  des  bourses  modestes  et  des  modestes  loisirs  des  jeunes  prêtres 
absorbés  par  le  ministère  aussi  bien  que  des  jeunes^  étudiants  non  moins  occupés 
pour  lesquels  nous  écrivons.  Ce  sont  les  besoins  particuliers  de  cette  jeunesse 
cléricale  et  laïque  qui  nous  ont  dirigé  dans  le  développement  de  questions  sur 
lesquelles  il  nous  était  impossible  de  tout  dire.  Rappelant  sommairement  les 
objections  et  explications  anciennes  que  nous  supposions  connues  de  nos  lecteurs 
et  qu'on  trouve  dans  tous  les  manuels  d'apologétique,  nous  avons  insisté  sur 
les  formes  nouvelles  des  difficultés  soulevées  par  les  écrits  modernistes.  C'est 
pour  ce  motif  que  nous  avons  fait  large  part  à  l'histoire  des  dogmes  et  du 
développement  de  nos  rites.  » 

Clarté,  précision,  sobriété  font  de  ces  volumes  un  recueil  précieux,  plein  de 
choses  et  de  doctrine.  Veut-on  en  avoir  une  idée?  Qu'on  lise  simplement  le 
sommaire  du  chapitre  i"  :  Le  Magistère  de  l'Eglise,  où,  par  paragraphes  numé- 
rotés, l'on  a  tout  de  suite  un  lumineux  précis  du  sujet.  Je  transcris  ici  ce 
sommaire  à  titre  d'exemple  :  3.  Définitions  du  concile  du  Vatican.  —  4.  Motu 
proprio  «  Prœstantia  »  de  Pie  X.  —  5.  Fausse  et  vraie  infaillibilité.  — 6.  Erreurs 
reprochées  aux  Papes.  —  7.  L'Infaillibilité  pontificale  strictement  limitée  aux 
définitions.  —  8.  Rationalisme  inconscient  des  ultra-infaillibilistes.  —  g.  Auto- 
rité des  enseignements  et  juge^nents  pontificaux  non  infaillibles.  —  10.  Ques- 
tions délicates  en  matière  scientifique  connexe  à  la  foi.  —  11.  Nécessité  de 
sentences  obligatoires  quoique  réformables.  —  12,  Nature  de  l'obligation  qu  elles 
imposent.  —  i3.  Soumission  intérieure  du  fidèle  ordinaire,  du  sapant.  — 
14.  Dommage  limité  qu'une  sentence  réformable  erronée  peut  porter  au  progrès 
de  la  science  catholique.  —  ib.  Il  y  a  pour  la  science,  dans  le  contrôle  de 
l'Eglise,  plus  de  profit  que  de  désavantage.  —  16.  Nécessité  du  magistère 
pontifical  pour  la  conservation  du  dépôt  de  la  foi. 

Les  numéros  de  ce  sommaire  étant  reproduits  en  tête  des  paragraphes,  le 
lecteur  n'a  aucune  peine  à  suivre  la  marche  logique  de  ce  lucide  exposé.  On 
voit,  par  les  seuls  titres  eux-mêmes,  la  franche  attitude  du  R.  P.  Hugueny 
devant  les  problèmes  qui  se  posent,  et  par  exemple  en  face  des  décrets  des  Con- 
grégations romaines  :  à  lire,  sur  ce  sujet,  les  pages  23  à  3o,  dont  nous  transcrivons 
la  conclusion  comme  spécialement  intéressante  pour  notre  programme.  «  Les 
Eglises  orientales  en  appellent  aux  conciles.  Depuis  qu'elles  sont  séparées,  elles 
n'ont  pu  ajouter  un  seul  concile  aux  sept  premiers  dont  elles  se  réclament,  mais 
dont  elles  ne  peuvent  continuer  l'œuvre.  Aujourd'hui  plus  que  jamais  il  leur 
est  impossible  de  se  réunir  en  assemblée  internationale  pour  la  décision  des 
points  de  doctrine  assez  importants  qu'elles  discutent,  et  pour  la  lutte  contre 
le  rationalisme  qui  menace  de  les  envahir.  Les  protestants  ne  veulent  comme 
règle  de  foi  que  l'Ecriture;  nous  avons  vu  à  quelle  confusion  de  doctrine  et 
à  quelles  négations  radicales  ils  ont  abouti.  Les  anglicans  ont  eu  beau  garder, 
avec  l'Ecritur$,  le  respect  de  la  Tradition,  ce  n'était  pas  assez  sans  l'autorité 
doctrinale  des  évéques  et  du  Souverain  Pontife,  pour  les  préserver  des  divisions 
dont  ne  saurait  les  débarrasser  le  plus  imposant  des  Congrès  pananglicans.  Sans 
le  magistère  de  l'Eglise,  il  n'est  pas  plus  possible  de  déterminer  sûrement  le 
contenu  de  la  Tradition  qu'il  n'est  possible  d'interpréter  le  sens  surnaturel 
de  l'Ecriture.  » 

Signalons,  à  propos  de  l'objection  —  souvent  présentée  —  des  prétendus 
«dogmes  nouveaux  »,  les  pages  où  le  R.  P.  Hugueny  rappelle  la  doctrine  catho- 
lique touchant  le  développement  vital  du  dogme  traditionnel  et  l'application 
qu'il  en  fait  au  dogme  de  l'Immaculée  Conception.  (P,  36-37,  5o-53). 

Au  sujet  des  ordinations  orientales  et  du  décret  ad  Armenos  (2*  partie, 
p.  143),  il  faut  ajouter  mention  de  l'ouvrage  de  S.  Em.  le  cardinal  Van 
Rossum,  De  essentia  Sacramenti  Ordinis  disquisitio  historico-theologica  (Fri- 


BIBLIOGRAPHIE  489 


bourg,  Herder,  19 14),  que  le  R.  P.  Hugueny  ne  connaissait  pas.  (Voir  Echos 
d'Orient,  janvier  1916,  t.  XVIII,  p.  33-5o.)  Pour  l'Eucharistie,  peut-être  un  exposé 
sommaire  de  la  difficulté  soulevée  par  l'épiclèse  n'eût-il  pas  été  déplacé. 

Signalons  enfin  la  table  alphabétique  des  principales  questions  traitées  dans 
les  trois  volumes  (p.  SSS-Sgo),  et  déclarons  sans  réserve  que  nous  souhaitons 
voir  cet  ouvrage  entre  les  mains  de  tous  les  professeurs  de  théologie,  d'un  grand 
nombre  d'élèves,  et  en  général  de  toutes  les  personnes  qui  ont  à  cœur  de  réa- 
liser les  deux  termes  du  titre  :  Critique  et  Catholique. 

S.  Salaville. 

Ernest  Psichari,  Les   Voix  qui  crient  dans   le  désert.  Préface  du  général  Mangin. 

Paris,  L.  Conard,  1920,  in-i6,  xi-345  pages.  Prix:  6  francs. 
Henri  Massis,  La   Vie  d'Ernest  Psichari.  Paris,  1916,  librairie  de  l'Art  catholique, 

6,  place  Saint-Sulpice,  in-i6,  76  pages,  avec  un  portrait.  Prix  :  2  fr.  5o. 

Le  nom  d'Ernest  Psichari  suffit  à  justifier  le  droit  de  cet  ouvrage  à  trouver 
place  dans  notre  bibliographie.  On  sait  que  le  vaillant  officier  français,  qui  vécut 
et  écrivit  ces  pages  en  Afrique  avant  de  venir  glorieusement  les  sceller  de  son 
sang  en  Belgique,  le  23  août  1914,  est  le  fils  de  Jean  Psichari,  le  célèbre  philo- 
logue grec  qui  professe  depuis  tant  d'années  à  notre  «  Ecole  nationale  des 
langues  orientales  vivantes  »  et  à  notre  «  Ecole  pratique  des  hautes  études  », 
à  Paris.  On  sait  sans  doute  aussi  que,  baptisé  dans  l'Eglise  grecque  orthodoxe, 
mais  ayant  été  élevé  et  ayant  vécu  ensuite  loin  de  toute  religion,  le  jeune  lieutenant 
trouva  au  cours  des  réflexions  prolongées  de  sa  campagne  d'Afrique  (1910-1912) 
la  grâce  de  la  foi  et  de  la  conversion  au  catholicisme.  Le  Voyage  du  Centurion 
(Paris,  L.  Conard,  1916)  a  raconté,  sous  forme  de  roman  impersonnel,  les 
émouvantes  étapes  de  cette  randonnée  morale.  Voici,  avec  Les  Voix  qui  crient 
dans  le  désert,  le  même  récit  sous  sa  forme  première  où  l'âme  d'Ernest  Psichari 
se  montre  ouvertement,  au  lieu  de  se  dissimuler  sous  le  nom  de  Maxence.  Rien 
n'expliquera  mieux  le  rapport  entre  les  deux  volumes  —  posthumes,  d'ailleurs, 
l'un  et  l'autre  —  que  l'avant-propos  rédigé  par  l'éditeur  pour  le  plus  récent  : 

«  Le  titre  sous  lequel  nous  publions  cette  confession  angoissante  figure,  écrit 
de  la  main  même  de  l'auteur,  sur  le  manuscrit  qu'il  a  laissé  après  sa  mort, 
survenue,  comme  on  sait,  le  22  août  1914,  à  Saint- Vincent-Rossignol,  en  Belgique, 
où  il  est  glorieusement  tombé  à  l'ennemi.  Nul  autre  que  lui  n'aurait  pu  choisir 
un  titre  plus  approprié  au  sujet.  (On  a  aussitôt  compris  que  le  titre  de  ce  livre 
a  été  inspiré  à  Ernest  Psichari  par  le  fameux  verset  d'Isaïe  (xl,  3)  :  la  voix  de 
celui  qui  crie  dans  le  désert,  verset  repris  ensuite  par  les  quatre  évangélistes 
successivement.)  Ces  pages  sont  un  long  cri  de  détresse  jusqu'au  moment  où 
le  jeune  Africain,  le  petit-fils  d'Ernest  Renan,  s'apaise  enfin  dans  la  foi  catholique. 
L'intérêt  hors  pair  de  cet  ouvrage,  c'est  qu'il  se  concevait  et  s'exécutait  au  fur 
et  à  mesure  qu'Ernest  Psichari  se  convertissait.  Une  fois  converti,  pour  plus 
de  modestie,  pour  plus  d'humilité,  il  se  dissimula  sous  le  nom  impersonnel  de 
Maxence  dans  son  Voyage  du  Centurion,  désormais  classique.  En  réalité,  il 
avait  essayé,  dans  ce  Voyage,  de  refondre  Les  Voix  qui  crient  dans  le  désert. 
Mais,  incapable  de  se  répéter,  il  tira  des  richesses  de  son  fond  une  œuvre  toute 
différente  et  qui,  d'ailleurs,  resta  inachevée,  telle  qu'elle  fut  publiée  en  1915. 
L'œuvre,  au  contraire,  que  l'on  va  lire...  est  le  récit  complet  de  la  conversion 
d'Ernest  Psichari.  Comme  nous  l'avons  marqué.  Les  Voix  qui  crient  dans  le 
désert  sont  une  confession;  le  Centurion  est  un  roman.  C'est  un  roman  plutôt 
contemplatif,  tandis  qu'ici  l'action  militaire,  l'événement  matériel,  le  voyage 
proprement  dit,  se  mêlent  sans  cesse  à  la  contemplation.  On  a  de  la  sorte  tout 
un  drame  mouvementé,  haut  et  poignant,  où  éclate  un  des  plus  beaux  cris 
religieux  qu'on  ait  pu  recueillir  d'un  cœur  humain.  »  (P.  vn-viii.) 


490  ÉCHOS   D  ORIENT 


C'est  à  novembre  1912  que  s'arrêtent  Les  Voix  qui  crient  dans  le  désert,  tout 
comme  Le  Voyage  du  Centurion.  Pour  compléter  cette  captivante  histoire  d'une 
grande  âme,  il  faut  recourir  à  l'élégante  plaquette  où  l'amitié  d'Henri  Massis 
a  résumé  la  Vie  d'Ernest  Psichari.  Les  «  méditations  africaines  »  avaient  achevé 
la  préparation.  Maintenant  il  lui  fallait  accomplir  les  actes  qui  engagent  et  qui 
libèrent.  «  Dès  l'abord,  ce  fut  pour  Ernest  Psichari  une  grande  consolation 
d'apprendre  qu'il  n'était  pas  exclu  de  l'Eglise  depuis  sa  naissance  et  que  le 
baptême  de  rite  grec  qu'il  avait  reçu  était  valable.  »  Le  4  février  191 3,  dans  une 
petite  chapelle  'amie,  le  P.  Clérissac,  Dominicain,  reçoit  sa  profession  de  foi 
catholique.  Ernest  sent  déjà  qu'on  le  dira  subjugué,  suggestionné  par  quelqu'un. 
Cela  lui  paraît  bien  vil.  «  Je  sentais  toujours,  dit-il,  que  si  je  venais  à  la  foi,  ce 
serait  par  une  action  surnaturelle;  et  comment  une  influence  quelconque 
pourrait-elle  vous  faire  croire  les  dogmes  catholiques  et  procurer  cette  illumi- 
nation? »  (H.  Massis,  p.  33.)  Le  8  février,  il  est  confirmé  par  M»'  Gibier;  et 
lorsque  l'évêque  de  Versailles,  après  la  cérémonie,  lui  demande  son  âge  :  «  Vingt- 
neuf  ans!  Beaucoup  de  temps  perdu  »,  répond-il.  Et  s'inclinant  finalement 
sous  la  bénédiction  du  prélat,  il  lui  dit,  pour  exprimer  le  drame  qui  venait  de 
se  jouer  entre  Dieu  et  lui  :  «  Monseigneur,  il  me  semble  que  j'ai  une  autre  âme.  » 
Le  lendemain,  il  fit  sa  première  Communion;  puis  il  partit  pour  Chartres  en 
pèlerinage.  A  son  retour,  il  confiait  au  P.  Clérissac  :  «  Je  sens  que  je  donnerai 
à  Dieu  tout  ce  qu'il  me  demandera.  » 

La  ferveur  de  ce  néophyte  était  tout  de  suite  pleinement  catholique.  Son  ami 
le  note  avec  émotion  :  «  Une  chose  nous  causait  de  l'étonnement  :  il  semblait 
qu'Ernest  Psichari  fût  entré  dans  la  vie  chrétienne  de  plain-pied,  sans  prépa- 
ration, sans  apprentissage,  sans  transition,  comme  s'il  eût  été  catholique  depuis 
toujours.  Cette  âme,  hier  encore  ignorante  des  communications  de  la  sagesse 
divine,  semblait  en  être  soudain  remplie  et  sans  intermédiaire.  Il  savait  tout 
sans  avoir  rien  appris  :  il  inventait  ses  prières  et  elles  se  trouvaient  être  celles-là 
mêmes  que  l'Eglise  avait  répandues  sur  les  âges.  Et  dans  l'ivresse  des  retrou- 
vailles, il  s'écriait  :  «  Mais  quoi,  Seigneur,  est-ce  donc  si  simple  de  vous  aimer!  » 
(P.  35.)  Chaque  jour  il  communiait.  Nul  ne  fut  plus  que  Psichari  un  homme 
de  prière.  «  Ses  travaux  d'écrivain,  son  métier  de  soldat,  tout  lui  était  prétexte 
d'élévation  vers  Dieu.  »  (P,  37.)  Il  concevait  désormais  sa  vie  comme  une  répa- 
ration pour  l'oflfense  que  son  grand-père,  Ernest  Renan,  avait  faite  à  Dieu. 
«  Pour  cette  œuvre  de  réparation,  il  s'était  promis  de  se  consacrer  au  Seigneur  »  : 
être  prêtre,  être  religieux,  être  Dominicain,  tel  était  le  saint  projet  de  l'ardent 
converti.  En  attendant,  son  congé  achevé,  il  rejoignait  son  régiment  à  Cherbourg 
en  juin  1913.  Il  en  devait  partir  le  4  août  1914,  non  point  pour  le  Collège  angé- 
lique  de  Rome,  comme  il  l'avait  décidé,  mais  pour  les  champs  de  bataille  de 
Belgique.  «  Tous  les  vœux  d'Ernest  Psichari  allaient  être  exaucés  »,  écrit  son 
biographe  :  «  Dieu  lui  donnerait  sujet  de  prétendre,  de  réaliser  la  double  voca- 
tion qui  partageait  son  cœur,  de  s'immoler  à  la  terre  de  ses  pères,  de  réparer 
en  sauvant.  Car  le  don  qu'Ernest  Psichari  allait  offrir  pour  le  service  de  la 
patrie  est  en  même  temps  un  témoignage  rendu  à  Dieu,  un  holocauste  véritable, 
librement  consenti  et  consommé  en  union  avec  le  sacrifice  de  l'autel.  »  (P.  53.) 
Le  soir  du  22  août  1914,  après  être  resté  douze  heures  sous  un  feu  épouvantable, 
il  fut  tué  net  d'une  balle  à  la  tempe.  «  Ceux  qui  l'ont  vu  ont  été  frappés  du 
calme  de  son  visage  :  autour  de  ses  mains  était  enroulé  son  chapelet  qu'il  avait 
pu  saisir.  A  trente  ans,  ayant  tout  accompli.  Dieu  l'appelait  à  la  vie  et  à  la  gloire.  » 

Héroïque  officier  français,  brillant  écrivain,  petit-fils  de  Renan  par  sa  mère, 
Ernest  Psichari  n'en  demeure  pas  moins,  par  le  sang  paternel  qui  coule  dans 
ses  veines,  un  Grec  authentique  :  et  c'est  à  ce  titre  que  son  histoire  a  pour  nous 
un  tout  spécial  intérêt.  On  l'a  vu  s'indigner  contre  la  ridicule  objection  de  ceux 


BIBLIOGRAPHIE  49 1 


qui  attribueraient  à  une  suggestion  étrangère,  à  une  influence  du  dehors,  sa 
conversion  au  catholicisme.  Il  nous  plaît  de  souligner,  pour  nos  lecteurs  orien- 
taux, cet  accent  de  conviction  et  de  sincérité  dans  cette  âme  qui  a  si  harmonieu- 
sement uni  à  l'hellénisme  paternel  le  patriotisme  français  le  plus  généreux  et 
la  ferveur  du  catholicisme  retrouvé.  Il  ne  faut  pas  que  ce  dernier  trait  empêche 
les  Hellènes  d'honorer  une  mémoire  qui  est  leur  autant  que  nôtre. 

G.    RiEUTORT. 

M"  RoBERT-HuGH  Benson,  Le  Christ  dans  l'Eglise.  Traduit  de  l'anglais  avec  l'auto- 
risation de  l'auteur,  par  F.  Thellier  et  P.  Deron,  4'  édition.  Paris,  Perrin  et  G", 
1920,  in- 16,  xiii-292  pages.  Prix:  6  francs. 

Les  Echos  d'Orient  ont  signalé  (juillet  191 5,  p.  482-484)  les  Confessions  d'un 
converti,  où  le  fils  de  l'archevêque  anglican  de  Cantorbéry  raconte  les  étapes 
successives  de  son  ascension  vers  la  Cité  de  la  paix,  qui  est  l'Eglise  catholique. 
Cette  ascension  eut  cela  de  notable,  que  ce  fut  surtout  durant  les  cinq  mois  du 
séjour  de  Benson  en  Orient  que  les  titres  de  l'Eglise  catholique  se  révélèrent 
à  lui.  Le  Christ  dans  l'Eglise  peut  être  considéré  comme  la  suite  des  Confes- 
sions d'un  converti.  Mais  cette  fois  ce  ne  sont  plus  des  notes  autobiographiques; 
ce  sont  des  conférences  apologétiques,  qui,  avant  d'être  réunies  en  volume, 
ont  été  d'abord  parlées  :  dans  l'église  de  San-Silvestro  in  Capite,  à  Rome,  pen- 
dant le  Carême  de  1909;  dans  la  chapelle  des  Carmélites  de  Kensington, 
pendant  le  Carême  de  1910,  et  dans  un  hôtel  privé  de  Boston,  pendant  le 
temps  pascal  de  la  même  année.  «  Nous  n'avons  aucunement  l'intention,  écrit 
l'auteur  dans  sa  préface  (p.  xni),  d'ouvrir  ici  une  controverse  avec  ceux  qui 
sont  déterminés  à  combattre  le  catholicisme  et  à  le  poursuivre  de  leur  parti 
pris.  Notre  effort  sera  de  montrer  clairement  la  forêt  à  ceux  qui  se  plaignent 
de  ne  pas  l'apercevoir  à  cause  des  arbres.  » 

Les  premières  pages  résument  admirablement  la  thèse  :  le  Christ  dans 
l'Eglise,  sa  vie  naturelle  et  sa  vie  mystique,  identité  de  ces  deux  vies,  ce  qui  en 
résulte  pour  l'Eglise  et  pour  nous.  Quelques  formules  saillantes  suffiront 
à  faire  saisir  la  profonde  originalité  de  ces  considérations.  «  Pour  les  catholiques, 
de  même  que  Jésus-Christ  a  vécu,  il  y  a  deux  mille  ans,  sa  vie  naturelle  dans 
un  corps  qu'il  avait  reçu  de  Marie,  il  vit  aujourd'hui  une  vie  mystique  dans  un 
autre  corps  qu'il  a  tiré  de  la  race  humaine,  et  qui  s'appelle  l'Eglise  catholique. 
De  la  sorte,  les  paroles,  les  actions,  la  vie  même  de  cette  Eglise  sont  —  avec 
quelques  restrictions  —  aussi  sûrement  les  siennes  que  les  paroles,  les  actions 
et  la  vie  qu'on  lui  attribue  dans  l'Evangile.  Aussi  les  catholiques  donnent-ils 
à  l'Eglise  l'adhésion  de  leur  foi,  persuadés  qu'ainsi  ils  l'accordent  à  Dieu  lui- 
même.  Pour  eux,  l'Eglise  n'est  pas  seulement  son  délégué  ici-bas,  son  repré- 
sentant, ni  même  seulement  son  épouse;  elle  esta  proprement  parler  lui-même... 
On  peut  dire  que  Dieu  s'est  manifesté  autrefois  par  une  vie  individuelle  dans 
l'Eglise,  et  qu'il  se  manifeste  aujourd'hui  dans  l'Eglise  par  une  vie  collective. 
Et  ainsi  nous  avons  le  droit  de  dire  aux  protestants  :  «  Si  vraiment,  comme  les 
Grecs  de  l'Evangile  (Joan.  xii,  21-22),  vous  voulez  voir  Jésus,  vous  ne  le  trou- 
verez tel  qu'il  est  en  réalité  que  dans  le  corps  qui  s'appelle  l'Eglise  catholique. 
Les  Evangiles  ne  sont  que  l'histoire  d'une  vie  passée;  l'Eglise  est  l'Evangile 
vivant  et  le  tableau  fidèle  d'une  vie  présente.  «  Ici,  il  regarde  à  travers  le  treillis 
[Cant.  II,  9),  visible  seulement  pour  ceux  qui  ont  des  yeux  ;  ici,  il  reproduit  d'un 
siècle  à  l'autre,  et  pour  tous  les  pays,  les  événements  et  les  péripéties  de  sa  vie 
de  Judée;  il  travaille  et  achève  sur  le  canevas  de  l'histoire  l'esquisse  qu'il  y  a 
jetée  il  y  a  deux  mille  ans.  Ici  il  naît,  il  vit,  il  souffre,  il  meurt  et,  éternellement, 
ressuscite  le  troisième  jour.  Jésus-Christ  est  le  même,  hier,  aujourd'hui,  tou- 
jours. »  (P.  i3-i5.) 


492  ECHOS    D  ORIENT 


Avec  ces  prémisses  catholiques,  l'infaillibilité  s'impose,  évidente  et  inévi- 
table. «  Si  l'on  attribue  l'infaillibilité  à  Jésus-Christ,  il  faut  la  lui  reconnaître 
dans  son  corps  mystique  aussi  bien  que  dans  son  corps  naturel.  »  (P.  27.)  Par 
là  s'explique  aussi  cet  esprit  de  «  prosélytisme  »  que  l'on  reproche  si  souvent 
aux  catholiques,  et  dont  il  est  intéressant  d'entendre  l'apologie  de  la  part  d'un 
anglican  converti.  «  Il  est  parfaitement  vrai  —  et  nous  sommes  loin  d'en  rougir 
—  que  nous  sommes  prêts  à  parcourir  le  monde  entier  pour  faire  ne  fût-ce 
qu'un  seul  prosélyte.  Il  est  vrai  aussi  que  nous  regardons  avec  une  indicible 
horreur  1^  malheureux  qui  se  sont  séparés  de  nous.  Cette  attitude  est  incom- 
préhensible pour  un  protestant;  à  ses  yeux,  il  n'y  a  pas  sur  la  terre  de  société 
qui  soit  plus  qu'humaine...  Il  considère  par  conséquent  le  catholique  qui  refuse 
de  s'asseoir  à  table  auprès  d'un  apostat,  ou  le  converti  qui,  par  son  abjuration, 
ruine  le  bonheur  et  la  paix  d'une  famille,  comme  des  monstres  sans  entrailles 
qui  préfèrent  aux  liens  sacrés  de  la  charité  et  du  sang  leurs  opinions  person- 
nelles et  leurs  préjugés...  Le  catholique  voit,  lui  aussi,  dans  l'Eglise,  une  société 
humaine  —  combien  humaine  parfois,  hélas!  —  mais,  de  plus,  il  la  considère 
comme  un  corps  où  Dieu  habite.  Il  croit  que  cette  société,  tout  comme  son 
divin  Fondateur,  opère  le  salut  du  genre  humain...  Pour  nous,  catholiques, 
l'union  à  celte  société  est  le  seul  bien  qu'on  doit  préférer  à  tout  autre,  et  la  fin 
de  cette  union,  la  seule  catastrophe,  le  seul  crime  irréparables.  Nous  estimons, 
sans  doute,  qu'on  peut  appartenir  à  l'âme  de  cette  Eglise  sans  faire  toutefois 
partie  de  son  corps;  mais  telles  n'ont  pas  été  à  l'origine  les  intentions  du  Créa- 
teur. Abandonner  le  corps,  c'est  abandonner  l'âme.  En  tous  cas,  les  pertes  sont 
énormes  pour  celui  qui  doit  rester  isolé,  sans  recevoir  ni  les  grâces  ni  la  force 
que  l'union  physique  au  corps  peut  seule  lui  donner.  »  (P.  29-31.) 

Autre  conséquence  encore,  d'une  portée  éminemment  pratique.  «  D'après 
l'hypothèse  catholique,  nous  possédons  sur  la  terre,  présentes  dans  l'Eglise,  la 
même  personnalité,  la  même  énergie  divine  qui  agissaient  ici-bas,  il  y  a  deux 
mille  ans,  sous  la  figure  de  Jésus-Christ.  Autour  d'elle,  c'est  la  même  atmo- 
sphère, la  même  nature  humaine,  les  mêmes  ambitions,  les  mêmes  intérêts,  les 
mêmes  vices,  les  mêmes  énergies  et  les  mêmes  faiblesses...  Si  nous  trouvons  par 
conséquent  dans  l'histoire  de  l'Eglise  catholique  les  mêmes  situations  psycholo- 
giques que  dans  l'Evangile,  se  reproduisant  sans  cesse,  dans  certaines  conditions; 
si  nous  rencontrons  des  Pierre,  des  Judas,  des  Pilate,  suivant  en  foule  la 
marche  de  l'Eglise  à  travers  les  siècles;  si  nous  entendons  les  mêmes  commen- 
taires, les  mêmes  éclats  de  rage  et  les  mêmes  menaces;  si  nous  voyons  guérir  les 
lépreux,  ressusciter  les  morts,  chasser  les  démons;  si  les  incrédules  donnent  de 
ces  phénomènes  les  mêmes  explications;  si  nous  entendons  enseigner  au  monde 
la  même  doctrine,  et  celui-ci  la  rejeter,  en  douter,  ou  l'accepter;  si,  en  un  mot, 
nous  constatons  que  dans  l'Eglise  catholique,  et  là  seulement,  se  reproduisent 
les  phénomènes  et  les  interminables  difïicutés  racontées  par  les  évangélistes, 
la  conclusion  inévitable  sera  d'abord  que  la  même  personnalité  a  produit  ces 
phénomènes  hier  et  les  reproduit  aujourd'hui;  ensuite,  que  la  prétention  de 
l'Eglise  catholique  d'être  seule  à  posséder  Jésus-Christ  est  loin  d'être  sans 
fondement.  »  (P.  3i-32.) 

Et  l'exposé  de  la  thèse  se  termine  par  cette  éloquente  conclusion,  qu'il  faut 
citer  en  entier.  «  J'ai  lu,  dit  saint  Augustin,  tous  les  sages  du  monde;  pas  un 
n'a  osé  dire  :  Venez  à  moi.  Un  catholique  a  maintenant  le  droit  de  s'écrier  : 
«  J'ai  examiné  toutes  les  Eglises  de  la  terre,  toutes  les  grandes  religions,  toutes 
les  sectes;  aucune  d'elles  n'ose  employer  les  paroles  mêmes  de  la  Divinité.  Il 
y  en  a  beaucoup  pour  dire  :  Je  possède  la  vérité,  j'enseigne  la  marche  à  suivre, 
je  promets  la  vie.  Nulle  ne  dit:  Je  suis  la  Voie,  la  Vérité  et  la  Vie.  L'Eglise 
catholique  seule  prétend  être  vraiment  divine  et  parler  au  nom  de  Dieu.  Les 


BIBLIOGRAPHIE  493 


anglicans  n'osent  excommunier  pour  crime  d'hérésie;  les  non-conformistes  ne 
le  désirent  pas;  les  chrétiens  d'Orient  qui  se  sont  séparés  du  Saint-Siège  ne 
témoignent  pas  davantage,  par  leur  prosélytisme  et  les  entreprises  de  leurs 
missionnaires,  cette  haute  idée  d'eux-mêmes  et  cette  confiance  que  la  Divinité 
doit  toujours  inspirer.  Il  n'y  a  ici-bas  qu'un  seul  corps  pour  se  comporter,  agir 
et  parler  comme  une  société  ayant  conscience  de  posséder  la  Divinité  peut  le 
faire.  Ce  corps,  c'est  l'Eglise  catholique.  »  (P.  SS-Sg.) 

Le  lecteur  me  pardonnera  de  me  laisser  captiver  par  cette  puissante  apolo- 
gétique, dont  M^  Benson  souligne  lui-même  l'universalité  d'application.  «  Il  se 
peut  qu'Alexandre  VI  ait  été  un  fort  vilain  personnage;  cela  n'enlève  rien  à  la 
force  de  l'argument.  Les  catholiques  peuvent  être  très  souvent  grossiers  et 
matériels,  la  transsubstantiation  une  doctrine  très  difficile,  peu  nous  importe. 
Il  peut  apparaître  à  certains  que  le  culte  de  Marie,  tel  qu'ils  le  comprennent, 
est  dégradant  et  la  pratique  de  la  confession  humiliante;  on  peut  proposer 
d'excellentes  explications  aux  miracles  de  Lourdes,  aux  extases  de  sainte 
Thérèse  ou  à  la  prééminence  de  Rome,  rien  de  tout  cela  ne  peut  affaiblir  notre 
raisonnement.  Tout  cela  peut  avoir  les  apparences  de  l'exactitude  et  de  l'authen- 
ticité, et  malgré  tout  l'Eglise  être  le  corps  du  Christ,  et  ce  dernier  en  être  l'âme 
et  la  vie  suprême.  Les  péchés  d'actions  et  d'omissions  commis  par  les  catho- 
liques, les  inepties,  les  malentendus,  les  apostasies,  les  situations  grossières  et 
déplacées,  les  échecs  sans  nombre,  les  tragédies,  les  comédies  et  même  les  farces 
bouffonnes,  n'importent  pour  ainsi  dire  pas  ici.  Notre-Seigneur  a  été  trahi  par 
un  apôtre,  renié  par  un  autre,  abandonné  par  le  reste.  La  cour  de  Pilate  fit  de 
lui  son  fou,  celle  d'Hérode  en  fit  son  bouffon  et  l'objet  de  ses  moqueries.  Et 
même,  quand  il  habitait  sur  la  terre  aux  jours  de  sa  vie  mortelle,  il  fut  défiguré 
comme  nul  ne  l'avait  jamais  été  avant  lui,  et  il  fut  rendu  plus  méconnaissable 
que  le  plus  malheureux  des  enfants  des  hommes.  »  (P.  5o-5i.) 

Après  cet  exposé  général  de  la  thèse,  on  devine  tout  ce  que  peut  /enfermer 
de  suggestives  applications  le  développement  qui  en  est  présenté  dans  la  suite 
du  volume.  Le  parallèle  entre  le  Christ  et  l'Eglise  catholique  se  poursuit  sous 
les  trois  aspects  qui  résument  tout  :  Vie  et  ministère;  la  Passion  et  la  mort; 
l'échec  et  le  triomphe.  Signalons,  entre  autres,  les  notes  fort  exactes  —  de  vérité 
psychologique  et  historique  tout  ensemble  —  sur  les  conversions  au  catholi- 
cisme, l'opposition  qu'elles  rencontrent  (p.  55),  sur  la  haine  que  provoque 
l'Eglise  catholique.  «  C'est  pour  l'Eglise  [catholique]  une  supériorité  flatteuse 
et  suggestive  que  les  esprits  religieux  soient  contraints,  s'ils  sont  sincères  et 
logiques  avec  eux-mêmes,  de  la  haïr  plus  que  toute  autre  chose  ici-bas.  Tous 
ces  esprits  peuvent  se  séparer  sur  mille  autres  points,  mais  toujours  ils  sont 
d'accord  pour  conclure  que  l'Eglise  est  la  grande  ennemie  et  qu'il  faut  la 
réduire  à  néant.  Quoi  que  vous  fassiez,  aussi  bas  que  vous  puissiez  tomber,  on 
vous  pardonnera;  il  in'y  a  d'autre  péché  irrémissible  que  celui  de  se  convertir 
au  catholicisme...  C'est  un  phénomène  très  remarquable  qu'une  religion,  et 
elle  seule,  ait  ainsi  le  privilège  de  provoquer  la  haine  des  esprits  religieux... 
Mais  on  hait  vraiment  le  catholicisme  :  il  n'y  a  pas  de  doute  possible  à  ce  sujet... 
Bien  plus,  les  sectes  les  plus  diverses  du  christianisme  savent  oublier  leurs 
dissensions  et  s'unir  dans  une  haine  commune  pour  attaquer  la  Papauté...  > 
(P.  179-182.)  L'explication  de  cette  haine  nous  est  fournie  par  la  haine  d'Anne 
et  de  Caïphe  contre  le  Christ.  Mais  aussi  la  certitude  de  la  résurrection  du 
Christ  assure  l'espérance  et,  en  dépit  de  toutes  les  tristesses,  nourrit  l'opti- 
misme du  catholique...  «  N'en  déplaise  aux  partisans  de  l'opinion  contraire, 
nous  sommes...  à  la  veille  d'une  renaissance  catholique  telle  que  le  monde  n'en 
a  peut-être  jamais  vu...  La  religion  de  l'avenir...  sera  la  religion  catholique, 
romaine,  telle  qu'on  l'a  connue  dès  le  commencement...  »  (P.  266-267.) 


494  ÉCHOS  d'orient 


Réunissant,  à  chaque  moment  de  son  histoire,  les  divers  traits  du  Christ 
pauvre,  thaumaturge  méconnu,  souflfrant  et  glorieux,  l'Eglise  catholique  trouve 
ainsi,  dans  son  identité  avec  le  Ohrist  à  travers  les  siècles,  l'explication  des 
misères  qui  l'accablent  et  des  triomphes  qui  lui  sont  réservés.  «  Je  ne  puis, 
même  un  instant,  prétendre  que  le  monde  entier  soit  à  la  veille  de  devenir 
catholique.  Je  suis  tout  à  fait  sûr  du  contraire.  Je  pense  même  que  nous  tou- 
chons à  une  grande  apostasie;  mais  il  est  un  point  dont  je  réponds  comme  de 
ma  propre  existence,  c'est  que  dans  cinquante  ans  il  n'y  aura  plus  dans  tout  le 
christianisme  occidental  aucune  société  considérable  qui  puisse  rivaliser  avec 
l'Eglise  catholique;  mais  dans  mille  ans,  si  le  monde  dure  jusque-là,  nous 
occuperons  exactement  ici-bas  la  même  situation  qu'aujourd'hui...  D'un  côté, 
il  y  aura  la  société  humaine  organisée  contre  l'Eglise  et  rangée  en  compagnies 
où  il  se  rencontrera  à  peine  deux  individus  qui  soient  d'accord  sur  autre  chose 
que  l'opposition  à  lui  faire...  D'autre  part  se  tiendra  l'Eglise  de  tous  les  siècles, 
portant  imprimés  plus  profondément  que  jamais  les  stigmates  de  sa  Passion- 
D'un  côté  s'élèvera  le  cri  éternel  :  Nous  l'avons  enfin  démasquée,  la  voilà  enfin 
abandonnée  de  tous,  excepté  de  quelques  fanatiques;  elle  est  enfin  morte  et 
ensevelie!  De  l'autre,  l'Eglise  se  dressera  debout,  comme  toujours  blessée  à  mort, 
mais  toujours  vivante,  trahie  par  de  nouveaux  Judas,  jugée  par  ses  Hérode  et 
ses  Pilate,  fouettée  par  des  bourreaux  émus  par  sa  douleur,  méprisée  et  rejetée, 
et  cependant  plus  forte  dans  sa  divine  folie  que  toute  la  sagesse  des  hommes, 
suspendue  entre  le  ciel  et  la  terre,  et  pourtant  victorieuse  de  l'un  et  de  l'autre, 
scellée  et  gardée  dans  sa  tombe,  et  malgré  cela  revenant  sans  cesse  à  une  vie 
nouvelle  et  à  de  plus  éclatantes  victoires...  »  (P.  284-285.) 

On  a  pu  reconnaître,  dans  les  citations  que  nous  venons  de  faire,  l'auteur  du 
Maître  de  la  terre  —  ce  roman  des  temps  futurs  dont  le  pessimisme  n'avait 
point  laissé  de  déconcerter  un  peu  certaines  âmes;  —  mais  on  voit  que  le 
Christ  dans  l'Eglise  demeure  toujours  vainqueur  de  l'Antéchrist.  Le  pessimisme 
du  romancier  subsiste,  en  somme,  à  travers  les  pages  du  présent  volume,  dans 
la  vision  très  nette  des  continuelles  épreuves  de  l'Eglise;  mais  ici,  il  est  adouci 
et,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  corrigé  par  les  inébranlables  convictions  de  l'apolo- 
giste et  du  penseur  catholique.  Que  ce  catholique,  si  ferme  et  si  éloquent,  soit 
un  converti  de  l'anglicanisme  :  cela  ne  fait  qu'ajouter  encore  à  la  valeur  et  à  la 
force  persuasive  de  son  témoignage. 

G.  RiEUTORT. 

N.  JoRGA  et  S.  GoRCEix,  Anthologie  de  la  littérature  roumaine,  des  origines  au 
XX'  siècle.  Traduction  et  extraits  des  principaux  poètes  et  prosateurs;  introduction 
historique  et  notices.  Paris,  librairie  Delagrave  (Collection  PaZ/a*),  1920,  in-12, 
xxii-3ii  pages.  Prix:  6  francs. 

L'occasion  ne  fut  point  banale,  qui  donna  naissance  à  ce  recueil.  Prisonnier 
de  guerre  français  du  front  de  Verdun,  après  deux  évasions  vers  la  Suisse, 
M.  Septime  Gorceix  avait  seulement  réussi  à  devenir  prisonnier  autrichien. 
L'idée  lui  vint  alors  de  chercher  une  issue  vers  l'Orient.  Après  avoir  traversé, 
avec  un  compagnon,  l'Autriche  et  la  Hongrie,  il  parvint,  au  mois  de  mai  1918, 
à  la  frontière  occidentale  roumaine.  Grâce  à  l'admirable  dévouement  des  paysans 
roumains,  les  deux  évadés  purent  atteindre  la  Moldavie  libre.  Au  cours  de  son 
séjour  à  lassy,  M.  Gorceix  accepta  avec  joie  la  proposition  de  M.  N.  Jorga  l'in- 
vitant à  préparer,  en  collaboration  avec  lui,  une  Anthologie  roumaine. 

Une  introduction  de  vingt  pages  donne  un  aperçu  suffisamment  précis  de  la 
littérature  roumaine;  et  dans  l'intérieur  du  recueil,  chaque  auteur  est  précédé 
d'une  courte  notice.  M.  Gorceix  s'est  imposé  le  louable  et  méritoire  effort  de 
traduire  en  vers  français  toutes  les  poésies  :  «  la  prosodie  roumaine,  écrit-il,  est 


BIBLIOGRAPHIE  495 


heureusement  assez  parente  de  la  nôtre  pour  que  l'on  puisse  presque  toujours 
rendre  les  poésies  dans  un  rythme  correspondant.  »  Citons,  à  titre  de  spécimen, 
deux  strophes  du  chant  de  la  race  latine,  de  Basile  Alecsandri  (1819-1890)  : 
«  La  race  latine  est  la  Reine  —  Des  grandes  races  d'ici-bas.  — A  son  front  brille, 
souveraine,  —  L'Etoile  qui  ne  s'éteint  pas.  —  Le  Destin  lui  montre  la  route  — 
Où,  sous  un  nimbe  de  rayons,  —  Elle  va,  lumineuse  toute,  —  A  la  tête  des 
nations. 

...  Le  Dieu,  devant  qui  tout  s'incline, —  Dira,  le  jour  du  Jugement,  —  Tourné 
vers  la  race  latine  :  —  Qu'as-tu  fait  sous  le  firmament?  —  Alors,  fière,  qu'elle 
réponde  :  — Tant  que  j'ai  sur  terre  existé,  —  Aux  yeux  émerveillés  du  monde,  — 
Seigneur,  je  t'ai  représenté?  » 

A  l'heure  où  la  Roumanie  reçoit  la  récompense  de  ses  héroïques  sacrifices, 
celte  Anthologie  vient  très  opportunément  contribuer  à  faire  mieux  connaître  et 
mieux  aimer  l'âme  de  ce  peuple  sympathique. 

L.  MONASTIER. 

F.  Verhelst,  Cours  de  Religion  :  i.  Apologétique.  Préface  de  S.  Em.  le  cardinal 
Mercier.  Bruxelles,  librairie  A.  Dewit  (et  Paris,  G.  Beauchesne),  igiS,  in-12,  viii- 
376  pages.  Prix:  5  francs.  —  2.  Précis  d'Apologétique.  Nouvelle  édition.  Bruxelles, 
A.  Dewit,  1920,  in-12,  144  pages.  Prix  :  2  fr.  56.  —  3.  Dogmatique.  Bruxelles, 
A.  Dewit,  1918,  in-12,  640  pages.  Prix  :  10  francs.  —  4.  Morale.  Bruxelles,  A.  Dewit, 
1920,  in-12,  314  pages. 

L.  Labauche,  Leçons  de  théologie  dogmatique.  Dogmatique  spéciale.  T.  III  et  IV: 
Les  sacreinents, Baptême,  Confirmation,  Eucharistie.  Paris,  Bloud  et  Gay,  1918,  in-8*, 
viii-182  et  vn-36o  pages.  Prix  :  10  francs  le  volume. 

Le  missionnaire  d'Orient  est  assez  souvent  consulté  par  des  orthodoxes, 
ecclésiastiques  ou  laïques,  désireux  de  trouver  en  langue  française  un  exposé 
assez  complet  de  la  théologie  catholique.  Nous  sommes  donc  spécialement 
heureux  de  saluer  le  Cours  de  Religion  de  M.  l'abbé  F.  Verhelst  et  la  conti- 
nuation des  Leçons  de  théologie  dogmatique  de  M.  l'abbé  L.  Labauche.  Du 
cours  de  M.  Verhelst,  il  reste  encore  à  paraître  le  volume  réservé  aux  sacrements, 
sujet  auquel  M.  Labauche  consacre  précisément  les  deux  tomes  les  plus  récents 
de  ses  leçons.  Par  contre,  le  Cours  de  Religion  comprend  d'ores  et  déjà  un 
volume  de  Morale  que  ne  comprendront  pas  les  Leçons  de  théologie  dogma- 
tique. On  peut,  en  tout  cas,  dès  maintenant,  et  non  sans  profit,  comparer  les 
deux  ouvrages  pour  les  matières  qui  leur  sont  communes. 

Disons  tout  de  suite  que  l'un  et  l'autre  auteur  sont  des  maîtres,  en  pleine 
possession  de  leur  sujet,  rompus  aux  meilleures  méthodes  d'un  enseignement 
clair,  précis,  intéressant,  personnel.  M.  l'abbé  Labauche  est  professeur  au 
Séminaire  de  Saint-Sulpice,  à  Paris;  M.  l'abbé  Verhelst,  docteur  en  philosophie, 
licencié  en  sciences  physiques,  est  un  esprit  largement  ouvert  aux  rayonnantes 
lumières  de  la  doctrine  traditionnelle  non  moins  qu'aux  progrès  accomplis  de 
nos  jours  dans  le  domaine  intellectuel.  Sans  exclure  les  «  laïques  instruits  qui 
se  préoccupent  d'examiner  attentivement  les  fondements  de  leur  foi,  afin  de  la 
défendre  contre  les  attaques  dont  elle  est  l'objet  »,  M.  Labauche  a  surtout  eu 
pour  but  «  de  composer  un  livre  d'apologétique  destiné  aux  ecclésiastiques  qui, 
une  fois  dans  le  saint  ministère,  s'appliquent  à  combattre  les  objections  d'ordre 
historique  des  temps  présents  ■».  M.  Verhelst,  lui,  veut  surtout  s'adresser  aux 
laïques  instruits,  et  voici  comme  il  indique  son  but  :  «  Nous  voudrions  non  pas 
écrire  un  traité  de  théologie,  mais  offrir  aux  laïques  instruits  un  exposé  métho- 
dique et  raisonné  des  points  de  la  science  théologique  qu'il  leur  est  avantageux 
de  connaître  au  triple  point  de  vue  de  la  conviction  personnelle,  de  la  défense 
du  dogme,  du  progrès  de  la  piété  solide.  »  (Dogmatique,  p.  4.) 


49^  4. 6  -^  ÉCHOS  d'orient 


La  différence  du  but  principal  poursuivi  explique  les  légères  diversités  de 
méthode.  Chez  M.  Labauche,  «  chaque  thèse  débute  par  un  exposé  précis  du 
dogme,  défini  ou  enseigné  par  l'Eglise.  Viennent  ensuite  les  preuves  classiques, 
dont  la  première  se  tire  le  plus  souvent  de  la  doctrine  de  la  Sainte  Ecriture;  la. 
seconde  de  l'enseignement  des  Pères  de  l'Eglise;  la  troisième  est  constituée  par 
l'argument  de  raison  théologique.  Tous  nos  dogmes,  en  efFet>  reposent  sur  une 
double  preuve,  l'une  positive,  qui  présente  l'enseignement  révélé  de  Dieu, 
contenu  dans  l'Ecriture  et  la  Tradition,  et  proposé  comme  tel  par  l'Eglise;  l'autre 
rationnelle,  qui  consiste  dans  un  essai  d'explication  et  de  pénétration  du  dogme 
par  le  moyen  de  la  philosophie  de  l'Ecole.  Ces  deux  preuves  sont  nécessaires. 
Une  théologie  uniquement  positive  serait  incomplète,  comme  une  théologie 
strictement  rationnelle  serait  insuffisante.  L'originalité  de  notre  méthode  consiste 
surtout  dans  le  fait  d'exposer  la  doctrine  positive,  selon  l'ordre  historique  de  la 
révélation  qui  en  a  été  faite  dans  l'Ecriture,  et  selon  l'ordre  historique  de  l'en- 
seignement qui  en  a  été  donné  par  les  Pères  de  l'Eglise.  Ce  n'est  pas  l'histoire 
d'un  argument  que  nous  avons  établi,  mais  c'est  un  argument  en  forme  histo- 
rique. De  même,  lorsque  nous  avons  exposé  l'argument  rationnel,  ce  n'est  pas 
l'histoire  d'un  argument,  mais  un  argument,  que  nous  nous  sommes  efforcé  de 
présenter  ».  (Avertissement  au  tome  III.) 

Lisez  maintenant  ces  déclarations  parallèles  de  M.  Verhelst  :  «  Notre  but 
même  nous  invite  à  donner  plus  d'importance  à  l'explication  du  dogme  qu'à  sa 
démonstration.  Après  tout,  les  fidèles  reçoivent  leur  symbole  de  foi  des  mains 
de  l'Eglise,  et  c'est  pour  eux  un  point  secondaire  de  savoir  comment  l'Eglise  elle- 
même  trouve  ses  dogmes  dans  l'Ecriture  Sainte  et  dans  la  Tradition.  Egalemient 
accessoire  pour  les  croyants  nous  paraît  l'histoire  des  dogmes,  quoi  qu'elle  soit 
à  l'ordre  du  jour  et  que  l'incroyance  l'exploite  contre  nous.  En  général,  il  nous 
est  plus  utile  de  connaître  le  point  d'arrivée  du  dogme  que  les  phases  de  son 
développement;  de  posséder  les  vues  nettes  que  le  progrès  de  la  théologie  a  ame- 
nées que  de  savoir  par  quels  détours  elle  y  est  parvenue.  C'est  pourquoi  les 
développements  que  nous  consacrerons  aux  textes  scripturaires,  aux  témoignages 
de  la  Tradition  et  aux  anciennes  controverses  seront  subordonnés  à  une  meil- 
leure intelligence  du  dogme.  »  {Dogmatique,  p.  4.) 

En  définitive,  nos  deux  auteurs  se  montrent  pareillement  avertis  des  progrès 
comme  des  besoins  de  l'une  et  l'autre  théologie,  la  positive  et  la  rationnelle.  Et 
cette  concordance  essentielle  est  pour  nous  une  excellente  garantie.  Quant 
à  l'utilisation  des  divers  éléments  du  fonds  doctrinal  commun,  on  co  mprend  fort 
bien  qu'elle  soit  conditionnée  par  le  programme  et  le  public  spécialement  visés. 
Les  Leçons  de  M.  Labauche  sont  plutôt  adaptées  aux  milieux  ecclésiastiques; 
le  Cours  de  Religion  de  M.  Verhelst,  par  son  ensemble  même  plus  compact 
(Apologétique,  Dogmatique  et  Morale),  par  sa  forme  plus  succincte,  plus  serrée, 
plus  sobre,  convient  mieux  aux  laïques,  désireux  de  mettre  leur  instruction  reli- 
gieuse à  la  hauteur  d'une  bonne  culture  générale. 

S.  Salaville. 


AUX    ABONNÉS 

"Pour  plus  de  commodité,  les  tables  de  ce  numéro  sont  repor- 
tées au  numéro  suivant  oit  elles  paraîtront  en  encartage. 

11-21.  —  Imp.  Paul  Feron-Vrau,  3  ei  5,  rue  Bayard,  Paris,  Vlll*. 


Chos  d'Orient, 


V.19  (1920)